CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 14 OCTOBRE 1975
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Introduction
La présente affaire se situe dans la ligne de la jurisprudence inaugurée par vos deux arrêts récents des 4 décembre 1974, Demoiselle van Duyn (affaire 41-74, Recueil 1974, p. 1337) et 26 février 1975, Bonsignore (affaire 67-74, Recueil 1975, p. 297).
Elle vous fournit l'occasion de mieux cerner les contours de la notion d'ordre public énoncée à l'article 48, paragraphe 3, du traité de la Communauté économique européenne.
C'est par le tribunal administratif de Paris que vous êtes saisis de deux questions préjudicielles, dont l'examen vous conduira à préciser l'interprétation de cette exception au principe de la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté.
Par la première question, il vous est demandé si l'expression «sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public» concerne les seules décisions réglementaires que chaque État membre a décidé de prendre pour limiter, sur son territoire, la libre circulation et le séjour des ressortissants des autres États membres.
La seconde, plus fondamentale, porte sur le contenu même de la notion d'ordre public; le juge français demande en effet quel sens precis il convient d'attribuer au mot «justifiées».
Avant d'aborder l'examen de ces questions, il faut rappeler les faits qui sont à l'origine du litige principal.
Roland Rutili, né en France d'un père italien, marié à une Française qui lui a donné trois enfants, n'ayant pas cessé, semble-t-il, de résider sur le territoire français depuis sa naissance, n'en a pas moins conservé sa nationalité d'origine jure sanguinis.
Domicilié avec sa famille à Audun-le-Tiche dans le département de Meurthe-et-Moselle, il y occupait un emploi salarié. Il était titulaire d'une carte de séjour de résident privilégié.
Quelques semaines après les événements qui ont marqué, en France, le mois de mai 1968, un arrêté d'expulsion fut pris à son encontre. Cette décision n'a sans doute pas été exécutée puisque, à très bref délai, lui fut substituée une assignation à résidence dans un département du centre de la France, mesure qui fut elle-même rapportée en novembre 1968.
Les pièces du doissier ne permettent pas de savoir de quel titre de séjour l'intéressé a été muni à partir de cette époque.
Toujours est-il que sa situation fut finalement réglée le 23 octobre 1970 par l'attribution d'une carte de séjour du type de celle dont le décret français du 5 janvier 1970 a prévu la délivrance aux étrangers ressortissants des États membres de la Communauté. Ce texte a été pris en application des décisions communautaires relatives à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour de ces ressortissants et, notamment, de la directive no 68/360 du Conseil qui vise les travailleurs et leur
famille.
Aux termes de l'article 6 du décret, ces titres de séjour «sont valables pour l'ensemble du territoire français, sauf décision individuelle prise par le ministre de l'Intérieur pour des raisons d'ordre public».
Cette exception donne au ministre le pouvoir de limiter la validité territoriale de la carte de ressortissant d'un État membre en excluant le droit de séjour dans certaines circonscriptions administratives.
C'est une restriction de cette nature qui a été imposée à M. Rutili. La carte qui lui a été délivrée lui interdit le séjour dans les départements lorrains: Moselle, Meurthe-et-Moselle, Meuse et Vosges.
Celui-ci a attaque, par la voie du recours pour excès de pouvoir, la décision ministérielle devant le tribunal administratif de Paris. C'est seulement par les mémoires présentés au nom du ministre au cours de la procédure écrite que le requérant au principal a eu connaissance des motifs de la mesure restrictive prise à son égard. Trois faits ont été allégués par l'administration :
— M. Rutili serait intervenu dans la campagne électorale pour les élections législatives de 1967 ;
— il aurait participe aux actions subversives déclenchées à l'occasion des événements de mai 1968 ;
— enfin, il aurait pris une part active a une manifestation politique lors de la célébration de la fête nationale du 14 juillet 1968 à Audun-le-Tiche.
Devant le tribunal administratif, le requérant n'a pas seulement invoqué des moyens tirés de l'illégalité de la décision attaquée au regard du droit interne, aussi bien quant à la procédure suivie par les autorités administratives qu'en ce qui touche l'exactitude matérielle des faits qui lui sont reprochés et leur qualification juridique. Il s'est en outre prévalu des droits subjectifs que lui ont conférés les dispositions du traité de Rome et des actes pris pour son application, qui garantissent la
libre circulation et le droit au séjour des travailleurs à l'intérieur de la Communauté.
Quelles sont ces dispositions ?
Le siège de la matière se trouve dans l'article 48 du traité qui pose le principe de la libre circulation des travailleurs et tend à en assurer l'application dès la fin de la période de transition. Cet article impose aux États membres une obligation précise, inconditionnelle, dont la mise en œuvre ne requiert l'intervention d'aucun acte d'application, communautaire ou national. Il est directement applicable, nonobstant la réserve relative aux limitations justifiées par des raisons d'ordre public
inscrites dans son paragraphe 3.
C'est ce que décide expressément l'arrêt Demoiselle van Duyn confirmant sur ce point l'arrêt Commission/France du 4 avril 1974 (Recueil 1974, p. 371).
Si, en effet, tout État membre peut se prévaloir de la réserve d'ordre public, la légalité de son application est soumise au contrôle juridictionnel. Dès lors, l'existence de cette exception, limitée et d'interprétation stricte, ne fait pas obstacle à ce que les particuliers puissent invoquer en justice les droits que leur confère l'article 48 du traité et que les juridictions nationales doivent sauvegarder.
Au surplus, le principe de la liberté de circulation a été explicité et précisé par des directives du Conseil, dont certaines doivent trouver application dans la présente affaire.
Compte tenu des indications fournies à la barre par le représentant de la Commission, il convient de retenir, parmi ces décisions :
En premier lieu, la directive no 64/221 du 25 février 1964 relative à la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour, justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique.
Il s'agit là d'un texte que vous connaissez bien pour vous être penchés sur son interprétation à l'occasion de l'examen des affaires Van Duyn et Bonsignore. Son champ d'application s'étend aussi bien aux travailleurs salariés visés à l'article 48 qu'aux industriels, commerçants, agriculteurs ou membres de professions libérales visés à l'article 52 relatif à la liberté d'établissement. C'est le paragraphe 1 de son article 3 qui retiendra particulièrement notre attention aujourd'hui. Il dispose que
«les mesures d'ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu qui en fait l'objet». Cette disposition à laquelle vous avez reconnu effet direct limite le pouvoir discrétionnaire que les législations nationales attribuent en général aux autorités compétentes en matière de police des étrangers; elle leur impose de ne pas tenir compte de motifs autres que ceux qui sont tirés du comportement individuel.
Cette disposition est à elle seule déterminante pour la solution de la première question posée par le tribunal administratif de Paris.
Les articles 6, 8 et 9 de la même directive seront également à considérer dans la mesure où la procédure administrative suivant laquelle, dans un État membre, des mesures restrictives de la liberté de déplacement et de séjour peuvent être prises, n'est pas sans incidence sur la légalité de telles mesures au regard du droit communautaire.
L'article 6 impose, en effet, aux autorités nationales l'obligation de porter à la connaissance de tout intéressé les raisons d'ordre public qui sont à la base de la décision le concernant, à moins que des motifs intéressant la sûreté de l'État ne s'y opposent.
En second lieu, en vertu des articles 8 et 9 de la directive, les garanties juridictionnelles dont doivent être assorties ces mesures constituent un élément essentiel dans l'appréciation de l'usage, justifié ou non, que les autorités nationales sont appelées à faire de la réserve d'ordre public. En effet, pour faire valoir utilement les droits subjectifs que leur confère l'article 48 du traité, les intéressés doivent être mis en mesure de faire valoir utilement leurs moyens de défense avant que
l'autorité administrative n'ait pris, à leur égard, une décision restrictive.
Enfin ont été adoptées des directives qui ne concernent spécifiquement que le déplacement et le séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté. Compte tenu de l'évolution qui a marqué la suppression graduelle des restrictions à la liberté de déplacement et au droit de séjourner sur le territoire des États membres, il était naturel que le Conseil procédât par étapes successives, conformément aux prévisions de l'article 49 du traité. Une première directive,
du 16 août 1961, a été ainsi remplacée par celle du 25 mars 1964 (no 64/240) à laquelle s'est substituée la directive no 68/360 du 15 octobre 1968, applicable à l'époque où M. Rutili s'est vu délivrer une carte de séjour de ressortissant d'un État; et d'ailleurs toujours en vigueur. Parmi les dispositions de ce texte, une présente un intérêt tout particulier en vue d'apporter une réponse à la deuxième question du juge national. Il s'agit de son article 6, paragraphe 1, lettre a), aux termes duquel
la carte de séjour (de ressortissant d'un État membre de la Communauté) «doit être valable pour l'ensemble du territoire de l'État membre qui l'a délivrée».
Dans la mesure où cette disposition ne fait aucune mention de la faculté, pour les autorités nationales, de restreindre la validité territoriale du titre de séjour, ne doit-elle pas être interprétée comme interdisant aux autorités des États membres d'édicter une restriction de cette nature? Ou bien l'article 48, par lui-même, ne tend-il pas à assurer aux travailleurs communautaires la liberté de leurs déplacements sur le territoire de tout État membre dans les mêmes conditions qu'aux nationaux ?
Telles sont, Messieurs, les dispositions dont l'interprétation permettra de répondre utilement au juge de renvoi.
I — Sur la première question
En vue de parvenir à la réalisation effective des deux principes essentiels de l'article 48:
— libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté ;
— élimination de toute discrimination fondée sur la nationalité entre les travailleurs des États membres en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail.
les auteurs du traité ont, par l'article 49, habilité le Conseil à employer deux voies différentes: celle des directives et celle des règlements.
Les conditions d'accès à l'emploi et les conditions de travail, que ce soit en matière de rémunération, de licenciement, de réintégration professionnelle, ainsi que celles qui touchent au bénéfice des avantages sociaux et fiscaux, sur la base de l'égalité de traitement avec les nationaux, ont été déterminées par voie réglementaire. Elles sont actuellement fixées par le règlement du Conseil no 1612/68 du 15 octobre 1968 dont les dispositions sont, conformément à l'article 189 du traité, obligatoires
et immédiatement applicables dans chacun des États membres, sans interposition d'aucun texte législatif ou réglementaire de droit interne.
En ce qui concerne, en revanche, la suppression progressive des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs, de même que la coordination des mesures spéciales aux étrangers fondées sur des raisons d'ordre public, le Conseil a opéré par voie de directive.
Ce choix est explicable; il s'agissait en effet d'harmoniser et de coordonner les législations des États membres dans un domaine où ils ont conservé, en raison même de l'existence de la réserve de l'ordre public, une certaine liberté d'appréciation toutefois limitée par les règles communautaires.
Mais le recours à ce procédé n'exclut nullement, comme on l'a vu, l'applicabilité directe de certaines dispositions des directives, dans la mesure où elles imposent aux États des obligations suffisamment précises, parfaites et inconditionnelles.
Toutefois, les autorités nationales ont estimé devoir adapter leur droit interne et ont pris, en vue d'appliquer ces directives, des actes législatifs ou réglementaires.
Ainsi est intervenu, en France, le décret du 5 janvier 1970 réglementant les conditions d'entrée et de séjour, sur le territoire français, des ressortissants des États membres de la Communauté économique européenne, bénéficiaires de la libre circulation des personnes et des services.
Mais ces ressortissants, et notamment les travailleurs, n'en ont pas moins le droit d'invoquer devant les tribunaux nationaux les droits subjectifs que leur ont conférés les prescriptions des directives communautaires ayant effet direct.
De cette situation résultent deux conséquences:
1. Dans l'hypothèse ou les actes législatifs ou réglementaires, donc de portée générale et impersonnelle, adoptés pat les États membres se révéleraient non conformes aux obligations qu'imposent les directives, il appartiendrait aux juges nationaux de faire prévaloir, le cas échéant, après renvoi préjudiciel, ces normes communautaires directement applicables sur les dispositions du droit interne.
En ce sens il ne fait pas de doute que l'expression «sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public», éclairée par les dispositions d'application prises sous forme de directives, concerne les actes législatifs ou réglementaires que chaque État a pu prendre pour limiter, sur son territoire, la libre circulation et le séjour des travailleurs migrants.
2. Mais cette expression concerne également toute décision individuelle de nature à porter atteinte aux droits subjectifs de l'un de ces travailleurs, qu'il s'agisse du refus opposé à l'accès sur le territoire de l'État membre, d'une mesure d'expulsion ou enfin d'une restriction apportée à sa liberté de déplacement et au choix de son lieu de séjour sur ce territoire.
Cette solution est indubitablement commandée par l'article 3, paragraphe 1, de la directive no 64/221 qui implique non seulement que les autorités nationales doivent procéder, cas par cas, à un examen particulier du comportement personnel du travailleur concerné, mais qui exige que les seuls motifs tirés de l'ordre public retenus pour justifier une telle décision ne soient fondés que sur ce comportement, à l'exclusion de toute autre considération, soit économique (article 2, paragraphe 2, de la
directive), soit de prévention générale ainsi que vous l'avez jugé par l'arrêt Bonsignore.
A la première question, une réponse affirmative s'impose donc.
II — Sur la deuxième question
Pour aborder l'examen de la deuxième question, il convient de rappeler le raisonnement que vous avez fait dans l'affaire Demoiselle Van Duyn, afin de situer la notion d'ordre public dans le contexte communautaire.
Insérée à l'article 48 du traité en tant que justification d'une dérogation au principe fondamental de la libre circulation des travailleurs, cette notion doit être entendue strictement, avez-vous dit. Sa portée ne saurait donc être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de la Communauté.
Cette affirmation répond à la nécessité d'une application uniforme du droit communautaire et implique que l'on tente de définir le contenu de la notion en fonction de cette exigence.
Mais, il n'en demeure pas moins que, pour reprendre les termes de ce même arrêt, «les circonstances spécifiques qui pourraient justifier d'avoir recours à la notion de l'ordre public peuvent varier d'un pays à l'autre et d'une époque à l'autre et qu'il faut ainsi reconnaître aux autorités nationales une marge d'appréciation dans les limites imposées par le traité».
En d'autres termes, il s'agit d'opérer une conciliation entre deux impératifs divergents :
— celui de la Communauté, qui consiste à faire prévaloir la liberté de circulation des travailleurs ;
— celui des États membres, qui s'attache à préserver l'ordre public sur leur territoire.
Faute de pouvoir, croyons-nous, définir un contenu exclusivement communautaire de la notion de l'ordre public qui demeure, à bien des égards, contingente, il nous paraît plus réaliste de rechercher quelles sont les limites que, précisément, le traité et les directives prises pour son application assignent aux pouvoirs des autorités nationales.
Les unes tiennent aux conditions de forme et de procédure dans lesquelles ces pouvoirs doivent être exercés.
Les autres touchent au fond du problème: lorsqu'elles ont admis un travailleur à résider sur le territoire national, les autorités des États membres peuvent-elles encore limiter son droit de se déplacer librement? Ne doivent-elles pas, pour apporter des restrictions à cette liberté, respecter le principe d'égalité de traitement avec les nationaux ?
Quant aux garanties qui doivent entourer toute décision restrictive de la liberté de circulation ou du droit de séjour, la directive no 64/221 comporte, nous l'avons dit, une première disposition qui limite, indirectement mais certainement, les pouvoirs des autorités nationales en ce qu'elle les oblige à donner connaissance à l'intéressé des raisons d'ordre public qui sont à la base de la décision, à moins que la sûreté de l'État ne s'y oppose.
Sous cette seule réserve, toute décision de cette nature, même limitée à une interdiction de séjour sur une partie du territoire national, doit donc comporter l'indication précise des motifs retenus par l'administration. Il ne suffirait certainement pas que cette motivation se réduise à une simple référence générale à des raisons d'ordre public. Il est nécessaire que les faits reprochés au travailleur et relatifs à son comportement personnel soient clairement précisés. Il faut encore que l'intéressé
soit mis en mesure de connaître ces faits avant que la décision ne soit mise à exécution, c'est-à -dire au plus tard lors de sa notification.
Au surplus, bien que les articles 7, 8 et 9 de la directive ne visent que soit les refus de délivrance ou de renouvellement d'un titre de séjour, soit les décisions d'éloignement du territoire, c'est-à -dire l'expulsion, il nous paraît que, dans l'hypothèse du moins où une mesure de limitation territoriale du droit au séjour pourrait être légalement prise à l'encontre d'un travailleur, l'exigence de l'indication des faits sur lesquels cette mesure serait fondée n'en demeure pas moins nécessaire en
vue de mettre l'intéressé en mesure de présenter utilement sa défense.
Cette exigence est justifiée aussi bien dans le cas où l'avis d'un organisme consultatif, indépendant de l'autorité compétente pour prendre la décision, est requis dans les conditions prévues par l'article 9 de la directive préalablement à l'intervention d'une décision restrictive du droit d'entrée ou de séjour que, a fortiori, dans l'hypothèse où un recours juridictionnel, ouvert aux travailleurs communautaires comme aux nationaux, est présenté par l'intéressé.
L'administration ne saurait laisser le requérant dans l'ignorance des motifs de la décision prise à son encontre pour ne les révéler qu'au cours de la procédure engagée devant le juge.
Ces diverses dispositions, dont l'effet direct ne nous paraît guère contestable, tendent à assurer des garanties non négligeables en faveur des travailleurs communautaires.
Mais il faut pénétrer plus avant dans l'examen des textes et rechercher si, compte tenu des objectifs de l'article 48 du traité, les États membres peuvent valablement interdire, pour des raisons d'ordre public, le droit au séjour d'un ressortissant communautaire sur une partie de leur territoire.
Ainsi que l'a exposé le représentant de la Commission, le Conseil a considéré le droit de séjour comme devant s'étendre à l'ensemble du territoire de chacun de ces États. Si l'on passe en revue les directives successivement intervenues, on constate que seule celle du 25 février 1964 (no 64/220), premier texte relatif au déplacement et au séjour des non-salariés en matière d'établissement et de prestations de services, avait prévu, en son article 4, la faculté pour les autorités nationales de
déroger, par décision individuelle, au principe suivant lequel le titre de séjour est valable pour le territoire tout entier de l'État membre qui l'a délivré.
Cette disposition n'a pas été reprise dans la décision no 73/148 qui a remplacé le texte initial.
On ne la trouve dans aucune des deux directives no 74/240 et no 68/360 — la deuxième étant toujours en vigueur — relatives à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs.
Enfin, la directive pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers, justifiées par des raisons d'ordre public, ne mentionne que les refus de délivrance ou de renouvellement des titres de séjour ainsi que les expulsions.
De cette confrontation des textes, doit-on déduire qu'aucune restriction de validité territoriale ne peut plus être apportée aux titres de séjour délivrés aux ressortissants communautaires ?
Nous hésiterions à l'affirmer en raison de l'existence, dans chacun de ces textes, d'une formule générale en vertu de laquelle les États membres ne peuvent déroger aux dispositions des directives que pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique, formule qui peut s'entendre comme couvrant toute restiction, quelles qu'en soient la portée et la nature, pourvu qu'elle soit légalement fondée sur la notion d'ordre public.
Aussi bien, puisque les autorités nationales sont en droit d'invoquer la réserve de l'ordre public pour refuser l'accès de leur territoire à certains travailleurs communautaires ou pour expulser ceux qui ont été admis à y séjourner, mais dont le comportement personnel justifierait qu'ils en soient éloignés, ne serait-il pas, dès lors, déraisonnable de priver les États membres du droit de prendre, à l'égard de ces travailleurs, des mesures moins graves, limitées à une interdiction de séjour sur une
partie de leur territoire ?
Ce n'est donc pas l'argument tiré de la rédaction successive des directives que nous retiendrons, mais les considérations, autrement plus importantes, que nous croyons pouvoir dégager de l'économie de l'article 48 et des finalités du principe de la libre circulation.
Il nous semble en effet que le droit de séjour des travailleurs, une fois qu'ils ont été admis à pénétrer sur le territoire d'un État membre, est indissolublement lié à celui d'y occuper un emploi et que l'exercice de ce droit comporte nécessairement celui de fixer leur résidence en quelque lieu que ce soit du territoire de l'État d'accueil, dans les mêmes conditions que les nationaux.
Le principe de l'égalité de traitement, fondement du règlement no 1612/68 en ce qui concerne aussi bien l'accès à l'emploi que les conditions de travail, est, à notre avis, applicable en matière de droit de séjour.
Si l'expulsion d'un travailleur communautaire ne peut être exclue, comme «ultima ratio», lorsque, par son comportement personnel, il a apporté ou risque d'apporter un trouble suffisamment grave à l'ordre public, et s'il est vrai que la règle de non-discrimination en fonction de la nationalité est, à cet égard, sans application, les États ne pouvant, en vertu d'un principe général du droit international, priver leurs propres nationaux du droit de vivre sur leur territoire, il n'en est pas de même de
l'interdiction de séjour.
Nous entendons bien que, dans la construction de l'article 48, la réserve de l'ordre public est insérée en tête du paragraphe 3 de cet article comme une justification de dérogations aussi bien au droit, pour les travailleurs, de «répondre à des emplois effectivement offerts» qu'au droit de se déplacer librement sur le territoire des États membres et d'y séjourner afin d'y occuper un emploi. Mais l'exercice de ces droits non dissociables exclut, selon le paragraphe 2, toute discrimination fondée sur
la nationalité. Nous en déduisons que, dans un quelconque État membre, une mesure d'interdiction de séjour sur une partie du territoire ne saurait être prise à l'encontre d'un travailleur ressortissant d'un autre État membre que dans les conditions où une telle décision pourrait frapper un national.
Or, en réponse à des questions posées par la Cour, le gouvernement français a fait savoir qu'en application de l'article 44 du Code pénal l'interdiction de séjour est une peine accessoire qui ne peut être infligée que par la juridiction qui prononce la condamnation principale. Mis à part le cas très exceptionnel de l'état d'urgence prévu par la loi du 3 avril 1955, une telle mesure ne peut être décidée par l'autorité administrative.
La régie de l'égalité de traitement avec les nationaux devrait donc conduire à reconnaître que les travailleurs communautaires admis à résider sur le territoire français ne peuvent être frappés d'interdiction de séjour, dans certaines localités ou départements, qu'accessoirement à une condamnation pénale ou dans le cadre du régime de l'état d'urgence.
Nous concluons à ce que vous disiez pour droit :
1) que l'expression «limitations justifiées par des raisons d'ordre public», employée à l'article 48, paragraphe 3, du traité de la Communauté économique européenne, concerne tant les décisions individuelles, restrictives de la liberté de déplacement et de séjour des travailleurs ressortissants des États membres que les actes réglementaires pris en ce domaine par les autorités nationales ;
2) qu'une décision ayant pour objet d'interdire á un tel travailleur de séjourner sur une partie du territoire de l'État d'accueil n'est justifiée, au regard des objectifs de l'article 48 du traité, et notamment du principe de non-discrimination en fonction de la nationalité, que si elle est prise dans les conditions de fond et de procédure, de nature à justifier une mesure d'interdiction de séjour à l'encontre d'un national de cet État.