CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 15 SEPTEMBRE 1976
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
I. Voici donc la première affaire dont vous êtes régulièrement saisis en application du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire, texte qui est en vigueur dans les relations, entre les six États membres originaires de la Communauté économique européenne depuis le 1er septembre 1975.
Les faits qui sont à la base de cette affaire peuvent être résumés comme suit.
L'entreprise allemande Dunlop AG, de Hanau, a commandé sur échantillon, le 29 avril 1971, un certain nombre de combinaisons de ski à l'entreprise italienne Industrie Tessili, de Côme. La firme italienne confectionna les articles en question et les expédia le 31 juillet 1971, par l'intermédiaire d'un transporteur désigné par la firme allemande. Celle-ci les reçut le 18 août 1971. En même temps qu'elle expédiait la marchandise, la firme italienne établit une facture qui parvint à la firme allemande
dès le 3 août 1971.
Un différend étant né entre les parties à l'opération quant à la conformité de la marchandise aux spécifications de la commande, l'entreprise allemande a assigné son fournisseur devant le Tribunal régional de Hanau. On ne sait pas exactement ce qu'elle demande: soit la résolution de la transaction, soit le paiement de dommages-intérêts. Toujours est-il que la cause de son action réside dans l'exécution défectueuse de l'obligation contractée par la firme italienne. Celle-ci a bien comparu devant
le tribunal allemand, mais pour contester la compétence de celui-ci.
Cette juridiction a constaté que les parties, lors de leurs tractations, l'avaient valablement choisie comme le for compétent pour connaître des différends qui viendraient à surgir à l'occasion de leur transaction et, statuant à titre interlocutoire, elle a rejeté l'exception d'incompétence.
L'entreprise italienne a alors fait appel de cette décision auprès du tribunal régional supérieur (cour d'appel) de Francfort. Cette dernière juridiction incline à penser que les parties n'ont pas valablement conclu d'accord d'élection de for au sens de l'article 17 de la convention. Étant donné que le demandeur, n'a pas attrait le défendeur devant une juridiction de l'État où ce dernier est domicilié (selon la disposition générale de l'article 2 de la convention) et qu'il n'existe aucune
compétence exclusive ratione materiae au profit d'une juridiction d'Italie plutôt que d'une juridiction de la république fédérale d'Allemagne, la cour d'appel de Francfort estime que le tribunal de Hanau ne peut être compétent que s'il est «le tribunal du lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée», au sens que vous donnerez à cette expression. Il n'est point besoin de souligner l'importance de la réponse que vous êtes appelés à fournir, puisque l'on peut présumer que les litiges issus
d'obligations contractuelles constitueront une bonne part du contentieux relevant de la convention.
II. Le problème des conflits de juridictions n'est pas nouveau dans les six États membres originaires de la CEE. C'est précisément pour tenter d'apporter une solution à la «détermination de la compétence de leurs juridictions dans l'ordre international» que la convention a été passée entre ces six États. Le préambule expose l'idée directrice qui a inspiré ses auteurs, à savoir le souci de «renforcer dans la Communauté la protection juridique des personnes qui y sont établies».
En matière contractuelle, la détermination de la juridiction compétente — de même que la détermination de la loi applicable au contrat — peut être opérée selon des règles rigides ou selon des dispositions plus souples. Pour nous limiter au droit privé des six États membres originaires, la solution des conflits de juridictions en ce domaine varie:
— tantôt les législations retiennent à la fois le lieu de conclusion ou de naissance du contrat ou de l'obligation et celui de leur exécution (Belgique, Italie);
— tantôt elles donnent compétence, en matière de vente commerciale, au tribunal dans le ressort duquel la promesse a été faite et la marchandise livrée par le vendeur, ou au tribunal dans le ressort duquel le paiement devait être effectué par l'acheteur (France, Luxembourg);
— tantôt elles n'admettent, en toute matière, que la juridiction du lieu d'exécution (RFA);
— tantôt, enfin, elles ignorent complètement tout critère de rattachement à la conclusion ou à l'exécution du contrat (Pays-Bas).
Le droit conventionnel présente, lui aussi, les solutions les plus variées et c'est la raison pour laquelle l'article 55 de la convention dispose qu'en principe elle «remplace entre les États qui y sont parties» toute une série d'accords bilatéraux qu'elle énumère.
Quels que soient les arguments qui ont motivé leur choix: souci d'éviter le «dépeçage» de la compétence entre la juridiction du lieu de conclusion du contrat pour les litiges ayant trait à sa formation et à ses effets et entre la juridiction du lieu d'exécution pour les litiges relatifs à cette exécution, opportunité de donner compétence à la juridiction de l'Etat où l'exécution forcée du jugement portant sur la livraison devra être demandée et où sont situés les biens qui doivent être transmis,
les travaux préparatoires, les commentaires de la doctrine et le texte de la convention montrent sans ambages que ses auteurs ont opté, en toute matière, pour le critère du «lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée». Ils ont considéré que l'exécution constituait l'élément qui caractérise le mieux l'ensemble de l'opération et que le critère de sa localisation devait être retenu: en conséquence, son article 5, 1o, parle du «lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée». De même, en
matière quasi délictuelle, c'est le «lieu où le fait dommageable s'est produit» qui a été choisi, ce qui ne laisse pas de poser certains problèmes dont vous aurez prochainement à connaître.
III. Si la disposition de l'article 5, 1o, a un caractère matériel particulièrement important, souligné par l'emploi du singulier («l'obligation»), l'apparente simplicité et l'unicité de ce critère ne doivent cependant pas faire illusion. D'abord, ce critère doit être adapté en fonction de la multiplicité possible des lieux d'exécution; il arrive en effet fréquemment qu'un même contrat doit être exécuté dans plusieurs pays. Mais surtout, ce critère varie selon le type particulier d'obligation en
cause. Il convient donc, dans un premier temps, de définir le rapport de droit ou le contrat à l'occasion duquel le litige au principal est né. À cet égard — sans préjudice bien entendu du pouvoir du juge national de qualifier les faits qui lui sont soumis —, il nous semble que ce litige est né à l'occasion d'une «vente internationale d'objets mobiliers corporels» au sens de la loi uniforme portant sur cette matière, annexée à la convention de la Haye du 1er juillet 1964, c'est-à-dire d'une
«vente à livrer» ou d'un «contrat de livraison d'objets mobiliers corporels à fabriquer ou à produire», le vendeur ayant à fournir tous les éléments nécessaires à cette fabrication ou production ou, du moins, l'acheteur n'ayant pas à fournir une partie essentielle des éléments qui y sont nécessaires. Ces qualifications sont celles de la convention de La Haye du 15 juin 1955 sur la loi applicable aux ventes à caractère international d'objets mobiliers et de la convention de La Haye du 1er
juillet 1964 relative au même sujet. Ce dernier texte n'était pas encore en vigueur, à l'époque des faits, dans les rapports entre l'Italie et la république fédérale d'Allemagne, mais il l'est depuis.
En second lieu, il faut faire une distinction, en cas de contrat synallagmatique, selon que l'on envisage les choses du point de vue d'un cocontractant ou de l'autre, par exemple en cas de vente — qualification qui nous paraît recouvrir la transaction de l'espèce — selon que l'on se place du point de vue du vendeur ou de l'acheteur. Les auteurs de la Convention eux-mêmes ont fait cette distinction en matière de vente et prêt à tempérament (articles 14 et 15).
Cette distinction entre les obligations du vendeur et les obligations de l'acheteur est d'ailleurs reprise par la loi uniforme sur la vente internationale des objets mobiliers corporels que les auteurs de la convention avaient certainement présente à l'esprit. Dans une opération de ce type,
le vendeur s'oblige:
1) à effectuer la délivrance,
2) à remettre les documents,
3) à transférer la propriété.
L'acheteur, pour sa part, s'oblige:
1) à payer le prix
2) à prendre livraison de la chose.
Le but des parties est, pour l'une, de vendre et de livrer son produit, pour l'autre d'acheter, de payer le prix et de prendre livraison de la chose: le lieu où l'obligation doit être exécutée est le lieu où la prestation caractéristique doit être fournie.
De ces trois obligations du vendeur, celle dont l'exécution est caractéristique ou typique du contrat de vente, c'est, du point de vue de l'acheteur, la livraison ou la délivrance de la chose et c'est donc le lieu de la livraison, dans l'hypothèse d'une demande en justice de l'acheteur, qui doit déterminer la juridiction compétente.
IV. Mais, convient-il de «morceler» ou de «dépecer» encore davantage le lieu de l'exécution de l'obligation, et de rechercher où doit être exécuté le paiement d'une créance résultant d'une résolution d'un contrat de vente aux torts du vendeur et où doit être exécutée la restitution de la chose vendue, si c'est bien là l'objet du litige devant le juge du fond? Telle est la véritable question qui préoccupe en réalité la Cour de Francfort. Comme l'obligation contractuelle a été exécutée et comme le
litige a trait au caractère défectueux de cette exécution, elle se demande si l'expression «l'obligation doit être exécutée» peut se rapporter à l'obligation de remplacement en laquelle se résoudrait, éventuellement, l'inexécution de l'obligation principale.
Selon une première thèse, s'il est exact que c'est au lieu de livraison, de la prise en charge et de l'agrément de la marchandise que sera établie la non-exécution ou, au contraire, la bonne exécution de l'obligation caractéristique du contrat de vente du point de vue du vendeur, il se pourrait que les vices cachés de la chose vendue n'apparaissent que plus tard, dans un lieu différent du lieu originaire de la livraison.
C'est là que les conditions, les modalités d'exécution (modalités d'examen de la marchandise) ou les conséquences de l'inexécution devraient être «déduites en justice»: résolution pour inexécution, mise en cause de la responsabilité du vendeur, etc. Par conséquent, l'obligation qui serait déduite en justice de ce chef, à cette occasion, à l'encontre du vendeur, en puisant dans l'arsenal des voies de recours qu'offre le droit national: résolution du contrat, dommages-intérêts, obligation de
garantie, pourrait et devrait être exécutée dans un lieu différent de celui où l'obligation caractéristique originaire — la livraison dans l'hypothèse de la vente — a été exécutée. Ce pourrait être soit le lieu où la marchandise se trouve, soit le lieu où la créance de l'acheteur doit être recouvrée, selon qu'elle est quérable (comme c'est le cas en France, en Belgique et en RFA) ou portable (comme c'est le cas en Italie et aux Pays-Bas).
Le problème qui se pose en l'espèce est donc de savoir si l'obligation visée à l'article 5, 1o, est l'obligation d'origine ou son succédané, représenté, selon les usages ou les droits nationaux, par une action tendant à l'exécution forcée, partielle ou totale, du contrat ou à sa résolution, ou par une action en paiement de dommages-intérêts pour inexécution ou exécution inadéquate.
À la limite, cette thèse revient à soutenir que, si le contrat contenait plusieurs obligations à la charge du défendeur, le demandeur pourrait choisir la juridiction compétente parmi toutes celles qui, de près ou de loin, sont concernées par l'une quelconque des obligations impliquées par le contrat, même non en litige. Ceci expliquerait pourquoi l'article 5, 1o, parle du lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée.
Nous ne pensons pas, Messieurs, qu'il soit possible d'aller aussi loin. La version italienne de l'article 5, 1o, suppose qu'il s'agit au moins d'une obligation litigieuse, «dedotta ingiudizio». Surtout, une telle thèse ne serait pas compatible avec les intentions des auteurs de la convention. Certes, les règles posées par ce texte tendent essentiellement à résoudre les conflits de juridictions; elles ne sont pas principalement des règles de droit matériel, mais un des postulats du système
élaboré par la convention nous paraît être que, s'il est permis de distinguer selon les types de contrat et selon les parties au contrat, en revanche, l'ensemble d'un contrat déterminé constitue une entité juridique et économique et toutes les questions connexes à l'exécution de l'obligation caractéristique de ce contrat doivent être de la compétence de la juridiction du lieu d'exécution de cette obligation; tous les différends nés ou à naître à l'occasion du «rapport de droit déterminé»
(article 17) que constitue l'obligation de livrer, doivent être soumis à la juridiction du lieu où cette livraison doit être exécutée. Tout contrat reçoit, en effet, son trait dominant d'une des obligations qui en découlent, même si ces obligations peuvent être diverses selon les circonstances. C'est vers l'exécution de cette obligation que s'orientent les prévisions des parties, c'est au lieu d'exécution que sera normalement établie la non-exécution et qu'en seront tirées les conséquences.
La thèse contraire constituerait du perfectionnisme et on en reviendrait par ce biais au critère du lieu où se trouve la chose (lex rei sitae) ou au critère du forum conveniens.
Une approche du type de la juridiction du lieu qui présente les liens les plus étroits avec l'exécution de l'obligation ou qui semble la plus appropriée pour l'exécution de l'obligation, «la juridiction de la relation la plus étroite», sans autre précision (par analogie avec l'article 4 de l'avant-projet de convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles et non contractuelles), serait trop vague et trop générale et ne permettrait pas de promouvoir les valeurs fondamentales de la
matière des contrats, à savoir la sécurité juridique et la possibilité de prévoir le droit qui sera appliqué.
Toujours d'après les commentaires autorisés (Droz, Compétence judiciaire et effets des jugements dans le marché commun, 1972, p. 128), «la convention rejette la théorie du forum conveniens; en effet, de grandes difficultés pratiques peuvent s'élever dans la détermination du lien entre l'affaire et le tribunal désigné». Le même auteur dit encore (p. 45-46): «Ces règles de compétence (des articles 5 et 6) forment un tout et se suffisent à elles-mêmes … Il faut poser qu'en principe le silence du
traité sur un chef de compétence vaut exclusion de ce chef: il en ira ainsi, par exemple, outre du for du lieu de conclusion du contrat, du for de la connexité qui n'a pas été retenu dans le traité comme un chef de compétence directe».
Ainsi que le fait remarquer M. Bourel (Les conflits: de lois en matière d'obligations extracontractuelles, 1961, p. 145), «si les obligations qui dérivent du contrat sont déterminées par la volonté des parties, celles qui résultent de l'inexécution du contrat sont créées par la loi et relèvent ainsi, au même titre que les obligations délictuelles, du statut territorial». Il en résulterait qu'en raison de la disparité de statut territorial, les obligations résultant de l'inexécution du contrat
pourraient varier de façon sensible selon qu'il s'agit de règles facultatives, soumises à la loi d'autonomie, ou de dispositions impératives, régies par la loi de l'exécution du contrat: un tel résultat compromettrait l'objectif de regroupement et de «concentration» des litiges auprès du tribunal saisi de la demande originaire que les auteurs de la convention ont eu en vue en rédigeant l'article 6 (demande de garantie, demande reconventionnelle).
En réalité, les auteurs de la convention, à la différence des auteurs du traité Benelux sur la compétence judiciaire de 1961 — qui n'est pas encore entré en vigueur — ont retenu le critère du lieu d'exécution de l'obligation par opposition au lieu de sa naissance. L'article 4 de ce texte dispose que:
«En matière personnelle ou mobilière, civile ou commerciale, le demandeur peut porter la contestation devant le juge du lieu où l'obligation est née, a été ou doit être exécutée».
L'article 1, 2o, du protocole porte:
«Le Luxembourg n'est pas obligé de reconnaître ni de déclarer exécutoires les jugements rendus en matière contractuelle par un juge belge ou néerlandais lorsque celui-ci a tiré sa compétence du lieu de la naissance ou de l'exécution de l'obligation, alors que le défendeur avait, lors de l'introduction de la demande, son domicile au Luxembourg ou, à défaut de domicile dans l'un des trois pays, sa résidence».
Si les auteurs de la Convention n'ont pas tout simplement parlé de «lieu d'exécution du contrat», c'est que la convention s'applique aussi bien au domaine commercial qu'au domaine civil. S'ils ont employé l'expession «lieu où l'obligation doit être exécutée»; c'est toujours l'obligation originaire, principale ou caractéristique, qu'ils visaient.
Il ne serait utile de recourir, tout à fait subsidiairement, au critère de la compétence de la juridiction du lieu avec lequel l'exécution de l'obligation présente les liens les plus étroits que si la prestation caractéristique ne peut être déterminée. Mais ce n'est pas le cas de la vente d'un objet mobilier corporel.
V. Nous croyons trouver une confirmation de l'interprétation selon laquelle il s'agit des litiges relatifs à l'obligation caractéristique du contrat en cause et des différends nés ou à naître à l'occasion des rapports de droit qu'engendre cette obligation (article 17, 1o) dans la convention portant loi uniforme sur la vente dont nous avons déjà parlé.
D'après ce texte, eu égard aux voies de droit dont dispose l'acheteur, les obligations du vendeur sont de deux ordres.
En premier lieu, il y a les obligations quant à la date et au lieu de la délivrance. Les sanctions (remedies dans la version anglaise) de l'inexécution des obligations du vendeur sous ce rapport consistent, pour l'acheteur (art. 24):
— soit à demander l'exécution du contrat,
— soit à en déclarer la résolution.
Dans l'un et l'autre cas, il peut en outre réclamer des dommages-intérêts dont le montant varie selon que le contrat est ou non résolu.
En second lieu, il y a les obligations quant à la conformité de la chose.
Lorsque le vendeur a remis une chose non conforme aux stipulations du contrat et où celui-ci a pourtant reçu un commencement d'exécution, le vendeur est considéré comme n'ayant pas exécuté son obligation de délivrance (art. 33).
Les sanctions de l'inexécution des obligations du vendeur sous ce rapport consistent, pour l'acheteur (art. 41):
— soit à exiger du vendeur l'exécution du contrat,
— soit à en déclarer la résolution,
— soit à réduire le prix.
L'acheteur peut aussi obtenir des dommages-intérêts qui varient selon que le contrat est ou non résolu.
Par conséquent, que le vendeur soit en défaut sous le rapport des modalités de délivrance de la chose ou sous le rapport de la conformité de celle-ci, il est considéré comme n'ayant pas exécuté son obligation de délivrance de la chose.
Nous pensons qu'il est indifférent de savoir si l'obligation de livraison a été exécutée (l'acheteur demandant une réduction de prix ou la résolution du contrat avec dommages-intérêts pour défaut de conformité de la chose) ou doit être exécutée (l'acheteur demandant l'exécution du contrat avec dommages-intérêts): le lieu dont parle l'article 5, 1o de la convention est, dans ce cas comme dans l'autre, le lieu de la livraison.
VI. La réserve formulée à l'article I du Protocole annexé à la convention fournit une autre confirmation de l'interprétation que nous proposons.
L'alinéa 1 de l'article I du protocole écarte, en ce qui concerne les personnes domiciliées au Luxembourg, l'application de la compétence résultant de l'article 5, alinéa 1.
Au grand-duché de Luxembourg, les relations économiques sont caractérisées par le fait que de nombreux contrats conclus par des personnes qui y sont domiciliées sont des transactions à caractère international. Dans ce genre de contrat, c'est normalement l'acheteur qui réside au Grand-Duché, le vendeur ayant son centre d'affaires à l'étranger — particulièrement en Belgique — et stipulant couramment une clause fob.
Selon les spécialistes (Jenard, Rapport sur la Convention, supplément au Bulletin des CE, novembre 1972, p. 105), cette réserve «est justifiée par la nature particulière des relations économiques entre la Belgique et le Luxembourg, et qui a pour cause que la plupart des obligations contractuelles entre personnes résidant dans les deux pays sont exécutées ou doivent être exécutées en Belgique». Par conséquent, l'acheteur-demandeur, domicilié au Luxembourg, ne pourrait, dans la majorité des cas,
saisir les juridictions luxembourgeoises des litiges l'opposant au vendeur-défendeur domicilié en Belgique (en vertu de l'article 2, alinéa 1) et pourrait par contre être attrait devant les tribunaux belges. On pouvait donc craindre, comme l'écrit M. Alphonse Huss (Le contrat économique international 1975, p. 226), que «les rôles des tribunaux indigènes ne se fussent trouvés, dans une large mesure, dégarnis, tandis que, trop souvent, les justiciables eussent été obligés de suivre une procédure à
l'étranger». En conséquence, non seulement le critère du lieu de conclusion du contrat, qui confère un avantage marqué au plus puissant des contractants, est écarté en vertu même de l'option fondamentale de la convention (article 2, 1o), mais même le critère du lieu d'exécution ne s'applique que s'il a fait l'objet d'une acceptation expresse et spéciale (article 17 de la convention, et article 1, alinéa 2, du protocole).
Il faut d'ailleurs noter avec ce même spécialiste que «l'utilité directe de cette disposition exceptionnelle se trouve mise en question par l'article 28, alinéa 3, de la convention, qui exclut le contrôle de la compétence par le juge de la reconnaissance et de l'exequatur et, à cet égard, ne permet pas davantage le recours à l'exception d'ordre public. Ainsi, en cas de méconnaissance des clauses de sauvegarde du protocole par la juridiction étrangère, l'intéressé pourra se trouver obligé d'aller
défendre ses droits devant le juge incompétent».
Quoi qu'il en soit de l'utilité pratique de cette réserve et de sa justification dans la perspective de la liberté d'établissement des avocats, il y a là pour nous une interprétation authentique de la convention par ses auteurs eux-mêmes, qui fournit une clé précieuse pour répondre à la question posée.
Le «lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée» doit être entendu dans un sens large: dans le cas d'une vente d'objet mobilier corporel, cette expression couvre «la plupart» des obligations contractuelles du vendeur, et notamment celles qui se rattachent à la livraison de la marchandise.
VII. Quant à la localisation, en fait, de l'endroit où les obligations du vendeur relatives à la livraison ont été exécutées ou doivent l'être, et donc de la livraison, la réponse pourra varier selon les stipulations du contrat ou, à défaut de telles stipulations, selon les circonstances de fait. A cet égard, les clauses contractuelles, relatives à la livraison, seront décisives: ce pourra être le lieu où le vendeur possède le siège de ses principales activités (vente fob) ou, au contraire, un point
situé dans l'État du domicile de l'acheteur (vente caf). Il appartient au juge du fond de déterminer ce lieu et de dire si l'exécution a bien eu lieu ou devait avoir lieu dans son ressort, en interprétant le contrat ou en qualifiant les faits sur la base de son propre droit; un tel renvoi à la loi interne et au droit international privé de chaque État contractant est prévu, par exemple, en matière de reconnaissance des décisions (article 27, 4o) ou de détermination du domicile et du siège des
sociétés (articles 52 et 53).
Il n'est pas impossible que ce lieu se trouve dans l'État de l'acheteur et non, comme le soutient le vendeur, à son propre siège social. Inversement, si le lieu où la marchandise a été ou devait être remise à l'acheteur ou à la personne chargée de la réceptionner pour son compte était situé dans l'État du vendeur, c'est un tribunal de cet État qui serait compétent. Il n'est donc pas exclu que, si le demandeur s'était adressé directement à une juridiction de l'État où est domicilié le vendeur
(article 2), cette juridiction aurait décidé que la livraison a été effectuée dans l'État de l'acheteur et qu'elle était incompétente pour en connaître: il n'y aura pas nécessairement corrélation entre la loi applicable et le tribunal saisi, entre la compétence législative et la compétence judiciaire.
En définitive, cette disposition de la convention risque de n'être d'aucun secours à l'acheteur qui voudrait attraire le vendeur-défendeur hors de son État. Mais elle n'a qu'un caractère supplétif: elle n'est point faite pour permettre dans tous les cas au demandeur d'échapper à la règle de l'article 2 et de traduire le défendeur hors du tribunal de son domicile (article 6, 2o). Ce n'est que si le lieu de l'exécution de l'obligation se trouve dans l'État contractant où il est lui-même domicilié
que le demandeur peut se prévaloir de cette disposition.
En réalité, le but de l'article 5, 1o, est de déterminer — à supposer que le rapport juridique ait un caractère international et que le lieu de l'exécution de l'obligation puisse être considéré comme situé dans un État autre que celui du domicile du défendeur — le tribunal particulier qui, dans cet Etat, est compétent. Son but n'est pas de déroger, dans tous les cas, à la règle de l'article 2, 1o.
Dans l'état actuel de la construction européenne, il est difficile d'aller plus loin tant que n'auront pas été adoptées des règles de conflits de lois uniformes pour les obligations contractuelles. Ce que les auteurs de la convention ont eu en vue, ce n'est pas de légiférer d'une façon uniforme, mais «d'assurer une application aussi efficace et aussi uniforme que possible de ses dispositions» (déclaration commune du 3 juin 1971 jointe au protocole concernant l'interprétation de la convention),
et d'«éviter que des divergences d'interprétation de la convention ne nuisent à son caractère unitaire» (déclaration commune du 27 septembre 1968 jointe à la convention). «Il n'y aura plus une vérité en deçà des Pyrénées et une autre au-delà, il pourra, en France ou aux Pays-Bas, y avoir deux vérités», comme le dit M. Georges Droz (Clunet 1973, p. 23). Mais ce serait déjà un résultat appréciable si l'on parvenait à une interprétation uniforme de la notion de lieu d'exécution, même renvoyant
subsidiairement au droit national de la juridiction saisie. Si la convention n'existait pas, il faudrait d'abord décider du critère déterminant la compétence; or, nous avons vu que l'on pouvait hésiter au moins entre le lieu de la naissance de l'obligation du contrat et le lieu d'exécution de cette obligation. Si la convention avait maintenu ces deux chefs de compétence, le juge saisi aurait encore dû recourir à son droit national pour localiser chacune de ces compétences. La convention
constitue, par conséquent, un progrès certain par rapport à la situation antérieure, un moyen terme entre le principe selon lequel il faudrait, autant que possible, soumettre à une juridiction unique (et à une loi unique idéale) le contrat et le principe opposé de l'atomisation du contrat.
Nous concluons à ce que vous disiez pour droit que:
— dans les rapports entre les Hautes Parties Contractantes à la convention du 27 septembre 1968, et sous réserve des dispositions des articles 2-1o, 17, de la convention et de l'article I du protocole annexé à la convention, les différends relatifs à l'exécution de l'obligation caractéristique du contrat en cause peuvent, en vertu de l'article 5-1o, être portés devant le tribunal du lieu où cette obligation a été ou devait être exécutée. Dans le cas d'une vente et au regard du vendeur, cette
obligation est relative à la délivrance de la chose. Il appartient au tribunal premier saisi de déterminer où se situe le lieu d'exécution de cette obligation.