CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,
PRÉSENTÉES LE 28 OCTOBRE 1975 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Dans cette affaire, la société requérante CAM SA, qui exerce son activité à Paris en tant qu'exportateur de céréales, demande l'annulation d'un certain règlement de la Commission, à savoir le règlement CEE no 2546/74 du 4 octobre 1974, ou du moins son annulation pour autant qu'il affecte les importateurs. Le vrai grief de la requérante a trait à l'incidence de ce règlement sur trois expéditions d'orge par mer, effectuées par elle les 9, 11 et 15 octobre 1974.
La requérante a introduit son recours à l'origine à la fois contre le Conseil et la Commission, mais l'action introduite contre le Conseil a été déclarée irrecevable par ordonnance de la Cour du 12 mai 1975, aucun acte du Conseil n'étant mis en cause dans ce recours.
Le règlement de la Commission no 2546/74 fait partie d'une série de mesures exceptionnelles adoptées par le Conseil et la Commission, au début d'octobre 1974, en vue d'atténuer les effets, sur la communauté agricole, de l'augmentation exceptionnelle des coûts de production intervenue au cours de cette année-là, augmentation qui, entre autres, coïncidait avec des prix de céréales très élevés sur les marchés mondiaux. Pour apprécier la portée et les effets de ce règlement, dans la mesure où il
présente de l'intérêt en l'espèce, il est nécessaire d'avoir présentes à l'esprit certaines des caractéristiques de l'organisation commune du marché des céréales, telle qu'elle est établie dans le règlement du Conseil no 120/67/CEE du 13 juin 1967, et en particulier pour autant qu'elle concerne l'orge.
Une caractéristique importante de cette organisation est que, au mois de mars de chaque année, des prix communs sont fixés pour la campagne de commercialisation suivante. Parmi ceux-ci figurent en particulier les prix indicatifs, les prix d'intervention et les prix de seuil. En même temps sont fixés le nombre et le montant de toutes les augmentations de ces prix, intervenant à intervalles mensuels, au cours de tout ou partie de la campagne de commercialisation, selon les considérants du règlement
no 120/67, «afin de tenir compte, entre autres, des frais de magasinage et d'intérêts pour le stockage des céréales dans la Communauté, ainsi que de la nécessité d'un écoulement des stocks conforme aux besoins du marché» (JO no 2269 du 19. 6.1967).
Les caractéristiques de l'organisation, qui vous sont familières, Messieurs, comprennent d'une part, la délivrance de certificats d'importation et d'exportation accompagnés dans chaque cas du versement d'une caution garantissant l'accomplissement des transactions en vue desquelles le certificat est demandé, et, d'autre part, le système des prélèvements à l'importation et des restitutions à l'exportation destiné à une époque où les prix de la Communauté étaient plus élevés que les prix sur le marché
mondial, à couvrir les différences entre ceux-ci. Vous vous rappellerez, Messieurs, que les articles 15 et 16 du règlement no 120/67 posent le principe général selon lequel, dans chaque cas particulier, le montant du prélèvement ou de la restitution est celui applicable au jour de l'importation ou de l'exportation, mais que, par dérogation à ce principe, ils instituent le système des «certificats avec préfixation». En particulier, l'article 16, paragraphe 4, tel qu'il a été modifié par l'article 1,
paragraphe 3, du règlement du Conseil no 2429/72 du 21 novembre 1972 dispose que dans le cas de certains produits, y compris de l'orge,
«la restitution applicable le jour du dépôt de la demande de certificat, ajustée en fonction du prix de seuil qui sera alors en vigueur pendant le mois de l'exportation, est appliquée sur demande de l'intéressé déposée en même temps que la demande de certificat et avant 13 heures, à une exportation à réaliser pendant la durée de validité de ce certificat» (JO no L 264 du 23.11.1972.)
Nous devons enfin rappeler l'article 26 du règlement no 120/67, qui définit la procédure dite «du Comité de gestion» pour l'adoption de règles détaillées mettant en œuvre certaines dispositions particulières de ce règlement. D'après cette procédure, la Commission est autorisée à adopter des mesures immédiatement applicables, sous réserve d'un examen par le Conseil si elles ne sont pas conformes à l'opinion exprimée par le Comité de gestion des céréales.
Messieurs, pour décrire les événements et les considérations qui ont conduit à l'adoption, en octobre 1974, des mesures exceptionnelles que nous avons mentionnées, nous ne pouvons faire mieux que citer le préambule de la première de ces mesures, le règlement du Conseil CEE no 2496/74 du 2 octobre 1974 :
«Considérant que, depuis les décisions prises par le Conseil au mois de mars 1974 en ce qui concerne les prix communs pour la campagne 1974-1975, il s'est produit des événements qui ont eu des conséquences économiques graves pour l'agriculture ;
que, d'une part, celle-ci s'est vue confrontée à une augmentation soudaine et sans précédent des prix de certains moyens de production importants et que cette hausse brutale des coûts de production aggrave les effets de l'inflation générale sur l'agriculture; que, d'autre part, celle-ci n'est pas parvenue à obtenir une augmentation de prix de marché permettant de couvrir la hausse des coûts de production; que les prix de marché pour l'élevage bovin et porcin ont même accusé des baisses sensibles;
que, dans d'autres secteurs, comme ceux du blé tendre, des céréales fourragères et du sucre, les producteurs agricoles n'ont pu profiter des prix très élevés enregistrés sur le marché mondial …
Considérant que cette situation a provoqué de graves difficultés dans tout le secteur agricole tant par ses répercussions immédiates sur le revenu des agriculteurs que par l'absence de perspectives favorables dans un avenir proche; que, en effet, dans les conditions économiques actuelles, l'agriculture n'est plus à même de répercuter sur les prix de marché la hausse considérable des coûts de production; que, dans cette situation, une mesure exceptionnelle s'impose dans le domaine de la politique des
prix ;
Considérant qu'il convient en conséquence de décider, à titre exceptionnel et par dérogation au principe de la fixation annuelle des prix posé par les règlements de base portant organisation commune des marchés pour les produits en question une augmentation générale des prix agricoles pour la campagne de commercialisation 1974-1975 ou pour la partie restante de cette campagne …
Considérant enfin que, compte tenu des circonstances exceptionnelles, les modifications à apporter, suite au présent règlement, à d'autres prix et montants fixés dans le cadre de la politique agricole commune doivent pouvoir être arrêtées selon la procédure prévue à l'article 26 du règlement no 120/67/CEE du Conseil du 13 juin 1967, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales … ou, selon le cas, à l'article correspondant des autres règlements portant organisation commune
des marchés agricoles; qu'elles doivent pouvoir, le cas échéant, être arrêtées par dérogation aux règles de fixation prévues par les règlements en la matière dans la mesure et pour la durée strictement nécessaires pour tenir compte du présent règlement.» (JO no L 268 du 3.10.1974.)
Le dispositif de ce règlement consistait en cinq articles.
L'article 1 contenait une série de dispositions qu'introduisaient les termes «par dérogation au principe de fixation annuelle des prix», et dont l'effet était d'augmenter certains prix communs de 5 %. Dans le cas de l'orge, les prix augmentés étaient le prix indicatif et le prix d'intervention.
Les articles 2 et 3 ne sont pas directement en cause en l'espèce.
Pour autant qu'il nous intéresse, l'article 4 dispose :
«Les modalités d'application des articles 1 … ainsi que les modifications à apporter, suite au présent règlement, à d'autres prix et montants fixés dans le cadre de la politique agricole commune sont arrêtées selon la procédure prévue à l'article 26 du règlement no 120/67/CEE, ou selon le cas, à l'article correspondant des autres règlements portant organisation commune des marchés agricoles, le cas échéant par dérogation aux règles de fixation prévues par les règlements en la matière, dans la mesure
et pour la durée strictement nécessaires pour tenir compte du présent règlement.» (JO no L 268 du 3.10.1974.)
Étant donné un des arguments avancés au nom de la requérante, nous devons également donner lecture de l'article 5:
«Le présent règlement entre en vigueur le jour de sa publication au Journal officiel des Communautés européennes. Il est applicable à partir du 7 octobre 1974.» (JO no L 268 du 3.10.1974.)
Le règlement a été effectivement publié au Journal officiel le 3 octobre 1974.
Dans l'exercice, ou dans ce qui est prétendument l'exercice des pouvoirs que lui avait conféré l'article 4 du règlement, la Commission a elle-même adopté, le 4 octobre 1974, un certain nombre de règlements, qui mentionnaient tous, d'une façon ou d'une autre, qu'ils donnaient suite à celui du Conseil et qu'ils entraient en vigueur le 7 octobre 1974. L'un d'eux est le règlement CEE no 2518/74 qui, entre autres, augmentait le prix de seuil des céréales, y compris l'orge, conformément à l'augmentation
des prix d'intervention. Le règlement no 2546/74 mis en cause dans cette affaire était un de ces règlements. Son article 1 disposait:
«Pour les produits relevant des règlements no 120/67/CEE et no 359/67/CEE, les prélèvements à l'importation et les restitutions à l'exportation, ayant fait l'objet d'une fixation à l'avance et dont le jour du dépôt de la demande … se situe avant le 7 octobre 1974, ne sont pas ajustés en fonction de la partie de l'augmentation des prix de seuil résultant de l'augmentation des prix agricoles au 7 octobre 1974». (JO no L 271 du 5.10.1974.)
(Vous vous rappelez, Messieurs, que le règlement no 359/67/CEE est le règlement instituant l'organisation commune de marché dans le secteur du riz).
La requérante avait obtenu, le 19 juillet 1974, une autorisation d'exportation portant sur 10000 tonnes d'orge expirant le 16 octobre 1974, et comportant un certificat de préfixation selon lequel le montant de la restitution due était fixé à zéro (annexe 8 au recours). Le 7 octobre 1974, il lui restait, sur la quantité visée par cette autorisation, un solde de 3978 tonnes d'orge. Elle a exporté les 3978 tonnes restantes en effectuant trois expéditions par mer, ainsi que nous l'avons dit, les 9, 11
et 15 octobre 1974. Un document versé par la requérante au dossier (annexe 8 au recours) montre que sans l'intervention des règlements no 2496/74 et no 2518/74, en octobre 1974, le prix de seuil pour l'orge, tel qu'il avait été fixé en mars de la même année, aurait été le même qu'en juillet, ce qui aurait eu pour résultat de ne donner droit à la requérante à aucune restitution au titre de ces expéditions.
En un mot, la thèse de la requérante est qu'à l'époque où ces expéditions ont été effectuées, le prix de seuil de l'orge avait toutefois été augmenté par le règlement no 2518/74; que, en vertu de l'article 16, paragraphe 4, du règlement no 120/67 celle-ci (la requérante) avait donc droit à percevoir une restitution égale à la différence entre le prix de seuil de juillet et le prix de seuil augmenté et que la Commission n'était pas fondée à chercher à la priver de ce droit par le biais du règlement
no 2546/74. La requérante affirme que la différence en cause s'élève au total à 122647 FF.
La Commission estime que faire droit aux prétentions de la requérante ne serait pas équitable.
Elle allègue en premier lieu que le but du système de préfixation des prélèvements à l'importation et des restitutions à l'exportation est de permettre aux commerçants de savoir avec certitude, pour une période limitée, quels sont les prélèvements qu'ils devront verser ou les restitutions qu'ils seront fondés à percevoir, le cas échéant, sur leurs transactions, de telle sorte qu'eu égard tout au moins à l'incidence des prélèvements et des restitutions, ils puissent conclure en toute certitude des
contrats à terme. Ce système n'a pas pour objectif de permettre aux commerçants de réaliser des bénéfices imprévus. De même, si, au lieu de conclure des contrats à terme, ils choisissent de «jouer le jeu du marché», ainsi qu'ils peuvent, bien entendu, parfaitement le faire, l'objectif du système n'est pas de les assurer contre les risques inhérents à ce procédé.
La Commission fournit alors des chiffres pour montrer que, sur le marché mondial en 1974, les prix de l'orge se sont élevés au-dessus des prix communautaires, en particulier au cours des mois de juillet, août, septembre et octobre, de telle sorte qu'il eût été extraordinaire qu'à cette époque un exportateur d'orge de la Communauté ne réalise pas un bénéfice, abstraction faite de toute restitution.
En fait, la situation était telle qu'au cours de cette année, jusqu'au 26 juillet, les restitutions avaient été fixées à zéro. Par la suite, aucune restitution n'a plus été fixée. Au contraire, des prélèvements ont été imposés à l'exportation. Ceux-ci ont été introduits le 26 juillet, au taux de 8 unités de compte la tonne, et augmentés progressivement de telle sorte qu'entre le 7 et le 17 octobre, période au cours de laquelle les trois expéditions ont été effectuées par la requérante, le taux était
de 40 unités de compte la tonne. La Commission semble avoir estimé que les exportateurs qui avaient obtenu des certificats de préfixation avant l'introduction des prélèvements devaient en être tenus quittes. L'avocat de la requérante a admis à l'audience qu'aucun prélèvement n'avait été exigé de sa cliente (dont, vous vous le rappellerez, Messieurs, le certificat d'exportation avec préfixation était daté du 19 juillet 1974). De l'avis, du moins implicite, de la Commission, il serait monstrueux qu'en
plus de ce bénéfice, la requérante perçoive un bénéfice accidentel, du fait de l'augmentation générale des prix communautaires décidée par le Conseil en octobre 1974 afin de sauvegarder, dans la mesure du possible, les intérêts des agriculteurs de la Communauté.
A tout prendre, toujours d'après la Commission, les circonstances dans lesquelles cette augmentation générale a été décidée étaient telles qu'il aurait été contraire à la logique économique qu'elle aboutisse à une augmentation des prélèvements sur les importations communautaires et à une augmentation des restitutions sur les exportations communautaires. C'est là, en substance, la justification de la mesure attaquée par la requérante.
Ce sont là, Messieurs, des arguments impressionnants. Mais ils se rapportent plus au fond qu'aux points de droit qui font l'objet du litige. C'est à ces derniers que nous entendons nous consacrer maintenant.
Le premier point, qui est à notre avis, celui qui présente le plus de difficultés, est la question de la recevabilité du recours.
Vous vous rappellerez, Messieurs, que l'article 173 du traité CEE, après avoir conféré à la Cour compétence pour se prononcer sur les recours «formés par un État membre, le Conseil ou la Commission», en vue du contrôle de la légalité des actes du Conseil et de la Commission sur la base des différents moyens qui sont mentionnés, dispose dans son deuxième paragraphe que :
«toute personne physique ou morale peut former, dans les mêmes conditions, un recours contre les décisions dont elle est le destinataire, et contre les décisions qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, la concernent directement et individuellement».
L'interprétation de ce paragraphe a fait l'objet d'un grand nombre d'affaires devant la Cour. Certains auteurs éminents ont suggéré que la façon dont la Cour avait interprété ce paragraphe dans ces affaires est par trop restrictive. Ce n'est pas notre avis. Ainsi que cela a été souligné plus d'une fois, et en premier lieu par l'avocat général Lagrange dans les affaires 17-62 et 19 à 22-62, Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes et autres/Conseil 1962 ECR, p. 486-487 (Recueil
1962, p. 933 et 934), le devoir de la Cour est de mettre en œuvre fidèlement les intentions des auteurs du traité, telles qu'ils les ont exprimées et de ne pas déformer leurs paroles en cherchant à élargir les droits qu'ont les particuliers, dans la Communauté, à agir, même si ce procédé devait rendre le système introduit par le traité plus conforme au système en vigueur dans les droits nationaux de certains États membres, ou même au système en rigueur sous l'empire du traité CECA.
Il nous semble possible de déduire de ces affaires, sur lesquelles la Cour a statué, les propositions générales suivantes.
Il ressort du texte du deuxième paragraphe de l'article 173 que cette disposition peut s'appliquer dans trois sortes de situations différentes :
1) lorsque la personne qui introduit le recours est destinataire de la décision ;
2) lorsqu'une décision, prise sous forme de décision adressée à une autre personne, concerne directement et individuellement la personne qui introduit le recours; et
3) lorsqu'une décision, prise sous la forme d'un règlement, concerne directement et individuellement cette personne.
Dans le premier type de situation, aucun problème particulier ne se pose.
Dans le deuxième type de situation qui, comme le montrent les affaires en question, se présente habituellement dans le cas d'une décision adressée à un État membre, deux questions se posent: d'abord la question de savoir si la décision concerne «directement» la personne qui intente la procédure, et en second lieu, celle de savoir si elle est concernée «individuellement».
Pour répondre à la question de savoir si une telle décision concerne «directement» la personne, il importe de savoir si cette décision est la cause directe d'un effet quelconque à l'égard de cette personne. Cela signifie qu'en général, il importera de savoir si la décision laisse un pouvoir d'appréciation à l'État membre auquel elle est adressée. Si l'action que doit entreprendre l'État membre à la suite de la décision a un caractère automatique, ou si de toute façon l'issue n'est pas douteuse, la
décision concerne alors directement n'importe quelle personne qui est affectée par cette action. Si, au contraire, la décision laisse à l'État membre la possibilité d'agir ou de ne pas agir, c'est l'action ou l'inaction de l'État membre qui concerne directement la personne affectée, et non la décision en elle-même. Ce test a été suggéré pour la première fois par l'avocat général Roemer dans l'affaire 25-62 Plaumann and Co/Commission (1963) ECR p. 114 et 115, (Recueil 1963, p. 238-239) et dans
l'affaire 1-64 Glucoseries réunies/Commission (1964) ECR p. 419-421 (Recueil 1964, p. 832 à 835). Il a été adopté par l'avocat général Gand dans l'affaire 38-64, Getreide-Import Gesellschaft mbH/Commission (1965) ECR p. 211-212 (Recueil 1965, p. 274 et 275). Dans aucune de ces trois affaires, la Cour n'a jugé nécessaire de se prononcer sur ce point dans son arrêt parce que dans chacune de celles-ci elle a estimé que l'action était irrecevable du fait que la décision en cause ne concernait pas
«individuellement» le requérant. Mais dans les affaires 106 et 107-63, Toepfer et autres/Commission (1965) ECR p. 411 (Recueil 1965, p. 532 et 533), nous pensons que la Cour a implicitement admis le test suggéré une fois encore par l'avocat général Roemer; et dans l'affaire 69-69 SA Alcan Aluminium Raeren et autres/Commission (Recueil 1970, p. 393 et 395), la Cour a admis explicitement ce test, cette fois-ci à la suggestion de l'avocat général Gand. Deux arrêts ultérieurs de la Cour confirment que
c'est bien là le test à appliquer. Le premier de ceux-ci, l'arrêt intervenu dans les affaires 41 à 44-70, NV International Fruit Co et autres/Commission (Recueil 1971, p. 422 et 423), revêt un intérêt particulier parce qu'il montre que ce test demeure le même, lorsque l'acte mis en cause est une décision arrêtée sous forme d'un règlement et le second arrêt intervenu dans l'affaire 62-70, Bock/Commission (Recueil 1971, p. 908) revêt de l'intérêt parce qu'il assimile le cas où l'État membre concerné a
déjà décidé dans quel sens il exercerait le pouvoir d'appréciation que la décision de la Commission pourrait lui laisser, au cas où l'État membre n'a aucun pouvoir d'appréciation: dans chaque situation, c'est la décision de la Commission qui a un effet direct sur le particulier concerné.
En ce qui concerne le test à appliquer pour répondre à la question de savoir si une décision concerne «individuellement» un particulier auquel elle n'est pas adressée, la jurisprudence est à la fois abondante et claire. Un particulier ne peut prétendre que la décision le concerne individuellement que si cette décision l'affecte en raison de certaines caractéristiques qui lui sont propres, ou en raison de circonstances de fait qui le distinguent, de telle sorte qu'il est individualisé par la décision
de la même manière que la personne à laquelle elle est adressée. Il ne suffit pas que le particulier en question fasse partie d'une catégorie de personnes, par exemple celles qui exercent une certaine activité commerciale que la décision affecte (affaire Plaumann, (1963) ECR, p. 107 (Recueil 1963, p. 223-224), affaire Glucoseries réunies, (1964) ECR p. 417 (Recueil 1964, p. 823-824), affaire Getreide-lmport (1965) ECR p. 208 (Recueil 1965, p. 270-271), affaire Toepfer (1965) ECR p. 411 (Recueil
1965, p. 533) et affaire Bock (Recueil 1971, p. 908-909).
Dans le troisième type de situation que nous avons décrit, à savoir lorsqu'un particulier intente une procédure mettant en cause un acte qui revêt la forme d'un règlement, au motif que c'est une décision qui le concerne directement et individuellement, non seulement il doit démontrer qu'il est concerné à la fois directement et individuellement, mais il doit tout d'abord démontrer que, par sa nature, cet acte est une décision et non un règlement. La distinction que pose l'article 189 du traité entre
un règlement et une décision est alors en cause. Pour déterminer si une certaine mesure qui revêt la forme d'un règlement est effectivement un règlement ou si elle est en fait une décision, la Cour considère son contenu et ses effets. Si la mesure a un caractère normatif, c'est-à-dire si elle est de portée générale, si elle affecte tout le monde ou des catégories de personnes définies de façon abstraite, c'est un règlement. Si, au contraire, elle revêt un caractère administratif et détermine ce qui
doit se produire dans le cas d'une certaine personne en particulier ou dans un certain nombre de cas limités et identifiables, c'est une décision. Le test est en la matière analogue à celui qui sert à déterminer si une mesure concerne individuellement un particulier, mais il n'est pas toujours le même. Il nous semble que ce sont là les conséquences qui découlent de l'étude des arrêts et également des conclusions des avocats généraux dans la première affaire que nous avons mentionnées, Confédération
nationale des producteurs de fruits et légumes et autres/Conseil, dans l'affaire 40-64, Sgarlata et autres/Commission (1965) ECR p. 215 (Recueil 1965, p. 279), dans l'affaire 30-67 lndustria Molitoria Imolese et autres/Conseil (1968) ECR 115 (Recueil 1968, p. 171), dans l'affaire 6-68 Zuckerfabrik Watenstedt GmbH/Conseil (1968) ECR p. 409 (Recueil 1968, p. 595), dans les affaires 63-69, 64-69 et 65-69 la Compagnie française commerciale et financière SA et autres/Commission (Recueil 1970, p. 205, 221
et 229), dans l'affaire International Fruit Co (précitée) et dans l'affaire 42-71 Nordgetreide GmbH and Co KG/Commission (Recueil 1972, p. 105).
Nous ne connaissons que trois cas dans lesquels des particuliers ont réussi à démontrer qu'ils satisfaisaient aux conditions nécessaires pour introduire une action en application de l'article 173, mettant en cause des actes autres que des décisions dont ils seraient les destinataires. Sur ces trois affaires, deux, c'est-à-dire l'affaire Toepfer et l'affaire Bock, concernaient des décisions adressées à un État membre, tandis que l'affaire International Fruit Co concernait un acte pris sous forme d'un
règlement.
L'affaire Toepfer a été soulevée sous l'empire de l'ancien règlement no 19, qui avait précédé le règlement no 120/67. Dans cette affaire, les requérants étaient des importateurs allemands de maïs qui avaient introduit le 1er octobre 1963 une demande de licence d'importation avec préfixation des prélèvements. Ces licences leur avaient été refusées en raison des mesures de sauvegarde arrêtées le jour même par le gouvernement allemand, en application du règlement no 19, à la suite d'une faute commise
par la Commission dans la fixation des prix franco frontière servant de base au calcul des prélèvements. Le 3 octobre 1963, la Commission a adressé une décision à la république fédérale d'Allemagne, l'autorisant rétroactivement à adopter ces mesures de sauvegarde. Les circonstances, (que nous n'avons pas besoin d'exposer en détail) étaient telles que les seules personnes qui pouvaient être affectées par cette décision étaient celles qui avaient demandé des licences de ce genre particulier, le
1er octobre 1963. Le nombre et l'identité de ces personnes étaient donc fixes et déterminables avant que la décision ne soit arrêtée; la Cour a estimé que la décision les concernait individuellement, de même que directement.
L'affaire Bock concernait également une décision de la Commission autorisant la république fédérale d'Allemagne à arrêter des mesures de protection en application, cette fois, de l'article 115 du traité. Le requérant était un importateur allemand de produits alimentaires qui avait demandé le 4 septembre 1970 aux autorités allemandes compétentes l'autorisation d'importer un lot de champignons chinois qui se trouvait en libre circulation aux Pays-Bas. Étant donné qu'à l'époque la politique du
gouvernement de la république fédérale d'Allemagne était d'exclure les importations de champignons chinois, les autorités allemandes avaient retenu cette demande le temps de demander à la Commission l'autorisation d'exclure ces importations. Le requérant avait été informé par les autorités allemandes que sa demande serait rejetée dès que cette autorisation serait obtenue. Elle est intervenue dans une décision de la Commission datée du 15 septembre 1970 qui comportait une disposition l'appliquant
expressément aux demandes d'autorisation en instance auprès de l'administration allemande. C'est la validité de cette disposition qui était mise en cause par le requérant dans la procédure devant la Cour. La Cour a estimé qu'étant donné que le nombre et l'individualité des personnes que la disposition affecterait étaient déterminés et vérifiables à l'époque où la décision avait été arrêtée, la Commission sachant obligatoirement que cette disposition affecterait exclusivement ces personnes en
pareilles circonstances, elle les concernait individuellement ainsi que directement.
L'affaire International Fruit Co concernait des mesures arrêtées par la Communauté de façon à protéger ses producteurs de fruits des effets des importations excessives de pommes en provenance des pays tiers. Parmi ces mesures figurait le règlement de la Commission no 459/70 qui instituait, pour la période comprise entre le 1er avril 1970 et le 30 juin 1970, un système de titres d'importation en vertu duquel, à la fin de chaque semaine, les États membres devaient informer la Commission par télex des
quantités pour lesquelles ils avaient des demandes de titres au cours de la semaine, la Commission devant «décider de la délivrance des titres». Le règlement qui était en fait mis en cause par le requérant dans cette affaire devant la Cour était le règlement de la Commission no 893/70 du 28 mai 1970. C'était l'instrument qu'avait choisi la Commission pour exercer son pouvoir de décision sur la délivrance de titres en fonction des demandes reçues la semaine précédente. Il prévoyait une formule en
application de laquelle l'État membre devait accorder ou refuser les titres. La formule était telle que les États membres n'avaient aucun pouvoir d'appréciation en la matière. La Cour a souligné que le nombre de demandes de titres qui seraient affectées par ce règlement, et les quantités sur lesquelles portaient les demandes, étaient déterminés à l'époque où ce règlement a été adopté. Ce que la Commission faisait en réalité, c'était décider du sort de chaque demande de titre. Le règlement n'était
donc pas une mesure de portée générale, mais devait s'analyser en un faisceau de décisions individuelles prises par la Commission en vertu des pouvoirs que lui avait conférés le règlement no 459/70, chaque décision affectant la situation juridique d'une des personnes ayant demandé un titre.
Se fondant sur ces trois sources autorisées, la requérante dans la présente espèce estime qu'il existe un principe général selon lequel, lorsqu'un acte arrêté par une institution de la Communauté affecte exclusivement les intérêts d'une catégorie de personnes qui est déterminable, au moment où l'acte est adopté, cet acte, qu'il revête la forme d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, doit être considéré comme un faisceau de décisions individuelles affectant ces personnes, qui
sont fondées à les mettre en cause en vertu de l'article 173. En l'espèce, estime la requérante, il était possible de déterminer les personnes qui seraient affectées par l'article 1 du règlement no 2546/74 à la date à laquelle le règlement est entré en vigueur, de telle sorte que ce principe s'applique.
Il nous a semblé à un certain moment que, pour répondre brièvement à cette affirmation, on pouvait dire que, pour qu'un principe de ce genre s'applique en l'espèce, il aurait dû être possible de déterminer la catégorie des personnes affectées, non pas au 7 octobre 1974, date à laquelle le règlement no 2546/74 est entré en vigueur, mais au 4 octobre 1974, date de son adoption, parce que cette affirmation suggérait implicitement que ce n'était pas un règlement, mais une série de décisions
individuelles que la Commission aurait dû adopter. A première vue, le règlement devait s'appliquer aux certificats accordés jusqu'au 7 octobre, et étant donné que le 4 octobre personne ne pouvait dire qui demanderait des certificats les 5 et 6, le principe invoqué par la requérante, même s'il existait, ne pouvait être invoqué en l'espèce. Toutefois, la Commission n'a pas adopté cet argument, et ce, si nous l'avons bien comprise, parce qu'en fait, la délivrance de certificats avec préfixation avait
été suspendue bien avant le 4 octobre dans les secteurs en cause.
Nous estimons néanmoins que la thèse de la requérante doit être rejetée; en effet, nous ne pensons pas qu'en partant de l'hypothèse selon laquelle une catégorie de personnes susceptibles d'être affectées par une mesure est fixée à la date de son adoption, il soit possible de tirer directement la conclusion que cette mesure constitue une série de décisions individuelles affectant les membres de cette catégorie. Dans le cas, du moins, d'une mesure arrêtée sous la forme d'un règlement, il y a lieu
d'abord de considérer la question de savoir si, par sa nature, elle est un règlement ou non. Après tout, la législation relative aux catégories fermées est une chose qui existe.
Dans la mesure où, comme nous le pensons en fait, la solution de cette affaire a trait à cette question, les affaires Toepfer et Bock qui, elles, avaient trait à des actes pris sous forme de décisions, ne sont évidemment d'aucun secours. L'affaire International Fruit Co nous semble devoir être distinguée, étant donné qu'ainsi que l'a souligné l'arrêt de la Cour dans cette affaire, la Commission exerçait, en la matière, le pouvoir de décider du sort des demandes de titres spécifiques introduites
pendant une période spécifique, pouvoir que lui avait expressément conféré une législation antérieure. La portée d'une telle décision n'avait rien de «général» au sens qui nous intéresse.
En accord avec la Commission, nous pensons que la source autorisée la plus proche de l'espèce est la seconde affaire Compagnie française commerciale et financière (affaire 64-69), que nous avons déjà mentionnée. Vous vous souviendrez, Messieurs, que cette affaire faisait partie d'un groupe de trois affaires (63-69, 64-69 et 65-69) introduites à la suite de l'adoption par le Conseil et la Commission, en août 1969, d'une série de mesures destinées à faire face à la dévaluation du franc français.
L'arrière-plan de cette affaire présente une similitude notable avec celui de l'espèce, étant donné qu'ici comme là, on voit les institutions communautaires réagir d'urgence par une série de règlements à une situation non prévue par l'organisation commune des marchés agricoles et la perturbant.
Les dispositions spécialement mises en cause dans l'affaire 64-69 étaient les articles 2 et 3 du règlement de la Commission no 1660/69, adopté le 22 août 1969. L'article 2 de ce règlement concernait l'incidence des nouveaux montants compensatoires monétaires institués par un règlement du Conseil du 11 août 1969 (règlement no 1586/69) sur les contrats d'exportation conclus avant cette date, dans lesquels le prix était exprimé en francs français. A ce propos, l'article distinguait entre les cas où
l'exportateur s'était prévalu et ceux où il ne s'était pas prévalu du droit d'avoir la restitution fixée à l'avance. Le requérant ne s'était pas prévalu de ce droit, et s'estimait lésé par la discrimination. L'article 3, quant à lui, disposait que le règlement (c'est-à-dire le règlement no 1660/69) devait entrer en vigueur le 25 août 1969, mais que les dispositions de l'article 2 entre autres devaient prendre effet à dater du 11 août. Il était donc nettement rétroactif.
La Cour a souligné que le règlement no 1660/69 faisait partie d'un ensemble de mesures destinées à adapter l'organisation commune des marchés agricoles à la situation créée par la dévaluation du franc français, affirmant que sa nature réglementaire n'était diminuée en rien par le fait que les personnes qu'il affectait pouvaient être déterminées avec plus ou moins de précision.
La seule différence que nous puissions apercevoir entre cette affaire et la présente espèce est, qu'en l'espèce, le requérant appartient à une catégorie de personnes qui s'est prévalue d'un droit conféré par le droit communautaire, c'est-à-dire le droit d'obtenir qu'une restitution à l'exportation soit fixée à l'avance, tandis que, dans l'autre affaire, le requérant appartenait à la catégorie opposée, c'est-à-dire à la catégorie de ceux qui avaient choisi de ne pas se prévaloir de ce droit. A notre
avis, c'est là une distinction qui n'entraîne aucune différence parce qu'elle n'a trait qu'à la difficulté plus ou moins grande de déterminer, en pratique, la composition de cette catégorie. Dans les deux affaires, les circonstances de fait avaient entraîné une détermination définitive de la catégorie à l'époque de l'adoption de la mesure contestée.
Il s'ensuit que nous concluons à l'irrecevabilité de cette affaire.
Cela étant, nous pouvons traiter plus brièvement des points qui ont été soulevés au fond dans cette affaire.
En premier lieu, la requérante soutient que la Commission n'était pas compétente pour adopter le règlement no 2546/74, et cela pour deux motifs.
L'un de ces motifs est que, dans son article 5, le règlement du Conseil no 2496/74 déclarait qu'il ne s'appliquerait pas avant le 7 octobre 1974. Donc, poursuit la requérante, la Commission ne pouvait pas exercer dès le 4 octobre le pouvoir normatif que lui conférait l'article 4 de ce règlement. Il nous semble que c'est là un mauvais argument, parce que l'article 5 du règlement du Conseil no 2496/74 disposait que ce règlement entrerait en vigueur le jour de sa publication au Journal officiel, cette
publication ayant eu lieu, ainsi que nous l'avons mentionné, le 3 octobre 1974. Il s'ensuit qu'à la date à laquelle la Commission a adopté le règlement no 2546/74, le règlement du Conseil no 2496/74, conférant le pouvoir normatif à la Commission, était en vigueur. La raison pour laquelle l'article 5 du règlement du Conseil no 2496/74 contenait une disposition affirmant que le règlement ne s'appliquerait qu'à dater du 7 octobre 1974 apparaît tout à fait clairement à la lecture de l'ensemble du
règlement: c'est que les modifications de prix qui y sont prévues devaient prendre effet à ce jour.
L'autre motif pour lequel la requérante met en cause la compétence de la Commission pour arrêter le règlement no 2546/74 est que les termes de l'article 4 du règlement du Conseil no 2496/74 n'autorisaient nullement l'adoption d'un tel règlement. Nous rejetons également cet argument. Nous avons déjà cité les points de l'article 4 du règlement du Conseil qui nous intéressent et il est inutile de les répéter. Il était clair que ces dispositions avaient pour but de conférer à la Commission de larges
pouvoirs lui permettant de faire face aux conséquences de la décision contenue dans le règlement du Conseil, dérogeant ce faisant aux règles normales relatives aux prix applicables en vertu des organisations communes des marchés agricoles. Une des tâches incombant à la Commission, dans l'exercice de ces pouvoirs, était la fixation de nouveaux prix de seuil, mais il est clair que ses pouvoirs de déroger aux règles normales allaient jusqu'à lui donner la faculté d'affirmer que ces nouveaux prix de
seuil ne devraient pas être appliqués lorsqu'il ne serait pas opportun de le faire.
La requérante affirme ensuite que l'adoption par la Commission du règlement no 2546/74 impliquait la violation de deux principes de droit communautaire bien connus: en premier lieu, le principe du respect des droits acquis et deuxièmement, le principe de la confiance légitime.
A notre avis, Messieurs, aucun de ces principes ne saurait s'appliquer en l'espèce. A l'époque où la requérante a obtenu son certificat d'exportation avec préfixation — déposant sans aucun doute, ainsi que le souligne son avocat, la caution appropriée — c'est-à-dire le 19 juillet 1974, elle n'avait aucun droit acquis à une restitution supérieure à zéro; de même, sa confiance légitime ne pouvait aller au-delà. Entre cette date et le 7 octobre 1974, aucun événement ne s'est produit susceptible soit de
conférer à la requérante un droit, soit de lui donner une confiance plus grande. Bien entendu, le règlement de la Commission no 2518/74 élevant les prix de seuil est entré en vigueur le 7 octobre 1974. Mais le règlement no 2546/74 est entré en vigueur simultanément. A aucun moment la requérante n'aurait donc pu dire qu'elle avait acquis, sur la base du premier règlement, un droit, ou même une espérance, qui n'aurait pas été annulé par le dernier.
En pareilles circonstances, nous concluons en toute hypothèse à l'irrecevabilité de cette action; nous concluons également à ce qu'il soit fait droit à la demande de la Commission, visant à ce que la requérante soit condamnée aux dépens.
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( 1 ) Traduit de l'anglais.