CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 26 MAI 1976
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Depuis l'entrée en vigueur du règlement Euratom, CECA, CEE no 1473/72 (JO no L 160 du 16 juillet 1972, p. 1), le régime des voies de recours prévu par le statut des fonctionnaires comporte, en son article 91, paragraphe 3, 2e tiret, une disposition en vertu de laquelle, lorsqu'une décision explicite de rejet d'une réclamation intervient dans le délai de 3 mois dont dispose un fonctionnaire pour former un recours contre le rejet implicite réputé acquis à l'expiration d'un délai de 4 mois à compter du
jour de l'introduction de sa réclamation, cette décision fait à nouveau courir le délai de recours contentieux dont aurait disposé ce fonctionnaire pour saisir la Cour de justice au cas où une décision explicite de refus lui aurait été initialement notifiée.
La lettre du 3 mars 1975, enregistrée le M. Jänsch a introduit une réclamation précontentieuse, conformément à l'article 90, paragraphe 2, du statut, de l'application à son cas des «modalités de procédure préalables aux décisions du changement de catégorie, de B en A, sur les fonctionnaires des cadres scientifique ou technique».
La Commission ne donna aucune réponse à cette réclamation dans les 4 mois qui suivirent son enregistrement Dès lors, une décision implicite de rejet devait être réputée acquise le 7 juillet 1975. M. Jänsch disposait donc de 3 mois, soit jusqu'au 7 octobre 1975, pour vous saisir s'il entendait donner un tour contentieux à son affaire.
Mais, le 2 octobre 1975, le commissaire chargé des problèmes de personnel a pris, au nom de la Commission, une décision explicite de rejet de la réclamation précontentieuse de M. Jänsch. Cette décision fut transmise de Bruxelles à Luxembourg en vue de sa notification au requérant par la voie hiérarchique.
Toutefois, celui-ci n'en a pris connaissance, à son lieu de travail à Luxembourg, que le 16 octobre 1975 en raison du fait qu'il se trouvait en congé du 29 septembre au 15 octobre.
Contre cette décision explicite de rejet, le requérant a alors formé un recours qui a été enregistré au greffe le 16 janvier 1976.
La Commission excipe de l'irrecevabilité du recours, quelle que soit la date à laquelle on se place pour prendre en compte la décision explicite incriminée:
— si c'est la date de l'intervention de cette décision qui est susceptible de rouvrir le délai de recours, cette décision étant «intervenue» le 2 octobre 1975, le requérant, qui ne vous a saisis que le 16 janvier 1976, serait forclos puisqu'il aurait dû le faire avant le 3 janvier;
— si, au contraire, c'est la notification de la décision qui est susceptible de rouvrir le délai de recours, cette notification, ayant eu lieu le 16 octobre, donc après l'expiration du délai dans lequel la décision implicite devait être attaquée, n'a fait que confirmer cette décision implicite et n'a pu faire courir un nouveau délai.
Ce n'est pourtant ni l'une ni l'autre de ces solutions que nous retiendrons, pour notre part.
S'il est souhaitable et théoriquement possible qu'une décision soit prise et notifiée à son destinataire le même jour, il en va dans la réalité rarement ainsi. La meilleure preuve en est que les textes de procédure prennent soin de dissocier la date d'adoption d'une décision de celle de sa notification à son destinataire.
Il serait contraire à l'esprit de la disposition sus-rappelée du statut de ne pas procéder à cette dissociation: si l'organisation des voies de recours dans le domaine de la fonction publique communautaire témoigne d'une tendance à restreindre autant que possible l'afflux des litiges devant votre Cour, elle ne saurait du moins avoir pour effet d'éliminer toute possibilité de recours. L'interprétation donnée par la Commission nous paraît en tout cas contraire à l'esprit de la réforme de 1972 qui,
pour quelque raison que ce soit, visait à prolonger les délais de recours, même en cas de décision négative.
Certes, comme l'expose avec raison la Commission, il peut s'écouler un temps assez long entre l'intervention d'une décision et sa notification, ce qui est susceptible de créer une incertitude juridique. Mais le législateur communautaire lui-même (PSC CEEA, article 43) a prévu qu'«aucune déchéance tirée de l'expiration des délais ne peut être opposée lorsque l'intéressé établit l'existence d'un cas fortuit ou de force majeure».
Il est clair qu'en l'espèce on se trouve en présence d'un cas fortuit, peut-être dû à la dispersion des lieux de travail des institutions, mais qui ne tient pas au fait du requérant et qui n'a pas non plus été occasionné ou facilité par lui puisqu'il en aurait été la première victime. Il nous paraîtrait donc peu équitable de ne pas lui accorder le bénéfice des dispositions de l'article 91, paragraphe 3, 2e tiret, du statut
Ce n'est pas en effet par caprice, ni pour une raison de convenance purement personnelle, que le requérant n'a pu être touché en temps utile. S'il s'est trouvé absent de son lieu de travail habituel, à Luxembourg, du 29 septembre au 15 octobre, c'est qu'il avait été admis à participer à une préparation accélérée aux épreuves d'un concours interne pour traducteurs adjoints, ayant Luxembourg comme lieu d'affectation, préparation organisée par l'administration elle-même, dans ses propres locaux à
Luxembourg. L'écrit de ce concours s'est déroulé les 6 et 7 octobre à Bruxelles, dans les locaux de la Commission.
Pour participer à ce concours, le requérant n'a point eu besoin de présenter une demande écrite de congé, le «Courrier du Personnel» no 49 du 7 juillet 1975 prévoyant une «libération de service automatique» pour tous les candidats admis à se préparer audit concours (2 jours de concours + 4 jours pour préparation). En conséquence, aucun jour n'a été imputé sur son congé annuel; aucune mention ne figure à ce titre sur sa «fiche individuelle des congés annuels et spéciaux» et celle-ci ne comporte
aucune indication concernant son adresse pendant le congé.
Dans ces conditions — et bien que ceci nous paraisse en vérité surabondant — il nous semble que le requérant était censé être resté en fonctions pendant le déroulement des épreuves et que l'administration avait en tout cas le moyen de savoir où il se trouvait et de lui faire tenir sa réponse avant le 7 octobre 1975, si, comme tout permet de le penser, elle entendait, en prenant une décision explicite, ouvrir un nouveau délai de recours contentieux.
Il nous paraît que, lorsque, comme en l'espèce, une décision explicite de refus intervient, c'est-à-dire est adoptée par l'autorité investie du pouvoir de nomination, avant l'expiration du délai de recours contentieux ouvert contre une précédente décision implicite, c'est la notification de cette décision explicite qui fait courir un nouveau délai. En effet, seule la notification permet au fonctionnaire de prendre utilement connaissance de l'existence de la décision, de la date à laquelle celle-ci a
été prise ainsi que des motifs par lesquels l'administration entend la justifier légalement Dès lors, si cette notification a été retardée en raison d'un cas fortuit ou de force majeure, c'est la date de la notification qui constitue le point de départ du nouveau délai de recours contentieux ouvert à l'intéressé.
C'est seulement dans le cas où la décision explicite de rejet n'interviendrait qu'après l'expiration du délai de trois mois après naissance d'une décision implicite que le rejet explicite devrait être réputé purement confirmatif de la décision implicite et que, dès lors, il ne pourrait rouvrir le délai du recours contentieux.
Subsidiairement, nous pensons que, si la forclusion devait être opposée au recours, le requérant serait en droit de se prévaloir d'un mauvais fonctionnement des services pour demander réparation sur le terrain du contentieux de la responsabilité.
L'allégation de la Commission, selon laquelle le recours n'aurait pas été précédé d'une réclamation précontentieuse conformément à l'article 90, paragraphe 2, du statut, ne nous paraît pas fondée puisque la lettre de l'administration du 2 octobre 1975 se réfère, selon ses termes mêmes, à la «réclamation précontentieuse» du 3 mars de la même année.
Quant à l'examen de l'intérêt que présente, pour le requérant, le moyen tiré de l'illégalité des «modalités de procédure», établies en 1974, et de l'article 92 du statut ainsi que de son bien-fondé, il relève de l'examen au fond.
Nous concluons au rejet de l'exception d'irrecevabilité opposé à ce stade par la Commission et à ce que les dépens afférents à cette phase de la procédure soient mis à sa charge.