CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 25 MAI 1976
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Le problème que posent les conflits découlant de la coexistence, dans le marché commun, du principe de la libre circulation des marchandises avec le caractère territorial des titres nationaux protégeant la propriété industrielle et commerciale dans un ou plusieurs États membres, et singulièrement du droit de marque, n'est apparu que peu à peu avec l'interpénétration des marchés. Toutes les autorités, soucieuses de l'élimination des distorsions ainsi créées, se sont trouvées, tôt ou tard, confrontées
avec ce problème. Elles ont tenté de le résoudre, selon des modalités diverses, soit par voie de dispositions positives, soit en laissant aux tribunaux le soin de le faire.
Au plan communautaire, des travaux ont été entrepris depuis de nombreuses années pour créer un régime «européen» des brevets et des marques. C'est bien la preuve que l'établissement d'un tel régime est indissociable de la réalisation. des objectifs du traité. Mais, contrairement à la notion d'ordre public et de santé publique, celle de protection de la propriété industrielle et commerciale, à part le domaine — fort important — des brevets, n'a fait l'objet d'aucun texte d'application ou d'exécution
à l'échelon communautaire, bien que de nombreux et savants congrès lui aient été consacrés et qu'elle soit l'objet attentif des travaux de la Ligue internationale contre la concurrence déloyale.
C'est dire que le champ d'action qui s'ouvre ainsi au législateur et au juge communautaires est particulièrement vaste.
C'est ce problème que pose, une fois de plus, la présente affaire préjudicielle. L'intérêt qu'il présente ressort également du fait que tous les gouvernements des États membres, à l'exception de ceux de l'Italie et du Luxembourg, ont formulé des observations écrites, bien que seul le gouvernement de la république fédérale d'Allemagne ait été représenté à la barre.
La question dont vous a saisis le Bundesgerichtshof, conformément à l'article 177, dernier alinéa, du traité CEE, a été soulevée dans le cadre du recours en révision intenté par la firme britannique Terrapin (Overseas) Ltd., de Bletchley, contre une décision rendue par la cour d'appel de Munich au profit de la firme allemande Terranova Industrie CA Kapferer & Co., de Freihung, et interdisant, sous peine de sanctions, à l'entreprise britannique d'utiliser à des fins commerciales sur le territoire de
la république fédérale d'Allemagne, y compris Berlin-Ouest, le sigle Terrapin (Overseas) Ltd. et celui de sa filiale Terrapin Systembau Nordeuropa GmbH en tant que marque et nom commercial pour des bâtiments préfabriqués, assembles sur place à partir d'éléments démontables, ou pour des cellules se composant de tels éléments.
Il ressort des pièces du dossier, telles que les analyse le rapport d'audience, que Terrapin, constructeur britannique de maisons préfabriquées en bois et d'éléments de construction servant à cette fin, tente, depuis plusieurs années, de s'implanter sur le marché allemand. L'élimination des droits de douane, consécutive à l'adhésion, ne peut que le conforter dans ses tentatives. Mais, sur ce marché, il se heurte à l'opposition d'un fabricant allemand de matériaux de construction divers, Terranova,
qui a fait protéger, voici fort longtemps, en application du droit allemand sur les marques de fabrique, non seulement son nom commercial mais encore la désignation générique Terra et une série de mots dérivés comportant ce même radical.
Il s'agit, en particulier, de la marque nominative Terra no 151654, de la marque complexe no 359464 Terranova, comportant la représentation d'un emblème et couvrant les produits suivants: peintures, vernis, teintures, résines, colles, pierres artificielles sous forme de dalles, matériaux de construction, enduits secs et décoratifs, enduits pour façades, et de la marque Terranova no 431118, avec une disposition spéciale des lettres, couvrant les mêmes produits et, en outre, des crépis pour murs et
façades.
Il ne semble pas que Terranova, qui existe depuis plus de 75 ans, ait une position dominante dans le domaine qui est le sien, pas plus que Terrapin ne paraît jouir d'une position dominante en matière d'exportation de maisons préfabriquées en bois en république fédérale d'Allemagne, bien qu'il s'agisse d'une entreprise de dimensions relativement plus importantes. L'une et l'autre firme vendent leurs produits dans plusieurs des États membres.
Si aucun conflit ne paraît s'être élevé entre ces deux firmes dans ces États, celui qui les oppose en République fédérale a donné lieu à toute une série d'actions judiciaires qui ont connu des fortunes diverses.
Après que Terrapin eut déposé une demande d'inscription de sa marque au re-gistre tenu par l'Office des brevets, celui-ci a, par décision du 28 décembre 1961, rejeté une opposition de Terranova. Mais, sur recours de celle-ci, la Cour fédérale des brevets a, par ordonnance du 3 février 1967, annulé la décision de l'Office des brevets et interdit l'enregistrement de la marque Terrapin.
La société britannique n'en a pas moins persisté à commercialiser, par l'intermédiaire de différents licenciés, sous les marques Terrapin ou Tarapin, les produits qu'elle fabrique, et c'est ainsi que l'affaire a été portée devant la Cour de cassation allemande.
Dans l'arrêt attaqué devant cette juridiction, la cour d'appel de Munich avait constaté que les produits vendus par ces deux firmes étaient similaires, qu'il existait une ressemblance entre leurs sigles et qu'il y avait, en conséquence, un risque de confusion entre leurs produits respectifs. Sur ce point, la Cour de cassation allemande a repris intégralement à son compte les constatations du juge d'appel, sans motiver plus amplement son point de vue. Elle en conclut que, du point de vue du droit
national, l'arrêt de la cour d'appel comportant l'interdiction frappant la firme britannique ne pourrait être que confirmé.
Mais cette juridiction se demande s'il ne serait pas possible de transposer votre jurisprudence en matière de libre circulation de produits marqués, jalonnée notamment par vos arrêts Sirena du 18 février 1971 (Recueil 1971, p. 81), Deutsche Grammophon du 8 juin 1971 (Recueil 1971, p. 498), Hag du 3 juillet 1974 (Recueil 1974, p. 731) et, en dernier lieu, Winthrop du 31 octobre 1974 (Recueil 1974, p. 1198), au cas dont elle est saisie.
En réalité, plus qu'une réponse à une question abstraite, cette juridiction nous paraît désirer recevoir la confirmation que sa façon de voir est correcte..
C'est dans ces conditions qu'elle vous pose une question unique qui tend, en substance, à savoir si la protection résultant de la législation nationale sur la marque et le nom commercial peut être opposée à l'importation d'un produit commercialisé sous une marque ou sous un nom commercial légalement acquis dans un autre État membre, susceptible de prêter à confusion, lorsqu'il n'existe aucun lien entre les entreprises intéressées et lorsque leurs droits sont nés indépendamment dans des États membres
différents.
Cette dernière précision se rattache directement à votre jurisprudence Café Hag. Vous vous rappelez en effet que l'interprétation que vous avez donnée à cette occasion était fondée sur le fait — déterminant pour certains interprètes — que l'homonymie des marques alors en cause avait une origine commune — bien qu'il n'existât plus, à l'époque, de lien d'aucune sorte entre les deux firmes qui utilisaient ces marques — et que, en pareil cas, il convenait de faire prévaloir le principe de l'unité du
marché sur l'intérêt des titulaires de marques démembrées à leur corps défendant: seule l'apposition illicite d'une marque par une personne qui n'en est nullement titulaire constituerait, d'après certains, une contrefaçon justifiant une restriction à la libre circulation.
Bien que la question qui vous est aujourd'hui posée porte à la fois sur la marque et sur le nom commercial, nous bornerons nos explications à la première, car, avec la Commission, nous pensons qu'elles devraient suffire pour la solution du problème de l'espèce; par ailleurs, nous pensons qu'une même solution doit s'appliquer à la marque et au nom commercial lorsqu'ils sont, comme c'est le cas, pratiquement confondus.
Cette question fait abstraction de tout accord restrictif de concurrence entre les tenants des deux marques, ainsi que de toute exploitation abusive d'une position dominante par l'une des firmes. Par ailleurs, la bonne foi de chacune des entreprises ne peut être mise en doute et on ne saurait, dans ces conditions, parler de «contrefaçon» au sens propre. Mais alors que, dans l'affaire Hag, vous aviez à connaître de l'interdiction de la commercialisation dans un État membre d'un produit portant
légalement une marque dans un autre État membre au prétexte qu'une marque identique, ayant la même origine, existe dans le premier État, la présente affaire s'en distingue en ce qu'il s'agit de produits et de marques qui ne sont pas identiques et qui n'ont pas, par définition, la même origine.
1. Le premier élément, absence d'identité des produits et des marques, devrait, a priori, conduire à penser qu'une telle interdiction est incompatible avec les dispositions du traité. Le deuxième élément, absence d'origine commune, qui paraît nécessairement impliqué en cas de marques étrangères non identiques et de produits qui ne sont pas les mêmes, ne semblerait pas devoir non plus, à première vue du moins, s'opposer à la reconnaissance de l'incompatibilité d'une telle interdiction. A l'inverse,
on pourrait soutenir que, si vous avez admis la coexistence des marques dans l'affaire Hag à raison de leur origine commune, et si vous avez ainsi fait une exception à l'interdiction de coexistence, vous en auriez décidé autrement dans l'hypothèse de marques d'origine différente, portant sur des produits similaires et susceptibles de créer un risque de confusion. De toute façon, vous ne vous êtes pas encore explicitement prononcés sur un tel cas de marques ressemblantes d'origine différente.
Nous n'avons pas la prétention, Messieurs, de faire ici une théorie exhaustive de l'objet spécifique de la marque; il est néanmoins nécessaire de préciser, à ce sujet, quelques principes.
Rappelons que, selon la Cour de cassation allemande elle-même (arrêt Cinzano du 2 février 1973), la marque n'a pas une fonction de garantie: elle n'assure pas obligatoirement la qualité constante des produits marqués. Elle a simplement une fonction d'indication d'origine; elle a pour but de distinguer ou d'identifier les produits d'un fabricant ou d'un commerçant, d'en garantir l'origine, l'authenticité, la provenance, ou, comme le disent les auteurs anglais, elle implique, pour le fa-bricant qui
en est titulaire, le droit de ne pas voir faire passer les produits d'un autre fabricant pour les siens.
Le droit exclusif d'utilisation conféré par le législateur au titulaire de la marque ne le protège que contre l'usage déloyal de celle-ci pour d'autres produits, essentiellement au moyen de l'action en contrefaçon.
Mais, à côté de cet «objet spécifique» de la marque, au sens de votre jurisprudence Deutsche Grammophon (Recueil 1971, p. 500), celle-ci a ce que l'on a appelé des fonctions «adventices»: elle suggère une qualité et elle est destinée à promouvoir la vente du produit marqué. En ce sens, elle met son titulaire en mesure de protéger contre des tiers la position économique qu'il a acquise grâce à ses efforts techniques, financiers et commerciaux.
En même temps, elle est une condition du choix des consommateurs par la réputation qui s'attache à elle; elle sert donc à la fois à protéger, mais aussi, en même temps — il faut bien le reconnaître —, à «conditionner» les consommateurs.
Ainsi, le droit à la marque permet d'empêcher qu'en utilisant une marque identique ou ressemblante pour des produits identiques ou similaires un concurrent ne crée un risque de confusion sur la provenance des produits et ne profite, de manière déloyale, du capital de confiance représenté par la marque; cette protection s'exerce également dans l'intérêt du public qu'il convient de préserver des fraudes.
Ces fonctions qualitative et publicitaire, particulièrement importantes à l'ère industrielle, ne sont que des fonctions dérivées de la fonction d'indication de provenance, si bien que l'on peut se demander si elles peuvent également être juridiquement protégées au titre de la propriété industrielle et commerciale, si c'est bien le droit de marque qui est destiné à assurer cette protection, ou si la protection de ces fonctions ne relève pas plutôt du droit de la concurrence déloyale et du droit de
la protection des consommateurs. Selon le professeur Beier, qui a présenté des observations au nom de Terranova,«l'intérêt économique que présente, pour un fabricant d'articles de marque, une protection contre l'exploitation déloyale de ses efforts en matière de production, de publicité et (de distribution n'est pas protégé par le droit des marques. Il ne peut être pris en considération que dans le cadre du droit de la concurrence déloyale, du droit contractuel et des principes généraux de la
responsabilité délic-tuelle» (Clunet, 1971, p. 5, «La territorialité des marques et les échanges internationaux»). Vous-mêmes, n'avez-vous pas dit, dans votre arrêt Winthrop (Recueil 1974, p. 1197) «que, d'ailleurs, l'objet spécifique de la protection de la propriété industrielle et commerciale est distinct de l'objet de la protection du public et des responsabilités éventuelles qu'elle peut impliquer»?
On pourrait ainsi être tenté de soutenir le raisonnement suivant:
Alors que, dans l'affaire Sterling Drug, votre arrêt affirme qu'un obstacle à la libre circulation des marchandises, résultant d'une législation nationale, «peut se justifier par des raisons de protection de la propriété industrielle… dans l'hypothèse de l'existence de brevets dont les titulaires originaires sont juridiquement et économiquement indépendants» (attendu no 11), votre arrêt Winthrop, rendu le même jour et qui portait sur une question de marque, ne contient pas le même passage.
Rapprochée de la considération que le «droit de marque peut être distingué … d'autres droits de propriété industrielle et commerciale en ce que les éléments protégés par ceux-ci sont le plus souvent d'un intérêt et d'une valeur supérieurs à ceux dérivant d'une marque» (arrêt Sirena, attendu no 7), et du fait qu'en raison de sa longévité son exercice est «particulièrement susceptible de contribuer à la répartition des marchés et de porter ainsi atteinte à la libre circulation des marchandises
entre États, essentielle au marché commun» (même attendu), on pourrait en déduire que la protection de la propriété commerciale ne saurait se justifier dans la même mesure dans le cas de marques dont les titulaires sont juridiquement et économiquement indépendants. Votre arrêt Hag serait venu confirmer et même renforcer cette conclusion puisqu'il a admis la libre circulation d'un produit portant deux marques homonymes lorsqu'elles provien-nent de l'éclatement ou du démembrement d'une marque
unique, bien que leurs titulaires actuels fussent juridiquement et économiquement indépendants. Il devrait en aller, a fortiori, de même pour des marques non identiques (quoique ressemblantes) portant sur des produits non identiques (quoique similaires ou relevant d'un même secteur de production) et dont les titulaires ont, dès l'origine, été juridiquement et économiquement indépendants. Enfin, puisqu'en matière d'indication de l'origine, fonction «spécifique» de la marque selon votre
jurisprudence, «l'information … des consommateurs peut être assurée par des moyens autres que ceux qui porteraient atteinte à la libre circulation des marchandises» (arrêt Sirena, attendu no 14), n'en résulte-t-il pas que les autres fonctions, moins «spécifiques», de la marque, c'est-à -dire les fonctions «qualitative» et «publicitaire», doivent céder le pas devant la libre circulation et ne peuvent en tout cas être garanties au titre de la protection de la propriété commerciale par une
interdiction de commercialiser un produit marqué différent?
2. Nous ne le pensons pas.
D'abord, parce que ces fonctions «dérivées» de la marque sont difficilement dissociables de la première, bien qu'elles soient d'une valeur différente. Ensuite, admettre cette thèse serait constater un vide dans le traité, alors que l'article 36 a précisément pour but de «ramasser» toutes les interdictions ou restrictions, notamment d'importation, qui, quoique affectant la libre circulation, peuvent être «justifiées».
Certes, la notion de concurrence déloyale ne nous paraît pas, contrairement à ce qu'expose le gouvernement de la RFA, directement visée dans le préambule du traité: en «reconnaissant que l'élimination des obstacles existants appelle une action concertée en vue de garantir … la loyauté dans la concurrence», les auteurs du traité ne visaient pas tant à instaurer une protection contre les pratiques déloyales de concurrence qu'à interdire toutes les pratiques tendant à fausser le libre jeu de la
concurrence, et donc à instaurer la neutralité de celle-ci.
Toutefois, même si le traité et, jusqu'à un passé récent, le droit communautaire dérivé ne prennent pas spécifiquement en compte la protection contre la concurrence déloyale ni la protection des consommateurs, ces préoccupations ne leur sont pas étrangères; elles sont en tout cas indissociables de la réalisation des objectifs du traité. Les travaux du groupe de travail «marques», convoqué il y a plusieurs années à l'initiative de la Commission, en portent témoignage. L'avant-projet de convention
relatif au droit européen des marques, élaboré par ce groupe, se réfère lui-même (art. 11 et 12) au risque de confusion dû à la ressemblance des marques et à la similarité des produits, même s'il ne définit pas ces expressions. Or, ces critères se rattachent sans nul doute, indirectement au moins, à la notion de concurrence déloyale et à la protection des consommateurs. Point n'est donc besoin de recourir à la notion de concurrence déloyale ou de protection des consommateurs en tant que telle; if
suffit de se référer à la protection de la marque qui, si elle comporte des avantages et des droits pour son titulaire, n'est accordée qu'à certaines conditions et entraîne aussi des devoirs et des obligations pour celui-ci envers les autres marques et envers les consommateurs. Dans un autre arrêt, du 20 février 1975 (Commission/RFA, Recueil 1975, p. 194, attendu no 7), vous avez d'ailleurs dit que la fonction spécifique des appellations d'origine et des indications de provenance est «d'assurer
non seulement la sauvegarde des producteurs intéressés contre la concurrence déloyale, mais aussi celle des consommateurs contre les indications susceptibles de les induire en erreur».
Ceci suppose-t-il au préalable que la protection accordée à ce titre et les interdictions de commercialisation dont elle est assortie constituent des mesures d'effet équivalent tombant sous le coup du chapitre 2 du titre 1 du traité?
On pourrait en douter puisque vous avez jugé, par votre arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville (Recueil 1974, p. 852, attendu no 7), à propos de mesures prises par un État pour prévenir des pratiques déloyales et garantir aux consommateurs l'authenticité de l'appellation d'origine d'un produit, que, «sans même avoir à re-chercher si de telles mesures relèvent ou non de l'article 36, elles ne sauraient de toute manière, en vertu du principe exprimé à la deuxième phrase de cet article, constituer un
moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres».
Cependant, comme ce caractère de mesure d'effet équivalent qui est, pour le Bundesgerichtshof et pour nous, d'évidence ne semble pas l'être pour tout le monde, en ce sens que l'interdiction de l'article 30 ne frapperait que les mesures d'ordre législatif, réglementaire ou administratif et qu'elle ne viserait pas celles de ces mesures qui sont «indistinctement applicables» aux nationaux et aux ressortissants des autres États membres, nous ferons, à titre surabondant, les deux observations
suivantes:
S'il nous paraît bien, en premier lieu, que ce n'est pas l'action en justice en tant que telle, mais l'interdiction de commercialisation qui pourrait être éventuellement enjointe à la suite d'une telle action, qui peut avoir un effet équivalant à celui d'une restriction quantitative, cette interdiction constitue, à ce titre, une mesure relevant de l'article 30, sous réserve des dérogations prévues par l'article 36.
Une décision de justice peut constituer une mesure d'effet équivalent au sens des articles 30 et 34 du traité si elle se rapporte à une interdiction d'importer ou d'exporter. C'est précisément la question que vous aviez à juger dans l'affaire Sirena.
En second lieu, pour savoir s'il y a mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30, point n'est besoin de rechercher si, en fait, la même interdiction de commercialisation est opposée aux fabricants allemands de produits similaires portant une marque ressemblante: en effet, vous avez jugé que même des mesures «indistinctement applicables» peuvent sortir des effets équivalant à une restriction quantitative: «il suffit que la mesure en question soit apte à entraver directement ou indirectement,
actuellement ou potentiellement, les importations entre États membres» (arrêt du 26 février 1976, Tasca, Recueil 1976, p. 309, attendu no 13). De même (arrêt du 20 février 1975, Commission/RFA, Recueil 1975, p. 199, attendu no 14) «il n'est pas nécessaire d'établir que de telles mesures restreignent effectivement les importations des produits concernés, mais … qu'elles peuvent seulement faire obstacle à des importations qui pourraient avoir lieu en leur absence».
Tel nous paraît bien être le cas d'une interdiction qui conduirait à canaliser les importations en ce sens que seuls pourraient opérer en République fédérale les fabricants ou les négociants de produits qui ne sont pas similaires à ceux de la firme Terranova et dont la marque et le nom ne risqueraient pas de prêter à confusion avec ceux de cette firme, ou qui ne pourraient le faire qu'avec son agrément et aux conditions imposées par elle (en ce sens, arrêt du 30 avril 1974, Sacchi, Recueil 1974,
p. 428, attendu no 8).
Mais, du même coup, il en résulte que la protection contre la concurrence déloyale et la protection des consommateurs ne sauraient justifier n'importe quelle atteinte à la libre circulation.
Aux termes de l'article 36, «les dispositions des articles 30 à 34 ne font pas obstacle aux interdictions ou aux restrictions d'importation … justifiées par des raisons … de protection de la propriété industrielle et commerciale» et qui ne constituent «ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre États membres». Pas plus que la notion de protection de la santé publique ou de l'ordre public, la notion de protection de la propriété industrielle et
commerciale n'est donc une notion discrétionnaire. Vous avez eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises pour les premières: ainsi, dans votre arrêt Van Duyn du 4 décembre 1974 (Recueil 1974, p. 1351, attendu no 18), vous avez constaté que la portée de la notion d'ordre public, au sens de l'article 48, paragraphe 3, ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de la Communauté. Votre arrêt Rutili du 28 octobre 1975 (Recueil 1975,
p. 1231, attendu no 27) va dans le même sens. Il doit en aller de même pour la protection de la propriété industrielle et commerciale qui ne nous paraît pas être un objectif plus éminent que la protection de l'ordre public ou de la santé publique.
La protection de la marque est liée, sous l'angle qui préoccupe, dans le cadre de sa propre compétence, le juge allemand, à celle de «similarité des produits», de «ressemblance des marques» et de «risque de confusion». Il en résulte que, si ce que nous avons dit du contenu communautaire de la protection de la propriété commerciale est exact, il doit en aller de même de la détermination des critères qui servent à définir l'objet de cette protection; il est donc essentiel que ces critères soient
appliqués de façon uniforme.
3. Mais, nous en arrivons ainsi au point central de la présente affaire: en l'absence d'un régime communautaire protégeant les consommateurs et garantissant la «loyauté» de la concurrence, quelles sont les autorités qui sont chargées d'opérer les qualifications: «ressemblance des marques», «similarité des produits» et «risque de confusion», et comment assurer que les critères selon lesquels elles sont arrêtées aient un contenu uniforme?
Dans la ligne tracée par votre arrêt Van Duyn du 4 décembre 1974 (Recueil 1974, p. 1351, attendu no 18), nous pensons qu'en l'absence de tout texte d'application communautaire il appartient, en principe, aux autorités des États membres de décider du niveau auquel elles entendent assurer la protection de la marque, en particulier de décider du degré de similarité ou de ressemblance exigé pour que la présence simultanée des deux produits de marque sur un même marché risque de prêter à confusion. Ce
que vous avez dit de la notion d'ordre public nous paraît transposable à la protection de la marque: «les circonstances spécifiques qui pourraient justifier d'avoir recours à cette notion peuvent varier d'un pays à l'autre et d'une époque à l'autre, et il faut ainsi, à cet égard, reconnaître aux autorités nationales compétentes une marge d'appréciation dans les limites imposées par le traité». Vous avez repris cette considération dans votre arrêt Rutili, du 28 octobre 1975, (Recueil 1975,
p. 1231, attendu no 26):«pour l'essentiel, les États membres restent libres de déterminer … conformément à leurs besoins nationaux, les exigences de l'ordre public».
Quant aux critères servant à apprécier le risque de confusion, il nous faut bien constater qu'ils varient suivant les pays: «vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». En France, l'imitation s'apprécie en tenant compte de «l'acheteur d'attention moyenne n'ayant pas simultanément les deux marques sous les yeux»; d'autre part, dans ce pays, on adopte le principe de la «spécialité de la marque». En Grande-Bretagne, c'est la règle de «l'honest concurrent user».
L'appréciation du risque de confusion est tantôt une question de pur fait, tantôt un problème complexe dans lequel sont mêlées des questions de fait et de droit.
En France, les juridictions du fond sont souveraines dans l'appréciation du risque de confusion, selon la formule retenue par la Cour de cassation: «les juges n'ayant fait qu'user de leur pouvoir souverain d'appréciation en décidant que cette ressemblance était de nature à créer une confusion dans l'esprit du consommateur d'attention moyenne qui n'a pas les deux marques simultanément sous les yeux». Dans d'autres pays de la Communauté, c'est au contraire une qualification susceptible de contrôle,
même si son application au cas d'espèce suppose au préalable, la recherche et la clarification de certains faits. En droit allemand, le risque de confusion recouvre une qualification juridique soumise au contrôle de la Cour de cassation.
D'autres juridictions sont beaucoup plus exigentes quant à l'administration de la preuve du risque de confusion. Nous en citerons deux exemples:
— La Cour suprême d'Irlande a décidé, le 1er mai 1967, que la firme américaine Sterling Winthrop, qui avait acquis la filiale irlandaise de Farben-Fabriken Bayer AG et la marque Bayer dans des conditions voisines de Van Zuylen pour la marque Hag, ne pouvait obtenir une injonction interdisant à la firme allemande de vendre en Irlande les produits revêtus de la marque «Bayer Germany», aucun risque de confusion n'existant dans l'esprit du public entre les produits de la firme américaine marqués
«Bayer» et ceux de la firme allemande marqués «Bayer Germany», étant donné que cette dernière précision était clairement indiquée et que les emballages étaient différents.
— Au Royaume-Uni, Mr. Justice Graham a décidé (High Court of Justice, Chancery Division, Sirdar Ltd. v. les Fils de Louis Mulliez, 19 mars 1975), dans une espèce à bien des égards voisine de la présente, qu'il excluait prima facie toute probabilité de confusion entre les marques Sirdar et Phildar apposées sur un produit identique (fil à tricoter), alors que, à l'exception du Royaume-Uni, ces marques n'étaient jamais entrées en conflit. Et il conseillait aux parties de trancher de façon amiable
leur différend sur la base du principe «laissez-les vivre», en ajoutant au besoin à leur marque un élément distinctif supplémentaire.
Ne pourrait-on en effet penser qu'une interdiction ne bénéficie pas de la dérogation de l'article 36 lorsque la propriété industrielle et commerciale peut être protégée de manière aussi efficace par des mesures moins restrictives des échanges communautaires qu'une interdiction radicale de commercialisation?
Vous vous êtes montrés très exigeants sur ce point dans le domaine de la santé publique: vous venez de juger, par votre arrêt de Peijper du 20 mai 1976, qu'il appartient aux autorités nationales d'établir que toute autre réglementation ou pratique protégeant de manière aussi efficace la santé publique et restreignant moins les échanges intracommunautaires dépasserait manifestement les moyens raisonnables d'une administration normalement active.
Dans le domaine voisin de celui qui nous intéresse, les appellations d'origine, vous avez dit (arrêt du 11 juillet 1974, Dasson-ville, Recueil 1974, p. 852, attendu no 6) que, si un État membre prend des mesures pour prévenir des pratiques déloyales à l'égard des exigences de l'authenticité des appellations d'origine, «c'est cependant à la condition que ces mesures soient raisonnables et que les moyens de preuve exigés n'aient pas pour effet d'entraver le commerce entre États membres».
En matière de marque, vous avez jugé, par votre arrêt du 3 juillet 1974, Hag (Recueil 1974, p. 744, attendu no 16), que, «si, dans un tel marché, l'indication de l'origine d'un produit de marque est utile, l'information, à ce sujet, des consommateurs peut être assurée par des moyens autres que ceux qui porteraient atteinte à la libre circulation des marchandises».
Est-ce le cas en matière de lutte contre la concurrence déloyale? En particulier, en présence du caractère restrictif des exceptions admises par l'article 36 au principe fondamental que constitue la libre circulation, peut-on se contenter d'un simple risque de confusion, même indirect? L'article 36 justifie-t-il une mesure en apparence utile du point de vue de la protection de la propriété commerciale, mais dont les éléments restrictifs s'expliquent, au moins en partie, par le fait que, compte
tenu de la multiplicité des conflits ou collisions possibles entre marques, le juge veut réduire la complexité de sa tâche et s'épargner l'administration — toujours difficile — de la preuve d'une confusion effective en présumant l'existence d'un tel risque? Ne peut-on penser que le surcroît de travail qu'impliquerait la recherche d'une confusion effective ne dépasse manifestement pas les moyens raisonnables d'une juridiction normalement active? Bien souvent, d'ailleurs, les juges ont tendance, en
ce domaine, à sous-estimer les capacités de discernement du consommateur et le raisonnement fait par l'industrie des produits de marque ne sert qu'à camoufler des intérêts en matière de prix et de distribution. Beaucoup plus qu'à assurer une garantie de provenance, la marque est alors utilisée pour garantir la renommée acquise par un produit et pour empêcher la distribution d'un produit similaire dont la concurrence, sur le marché, serait dangereuse.
A supposer qu'il soit justifié d'interdire à Terrapin de faire du commerce en République fédérale sous sa marque et sous son nom commercial, il pourrait être ainsi excessif de ne pas lui permettre d'apporter des aménagements autres que ceux impliquant une renonciation pure et simple à son sigle actuel. Ne serait-il pas possible de prévoir l'adjonction d'un signe distinctif supplémentaire pour permettre une différenciation? Deux marques ressemblantes pourraient être ainsi suivies ou précédées d'un
autre signe indiquant leur provenance respective, ainsi que le suggérait la Commission dans la procédure administrative qui l'opposait à la firme Sirdar (lettre du 10 février 1975, produite en annexe IV au recours 34-75).
A l'opposé, on pourrait soutenir que, selon les prévisions du traité, ce n'est pas la libre circulation des marques, mais celle des marchandises qui s'impose. Cette liberté de circulation ne peut toutefois faire complètement abstraction du droit de marque, alors surtout que, de nos jours, les produits sont souvent inséparables des marques; c'est en tout cas ce à quoi tendent les efforts des opérateurs économiques, même de ceux qui vendent des produits dits «libres».
Certes, la société Terrapin pourrait exporter ses produits en République fédérale sous une autre marque, de même que Hag Brême l'a fait à une certaine époque, avant que vous ne fussiez saisis par le juge luxembourgeois du conflit qui l'a opposé à Van Zuylen. Mais, si on se place du point de vue de la firme britannique, l'utilisation d'une marque différente ne la priverait-elle pas — à son tour — du bénéfice de sa publicité puisqu'elle ne pourrait exporter tels quels les produits qu'elle vend dans
son propre pays? Dans sa décision du 5 mars 1975, Sirdar/Phildar (JO no L 125 du 16 mai 1975, p. 27), la Commission a estimé que la restriction à la concurrence résultant de l'accord de répartition de marchés entre les deux concurrents n'est pas éliminée par le fait que la société française peut, en application de l'accord, exporter des fils à tricoter dans le Royaume-Uni sous une marque autre que Phildar.
Mais, nous ne pensons pas que, statuant au titre de l'article 177 du traité, vous ayez compétence pour trancher toutes ces questions: l'appréciation de ce qui est indispensable aux fins de la protection des consommateurs et de la lutte contre la concurrence déloyale relève, à notre avis, au premier chef, des autorités nationales.
4. Nous ne méconnaissons pas ce que cet état de choses peut avoir d'insatisfaisant. Les modalités différentes des réglementations en matière d'enregistrement ou de déchéance de la marque, le caractère territorial de la protection que les tribunaux reconnaissent contre un concurrent déloyal, les concepts divergents en matière de critères de confusion ou de protection des consommateurs, pour ne pas dire le «nationalisme» des marques, risquent d'aboutir à des décisions diamétralement opposées. Les
exceptions à la libre circulation, justifiées par des raisons de protection de la propriété commerciale, sont susceptibles d'avoir une ampleur et une portée différentes selon les États membres. Mais, comme le dit fort justement Mr. Justice Graham dans son jugement du 13 mars 1975 sur l'affaire EMI/CBS, le droit communautaire se trouve encore, en ce qui concerne la propriété industrielle et commerciale — et, ajouterons-nous, la protection des consommateurs et la protection contre la concurrence
déloyale — dans un stade de formation; la solution du conflit entre droits nationaux territoriaux et libre circulation des marchandises n'a pas encore été élaborée de façon complète.
Des décisions parfois inconsistantes et illogiques pourront être rendues par les différentes juridictions concernées jusqu'au moment où un droit communautaire plus large aura remplacé les droits nationaux existants. Il est inéluctable qu'il en aille ainsi actuellement, sauf à créer un organisme juridictionnel communautaire régulateur, chargé d'arbitrer ces questions.
Dans l'état présent des textes, la Cour de justice ne saurait être cette juridiction suprême en matière de conflits de droit de marque. En disant ceci, nous ne songeons pas tant au risque de voir la Cour submergée par les questions préjudicielles relatives au droit de marque: il vous serait toujours possible en effet de confier à l'une de vos chambres le soin de juger cette catégorie d'affaires. Mais, comme vous l'avez vous-mêmes reconnu dans votre arrêt Portelange (9 juillet 1969, Recueil 1969,
p. 315), votre compétence est limitée, par l'article 177, à interpréter le droit communautaire impliqué dans les questions qui vous sont posées par les juridictions nationales. Vous ne sauriez trancher les faits ou vous prononcer sur le bien-fondé du litige au principal ni agir comme une cour suprême pour concilier les décisions contraires rendues par les juridictions des différents États membres: «l'article 177 du traité, basé sur une nette séparation des fonctions entre les juridictions
nationales et la Cour, ne permet à celle-ci ni de connaître des faits de l'espèce, ni de censurer les motifs des demandes en interprétation; la question de savoir si les dispositions ou les notions de droit communautaire dont l'interprétation est demandée sont effectivement applicables au cas d'espèce échappe à la compétence de la Cour et relève de celle de la juridiction nationale».
Vous avez repris cette considération dans votre arrêt du 30 avril 1974, Sacchi (Recueil 1974, p. 427, attendu no 3) en rappelant que l'article 177 était «basé sur une nette séparation des fonctions entre juridictions nationales et la Cour».
Dans l'état actuel de la Communauté qui, selon les agents du gouvernement allemand, «n'est pas encore arrivée au stade d'un État unitaire», ou, suivant l'ordonnance de la Cour constitutionnelle du 29 mai 1974, «n'est pas un État ni, en particulier, un État fédéral, mais une Communauté de nature particulière en voie d'intégration progressive», une «institution interétatique», il nous semble que la souveraineté des juridictions nationales ne peut être mise en cause.
Du reste, la solution que nous vous proposons nous paraît aller dans la ligne d'une jurisprudence déjà bien établie, par laquelle, statuant à titre préjudiciel, vous avez décliné votre compétence au profit des juridictions nationales.
C'est le cas en matière de classement tarifaire. Bornons-nous à citer votre arrêt Os-ram du 8 mai 1974 (Recueil 1974, p. 485-486):
«attendu que la question de savoir si les produits qui font l'objet du litige au principal répondent en fait à ces conditions concerne l'application plutôt que l'interprétation du TDC et relève, des lors, de la compétence du juge national;»
«attendu que, comme déjà relevé, il appartient au juge national de déterminer si les objets litigieux remplissent en fait les conditions pour être classés sous l'une ou l'autre position tarifaire, et que la Cour n'est compétente, en vertu de l'article 177 du traité CEE, que pour se prononcer sur l'interprétation des dispositions du tarif».
Vous en avez décidé de même, pour des qualifications d'une nature voisine de celles en cause dans la présente espèce, pour le degré d'attention que l'on est en droit d'escompter d'un négociant prudent et diligent (arrêt du 30 janvier 1974, Kampffmeyer, Recueil 1974, p. 111):
«qu'en l'absence d'une disposition de droit communautaire, il est du ressort de la juridiction nationale de dire si, compte tenu des circonstances de l'espèce, tel négociant a ou non exercé toutes les diligences utiles;»
«qu'il s'agit non d'une question d'interprétation, mais d'application réservée à la juridiction nationale».
En matière de compétition sportive, pour décider si, dans un sport déterminé, entraîneur et coureur constituent une équipe (arrêt du 12 décembre 1974, Walrave, Recueil 1974, p. 1419):
«qu'il appartient à la juridiction nationale de qualifier, au regard de ce qui précède, l'activité soumise à son appréciation».
En matière d'abus de concurrence de l'article 86 (arrêt du 30 avril 1974, Sacchi, Recueil 1974, p. 431):
«attendu que, dans la quatrième question, la juridiction nationale a cité un certain nombre de comportements susceptibles de manifester des abus au sens de l'article 86…»
«qu'il appartient, dans chaque cas, au juge national de constater l'existence de pareils abus et à la Commission d'y remédier dans le cadre de ses compétences»,
(arrêt du 21 mars 1974, BRT, Recueil 1974, p. 317-318):
«que le caractère excessif de telles stipulations doit être apprécié par le juge, compte tenu de l'effet produit par ces clauses tant en vertu de leur nature intrinsèque que de leur combinaison;»
«qu'il appartient également au juge d'apprécier si, et dans quelle mesure, les pratiques abusives éventuellement constatées se répercutent sur les intérêts des auteurs ou des tiers concernés en vue d'en tirer les conséquences sur la validité et l'effet des contrats litigieux ou de certaines de leurs clauses …»
«qu'il appartient donc au juge national de rechercher si une entreprise, qui invoque les dispositions de l'article 90, 2, pour se prévaloir d'une dérogation aux règles du traité, a été effectivement chargée par l'État membre de la gestion d'un service d'intérêt économique général».
En matière de sécurité sociale, à propos du cumul d'une prestation d'assurance maladie et d'une prestation d'assurance invalidité (arrêt du 15 mai 1974, Kaufmann, Recueil 1974, p. 524):
«qu'il appartient au juge national d'apprécier si, dans l'espèce, le risque d'un tel cumul se présente».
Enfin, en matière de force majeure (arrêt du 28 mai 1974, Pfützenreuter, Recueil 1974, p. 599):
«que, dans la limite de leur propre compétence, les juridictions nationales peuvent donc reconnaître l'existence d'un cas de force majeure non seulement lorsque la situation invoquée est comprise dans l'énumération du paragraphe 2 ou lorsqu'elle a été reconnue par les États membres en vertu du paragraphe 3, mais aussi dans d'autres cas».
Une interprétation différente risquerait d'ailleurs de préjuger des travaux relatifs à la marque européenne:
Dans l'état actuel de nos informations au jour où nous présentons ces conclusions, il résulte du texte publié par la Commission que, contrairement à la matière du brevet européen, c'est une Cour européenne des marques (prévue à l'article 4) qui aurait une compétence de cassation contre les décisions prises par la chambre de recours en matière d'examen et d'administration des marques (art. 99) et par la chambre des annulations en matière de déchéance et de nullité de marque européenne (art. 138),
et c'est cette même Cour européenne des marques qui, à l'occasion d'une procédure en contrefaçon de la marque européenne, aurait une compétence d'interprétation, tant de la convention que des dispositions communautaires arrêtées en exécution de celle-ci, ainsi que d'appréciation de validité de ces dispositions (art. 161), même s'il n'est pas exclu, selon le projet, que «cette institution sera rattachée à une Cour internationale déjà existante» (remarque 1 à l'article 4).
5. Cependant, cette situation n'est pas totalement irrémédiable. La solution peut être recherchée à différents niveaux.
En premier lieu, sur le terrain même de l'article 36, il ne faut pas que les interdictions ou restrictions justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale constituent un moyen de discrimination arbitraire et que la notion de «risque de confusion» soit appliquée, dans un même État, de façon discriminatoire selon la nationalité des entreprises: c'est ainsi que le risque de confusion, s'il existe dans un État, devrait être indistinctement retenu à l'égard de
toutes les sociétés nationales utilisant un même radical «fort» pour marquer des produits similaires à ceux de la firme d'un autre État. A cet égard, les juridictions des États membres, qui elles aussi assurent «le respect du droit dans l'interprétation et l'application du traité» (art. 164), doivent faire preuve d'une vigilance d'autant plus grande qu'elles restent souveraines pour interpréter la notion de «risque de confusion». De même, la protection accordée à ce titre ne doit pas constituer
une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres et nous pensons qu'une responsabilité toute spéciale incombe à cet égard à la Commission, qui est le mieux à même de dépister de telles restrictions.
Comme chacun des États membres (art. 170), elle pourrait, au cas où elle estimerait que la législation d'un État membre en matière de protection de la propriété industrielle et commerciale ou l'application qui en est donnée constitue un manquement à l'article 36, agir en vertu de l'article 169.
Il est toutefois un type de solution contre lequel on ne saurait trop mettre en garde: des entreprises prétendant utiliser des marques prêtant à confusion, vraie ou imaginaire, pour des produits similaires pourraient être tentées de s'entendre en se partageant le marché ou de procéder à des «regroupements». On risquerait alors d'aboutir à des pratiques contraires non plus à la concurrence loyale, mais à la concurrence tout court, qui est un domaine au moins aussi éminent que celui de la propriété
industrielle et commerciale. Si la Commission a ainsi donné son aval à certains accords de répartition des marchés (Nicholas Vitapointe/Vitapro, décision du 30 juillet 1964, JO no 13, du 26 août 1964, p. 2287), c'est qu'il s'agissait, à l'époque, d'un pays tiers. Mais depuis (voir la décision Sirdar/Phildar précitée), elle a clairement donné à entendre qu'elle interdirait ce type d'accord par lequel les intéressés procéderaient entre eux à une répartition territoriale des marchés.
De lege ferenda, dans le cadre des travaux relatifs à la marque européenne, il faudra prévenir les conflits et aménager les règles d'enregistrement et de publicité de façon à «étouffer dans l'œuf» les conflits éventuels avant qu'une marque ou un nom commercial, susceptible de créer une confusion avec une marque connue déjà protégée, ait pu acquérir une réelle consistance.
En outre, la possibilité devrait être ouverte au titulaire de la marque antérieure de réclamer, dans un certain délai, à partir du dépôt de la marque nouvelle, l'annulation de celle-ci si le dépôt a été effectué par un tiers de bonne foi. C'est ce à quoi s'emploie l'article 12 de l'avant-pro-jet de convention relatif à un droit européen des marques.
Mais, aucune solution n'est prévue pour les marques anciennes, à supposer que ne leur soit pas opposable la déchéance par défaut prolongé d'usage, et le projet européen laisse subsister des marques nationales indépendamment de la marque européenne.
Comme le dit la Commission, ce n'est donc pas le rapprochement des législations — dans l'état actuel des projets — qui permettra de résoudre le problème.
Il conviendrait encore de centraliser, dans chaque État membre, les juridictions appelées à connaître des actions en concurrence déloyale ou visant à protéger les consommateurs.
Enfin, pour éviter que l'appréciation portée sur l'existence d'un risque de confusion entre deux marques diffère, au même moment, d'un pays à l'autre — ce qui pourrait entraîner des détournements de trafic —, il faudrait que les juridictions d'un État tiennent compte des faits et décisions intervenus dans les autres États, puisque ces faits et décisions forment, en réalité, dans le cadre du marché commun, une unité avec les situations dont elles ont à connaître.
On pourrait s'inspirer, à cet égard, de la déclaration commune jointe au protocole concernant l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale et organiser, en liaison avec cette Cour de justice, un échange d'informations concernant les décisions rendues par les juridictions nationales dans la matière qui nous intéresse.
On mesure ainsi l'ampleur de la tâche et nous ne pouvons malheureusement pas partager l'optimisme du professeur Beier.
Transposant ce que disait l'arrêt Parke Davis du 29 février 1968 (Recueil 1968, p. 109), il faut donc se résigner à constater qu'aussi longtemps que les règles relatives à la protection contre la concurrence déloyale et à la protection des consommateurs n'auront pas été unifiées dans le cadre de la Communauté, les entraves à la libre circulation des produits dues à une appréciation différente du degré qu'il faut reconnaître à ces protections constitueront un fait non critiquable en lui-même, sous
réserve des abus auxquels ces protections pourraient donner lieu.
Il ne saurait donc être question de procéder, sous le couvert de l'interprétation des dispositions relatives à l'élimination des restrictions quantitatives, à une unification du droit des marques et de la protection de la propriété industrielle et commerciale, même en puisant dans les principes généraux du droit communs aux États membres, encore moins à une unification du droit de la concurrence déloyale et de là protection des consommateurs en privant d'effet les interprétations des juges
nationaux expérimentés et outillés en ce domaine.
En dehors d'un rappel des dispositions finales de l'article 36, vous n'aurez pas, dans la présente affaire, à définir les principes dont doit s'inspirer leur appréciation. Les critères à retenir pour déterminer s'il y a un risque de confusion doivent non pas être tirés de l'ordre juridique communautaire, mais appliqués de façon uniforme, ce qui est une notion toute différente.
Dans ces conditions, nous concluons à ce que vous disiez pour droit que les articles 30 et 36 ne font pas obstacle à ce qu'une juridiction nationale, se fondant sur la protection contre la concurrence déloyale et sur la protection des consommateurs, enjoigne à une entreprise de s'abstenir de commercialiser dans un État membre un produit sous une marque légalement apposée dans un autre État membre, mais risquant de prêter à confusion avec des produits similaires vendus sous une marque ressemblante
par une autre entreprise du premier de ces États, lorsqu'il n'existe aucun lien entre les entreprises intéressées et que leurs droits à la marque sont nés indépendamment dans des États membres différents, à moins que cela ne constitue une discrimination arbitraire, ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres.