CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,
PRÉSENTÉES LE 3 DÉCEMBRE 1975 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
La Cour a été saisie du présent litige par une demande de décision préjudicielle présentée par la Cour de cassation française. Il soulève une nouvelle question d'interprétation de l'ancien règlement no 3 concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants.
Vous vous souvenez que, par l'effet combiné de l'article 24 et de l'annexe F du règlement no 3, les législations des États membres concernant les pensions d'invalidité ont été classées dans deux catégories, à savoir celles du type A, lorsque le montant des prestations d'invalidité était, en principe, calculé indépendamment de la durée des périodes d'assurance et celles du type B, lorsque le montant de ces prestations était en principe fonction de la durée de ces périodes.
Le problème posé par la présente affaire provient de ce que la législation française applicable au cas d'espèce est du type A. Pour remplir les conditions d'octroi d'une pension d'invalidité selon cette législation, l'intéressé doit avoir été assuré sous le régime de cette législation au moins pendant les douze derniers mois précédant la survenance de son invalidité. Il doit également avoir travaillé pendant un certain nombre d'heures. Mais la personne remplissant ces conditions pouvait et,
croyons-nous savoir, peut encore, indépendamment de la durée effective des périodes d'assurance qu'elle a accomplies, prétendre à une pension dont le montant de base est représenté par un pourcentage du salaire moyen qu'elle a perçu sur une période de dix ans, ce pourcentage dépendant du taux de son invalidité. Jusqu'en 1972, les dix années à retenir étaient les dix dernières années précédant la survenance de l'invalidité. Un décret du 29 décembre 1972 a modifié cette situation pour retenir les dix
meilleures années accomplies après le 31 décembre 1947.
M. Fernand Plaquevent, le demandeur au pourvoi en cassation, est né en 1904. Il est de nationalité française. Il a travaillé en France de décembre 1931 à septembre 1944 et en Allemagne d'octobre 1944 à décembre 1952, date à laquelle il est devenu invalide. Après la survenance de son invalidité, il a tout d'abord reçu de l'organisme allemand de sécurité sociale compétent des prestations de l'assurance maladie, puis, à compter d'août 1954, une pension d'invalidité. La législation allemande à prendre
en considération est de type B, mais cela n'a aucune incidence directe sur le problème, lequel aurait été le même en substance si cette législation avait été de type A.
En 1961, le demandeur au pourvoi a sollicité une pension d'invalidité française auprès de la Caisse d'assurance maladie du Havre, l'organisme défendeur au pourvoi. Il n'avait pas droit à cette pension au regard de la législation française considérée isolément parce qu'il n'était pas assuré en France à la date de la survenance de son invalidité. Mais, en application des dispositions du règlement no 3, le défendeur au pourvoi a considéré les périodes d'assurance accomplies par le demandeur en
Allemagne comme accomplies en France et lui a octroyé une pension avec effet au 1er janvier 1959, date d'entrée en vigueur du règlement no 3. A compter du 1er avril 1964, cette pension a été convertie en pension de vieillesse.
Le litige opposant le demandeur et le défendeur au pourvoi porte sur la méthode de calcul applicable à la pension d'invalidité du demandeur pour la période comprise entre le 1er janvier 1959 et le 1er avril 1964. Les documents produits devant la Cour retracent avec assez de précision le déroulement de ce litige. C'est une histoire compliquée en ce qui concerne tant la procédure que les points de droit soulevés par les parties a un stade ou à un autre de l'instance. La Cour n'a cependant pas à
examiner tous les méandres de l'affaire pour répondre à la question que lui a posée la Cour de cassation. Celle-ci a trait à un point de droit particulier opposant les parties et qui consiste, en résumé, à savoir s'il était correct de procéder à la proratisation pour calculer la pension d'invalidité française du demandeur au pourvoi.
Par décision du 21 juin 1971, la Commission de première instance de Sécurité sociale du Havre a estimé que cette méthode était correcte. La décision de la Commission de première instance a été confirmée par la cour d'appel de Rouen par arrêt du 18 octobre 1972. C'est cet arrêt que le demandeur défère maintenant à la censure de la Cour de cassation.
La thèse soutenue par la Commission de première instance et par la cour d'appel de Rouen était que la pension du demandeur devait être calculée de la façon suivante:
1) en déterminant le salaire moyen perçu par le demandeur pendant ses dix dernières années d'activité salariée en France, soit 5048,08 FF par an, chiffre non contesté présentement;
2) en appliquant à cette moyenne le pourcentage prescrit par la législation française pour le taux d'invalidité du demandeur, de façon à déterminer le montant pour ordre de sa pension — ce pourcentage varié selon les années, représentant quelquefois 30 %, parfois 40 % ou encore 50 %; c'est ainsi, par exemple, que, pour 1959, alors que le pourcentage était de 40 %, sa pension pour ordre s'élevait à 2019,23 FF par an; et
3) en réduisant la pension pour ordre ainsi liquidée jusqu'à concurrence de la fraction de cette pension correspondant au pourcentage représenté par les périodes d'assurance accomplies en France par le demandeur par rapport au total des périodes d'assurance qu'il a accomplies en France et en Allemagne, soit jusqu'à concurrence de 44/77, ce qui au titre de l'année 1959 revenait à ramener le montant de sa pension pour ordre de 2019,23 à 1153,84 FF.
Le demandeur au pourvoi prétend que cette troisième étape n'était pas nécessaire et que le simple fait que les périodes d'assurance qu'il avait accomplies en Allemagne devaient être considérées comme accomplies en France pour lui ouvrir en France un droit à pension quelconque n'impliquait pas que la proratisation s'imposait pour calculer cette pension.
La question de savoir si cette thèse est ou non exacte relève de l'interprétation du règlement no 3 et notamment des articles 24 à 28 de ce texte.
En énonçant les dispositions de ces articles, nous utiliserons le présent pour des raisons de facilité, bien que ces dispositions ne soient plus en vigueur.
L'article 24 que nous avons mentionné précédemment est la disposition liminaire du chapitre relatif aux pensions d'invalidité et définit, en renvoyant à l'annexe F, les législations du type A et celles du type B.
L'article 25 dispose en ce sens que lorsqu'un travailleur n'a été assujetti qu'à des législations de type A, des conventions bilatérales ou multilatérales entre États membres peuvent comporter des dispositions spéciales différentes de celles qui sont applicables en vertu de l'article 26.
Les dispositions de l'article 26 à retenir en l'espèce stipulent que dans tous les autres cas, les dispositions des articles 27 et 28 (concernant les pensions de vieillesse et de survie) sont applicables par analogie.
L'article 27, paragraphe 1, pose le principe général de totalisation qui découle de l'article 51 du traité CEE. Son libellé vous est familier. Faute de version anglaise authentique du règlement no 3, nous lirons le texte français:
«En vue de l'acquisition, du maintien ou du recouvrement du droit aux prestations, lorsqu'un assuré a été soumis successivement ou alternativement à la législation de deux ou plusieurs États membres, les périodes d'assurance et les périodes assimilées accomplies en vertu de la législation de chacun des États membres sont totalisées pour autant qu'elles ne se superposent pas» (JO no 30 du 16. 12. 1958).
L'article 27, paragraphe 2, est sans incidence en l'espèce.
L'article 28 est une longue disposition comprenant quatre paragraphes, dont l'objet est de définir en détail les modalités de mise en œuvre des principes généraux énoncés à l'article 27. Le plus long paragraphe de l'article 28 et le seul applicable ici est le paragraphe 1. Il comprend pour sa part sept alinéas étant précédé de la phrase suivante:
«Les prestations auxquelles un assuré visé à l'article 27 du présent règlement ou ses survivants peuvent prétendre en vertu des législations des États membres selon lesquelles l'assuré a accompli des périodes d'assurance ou des périodes assimilées sont liquidées de la manière suivante» (JO no 30 du 16. 12. 1958):
L'alinéa (a) est rédigé comme suit:
«(a) L'institution de chacun de ces États membres détermine, d'après sa propre législation, si l'intéressé réunit les conditions requises pour avoir droit aux prestations prévues par cette législation, compte tenu de la totalisation des périodes visée à l'article précédent;»
L'alinéa (b) prévoit ce que l'on a convenu d'appeler le procédé de la proratisation. Cet alinéa est rédigé dans les termes suivants:
«(b) si le droit est acquis en vertu de l'alinéa précédent, ladite institution détermine, pour ordre, le montant de la prestation à laquelle l'intéressé aurait droit si toutes les périodes d'assurance ou périodes assimilées, totalisées suivant les modalités visées à l'article précédent, avaient été accomplies exclusivement sous sa propre législation; sur la base dudit montant, l'institution fixe le montant dû au prorata de la durée des périodes accomplies sous ladite législation avant la réalisation
du risque par rapport à la durée totale des périodes accomplies sous les législations de tous les États membres intéressés avant la réalisation du risque; ce montant constitue la prestation due à l'intéressé par l'institution dont il s'agit» (JO no 30 du 16. 12. 1958);
Telles sont les dispositions qui, selon le défendeur au pourvoi, fondent le droit à pension du demandeur et en vertu desquelles celle-ci est soumise à proratisation. Il ne saurait faire de doute, à notre avis, que cette conclusion serait incontestable s'il n'existait aucune autre disposition.
Cependant, le demandeur au pourvoi invoque l'alinéa (c) dont les dispositions applicables directement en l'espèce stipulent:
«(c) s'il résulte de la législation de l'un des Etats membres que le calcul des prestations repose sur un salaire moyen, une cotisation moyenne, ou une majoration moyenne…, ces moyennes … sont déterminées pour le calcul des prestations à la charge de l'institution de cet État, compte tenu des seules périodes d'assurance et périodes assimilées accomplies en vertu de la législation dudit État membre …» (JO no 30 du 16.12.1958).
Le demandeur au pourvoi prétend que dans la mesure où l'alinéa (c) est applicable, ce qui est sans aucun doute le cas en l'espèce puisque le calcul de la pension française est effectué sur la base d'un salaire moyen, l'alinéa (b) ne saurait intervenir. Ces deux alinéas s'excluent mutuellement, selon lui. Ainsi, la solution «logique», selon les dires du demandeur, serait qu'il n'y a lieu à proratisation que lorsque la totalisation est nécessaire, non seulement dans le but d'ouvrir le droit à pension,
mais également aux fins du calcul de cette pension, c'est-à-dire lorsque la législation de l'État membre intéressé fixe le montant de la pension d'après la durée des périodes d'assurance accomplies. Mais dans le cas où, comme en l'espèce, la législation de l'État membre en cause détermine le montant de la pension en fonction d'un salaire moyen, indépendamment de la durée des périodes d'assurance accomplies, il n'y a pas lieu à proratisation.
Messieurs, ce raisonnement est séduisant, mais nous sommes parvenus à la conclusion qu'il devrait être écarté.
Une juste interprétation de l'article 28, paragraphe 1, nous semble établir que cette disposition s'articule et trouve sa juste application de la façon suivante:
L'alinéa (a) oblige l'organisme compétent dans un cas donné, à déterminer tout d'abord si, d'après sa propre législation (entendant par là la législation qu'il lui incombe d'appliquer dans l'Etat membre dont il relève), le postulant a, grâce au procédé de la totalisation, établi l'existence de son droit à pension. Naturellement, aux termes d'une longue série d'arrêts célèbres rendus par la Cour, si le postulant est à même de prouver qu'il a droit à des prestations dans un État membre déterminé sans
devoir recourir à la totalisation, il peut faire valoir ce droit indépendamment du droit communautaire et ne saurait dès lors être assujetti au procédé de la proratisation ni à toute autre disposition de droit communautaire destinée à faire obstacle au cumul de prestations. Mais il n'en va pas ainsi dans la présente affaire où le demandeur a dû faire appel à la totalisation afin d'établir son droit à prestation. Il était par conséquent un bénéficiaire, si l'on peut dire, de l'alinéa (a).
L'alinéa (b) s'applique dans tous les cas où le droit aux prestations est établi sur la base de l'alinéa (a). Cette solution découle de l'alinéa (b) in limine: «si le droit est acquis en vertu de l'alinéa précédent …», Cette condition n'est assortie d'aucune restriction. Ainsi, le procédé de la proratisation stipulé par l'alinéa (b) doit être appliqué à la pension au bénéfice de laquelle le demandeur avait été admis en vertu de l'alinéa (a).
Les alinéas (c) et (d) de l'article 28, paragraphe 1, sont obscurs à première vue. Mais une analyse serrée de leurs dispositions permet de constater qu'ils ont pour objet de tenir compte de certaines caractéristiques des législations de sécurité sociale applicables dans certains États membres et qu'ils n'ont pas été rédigés dans le but de déroger aux principes généraux posés par les alinéas (a) et (b).
A notre avis, les dispositions de l'alinéa (c), applicables en l'espèce et que nous avons lues, ont pour seul objet et pour seul effet de dispenser l'organisme de sécurité sociale compétent de l'État membre dans lequel une pension doit être calculée sur la base d'un salaire moyen, d'une cotisation moyenne ou d'une majoration moyenne, de l'obligation de prendre en compte, afin de déterminer cette moyenne, les salaires perçus, les cotisations versées ou les augmentation octroyées dans un autre État
membre. Comme l'a relevé la Commission, une telle obligation pourrait causer à cet organisme des difficultés considérables et dans certaines cas, insurmontables. Ainsi, selon nous, l'alinéa (c) avait en l'espèce pour seul effet d'imposer d'une part la détermination du «salaire moyen» du demandeur, pour l'application de la législation française, sur la base des revenus salariaux qu'il avait perçus en France au cours de ses dix dernières années d'activité dans ce pays, et d'autre part d'exclure, pour
le calcul de sa pension française, toute prise en compte de ses revenus salariaux d'origine allemande. La portée de l'alinéa (c) n'allait pas plus loin.
Il n'est pas nécessaire de nous étendre sur les alinéas (e), (f) et (g) de l'article 28, paragraphe 1, lesquels s'appliquent au cas d'une personne qui, même par voie de totalisation, ne remplit pas, ou ne remplit pas sur le moment les conditions d'octroi de la pension dans tous les États membres sur le territoire desquels elle a été assurée, sauf à indiquer que ces deux alinéas nous semblent fondés sur l'hypothèse selon laquelle l'alinéa (b) s'applique toutes les fois que le droit à pension est
établi en vertu de l'alinéa (a) et nous paraissent ainsi corroborer la thèse que nous avons avancée.
La Commission a relevé que l'adoption de cette thèse pourrait aboutir à des anomalies. Si le demandeur avait commencé sa vie active en Allemagne et l'avait achevée en France, au lieu de faire le contraire, il aurait pu percevoir en Allemagne la même pension qu'il a perçue en fait et il aurait eu toutefois droit en France à une pension complète qui n'aurait pas fait l'objet d'une proratisation. La raison est qu'il aurait alors rempli les conditions auxquelles la législation française subordonne
l'octroi de cette pension sans devoir en aucune façon recourir à la totalisation. Dans ses observations écrites, la Commission a d'autre part donné des exemples saisissants illustrant comment, dans cette optique, les droits à pension d'une personne qui a passé sa vie active pour partie dans un État membre à législation de type A et pour partie dans un État membre à législation de type B varieraient selon que cette personne aurait commencé à travailler dans l'un ou dans l'autre de ces États.
Mais, Messieurs, l'adoption de la thèse avancée par le demandeur aboutirait également à des anomalies, bien que d'une nature différente. Ainsi, une personne qui aurait travaillé successivement dans deux États membres appliquant tous les deux une législation de type B et qui devrait recourir à la totalisation dans chacun d'eux pour y acquérir un droit à pension, constaterait que ses deux pensions sont soumises à proratisation, alors qu'une personne qui aurait travaillé successivement dans deux États
membres ayant tous les deux une législation de type A, pourrait prétendre à deux pensions complètes, qu'elle doive ou non recourir à la totalisation dans chacun de ces deux États.
A dire vrai et ainsi que la Cour l'a si souvent relevé, aucune interprétation des règlements communautaires de sécurité sociale, que ce soit le règlement no 3 ou actuellement le règlement no 1408/71, ne peut éviter les anomalies aussi longtemps que ces règlements tendent seulement à coordonner, sans les harmoniser, les législations divergentes des États membres.
En définitive, nous estimons que vous devriez répondre à la question que vous a posée la Cour de cassation en disant pour droit qu'interprété convenablement, le règlement no 3 stipule que, dans l'hypothèse où un assuré a été soumis successivement à la législation de deux États membres, dans l'un desquels il est nécessaire, afin de lui ouvrir le droit à une pension d'invalidité, de prendre en compte les périodes d'assurance accomplies dans l'autre, il y aurait lieu de procéder à la proratisation
prescrite par l'article 28, paragraphe 1, lettre (b), de ce règlement pour calculer la pension au bénéfice de laquelle il est ainsi établi qu'il peut prétendre, nonobstant le fait que le montant de cette pension doit être, conformément à la législation de l'État en cause, calculé par référence à un salaire moyen et quelle que soit la durée des périodes d'assurance accomplies.
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( 1 ) Traduit de l'anglais.