CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. JEAN-PIERRE WARNER,
PRÉSENTÉES LE 6 JUILLET 1976 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Vous avez à statuer sur une triste affaire dont vous a saisi, par le biais d'une question préjudicielle, la Cour de cassation de Belgique devant laquelle a été formé un pourvoi en cassation à l'encontre d'un arrêt rendu par la Cour du travail de Liège.
Le demandeur au pourvoi est un certain Pietro Triches et la défenderesse est la Caisse de compensation pour allocations familiales de la région liégeoise.
Le demandeur est né en 1923 et il a deux enfants. Il est de nationalité italienne. Il a travaillé en Italie dans le secteur de la construction, de 1938 à 1945, puis en Belgique comme ouvrier-mineur, de 1946 à 1960. Il est devenu invalide en 1960 et a eu ainsi droit à une pension d'invalidité, d'une part, en Belgique et, d'autre part, par la voie de la totalisation et de la proratisation, en Italie. Ce n'est pas son droit au versement de ces deux pensions qui est contesté, mais ses allocations
familiales.
Il n'y a pas eu de difficulté jusqu'en 1962. Le demandeur au pourvoi est resté en Belgique et a perçu les allocations familiales auxquelles il pouvait prétendre en vertu du droit belge.
Mais il est retourné en Italie en 1962. L'organisme belge de sécurité sociale intéresse, défendeur au pourvoi, a alors cessé de lui verser ses allocations familiales. Le représentant de la Commission nous a précisé qu'il devait s'agir d'une erreur mais, si tel était le cas, cela ne serait pas surprenant parce que la réglementation communautaire pertinente qui était alors applicable était d'une complexité telle qu'elle était inapplicable en pratique. Il s'agissait principalement de l'article 42,
paragraphe 2, du règlement no 3, complété par l'article 42, paragraphe 3, de ce même règlement et par certaines dispositions du règlement no 4, en particulier les articles 69 et 70. Il résultait de cette réglementation que le demandeur pouvait sans doute exiger qu'une fraction de ses allocations familiales belges continue de lui être versée. Il n'a toutefois reçu aucune prestation à ce titre.
Le 18 décembre 1973, le Conseil a arrêté le règlement CEE no 1/64 qui est entré en vigueur le 1er février 1964.
Le préambule du règlement no 1/64 définissait son objectif dans les termes suivants:
«considérant que le mode de calcul des allocations familiales pour les … enfants de titulaires de pensions ou de rentes prévu à l'article 42 du règlement no 3 et aux articles 69 et 70 du règlement no 4 s'est révélé d'une application trop complexe et qu'il convient de remplacer le système actuel par un système plus simple» (JO du 8 janvier 1964, p. 1).
Cette simplification a été notamment obtenue par la substitution d'un nouvel article 42 à l'ancien article du règlement no 3. Le principe sous-jacent à ce nouvel article était qu'un seul État membre devait être chargé du versement des allocations familiales au titulaire de la pension.
Dans le cas d'une personne ayant droit à une pension en vertu de la législation d'un seul État membre, le paragraphe 1 du nouvel article stipulait:
«Les bénéficiaires d'une pension ou d'une rente due en vertu de la législation d'un seul État membre et qui résident sur le territoire d'un autre Etat membre ont droit aux allocations familiales conformément aux dispositions de la législation du pays débiteur de la pension ou de la rente comme s'ils résidaient dans ce pays» (JO du 8 janvier 1964, p. 1).
Dans le cas d'un titulaire de pensions dues en vertu de la législation de plusieurs États membres, le paragraphe 2 prévoyait que:
«Les bénéficiaires de pensions ou de rentes dues en vertu de la législation de plusieurs États membres ont droit aux allocations familiales conformément aux dispositions de la législation
a) du pays de leur résidence, s'ils résident sur le territoire d'un État membre où se trouve l'une des institutions débitrices de leurs pensions ou de leurs rentes;
b) de l'État membre où ils ont accompli leur plus longue période d'assurance-vieillesse, s'ils résident sur le territoire d'un État membre où ne se trouve aucune des institutions débitrices de leurs pensions ou de leurs rentes, comme s'ils résidaient sur le territoire du premier État» (JO du 8 janvier 1964, p. 1).
Le paragraphe 2 comportait également un alinéa destiné à tenir compte du fait que dans certains États membres (et en particulier en Italie) les titulaires de pensions n'ont pas droit à des allocations familiales proprement dites mais à des suppléments de pension pour enfants à charge. L'objet de cet alinéa était d'assurer que ces suppléments de pension ne fassent pas l'objet de la proratisation mais soient au contraire intégralement perçus par le titulaire de pensions relevant du paragraphe 2.
On serait tenté de croire que ces dispositions étaient assez simples pour pouvoir s'appliquer aisément au cas du demandeur. En effet, il n'y a actuellement aucune contestation sur le point de savoir comment (à supposer qu'elles avaient été légales) elles auraient dû lui être appliquées. Puisqu'il avait droit à une pension d'invalidité aussi bien en Belgique qu'en Italie et qu'il résidait en Italie, le demandeur relevait du paragraphe 2, a), et pouvait prétendre en conséquence au paiement intégral
des suppléments de sa pension italienne au titre de ses enfants à charge mais non au versement des allocations familiales belges.
Ce n'est cependant pas ce qui s'est produit. Par suite d'erreurs et de retards de l'administration, qui ne semblent pas imputables au demandeur lui-même, son droit à la pension d'invalidité italienne et aux suppléments qui lui étaient dus en conséquence n'a pas été liquidé avant 1969. Dans l'intervalle, la défenderesse a considéré le demandeur comme n'ayant droit qu'à une pension belge et comme pouvant donc prétendre, en vertu du paragraphe 1 du nouvel article 42, au versement d'allocations
familiales belges qu'elle lui a payées au titre de la période comprise entre le 1er février 1964 et le 31 mars 1969.
En 1969, l'organisme italien compétent a octroyé au demandeur une pension d'invalidité proportionnelle à la période d'emploi qu'il avait accomplie en Italie et majorée de suppléments pour ses enfants à charge, le tout prenant rétroactivement effet en 1960. La Commission affirme qu'en liquidant les suppléments de pension, cet organisme leur a, à tort, appliqué la proratisation. Quoi qu'il en soit, tel n'est pas l'objet du présent litige.
Le demandeur affirme que l'octroi de cette pension italienne a eu pour effet la réduction rétroactive de sa pension belge à concurrence du montant de sa pension italienne, de sorte qu'il n'a tiré aucun avantage de cet octroi. Il ne précise cependant pas la raison en vertu de laquelle la réduction a été effectuée. On en est réduit à se demander si elle était compatible avec le principe posé par les décisions de la Cour telles que celle rendue dans l'affaire 24-75 Petroni ONPTS (Recueil 1975,
p. 1149). Mais de nouveau, tel n'est pas l'objet du présent litige.
Le grief formulé en l'espèce par le demandeur est que l'octroi de la pension italienne a entraîné l'arrêt des versements de ses allocations familiales belges et d'autre part la revendication par la défenderessse du droit au remboursement du montant des allocations familiales qu'elle lui avait versées du 1er février 1964 au 31 mars 1969. Il semble que la défenderesse recouvre cette somme par voie de déductions mensuelles de 10 % prélevées sur la pension belge réduite.
Aussi bien devant le tribunal de première instance qu'en appel devant la Cour du travail de Liège, le demandeur a prétendu, en invoquant certaines dispositions transitoires du règlement no 1/64, que la défenderesse était tenue de lui verser la différence entre les suppléments de sa pension italienne et le montant, sensiblement plus élevé, des allocations familiales belges. Cette prétention a été rejetée tant par le tribunal que par la Cour du travail et le demandeur a renoncé à la faire valoir
devant la Cour de cassation.
Devant cette juridiction, le demandeur a contesté la validité du nouvel article 42, paragraphe 2, du règlement no 3 au motif qu'il était incompatible avec les articles 3, 48, 51 et 117 du traité dans la mesure où il avait pour effet de créer des inégalités entre les travailleurs, ce qui constituait un obstacle à la libre circulation des personnes à l'intérieur de la Communauté. C'est sur cette question ainsi soulevée que la Cour de cassation nous a invités, Messieurs, à rendre une décision
préjudicielle.
Des observations écrites que le demandeur a déposées devant votre Cour et celles qui ont été présentées, à l'appui de ses conclusions, par la République italienne, n'ont pas permis d'établir si c'était le principe posé par l'arrêt Petroni qui était invoqué au nom du demandeur. Il a cependant transparu au cours de l'audience que tel n'était pas le cas. Au cours de celle-ci, le représentant du demandeur a en effet admis que, sur la base de la seule législation belge, les allocations familiales ne sont
dues qu'aux personnes résidant en Belgique. Aussi bien l'article 42, paragraphe 2, ne pourrait être considéré comme ayant entendu priver le demandeur d'un droit que cette législation lui avait attribué. La Commission a souscrit à cette thèse.
Afin d'expliciter son argumentation, le représentant du demandeur a donné un exemple consistant à comparer les droits de deux travailleurs frappés tous les deux d'une invalidité en Belgique et allant ensuite tous les deux vivre en Italie. Si l'on suppose, a-t-il affirmé, qu'un de ces travailleurs ait seulement exercé son activité en Belgique pendant 10 ans alors que l'autre aurait été employé pendant cinq ans en Italie puis pendant dix ans en Belgique, le premier aurait seulement droit à une pension
belge mais il pourrait prétendre (en raison de l'article 42, paragraphe 1) au versement des allocations familiales belges. Le deuxième aurait droit à une pension italienne et à une pension belge, mais en vertu de l'article 42, paragraphe 2, lettre a, il ne pourrait bénéficier du chef de ses enfants à charge que des suppléments de pension italiens dont le montant est inférieur.
Nous estimons que l'argumentation fondée sur cet exemple n'est pas convaincante. Sauf erreur de notre part, le total des pensions belge et italienne ainsi que des suppléments de pension italiens perçus par le deuxième travailleur pourrait être supérieur au total de la pension et des allocations familiales belges obtenues par le premier.
Le règlement no 1/64 se caractérise essentiellement en ce qu'il était destiné, comme nous l'avons montré, à simplifier le système et à lui permettre de fonctionner en pratique, en désignant la législation d'un État membre particulier comme la législation applicable dans le cas de n'importe quel titulaire de pension déterminé. Les critères qu'il a définis dans le but d'opérer ce choix nous semblent raisonnables, en particulier le critère de la résidence dans une hypothèse relevant du nouvel
article 42, paragraphe 2, lettre a. Des «inégalités» étaient inévitables, quel que soit le critère prescrit. Au cours de l'audience, le représentant du demandeur a prétendu que le critère de l'État membre dans lequel le travailleur intéressé avait été assuré en dernier lieu aurait été meilleur. Il ne fait aucun doute qu'une telle solution aurait été satisfaisante pour le demandeur, mais elle aurait provoqué, elle aussi, des inégalités. Pour le démontrer, il ne serait pas difficile d'imaginer un
exemple opposé à celui qui a été donné par le représentant du demandeur.
En vérité, ainsi que la Commission l'a relevé, le fond du problème réside dans les divergences existant entre les systèmes d'allocations familiales des différents États membres. La coordination théoriquement idéale de ces régimes qui a été tentée dans le cadre de l'article 42 du règlement no 3 dans sa version originaire a échoué parce qu'elle donnait lieu à des complications excessives, ainsi que l'atteste le sort dévolu aux allocations familiales du demandeur entre 1962 et 1964.
Mais la véritable question qui se pose en l'espèce consiste à savoir si l'un quelconque des articles du traité invoqués par le demandeur interdisait au Conseil de légiférer comme il l'a fait en arrêtant le règlement no 1/64.
Le demandeur invoque en premier lieu les articles 3 et 48 du traité et en particulier l'article 3, c), et l'article 48, paragraphe 3, lettre b). La première de ces dispositions stipule que l'action de la Communauté comporte «l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes» et la deuxième que la libre circulation des travailleurs comporte le droit (sous réserve de certaines limitations dépourvues de pertinence en l'espèce) «de se déplacer librement sur le
territoire des États membres» aux fins de répondre «à des emplois effectivement offerts». Le demandeur prétend que le règlement no 1/64 a contrevenu à ces dispositions en ce qu'il pourrait dissuader une personne de retourner dans son propre pays après avoir travaillé dans un autre État membre. Il se peut très bien, Messieurs, qui si une personne estime que sa situation financière sera meilleure si elle reste dans un État membre déterminé où elle a travaillé au lieu de retourner dans l'État membre
qui est son pays d'origine, elle choisisse cette première solution. Mais il serait selon nous fantaisiste de conclure qu'un règlement qui a omis de prévenir cette situation éventuelle est incompatible avec l'article 3, c), ou l'article, 48, (3), b).
Le demandeur invoque ensuite l'article 51 du traité et notamment son paragraphe b). Comme vous vous en souvenez, cet article dispose que:
«Le Conseil … adopte dans le domaine de la sécurité sociale les mesures nécessaires pour l'établissement de la libre circulation des travailleurs en instituant notamment un système permettant d'assurer aux travailleurs migrants et à leurs ayants-droit:
a) la totalisation, pour l'ouverture et le maintien du droit aux prestations, ainsi que, pour le calcul de celles-ci, de toutes périodes prises en considération par les différentes législations nationales;
b) le paiement des prestations aux personnes résidant sur les territoires des États membres».
L'argumentation du demandeur semble consister à prétendre que, dans la mesure où une personne a acquis un droit à une prestation de sécurité sociale spécifique lorsqu'elle résidait dans un État membre particulier, l'article 51, b), lui donne droit au versement de cette prestation dans n'importe quel autre lieu de la Communauté où elle peut établir sa résidence. La thèse est séduisante, mais nous estimons qu'elle va trop loin. L'article 51, b), est libellé en termes très généraux et selon nous il
confère au Conseil un large pouvoir d'appréciation. Il a pour objet d'obliger le Conseil à instituer un système de paiement des prestations sur tout le territoire de la Communauté mais sans lier, selon nous, le Conseil quant à la nature des prestations à verser dans les cas particuliers, dans le cadre de ce système.
Enfin, le demandeur se fonde sur l'article 177 du traité. Cette disposition est la première du titre III du traité intitulé «La politique sociale» et elle est libellée comme suit:
«Les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l'amélioration des conditions de vie et de travail de la main d'oeuvre permettant leur égalisation dans le progrès.
Ils estiment qu'une telle évolution résultera tant du fonctionnement du marché commun, qui favorisera l'harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par le présent traité et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives.»
Cet article a plutôt, selon nous, la nature d'une déclaration d'intention et d'une profession de foi de la part des États membres. Des directives arrêtées en application de cette disposition pourraient avoir pour effet l'octroi, au profit des particuliers, de droits qu'ils peuvent faire valoir devant les juridictions des États membres. Mais en l'absence de telles directives, nous ne pensons pas que cet article pouisse être éventuellement interprété comme créant des droits que les particuliers
peuvent invoquer devant ces juridictions ou devant la Cour.
En définitive, nous estimons malheureusement que la thèse du demandeur ne saurait aboutir. Nous disons «malheureusement», parce qu'il nous semble vraiment qu'il ait subi un préjudice. Mais nous souscrivons aux conclusions que le représentant de la Commission a présentées à l'audience et selon lesquelles les déboires du demandeur semblent dus non pas au règlement adopté par le Conseil mais aux carences des organismes de sécurité sociale nationaux intéressés et en particulier à celles de la
défenderesse. Si la Commission devait établir, sur la base d'une éventuelle enquête complémentaire, qu'il en a été effectivement ainsi, elle pourrait trouver dans l'article 169 du traité le moyen de remédier à la situation.
Mais en ce qui concerne la question posée par la Cour de cassation de Belgique, nous pensons que vous ne pouvez y répondre qu'en déclarant que l'examen de la question n'a pas révélé d'élément de nature à affecter la validité de l'article 42, paragraphe 2, du règlement no 3, tel qu'il a été modifié par le règlement du Conseil no 1/64.
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( 1 ) Traduit de l'anglais.