CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,
PRÉSENTÉES LE 30 SEPTEMBRE 1976
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
La présente affaire met en jeu l'application de l'article 24 du statut des fonctionnaires des Communautés européennes, en vertu duquel (paragraphe 1) les institutions communautaires ont le devoir d'assister les membres de leur personnel, notamment dans toute poursuite contre les auteurs de menaces, outrages, injures, diffamations ou attentats contre leur personne et leurs biens dont ces fonctionnaires sont l'objet en raison de leur qualité ou de leurs fonctions.
C'est sur ce terrain en effet que le requérant a choisi de fonder le recours qu'il a formé contre la Commission.
Recruté par la Communauté Charbon-Acier en 1963 à Luxembourg, en qualité d'agent local, le requérant y était chargé de travaux de serrurerie. Il devait poursuivre cette activité à Bruxelles où il fut muté en 1970 à la Commission et affecté au service de l'entretien des immeubles. Après un stage, il fut titularisé dans un emploi de fonctionnaire au grade D 1 le 1er octobre 1972 et devint alors chef de l'équipe d'entretien pour la serrurerie et la menuiserie métallique dans les immeubles de
l'administration.
A ce titre, il était précisément chargé de coordonner et de contrôler les travaux «en regie» par les ouvriers qu'une entreprise de serrurerie bruxelloise, ayant conclu un contrat de prestation de main-d'œuvre avec la Commission, avait mis à la disposition de celle-ci.
Le requérant était, semble-t-il, hostile à l'emploi de main-d'œuvre de secteur prive dans les locaux de l'institution; il eût préféré travailler avec des agents locaux recrutés directement par l'administration. Ses relations avec les représentants et les ouvriers de la firme devinrent assez rapidement difficiles et tendues; il émit des critiques à l'égard de l'entreprise à laquelle il faisait, entre autres griefs, celui de fournir à la Commission du personnel insuffisamment qualifié.
Toujours est-il que, dès avant sa titularisation, et notamment au cours de son stage, l'autorité hiérarchique avait constaté les difficultés que soulevait déjà à l'époque le caractère «irritant» du requérant «par sa tendance à compliquer les affaires par des considérations étrangères au travail et relevant souvent de l'affabulation».
Cette appréciation, que l'on trouve dans le rapport de stage établi le 16 mai 1972, a d'ailleurs motivé une prolongation de trois mois de ce stage.
Sans porter aucun jugement de valeur sur ce rapport, il faut bien admettre que l'administration avait, dès 1972, connaissance des difficultés que le comportement du requérant, dans ses rapports avec son entourage professionnel, suscitait pour la bonne marche du service.
Mais le litige porté devant vous trouve précisément son origine dans une lettre que, le 25 mars 1974, le responsable de l'entreprise privée adressa au directeur général de l'administration et du personnel, dont dépend le service de l'équipement, en vue de dénoncer l'attitude du requérant à l'égard des ouvriers de la firme, qu'il était chargé de contrôler. Il est indispensable, croyons-nous, de citer les passages les plus importants de cette plainte:
«M. N. dépasse depuis longtemps le cadre de ses fonctions. Nous trouvons inadmissibles ses interventions constantes dans nos rapports avec les ouvriers “au sujet des salaires, licenciements, nombre d'heures de travail, etc.”. Nous ne croyons pas exagéré en disant que nos hommes sont terrorisés et, en tout cas, notre équipe, qui est très valable, risque de se disloquer à cause du mauvais climat de travail …
On a franchement l'impression que M. N., en se démenant dans toutes les directions, essaie de démolir notre équipe pour des raisons connues de lui».
Pour conclure, l'auteur de la plainte suggérait qu'une enquête objective fût ouverte par l'administration, encore que l'état des choses dénoncé fût, à son avis, bien connu déjà par les supérieurs immédiats du requérant. Il demandait enfin que des dispositions fussent prises pour redresser la situation dans l'intérêt de la Commission aussi bien que dans celui de l'entreprise.
Le texte de cette lettre n'a pas été, dans l'immédiat, communiqué au requérant. En l'absence du directeur général, l'assistant de celui-ci ne se crut pas autorisé à en adresser copie au requérant. Par note du 17 avril 1974, il s'est borné à informer ce dernier de l'existence de la plainte, en lui révélant toutefois certaines des accusations portées contre lui, notamment celle de «terroriser» les ouvriers placés sous son autorité. Il annonçait que le directeur général avait prescrit au chef de
division compétent d'entendre les intéressés, c'est-à-dire d'un côté l'auteur de la plainte, de l'autre le requérant lui-même. Enfin, il invita celui-ci à s'expliquer par écrit «sur les relations de travail» qu'il entretenait avec l'équipe de serrurerie.
Le requérant ne manqua pas de demander copie de la lettre qu'il considérait comme outrageante et diffamatoire à son égard et, pour se défendre du grief de terrorisme qui lui était imputé, il recueillit et adressa à l'administration un certain nombre d'attestations par lesquelles les ouvriers mis à sa disposition reconnaissaient être par lui bien traités et en toute équité.
Quelques semaines plus tard, le 28 mai 1974, tout en communiquant le texte de la plainte de l'entreprise à l'avocat que le requérant avait à l'époque chargé de ses intérêts face à l'administration, le directeur général du personnel informait celui-ci de l'ouverture d'une enquête interne sur les faits dénoncés, enquête qui serait effectuée par le directeur des services de l'équipement, assisté de deux fonctionnaires dont le supérieur hiérarchique direct du requérant.
Dans sa réponse du 24 juin, l'avocat du requérant demandait pour la première fois l'application de l'article 24 du statut des fonctionnaires, «étant donné les graves accusations diffamatoires et affabulatrices» dont celui-ci avait été l'objet et qu'il réfutait point par point, tout en formulant de vives critiques à l'égard de l'auteur de la dénonciation.
Ce dernier, entendu dès le 7 juin hors la présence du requérant, confirma en substance ses premières allégations.
Quant au requérant, il ne fut appelé à présenter ses observations verbalement que plus de deux mois après, devant un seul des membres de ce que l'on peut appeler «la commission d'enquête». La défenderesse assure qu'à l'occasion de cette audition le requérant se serait d'ailleurs refusé à fournir toute explication complémentaire de nature à faciliter le déroulement de cette procédure administrative.
L'administration n'en estima pas moins, pour sa part, que, disposant de toutes les informations disponibles, il n'y avait plus lieu de poursuivre plus avant et, le 8 octobre 1974, au cours d'un entretien avec l'avocat du requérant, le directeur général du personnel lui fit savoir que l'administration considérait l'affaire comme classée et qu'aucune décision préjudiciable au requérant ne serait prise à son encontre.
Mais le requérant, persévérant dans sa conviction que la Commission avait méconnu à son détriment l'obligation que lui impose l'article 24 du statut de l'assister et même de le protéger contre une dénonciation calomnieuse et diffamatoire, de nature à porter préjudice à sa réputation, présenta, le 17 décembre 1974, à l'autorité investie du pouvoir de nomination, conformément à l'article 90 du statut, une demande invitant la Commission à «faire respecter les dispositions dudit article 24», à
l'informer des résultats de l'enquête jusqu'alors diligentée et à poursuivre celle-ci en lui communiquant officiellement et complètement les éléments du dossier; enfin, à écarter, par une décision expresse, les accusations portées contre lui.
L'administration, manifestement peu soucieuse d'entrer dans ses vues, entendit mettre un terme définitif à l'affaire. Par sa réponse du 24 février 1975, le directeur général du personnel exposa au requérant que la plainte n'avait reçu aucune publicité, que l'affaire avait été traitée de façon confidentielle; il lui confirmait sa décision de n'y donner aucune suite, de sorte que l'incident n'entraînerait aucune conséquence dommageable pour le requérant; il estimait que, dans ces conditions, il n'y
avait pas lieu de rouvrir l'enquête.
Le requérant ne s'est pas satisfait de cette réponse. Il a formé une réclamation, au sens de l'article 90 du statut, le 22 mai 1975. Tout en confirmant sa demande tendant à ce que la Commission prenne une décision en vue de l'exonérer de toute accusation, il demanda réparation du dommage moral, voire matériel, que le refus de la Commission de lui prêter assistance lui aurait causé. C'est contre la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par la Commission sur cette réclamation que le
recours dont vous êtes saisis est dirigé.
Vous avez eu l'occasion, Messieurs, à plusieurs reprises déjà, de statuer sur l'application die l'article 24, paragraphe 1, du statut et vous savez que deux interprétations divergentes de ces dispositions sont généralement soutenues devant vous.
Pour les requérants — et c'est bien le cas dans la présente affaire — c'est une interprétation extensive qui devrait prévaloir, en ce sens qu'incomberait aux institutions communautaires un devoir général de protection de leurs agents, dans tous les cas où ceux-ci seraient l'objet, soit de la part de tiers, soit même de la part de collègues ou de supérieurs hiérarchiques, d'agissements s'analysant notamment en menaces, outrages, injures ou diffamations de nature à leur porter préjudice.
Pour la défenderesse, au contraire, l'article 24 n'imposerait à l'administration qu'une simple obligation d'assistance, dans la mesure seulement où le fonctionnaire lésé aurait pris lui-même l'initiative de poursuivre le ou les auteurs des attaques dirigées contre lui. La Commission entend retenir ainsi une conception littérale et restrictive de l'article 24, paragraphe 1, selon laquelle l'intervention de l'institution, aux côtés du fonctionnaire, ne serait que supplétive et subsidiaire. Elle
s'inspire, à cet égard, des conclusions prononcées sur l'affaire 83-63, Krawczinski/Commission, par l'avocat général Gand (Recueil 1965, p. 800).
Celui-ci se demandait notamment si l'article 24, disposition «tournée vers l'extérieur par laquelle la Communauté coopère à une poursuite judiciaire engagée par un de ses fonctionnaires contre un tiers», peut trouver aussi application à l'intérieur même de la Communauté pour le règlement de difficultés nées des rapports de service.
Votre jurisprudence a tranché cette question par l'affirmative en ce sens que vous avez reconnu l'article 24 applicable lorsqu'un fonctionnaire a subi une atteinte du fait d'un tiers étranger à l'administration, mais aussi bien lorsque l'auteur est lui-même intégré dans la fonction publique communautaire, notamment dans le cas ou il est le propre supérieur hiérarchique du fonctionnaire (arrêt du 11 juillet 1974, Guillot/Commission, Recueil 1974, p. 791).
Si bien qu'en l'espèce il nous paraît indifférent de rechercher si l'auteur de la dénonciation outrageante portée contre le requérant doit être regardé comme un tiers au motif qu'il est le dirigeant d'une entreprise privée ou, au contraire, comme lié à l'administration puisque la firme qu'il dirige a contracté avec la Commission et que les attaques dirigées contre le requérant mettent en cause directement les rapports internes de service.
Mais il faut aller plus loin et écarter résolument la thèse restrictive que soutient la Commission. Le requérant n'invoque pas seulement, en effet, l'article 24, paragraphe 1, du statut; il se réclame également du principe général qui oblige l'administration à protéger tout fonctionnaire en présence d'accusations graves, de nature à porter atteinte à sa réputation et à son honorabilité professionnelle.
Et c'est sur ce terrain que vous avez, dans l'arrêt Guillot, affirmé que l'administration avait, dans une telle situation, le devoir de prendre toutes mesures utiles pour vérifier si les accusations sont fondées et les rejeter si elles ne sont pas justifiées.
C'est à la lumière de cette jurisprudence qu'il convient de rechercher si, en l'espèce, la Commission s'est conformée à ses obligations.
Une première constatation nous paraît d'autant moins contestable que l'administration elle-même l'a admise. Elle ressort d'ailleurs des termes de la lettre adressée au directeur général de l'administration et du personnel par le responsable de l'entreprise privée. Les allégations que contient cette lettre ont un caractère manifestement injurieux et outrageant à l'égard du requérant et sont de nature à porter atteinte à son honorabilité professionnelle en mettant directement en cause son comportement
dans le service, et particulièrement ses relations avec les ouvriers de l'entreprise; elles tendent à discréditer le requérant dans l'esprit de ses supérieurs. Il s'agit donc d'accusations graves qui, reconnues fondées, eussent été incontestablement de nature à lui porter préjudice.
L'administration ne s'y est d'ailleurs pas méprise et a admis qu'elle devait vérifier si ces accusations étaient ou non justifiées.
A-t-elle pris, à cet égard, les mesures que lui imposent tant l'article 24 que l'obligation générale de protection qu'elle doit à ses fontionnaires?
Nous nous croyons fondé à le penser. En l'absence de toute poursuite engagée devant la juridiction nationale compétente par le requérant contre l'auteur de la plainte, la question ne se posait pas, pour la Commission, de l'assister dans une procédure judiciaire. Nous donnons volontiers acte, d'ailleurs, au requérant sur ce point de ce qu'une poursuite pour outrages, injures ou diffamations eût été, selon toute vraisemblance, vouée à l'échec du seul fait qu'aucune publicité n'avait été donnée aux
accusations dirigées contre lui.
Le problème demeurait donc purement interne à l'administration et c'est avec raison, pensons-nous, que le directeur général du personnel a pris la décision qui s'imposait en ordonnant une enquête purement administrative, effectuée dans le cadre du service et conduite de manière à éviter toute publicité.
Cette manière d'agir répond à la prescription selon laquelle, dans votre arrêt Guillot, vous avez jugé qu'il incombe à l'administration d'éviter une publication des accusations qui n'est pas strictement nécessaire.
Le requérant était-il fondé à exiger que cette enquête fût contradictoire et que l'auteur de la plainte fût entendu en sa présence, qu'ainsi il fût lui-même mis en mesure de lui répondre? Nous pensons, au contraire, que la commission d'enquête a sagement agi en évitant de mettre en présence l'accusateur et l'accusé, et plus encore en ne suscitant pas elle-même les témoignages des ouvriers dont le requérant avait, de son propre chef, sollicité des attestations en sa faveur.
Il faut, à notre avis, approuver l'administration qui a manifestement résolu de «minimiser» le conflit en procédant avec toute la discrétion possible.
Mais le requérant lui fait grief d'avoir mis fin à l'enquête prématurément, sans lui donner officiellement communication de tous les éléments du dossier. Sans doute serait-il fondé dans cette prétention si l'administration avait pris à son encontre une décision lésant ses droits statutaires soit en l'affectant à un poste différent, soit, a fortiori, en lui infligeant une sanction disciplinaire. Mais tel n'est pas le cas; au contraire, le directeur général de l'administration et du personnel a
décidé, par sa décision notifiée au requérant, de ne donner aucune suite à la plainte, de considérer donc l'affaire comme classée, dans des conditions telles qu'aucune conséquence dommageable n'en résulterait pour le requérant.
Cette décision revient donc à écarter les accusations portées contre lui, dans la mesure où celles-ci étaient outrageantes et procédaient de l'intention de porter atteinte à sa réputation; il nous paraît donc que l'administration a fait une correcte application des principes de justice et de bonne administration qu'elle était tenue de respecter.
Le requérant était-il en droit de se montrer plus exigeant? Il y a lieu de distinguer ici les imputations injurieuses, notamment celle de «terroriser» les ouvriers de l'entreprise placés sous son contrôle et celle d'avoir délibérément tenté de «disloquer l'équipe» mise à la disposition de la Commission, et, d'autre part, les faits antérieurement relevés par les supérieurs hiérarchiques du requérant notamment dans le rapport de stage de 1972.
D'un côté, nous sommes en présence d'allégations outrancières et injurieuses qui eussent été de nature, si l'administration les avait reconnues justifiées, à entraîner des conséquences dommageables pour le requérant; de l'autre, il s'agit de constatations opérées par l'administration elle-même dans le cadre de son pouvoir d'appréciation du comportement de ses agents.
Sur le terrain de l'article 24 du statut et, d'une manière plus générale, du principe de protection de leurs fonctionnaires par les institutions, seules les accusations énoncées par l'auteur de la plainte sont en cause.
En revanche, les appréciations portées sur le comportement du requérant, en ce qui concerne notamment ses relations de service, dans le rapport de stage tout comme dans les rapports annuels de notation, se situent sur un plan tout différent. Ces appréciations peuvent être certes discutées par l'intéressé admis à présenter, s'il le juge utile, ses observations; elles peuvent même devenir source de contentieux, mais il s'agirait alors d'un autre litige. Aussi bien le requérant ne s'est-il pas engagé
dans cette voie. Au contraire, alors que le projet de rapport de notation établi à son sujet le 31 octobre 1975 comporte à nouveau des indications qui tendent à confirmer les difficultés qu'a suscitées son comportement du fait de ses relations tendues avec son entourage professionnel, on vous a dit à la barre, d'un côté comme de l'autre, que ce rapport, postérieur aux faits qui ont motivé le recours, doit être écarté du débat.
A nous en tenir donc strictement aux données du litige portant sur la prétendue violation de l'article 24 du statut et du devoir de protection que l'administration doit à ses agents, nous ne pouvons que vous proposer d'écarter les conclusions du recours.
Quant à l'action en réparation du préjudice que l'administration aurait causé au requérant, elle est fondée sur l'illégalité que la défenderesse aurait commise en méconnaissant ce devoir de protection. Cette action nous paraît devoir être rejetée également pour deux motifs.
Le premier réside dans le fait qu'à notre avis l'administration a agi légalement et s'est conformée aux seules obligations qui étaient les siennes en l'espèce. Or, seule une abstention fautive de sa part eut été de nature à engager sa responsabilité.
Le second motif se déduit de l'absence de preuves de tout préjudice, matériel ou moral. Il n'y a pas eu préjudice matériel puisque les droits statutaires du requérant n'ont nullement été affectés, l'administration ayant purement et simplement classé la plainte et n'ayant pris à l'encontre du requérant aucune décision susceptible de lui faire grief. Quant au préjudice moral, à l'atteinte à la réputation, nous avons vu que le directeur général du personnel a fait en sorte que les accusations portées
contre le requérant ne reçoivent aucune publicité dommageable.
Si l'existence de la plainte a pu être portée à la connaissance de tiers, et notamment des ouvriers de l'entreprise, et à supposer même qu'il soit ainsi résulté un préjudice pour le requérant, ce fait ne serait imputable qu'à sa propre initiative de solliciter les attestations de ces ouvriers.
Dans ces conditions, nous concluons au rejet du recours et à ce que, par application de l'article 70 du règlement de procédure, chacune des parties supporte ses propres dépens.