CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 28 MAI 1974
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Introduction
L'intégration économique que tend fondamentalement à réaliser le traité de Rome implique le développement des échanges dans un marché unique, ainsi que la libre circulation des produits et des hommes. Elle ouvre aux entreprises et aux travailleurs un champ d'action élargi à la Communauté tout entière, multiplie les relations d'affaires et contribue ainsi à briser le cadre national, désormais trop étroit.
Dès lors, elle exige aussi non seulement que soit supprimée toute restriction à la libre prestation de services à l'intérieur de cette Communauté, mais encore que soit effectivement reconnu aux ressortissants de tout pays membre le droit de s'établir dans un autre État membre et d'y exercer, dans les mêmes conditions que les nationaux, leurs activités professionnelles, qu'elles soient industrielles, commerciales, agricoles ou libérales.
A l'intégration économique répond à l'évidence le développement des relations juridiques, donc l'accroissement et la diversification des services dont particuliers et entreprises ont besoin en matière de consultation et de contentieux.
Encore faut-il qu'ils puissent librement recourir à ces services et choisir, sans considération de nationalité, les juristes qu'ils estiment les mieux qualifiés pour les conseiller et défendre leurs intérêts.
Par leur formation et leur compétence, leurs traditions et les règles professionnelles qu'ils se sont imposées, les avocats sont, au premier chef, les plus aptes à répondre à ces besoins, à exercer cette responsabilité à l'échelle communautaire.
Mais il est, dans cette perspective, nécessaire que l'exercice de leur profession ne soit pas, dans chaque État, subordonné à une condition de nationalité; il faut au contraire que l'accès des barreaux nationaux soit ouvert aux avocats des autres États membres.
Comment dès lors ne pas marquer quelque étonnement que la liberté d'établissement des avocats ne soit pas encore réalisée et même qu'elle puisse leur être déniée ?
C'est en vérité que ce problème, qui met en cause l'interprétation des articles 52 et 55 du traité de Rome, est l'un de ceux qui ont, depuis l'entrée en vigueur du traité, suscité les controverses les plus vives et les divergences les plus marquées entre les barreaux et entre les gouvernements nationaux, au point que l'action des organes communautaires s'est trouvée paralysée et qu'aucune mesure positive n'a pu, jusqu'à présent, intervenir pour libérer les activités de l'avocat au plan de la
Communauté.
C'est pourquoi il est heureux qu'usant de la procédure instituée par l'article 177 le Conseil d'État de Belgique vous donne aujourd'hui l'occasion de trancher enfin cette question et de mettre un terme à l'incertitude qui règne depuis tant d'années.
I — Position du problème — Les faits
Né à Bruxelles, le 19 mai 1931, de parents néerlandais établis de longue date en Belgique, M. Jean Reyners a été élevé dans ce pays, y a fait ses études sanctionnées, en 1957, par le diplôme belge de docteur en droit et continue d'y résider.
Mais il a conservé sa nationalité d'origine et, lorsqu'il voulut exercer en Belgique la profession d'avocat, il se heurta à l'obstacle légal découlant de cette nationalité.
En effet, depuis 1919, nul ne peut être inscrit au tableau de l'Ordre national des avocats de Belgique s'il ne possède la nationalité belge.
L'article 428 du Code judiciaire promulgué en 1967 a maintenu cette exigence, en permettant toutefois au roi d'y déroger dans des conditions déterminées par arrêté pris sur avis de l'Ordre national.
Conformément à cette disposition législative, l'arrêté royal du 24 août 1970 dispose, en son article 1, troisième alinéa, que la nationalité belge n'est pas exigée pour l'accès au barreau, mais à la condition, entre autres, que la loi nationale du candidat étranger ou une convention internationale autorise la réciprocité.
Or, s'il remplit les autres conditions exigées par cet arrêté, comme étant domicilié en Belgique depuis plus de trois ans et n'ayant jamais été inscrit à un barreau étranger, Monsieur Reyners ne satisfait pas, en revanche, à la clause de réciprocité.
En effet, jusqu'à présent du moins, sa loi nationale, celle des Pays-Bas, impose la possession de la nationalité néerlandaise pour l'accès à la profession d'avocat; d'autre part, si une convention relative à l'exercice de cette profession a été conclue le 12 décembre 1968 entre la Belgique et les Pays-Bas, cet accord ne concerne que la prestation de services des avocats, mais ne règle pas leur établissement dans l'un ou l'autre pays.
M. Reyners a donc introduit devant le Conseil d'État de Bruxelles un recours tendant à l'annulation de l'article 1, troisième alinéa, de l'arrêté royal en invoquant la violation des articles 52 à 58 du traité de Rome. Il a soutenu que l'exigence d'une condition de nationalité ou de réciprocité était, à son avis, contraire à ces dispositions du traité et, en tout cas, inopposable à un ressortissant d'un État membre de la Communauté.
Constatant que la solution du litige est commandée par l'interprétation du droit communautaire, le Conseil d'État vous a saisis de deux questions préjudicielles.
Par la première, la haute juridiction belge vous demande ce qu'il convient d'entendre par «activités participant dans un État, même à titre occasionnel, à l'exercice de l'autorité publique» au sens de l'article 55 du traité. Cet article doit-il être interprété en ce sens qu'au sein d'une profession comme celle d'avocat sont exceptées de l'application du chapitre II de ce traité les seules activités qui participent à l'exercice de l'autorité publique ou dans le sens que cette profession elle-même
serait exceptée à raison du fait que son exercice comprendrait des activités participant à l'exercice de l'autorité publique ?
La seconde question a trait à l'article 52 du traité, dont il vous est demandé s'il est, depuis la fin de la période de transition, une disposition directement applicable et ce nonobstant notamment l'absence des directives prévues aux articles 54, paragraphe 2, et 57, paragraphe 1, dudit traité.
Nous estimons plus conforme à la logique de traiter d'abord de cette dernière question, puisqu'elle tend à définir la nature, au regard de la doctrine de l'effet direct, de la règle de principe posée par l'article 52, pour en venir ensuite seulement à déterminer la portée de l'exception que constitue l'article 55.
II — Applicabilité directe de l'article 52
Cet examen doit naturellement partir des données de votre jurisprudence en matière d'effet direct du droit communautaire et nous conduira, après avoir rappelé les critères qui permettent de décider si une disposition du traité est directement applicable dans l'ordre juridique des États membres, à rechercher si l'article 52 répond aux conditions que vous exigez.
Partie intégrante du droit en vigueur dans l'ordre juridique interne, les normes communautaires directement applicables engendrent au profit des justiciables le droit de s'en prévaloir en justice, selon les termes de l'arrêt du 6 octobre 1970 (Grad, affaire 9-70, Recueil 1970, p. 825), soit pour faire valoir des droits subjectifs, soit pour sauvegarder leurs intérêts, soit enfin, comme c'est le cas en l'espèce, en vue de démontrer qu'une disposition de droit national, incompatible avec la règle
communautaire, ne leur est pas légalement opposable.
C'est à votre Cour, saisie à titre préjudiciel en application de l'article 177 par une juridiction nationale devant laquelle est invoquée une norme communautaire, qu'il appartient de décider, dans chaque cas d'espèce, si la norme en question est, par ses propres dispositions, son économie générale et dans le contexte et l'esprit du traité, apte à produire des effets directs dans les relations entre l'État membre destinataire et ses ressortissants.
1. Une première condition ressort de la jurisprudence: il faut que la règle soit d'une clarté et d'une précision suffisantes.
C'est sans hésitation qu'on peut reconnaître ce caractère à l'article 52 qui tend à imposer la suppression des restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre sur le territoire d'un autre État membre et qui précise que cette liberté comporte l'accès aux activités non salariées et l'exercice de celles-ci, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises.
Cette disposition interdit donc aux États d'opposer aux ressortissants communautaires désireux d'exercer une activité, notamment libérale, sur leur territoire aucune condition plus restrictive que celles qui sont imposées à leurs propres nationaux.
Sans doute la terminologie employée n'est-elle pas rigoureusement adéquate: il s'agit moins de la liberté d'établissement que du droit à l'égalité de traitement dans l'établissement professionnel, c'est-à-dire d'une prohibition de toute discrimination directe ou déguisée, fondée sur la nationalité.
Il n'en reste pas moins que la règle ainsi édictée est parfaitement claire.
Elle est d'ailleurs symétrique du principe de libre circulation des travailleurs salariés, posé par l'article 48 qui, aux termes de son deuxième alinéa, «implique l'abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité entre les travailleurs des États membres en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail».
Or, qui songerait à nier l'effet direct de l'article 48 qui sous-tend et inspire toute votre jurisprudence en matière d'emploi des travailleurs migrants ?
De même, l'article 52 doit-il être rapproché de l'article 53 en vertu duquel «les États membres n'introduisent pas de nouvelles restrictions à l'établissement, sur leur territoire, des ressortissants des autres États membres».
Il s'agit là d'une clause de «stand still», c'est-à-dire de l'interdiction d'aggraver, par des mesures plus restrictives ou discriminatoires, la situation qui existait dans chaque État membre lors de l'entrée en vigueur du traité.
Vous avez expressément reconnu que cette règle est directement applicable par votre arrêt du 25 juillet 1964 (Costa/Enel, affaire 6-64, Recueil 1964, p. 1162 et suiv.).
Or, l'article 52 est, par sa nature même et par son contenu, pleinement assimilable à l'article 53.
Devrait-on considérer toutefois que, pour cette dernière disposition, la raison de reconnaître l'effet direct découlerait du fait qu'elle se borne à imposer aux États membres une obligation de s'abstenir, de ne pas faire, alors que l'article 52 implique, à la charge des autorités nationales, le devoir positif de cesser d'appliquer toute mesure législative, réglementaire ou administrative, de nature à faire obstacle à l'établissement des ressortissants communautaires ?
Cette objection ne peut qu'être écartée. Vous avez jugé, de la manière la plus nette, que peuvent être directement applicables des dispositions du traité génératrices, pour les États, d'obligations de faire. Ainsi, dans l'arrêt du 17 décembre 1970 (SACE, affaire 33-70, Recueil 1970, p. 1213), avez-vous affirmé que l'obligation fondée sur les articles 9 et 13, paragraphe 2, du traité, ayant pour objet la suppression de certaines taxes d'effet équivalant à des droits de douane, a effet direct dans
les relations de l'État membre en cause et de ses justiciables.
2. Un deuxième critère de l'applicabilité directe réside dans le caractère inconditionnel de la norme communautaire, dont l'exécution ne doit être subordonnée à aucune condition de fond.
Sur ce plan également, l'article 52 peut être utilement rapproché de l'article 48, car, si l'élimination des restrictions à l'établissement, pour l'exercice des activités non salariées, ne doit être réalisée que progressivement au cours de la période de transition prévue par le traité, l'article 52 prévoit, dans des termes très voisins, que la libre circulation doit être assurée au plus tard à l'expiration de cette même période. Mais ni l'une ni l'autre de ces dispositions ne sont assorties
d'aucune condition susceptible de mettre en échec leur application directe.
La règle de l'égalité de traitement avec les nationaux, qui résulte tant de l'article 48 en ce qui concerne les travailleurs salariés que de l'article 52 en ce qui touche l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ne trouve en effet d'autres limitations que celles qui sont justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité et de santé publique, en vertu soit du paragraphe 3 de l'article 48, soit de l'article 56 du traité.
De telles réserves, limitativement prévues, ne sont pas de nature à affecter l'effet direct de ces dispositions (en ce sens, arrêt du 13 décembre 1972, Marsman, affaire 44-72, Recueil 1972, p. 1243), non plus d'ailleurs que les exceptions apportées d'un côté par le paragraphe 4 de l'article 48 en ce qui concerne les emplois dans l'administration publique, de l'autre par l'article 55 en ce qu'il vise les activités participant, dans un État membre, à l'exercice de l'autorité publique.
Ces dispositions restreignent certes le champ d'application du principe de l'égalité de traitement; elles ne mettent pas en cause son applicabilité directe.
3. Reste une troisième condition. La norme communautaire doit être parfaite; elle doit se suffire à elle-même. Sa mise en œuvre ne doit donc pas dépendre de l'intervention de mesures ultérieures que pourraient prendre, avec un pouvoir d'appréciation discrétionnaire, soit les institutions communautaires, soit les États membres.
C'est sur ce terrain que d'aucuns ont élevé des doutes quant à l'effet direct de l'article 52.
Qu'en est-il en vérité ?
Le texte commence par la formule suivante : «Dans le cadre des dispositions ci-après … les restrictions à la liberté d'établissement … sont progressivement supprimées au cours de la période de transition».
Il renvoie ainsi à l'article 54 qui détermine la procédure selon laquelle les autorités communautaires sont appelées à prendre les dispositions utiles à la réalisation effective de la liberté d'établissement.
Il faudrait donc considérer que la mise en œuvre de l'article 52 serait liée à l'intervention de ces mesures communautaires.
Quelles sont-elles ?
D'abord un programme général, qui doit être arrêté à l'unanimité par le Conseil, sur proposition de la Commission et après avis du Comité économique et social et de l'Assemblée, avant la fin de la première étape. Ce programme a pour objet de fixer, pour chaque catégorie d'activités, les conditions générales de la réalisation de la liberté d'établissement ainsi que d'en déterminer les étapes.
Le programme général a été adopté par le Conseil en décembre 1961, donc dans les délais prévus. Il répartit les diverses activités concernées en catégories, fixe un échéancier pour leur libération, définit notamment les restrictions qu'il s'agit d'éliminer, arrête les conditions générales dans lesquelles la libération doit être opérée.
Mais l'adoption de ce programme n'a pas totalement épuisé l'intervention des autorités communautaires, car le paragraphe 2 de l'article 54 exige, de surcroît, que le Conseil statue par voie de directives, et le paragraphe 3 du même article comporte, en ce qui concerne les objectifs de son action, un certain nombre d'instructions d'ailleurs non exhaustives.
Or, c'est un fait que, si, pour certaines catégories d'activités, ces directives sont intervenues en sorte que leur libération a pu être, sans conteste, réalisée, pour d'autres, le Conseil n'a pas rempli la mission qui lui était dévolue, n'a pas arrêté les mesures prescrites par l'article 54 avant la fin de la période de transition.
Cette période étant expirée depuis le 1er janvier 1970, il faut dès lors se demander si l'article 52 est néanmoins devenu directement applicable, nonobstant l'absence d'intervention du Conseil, dans certains au moins des domaines où elle était requise.
Telle est la question à trancher.
Ce qui nous paraît, à cet égard, déterminant, c'est que l'article 52 a impérativement prescrit que l'élimination de toutes réstrictions à la liberté d'établissement devait intervenir au terme de la période de transition. Il ne s'agit pas là d'ailleurs d'une formule exceptionnelle dans le traité.
Celui-ci offre maints exemples de dispositions procédant de la même technique, que ce soit pour l'élimination des droits de douane entre les États membres à l'importation (art. 13) et à l'exportation (art. 16), ou en ce qui concerne l'interdiction faite aux États membres de frapper, directement ou indirectement, les produits des autres États membres d'impositions intérieures, de quelque nature qu'elles soient, supérieures à celles qui frappent les produits nationaux similaires. Dans ces diverses
hypothèses, les obligations imposées aux États devaient être progressivement remplies : «au cours de la période de transition», comme le dit l'article 13, ou «à la fin de la première étape», comme le prescrit l'article 16, ou encore «au plus tard au début de la deuxième étape», comme l'impose l'article 95, alinéa 3.
Or, vous n'avez pas hésité à décider qu'à l'expiration du terme fixé, dans chaque cas, les règles édictées par ces dispositions devenaient directement applicables.
C'est ce que vous avez jugé, à propos de l'article 95, par votre arrêt du 16 juin 1966 (Lütticke/Hauptzollamt, affaire 57-65, Recueil 1966, p. 302).
Plus décisifs encore sont les motifs de votre arrêt du 17 décembre 1970 (affaire SACE, précitée) par lesquels vous avez affirmé, à propos de l'article 13, paragraphe 2, que «s'il appartenait à la Commission de décider du rythme à imprimer, au cours de la période de transition, à la suppression des taxes d'effet équivalant à des droits de douane à l'importation, il n'en résulte pas moins, du texte même de l'article 13, que ces droits devaient, en tout état de cause, avoir été entièrement éliminés
au plus tard au terme de ladite période; qu'ainsi, à partir du terme de cette période, l'article 9 doit par lui-même sortir son plein effet».
Poursuivant votre raisonnement, vous avez décidé que «les articles 9 et 13, paragraphe 2, considérés conjointement, comportent, au plus tard à la fin de la période de transition, une interdiction claire et précise de percevoir lesdites taxes, qui n'est assortie d'aucune réserve des États de subordonner sa mise en œuvre à un acte positif de droit interne ou à une intervention des institutions de la Communauté; qu'elle se prête, par sa nature même, à produire des effets directs dans les relations
juridiques entre les États membres et leurs justiciables».
L'arrêt du 26 octobre 1971 (Eunomia, affaire 18-71, Recueil 1971, p. 811) retient, en ce qui concerne la suppression progressive des droits de douane et taxes d'effet équivalent à l'exportation, une solution en tout point identique.
Enfin, cette jurisprudence a été, plus récemment encore, confirmée par l'arrêt du 19 juin 1973 (Capolongo, affaire 77-72, Recueil 1973, p. 623).
Voici une première et importante indication qui nous paraît pouvoir être transposée sans difficulté à l'article 52 et conduire, par des motifs analogues, à reconnaître que cette disposition est apte à produire des effets directs, sans qu'il fût besoin, pour son exécution, d'actes intermédiaires émanant soit des institutions communautaires, soit des États membres.
On observera en effet que l'expression par laquelle commence l'article 52 : «Dans le cadre des dispositions ci-après …», n'a d'autre but que de se référer à la procédure selon laquelle la suppression progressive des restrictions devait en principe être opérée. Elle n'a certainement pour effet ni de subordonner juridiquement cette élimination à l'intervention des directives prévues par l'article 54, ni de faire échec au terme que les auteurs du traité ont clairement et obligatoirement fixé pour sa
réalisation.
Aussi bien, lorsqu'ils ont entendu en décider autrement, l'ont-ils dit expressément. C'est le cas particulier des professions médicales, paramédicales et pharmaceutiques pour lesquelles, en vertu de l'article 57, paragraphe 3, «la libération progressive des restrictions sera subordonnée à la coordination de leurs conditions d'exercice dans les différents États membres».
Il est une nouvelle fois utile de comparer l'article 52 et l'article 53. Nous avons dit que le contenu de ces deux textes est, en substance, identique; l'un et l'autre ont pour objet d'interdire à chaque État membre d'opposer à l'accès aux activités salariées et à leur exercice par des ressortissants communautaires «une réglementation plus sévère que celle réservée aux nationaux» (arrêt du 15 juillet 1964, Costa/Enel, précité). La seule différence entre ces dispositions réside en ce que
l'article 53, interdiction de nouvelles restrictions, était dès lors applicable dès l'entrée en vigueur du traité, alors que l'article 52, imposant la suppression des restrictions existantes, ne devait produire effet qu'au terme de la période de transition.
Il convient enfin de rechercher si, en invitant le Conseil à prendre, pour la mise en œuvre de l'article 52, certaines directives, les auteurs du traité lui ont conféré une marge de pouvoir discrétionnaire dans des conditions telles que la réalisation effective des obligations qu'impose cet article n'eût été possible que moyennant l'intervention de ces mesures.
Nous pensons, au contraire, avec la majorité de la doctrine (Rambow — The end of the transitional period — CMLR 1968/69; Schrans — SEW 1970, p. 253; Mégret — Le droit de la Communauté économique européenne, Vol. 3, 1971, p. 90), que le Conseil avait compétence liée, ainsi d'ailleurs que les États membres, qu'il était légalement tenu de procéder à l'élimination de toutes les restrictions à la liberté d'établissement fondées sur la nationalité, qu'elles fussent directes ou déguisées.
Sans doute avait-il, d'une part, le pouvoir de décider du rythme selon lequel la libération des activités devait être effectuée pour les diverses catégories de celles-ci — ce qui d'ailleurs a été prévu dans le programme général — et pouvait-il, d'autre part, déterminer les modalités selon lesquelles la réalisation effective de la liberté d'établissement serait obtenue.
Mais l'article 52 lui imposait, en tout état de cause, une obligation de résultat qui devait être remplie à une date précise. Le Conseil n'avait le pouvoir ni d'éluder cette obligation, ni d'en modifier le contenu.
Cette obligation de résultat pèse, dans les mêmes conditions, sur les États membres, et la carence du Conseil à prendre certaines des mesures d'application prescrites dans le délai imparti ne les autorise nullement à s'opposer au principe qu'il édicte. Aussi bien, comme nous l'avons vu, cet article n'interdit pas à un État de réglementer, en ce qui le concerne, les conditions d'accès aux activités non salariées ou à leur exercice, pourvu du moins que soit assuré aux ressortissants des autres
États membres, en ce domaine, un traitement égal à celui qui est réservé aux nationaux.
Quant aux mesures particulières visées par l'article 57, concernant notamment la reconnaissance mutuelle des diplômes ou la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en ce qui concerne l'accès et l'exercice des activités non salariées, elles constituent un complément utile, certes, à la réalisation pratique de l'égalité de traitement, mais elles ne nous paraissent pas en être la condition juridiquement nécessaire.
L'applicabilité directe de l'article 52 n'est pas subordonnée à l'intervention de ces mesures, sauf dans le cas particulier des professions médicales et pharmaceutiques.
Nous estimons donc, d'une part, que la circonstance que le traité ait prévu l'intervention, sous forme de directives du Conseil, de mesures destinées à réaliser les objectifs de l'article 52 ne suffit pas à dénier l'effet direct de cette disposition; d'autre part, que l'expiration de la période de transition a marqué le point de départ de l'applicabilité directe de cette disposition, alors même que les directives en question, ou partie d'entre elles, n'étaient pas encore intervenues.
Nous avons d'autant moins d'hésitation à vous proposer de retenir cette interprétation que, dans le litige soumis au Conseil d'État belge, c'est à l'état pur, en quelque sorte, que se pose le problème de l'égalité de traitement sur le terrain, parfaitement circonscrit, de la condition de nationalité. Il nous paraît résulter avec évidence de l'article 52, qui engendre des droits au profit des ressortissants communautaires, qu'un État membre ne peut légalement, pour l'accès à une activité non
salariée comme celle d'avocat, opposer au ressortissant d'un autre État membre, qui remplit par ailleurs les conditions de résidence et de diplôme exigées par la loi nationale, une telle condition de nationalité ou, à défaut, de réciprocité sans violer l'égalité de traitement qui constitue le fondement même de cette disposition du traité.
III — Interprétation de l'article 55 du traité
Nous pouvons aborder à présent le problème de l'interprétation de l'article 55 qui apporte, on le sait, une dérogation au principe de la liberté d'établissement en exceptant de son application, dans chaque État membre, les activités participant, même à titre occasionnel, à l'exercice de l'autorité publique.
1. Deux thèses se sont affrontées à ce sujet et il n'est pas surprenant de constater que les divergences qui se sont fait jour dès la signature du traité se retrouvent aujourd'hui dans les observations qui ont été présentées, sur la présente affaire, par les gouvernements de six des États membres de la Communauté, ainsi que par l'Ordre national des avocats de Belgique et par la Commission.
Pour les uns, en exceptant de la liberté d'établissement les activités qui participent à l'exercice de l'autorité publique, les auteurs du traité auraient entendu exclure du champ d'application de l'article 52 certaines professions tout entières.
Pour les autres, l'exception ne serait applicable qu'à des activités déterminées, sans pour autant que les professions dont relèvent ces activités soient intégralement soustraites à la liberté d'établissement, dès lors du moins qu'elles seraient dissociables de l'exercice normal de ces professions.
Pour prendre parti entre ces deux conceptions opposées, il faut, croyons-nous, commencer par situer l'article 55 dans le contexte général des dispositions du titre III, chapitre 2, du traité, consacrées au droit d'établissement. Observons tout d'abord que le principe, tel qu'il est exprimé dans l'article 52, c'est la liberté d'établissement, c'est-à-dire le droit, pour les ressortissants communautaires, d'accéder aux activités non salariées et de les exercer dans les mêmes conditions que les
nationaux.
Tout comme la libre circulation des travailleurs, garantie par l'article 48, le droit à l'établissement constitue donc une des dispositions clés du traité. Il établit, au profit des ressortissants des États membres, une liberté fondamentale.
Dès lors, en tant qu'il apporte à cette liberté une exception, l'article 55 ne peut être interprété que strictement.
Il se trouve d'ailleurs que tout récemment vous avez eu l'occasion de statuer sur la portée du paragraphe 4 de l'article 48, disposition d'exception également, qui concerne les travailleurs salariés et qui s'apparente à l'article 55 en ce qu'il exclut ces travailleurs du libre accès aux emplois dans l'administration publique.
Vous avez fait prévaloir l'interprétation la plus stricte en déclarant que «compte tenu du caractère fondamental, dans le système du traité, des principes de libre circulation et d'égalité de traitement des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, les dérogations admises par le paragraphe 4 de l'article 48 ne sauraient recevoir une portée qui dépasserait le but en vue duquel cette clause d'exception a été insérée».
— arrêt du 12 février 1974 (Sotgiu, affaire 152-73, texte ronéotypé, p. 17).
La même démarche d'esprit doit vous guider dans l'interprétation de l'article 55.
Une deuxième considération s'impose: les règles du traité doivent recevoir une application uniforme; leur portée doit être la même dans tous les États membres. Dès lors, il convient de retenir de l'expression «activités participant à l'exercice de l'autorité publique» une notion communautaire.
Nous entendons par là que, si chaque État conserve le pouvoir d'organiser, sur son territoire, une activité déterminée dans des conditions telles qu'elle participe à l'exercice de l'autorité publique, encore faut-il que cette notion reçoive une même définition au plan de la Communauté tout entière.
L'autorité publique est celle qui découle de la souveraineté, de l'impérium de l'État; elle implique, pour celui qui l'exerce, la faculté d'user de prérogatives exorbitantes du droit commun, de privilèges de puissance publique, de pouvoirs de coercition qui s'imposent aux citoyens.
La participation à l'exercice de cette autorité ne peut donc procéder que de l'État lui-même, directement ou par délégation donnée à certaines personnes, même étrangères à la fonction publique.
A cet égard, l'article 55 doit être rapproché du paragraphe 4 de l'article 48 dont le but, comme vous l'avez dit dans l'affaire Sotgiu, précitée, est de permettre aux États membres de restreindre l'admission des travailleurs étrangers à certaines activités dans l'administration publique, celles qui impliquent l'usage des pouvoirs de l'État. L'objectif de l'article 55 est très voisin: il s'agit d'exclure les ressortissants des autres États membres des activités non salariées dont l'exercice les
conduirait à user de prérogatives de cette nature.
Et c'est à dessein que les auteurs du traité ont employé le terme «activités» dans l'article 55.
Ils ont voulu opérer une distinction nette entre «activités» et «professions», ainsi qu'il ressort notamment de l'article 57 dont le troisième paragraphe concerne tout spécialement les professions médicales et pharmaceutiques, alors que son deuxième paragraphe parle des activités non salariées en général. C'est également le cas de l'article 60, alinéa 2, qui vise les «activités des professions libérales».
Cette distinction ne s'explique pas seulement par le fait que, compte tenu des différences qui existent d'un État membre à un autre dans la définition, les structures et les attributions des professions indépendantes, il eût été sans doute malaisé de dégager une notion de «profession» commune à tous les États.
Elle trouve sa justification dans la volonté de n'exclure du droit d'établissement que les seules activités participant à l'exercice de l'autorité publique, et non les professions.
L'incidente «même à titre occasionnel» renforce, à notre avis, cette interprétation. L'exercice d'une profession recouvre en général un certain nombre d'activités distinctes, les unes sont essentielles, d'autres n'ont qu'un caractère accessoire, complémentaire ou même simplement occasionnel.
Dans la mesure où l'une de ces activités, même exercée à titre occasionnel, participe à l'exercice de l'autorité publique, elle est de ce fait exclue de la liberté d'établissement. Mais cela ne signifie pas pour autant que l'exclusion soit étendue à la profession dans son ensemble.
Si telle avait été l'intention des auteurs du traité, ils n'auraient pas manqué de le dire expressément.
Par suite, appliquer l'exception de l'article 55 à des professions entières reviendrait à lui conférer, pour reprendre les termes de votre arrêt Sotgiu, une portée qui dépasserait le but en vue duquel cette clause a été insérée.
Ce n'est que dans l'hypothèse où l'exercice d'une profession déterminée serait indissociable d'une activité visée par cet article que l'exception pourrait s'étendre à la profession elle-même.
Enfin, il n'est pas inutile de rappeler que, sur le rapport de sa commission juridique, le Parlement européen s'est prononcé, par une résolution du 17 janvier 1972, pour l'interprétation restrictive de l'article 55 et a retenu que seules les activités participant à l'exercice effectif de l'autorité publique sont exceptées de la liberté d'établissement, mais que les professions dans le cadre desquelles ces activités sont effectuées doivent être soumises à cette liberté.
2. Qu'en est-il, dans ces conditions, des activités de l'avocat au regard de l'article 55 ?
Nous disons bien des activités et non de la profession, et cette première observation nous conduit à écarter, de prime abord, un argument invoqué par le Conseil national de l'Ordre des avocats de Belgique et repris par le gouvernement du grand-duché de Luxembourg en ses observations.
Les auteurs du traité n'auraient jamais eu, nous dit-on, l'intention de soumettre la profession d'avocat, en tant que telle, à la liberté d'établissement. En témoigneraient notamment les positions prises au début de 1957 par les chefs de délégation à la conférence intergouvernementale préparatoire au traité de Rome, ainsi que certaines déclarations faites lors des débats de ratification du traité devant certains Parlements nationaux.
Mais, Messieurs, les États signataires du traité de Rome ont eux-mêmes exclu tout recours aux travaux préparatoires et il est fort douteux que les réserves et déclarations, d'ailleurs non concordantes, qui sont invoquées puissent être regardées comme constituant de véritables travaux préparatoires. Aussi bien ne seraient-elles pas opposables, en vertu de l'acte d'adhésion, aux nouveaux membres de la Communauté élargie.
Mais surtout vous avez vous-mêmes écarté, à plusieurs reprises, le recours à une telle méthode d'interprétation en faisant prévaloir le contenu et les finalités des dispositions du traité.
Or, ni dans l'article 52 dont le champ d'application s'étend à l'ensemble des activités non salariées, ni dans l'article 55 qui n'admet, comme on l'a vu, qu'une dérogation limitée à la liberté d'établissement, on ne trouve aucun élément qui puisse donner à penser que le principe de l'égalité de traitement aurait été exclu pour la profession d'avocat.
Lorsque les auteurs du traité ont voulu réserver un sort particulier à certaines professions, ne fût-ce que pour subordonner la libération des activités à une coordination préalable des conditions d'exercice dans les États membres, ils n'ont pas manqué de le dire expressément. C'est le cas, d'ailleurs unique à notre connaissance, des professions médicales et pharmaceutiques.
A plus forte raison, soustraire totalement une profession déterminée à l'article 52 eût exigé une disposition non équivoque.
Force est donc d'admettre, selon l'interprétation que nous croyons exacte, que seules, parmi les activités de l'avocat, peuvent tomber sous le coup de l'exception de l'article 55 celles qui, dans un État membre, participent à l'exercice de l'autorité publique.
Le statut des avocats et la détermination de leurs attributions, liés aux structures judiciaires, demeurent régis par le droit national. Nous ne pouvons donc faire abstraction du fait que la question posée en termes généraux par le Conseil d'État belge doit être tout particulièrement examinée en fonction des activités de l'avocat en Belgique. Toutefois, nous serons conduit à élargir, sur certains points au moins, le champ de notre examen et à mettre en lumière certains traits communs aux
activités traditionnelles des avocats, tels qu'on les retrouve dans les différents États membres.
Une distinction doit être opérée, parmi ces activités, entre la consultation d'une part, la plaidoirie et la représentation en justice d'autre part.
Il va de soi que la première de ces activités est sans lien aucun avec l'exercice de l'autorité publique. Elle demeure d'ailleurs libre dans certains des pays membres, sauf pratiquement en Allemagne et, sous réserve, en France, de la législation récente relative au port du titre de conseiller juridique.
Elle est fréquemment exercée par les membres de diverses professions juridiques à statut libéral. Elle peut l'être également par des juristes salariés, attachés à une entreprise ou à un groupe d'entreprises.
En est-il autrement de la représentation et de la défense devant les juridictions ?
Les avocats sont certes, à ce titre, des auxiliaires de la justice. Ils disposent généralement du monopole de la plaidoirie. Ils sont liés à leur client par le mandat «ad litem». La procédure civile ou pénale détermine leur rôle et les conditions dans lesquelles ils sont appelés à intervenir dans les procès. Enfin, ils peuvent être commis d'office et sont appelés à assurer la charge de l'assistance ou de l'aide judiciaire.
Mais aucune de ces considérations ne nous parait emporter la conviction que les avocats participent, en raison de telles activités, à l'exercice de l'autorité publique.
Elles impliquent une collaboration au service public de la justice, mais ne confèrent à l'avocat aucune prérogative de puissance publique.
Si, indéniablement, le pouvoir judiciaire dévolu aux magistrats relève de l'autorité publique, de celle de l'État, dont il constitue l'émanation directe, les avocats, pour leur part, facilitent l'exercice de ce pouvoir, apportent au juge une coopération pour laquelle leur indépendance, leur compétence et leur déontologie les qualifient tout particulièrement. Mais, ils ne participent pas eux-mêmes à l'exercice du pouvoir judiciaire.
Le monopole de plaidoirie, qui d'ailleurs n'est pas absolu puisque certaines dérogations y sont apportées, notamment devant les juridictions de caractère social, n'est pas non plus assimilable à un privilège de puissance publique. Il constitue pour les plaideurs la garantie d'être assistés par un professionnel qualifié et responsable auquel ils confient la défense de leurs intérêts particuliers. L'avocat n'a pas pour charge de faire prévaloir l'intérêt de la puissance publique.
Ou du moins, lorsqu'il est investi de cette mission, c'est soit en qualité de membre d'une profession indépendante, choisi par l'État pour défendre les intérêts publics, soit lorsqu'il appartient à un corps de la fonction publique, comme c'est le cas des avocats de l'État en Italie. Mais, dans cette seconde hypothèse, il n'exerce plus une activité libérale; dès lors, sa situation ne relève pas de l'article 55, mais de l'article 48, paragraphe 4, du traité.
Quant à l'activité dite postulation, qui, en France, était, jusqu'à une époque récente, confiée aux avoués, officiers ministériels, titulaires de leurs charges, nommés par le gouvernement (situation qui persiste d'ailleurs pour les avoués près les cours d'appel et les avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation), elle n'a d'autre objet que de permettre le déroulement régulier de la procédure; elle ne confère à l'avocat aucun privilège exorbitant du droit commun.
La Commission d'office, pas plus que l'assistance judiciaire, enfin, ne procède de l'exercice de l'autorité publique. Il s'agit, au contraire, de charges, de servitudes imposées aux avocats dans l'intérêt de la défense en justice des droits des particuliers.
Reste alors l'affiliation à un ordre, local ou national, dont le Conseil dispose du pouvoir de statuer sur les demandes d'admission au tableau, d'un pouvoir réglementaire intérieur et du pouvoir disciplinaire.
Mais ces prérogatives de l'ordre ne sont pas celles des avocats. Elles appartiennent à l'organe chargé par la loi d'administrer la profession et l'on sait qu'à cet égard l'organisation d'autres professions libérales n'est pas différente dans plusieurs pays du Marché commun, qu'il s'agisse des médecins, des pharmaciens, des vétérinaires, des architectes, ou même des experts comptables.
S'il est vrai que les organes corporatifs disposent donc, dans la mesure où la loi nationale les leur confère, de certaines prérogatives exorbitantes du droit commun, seuls peuvent être regardés comme participant à l'exercice de leur autorité ceux des professionnels qui, généralement élus par leurs pairs, sont membres desdits organes.
La question se poserait donc de savoir si, en qualité de membre du Conseil de l'Ordre de son barreau, un avocat exerce occasionnellement une activité relevant de l'article 55.
En revanche, le seul fait d'être inscrit au tableau n'entraîne certainement pas cette conséquence.
Nous ne pensons même pas que la participation des avocats à l'élection du bâtonnier ou des membres du Conseil de l'Ordre puisse être regardée comme relevant de l'exercice de l'autorité publique.
Il en est différemment lorsqu'un avocat est appelé à compléter un tribunal, comme le prévoit notamment le Code judiciaire belge et la législation d'autres États membres. Mais s'agit-il bien d'une activité de l'avocat en tant que tel? En montant sur le siège auprès des magistrats, celui-ci perd en réalité sa qualité d'avocat. Il devient momentanément un juge et c'est à ce titre, comme membre de la juridiction, qu'il participe alors à l'exercice de l'autorité publique.
Disons donc que la vocation, reconnue aux avocats, de compléter un tribunal devrait être réservée aux nationaux, tout comme d'ailleurs elle était réservée, en France par exemple, aux avocats du sexe masculin du temps où les femmes n'étaient point encore admises dans la magistrature.
En tout cas, et à la considérer même comme une activité au sens de l'article 55, cette participation occassionnelle au pouvoir de rendre la justice — et non plus seulement de l'assister — n'est pas exclusivement le fait des avocats: dans certains pays, des commerçants sont appelés à siéger dans les tribunaux de commerce, des travailleurs et des patrons dans les juridictions du travail; en France également, des propriétaires fonciers et des fermiers ou métayers siègent dans les tribunaux
paritaires des baux ruraux.
De même, il ne nous paraît pas possible de considérer que la faculté, reconnue par certaines lois nationales aux avocats, d'être intégrés directement dans la magistrature après avoir acquis une certaine ancienneté d'exercice dans leur profession constitue une activité participant à l'autorité publique puisque, dans l'hypothèse où il est nommé magistrat, l'avocat perd précisément sa qualité de membre d'une profession libérale.
En définitive, qui ne voit d'ailleurs combien la profession d'avocat est antinomique de l'exercice de l'autorité publique ?
L'un des traits essentiels de cette profession réside, on le sait, dans son indépendance :
— indépendance de l'avocat lui-même et indépendance de l'ordre auquel il appartient à l'égard des pouvoirs publics —, et qui songerait, dans un quelconque des États membres d'une communauté fondée sur le droit, à mettre en cause cette indépendance hautement proclamée et jalousement préservée par les barreaux.
Que, dans l'exercice de leur noble mission, les avocats apportent ainsi au service de la justice une contribution irremplaçable, qu'ils soient, de ce fait, soumis à des devoirs exigeants, à des règles professionnelles strictes et à des servitudes parfois lourdes, n'altère en rien le fait qu'ils constituent une profession libérale, soumise dès lors au principe de la liberté d'établissement imposé par l'article 52 du traité de Rome, auquel l'article 55 n'apporte qu'une exception strictement
limitée.
Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit :
1) que l'article 52 du traité instituant la Communauté économique européenne produit, en ce qui concerne l'interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité, des effets directs dans les relations entre les États membres et leurs justiciables et engendre pour les particuliers des droits que les juridictions nationales ont le devoir de sauvegarder ;
2) qu'au sens de l'article 55 du traité seules peuvent être exclues de la liberté d'établissement, dont la réalisation constitue l'objectif essentiel de l'article 52, les activités qui, participant même occasionnellement à l'exercice de l'autorité publique, impliquent la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique exorbitantes du droit commun; que le fait que de telles activités puissent être exercées dans le cadre d'une profession libérale, comme celle d'avocat, ne serait pas de nature à
exclure cette profession du champ d'application de l'article 52, dès lors du moins qu'elles sont dissociables de son exercice normal.