CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. FRANCESCO CAPOTORTI,
PRÉSENTÉES LE 13 MARS 1977 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. La présente affaire vous est soumise à l'occasion d'un recours introduit par la Commission en application de l'article 169 du traité de Rome. La partie défenderesse est le gouvernement français, que la Commission estime coupable d'une infraction à l'article 34 de ce traité.
Les faits qui sont à l'origine du recours sont les suivants:
A la suite de la forte diminution de la production de pommes de terre qui est survenue en Europe en 1975, le gouvernement français, par une mesure publiée au Journal officiel de la République française le 25 octobre 1975, a subordonné toutes les exportations de pommes de terre de la position tarifaire 07.01 A III b) du Tarif douanier commun à la présentation d'une déclaration d'exportation, visée par le Fonds d'orientation et de régularisation des marchés agricoles (FORMA). Quelques jours
auparavant, le 22 octobre, le gouvernement français avait informé la Commission de son intention de soumettre les exportations de pommes de terre à une procédure «de surveillance».
Cette décision française revêt la forme d'un «Avis aux exportateurs de certaines catégories de pommes de terre à destination de tous pays». Elle se réfère à la procédure réglementée par le décret du directeur général des douanes — du 30 janvier 1967, p. 1127, et 30 octobre 1975, p. 11212 — qui prévoit notamment que l'exportation de certaines marchandises peut dépendre de la présentation d'une déclaration visée préalablement par un service administratif. Le décret réglemente la forme de la
déclaration et les modalités d'apposition du visa, sans toutefois préciser si, et éventuellement dans quel cas, ce dernier peut être refusé.
Dans les «Bulletins d'information» no 702 et no 703 des 8 et 15 novembre 1975, le ministère français de l'agriculture a précisé que la mesure du 25 octobre visait à freiner et à régulariser l'exportation de pommes de terre et qu'un contingent serait fixé chaque semaine par le ministère de l'économie et des finances «pour la délivrance des demandes d'exportation». L'importance de ce contingent serait déterminée en fonction de l'évolution du marché. Une commission interministérielle se réunirait
chaque jeudi pour répartir le contingent entre les différents demandeurs. Les demandes d'exportation vers les pays qui sont des acheteurs traditionnels de la France (la république fédérale d'Allemagne, l'Italie et les États de l'Afrique francophone), présentées par les exportateurs habituels ou par ceux qui auraient conclu des contrats particuliers de stockage, seraient satisfaites en priorité.
Par un télex du 3 décembre 1975, la Commission a fait savoir au gouvernement français qu'elle considérait la procédure décrite plus haut comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l'article 34 du traité CEE. Après avoir demandé et obtenu d'autres informations du gouvernement français à ce sujet, la Commission, par une lettre du 26 décembre 1975, a reconfirmé son point de vue et, conformément à l'article 169 du traité CEE, elle lui a assigné un délai pour la
présentation d'observations. Après les avoir reçues, la Commission, par une lettre du24 mars 1976, a transmis audit gouvernement l'avis motivé prescrit par l'article 169 du traité, en lui reprochant d'avoir violé l'article 34, paragraphe 1.
Dans sa réponse du 22 juin 1976, le gouvernement français a observé notamment que le système de contrôle des exportations ainsi institué constituait une mesure exceptionnelle visant à sauvegarder les courants traditionnels de trafic. A son avis, cette mesure se justifie en l'absence de dispositions communautaires adéquates et, de toute manière, elle n'est pas de nature à provoquer des restrictions quantitatives dans les échanges intracommunautaires.
Devant la résolution du gouvernement français de maintenir la décision incriminée, la Commission a saisi la Cour le 16 juin 1976 en lui demandant de déclarer qu'en subordonnant, à partir du 25 octobre 1975, l'exportation de pommes de terre des États membres à la présentation d'une déclaration d'exportation visée par le FORMA, la défenderesse a contrevenu à l'obligation que lui impose l'article 34 du traité CEE.
2. Comme nous le savons, aux termes de l'article 34, paragraphe 1, du traité CEE, «les restrictions quantitatives à l'exportation, ainsi que toute mesure d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres». La Commission soutient que la mesure prise par le gouvernement français viole cette règle, et elle invoque à l'appui de sa thèse la jurisprudence de la Cour en cette matière.
Le gouvernement français articule sa défense selon deux points distincts. En premier lieu, il nie que la mesure en question ait une finalité restrictive à l'égard des exportations vers les autres États membres. En second lieu, il fait valoir un argument de portée plus générale en affirmant qu'en matière agricole, l'article 38, paragraphe 2, du traité permettrait aux Etats membres d'adopter unilatéralement toutes les mesures nécessaires, lorsque la Communauté n'a pas encore réglementé un secteur
particulier de production, et cela indépendamment des normes du titre I du traité. Cette sphère d'autonomie des États membres devrait être respectée, en particulier lorsqu'apparaissent des situations exceptionnelles (comme, en l'espèce, la sécheresse et la pénurie de pommes de terre) qui requièrent une intervention régulatrice du marché et des échanges.
Sur le premier point, la défenderesse affirme que le système de contrôle adopté pour le secteur des pommes de terre a pour objectif de freiner les exportations vers les pays tiers; cela serait prouvé par l'augmentation comparative considérable des exportations françaises vers les autres États membres par rapport à l'importance des exportations effectuées vers les États tiers après l'entrée en vigueur de la mesure contestée. La défense de la défenderesse a cherché à minimiser la valeur des
précisions fournies dans les Bulletins d'information du ministère de l'agriculture, mentionnés ci-dessus, en soutenant qu'elles visaient essentiellement à donner satisfaction à certains courants d'opinion, et que, de toute façon, elles ne pourraient pas prévaloir sur la position officielle du gouvernement français telle qu'elle se trouve exprimée surtout dans le télex du 22 octobre 1975 et dans la lettre de sa représentation permanente auprès de la Commission du 27 janvier 1976. Dans cette
correspondance, le gouvernement français a nié que la procédure en question tendait à établir des restrictions quantitatives aux échanges avec les autres États membres.
Au cours de la présente affaire, la défenderesse a déclaré, en outre, que les formalités en question visent uniquement à mettre les autorités françaises en mesure de connaître les intentions des exportateurs, de manière à éviter, en ce qui concerne les exportations dans d'autres États membres, d'éventuels détournements de trafic qui se produiraient si la marchandise exportée dans un autre État membre était en réalité destinée à des États tiers.
Nous estimons que cette première ligne de défense du gouvernement français ne peut pas être considérée comme valable.
Dans l'arrêt du 15 décembre 1971 rendu dans le affaires jointes 51 et 54-71, International Fruit Company (Recueil 1971, p. 1107 et suiv.), la Cour a déclaré qu'en dehors des exceptions prévues par le droit communautaire lui-même, l'application dans les rapports intracommunautaires de dispositions intérieures imposant, même à titre de simple formalité, la licence d'importation ou d'exportation ou tout autre procédé similaire, même si la licence est accordée gratuitement et automatiquement,
constitue une restriction interdite par les articles 30 et 34 du traité. Ce principe a été récemment confirmé par l'arrêt du 15 décembre 1976 rendu dans l'affaire 41-76, Donckerwolcke, et, à propos d'un autre genre de formalité destinée à remplacer la licence d'exportation, par l'arrêt du 3 février 1977 rendu dans l'affaire 53-76, Bouhelier.
Il ne nous paraît pas douteux que le même principe s'applique également à une procédure comme celle dont nous nous occupons actuellement, dans laquelle le visa d'un organisme public sur les déclarations d'exportation est la condition nécessaire pour pouvoir effectuer cette exportation. Le fait qu'il s'agisse d'une formalité dont l'accomplissement relève de la compétence d'une administration douanière, comme c'est le cas pour l'octroi des licences d'exportation, ou que l'on exige au contraire
qu'une autre institution exprime son consentement, comme cela s'était produit dans l'affaire Bouhelier, dans laquelle il s'agissait de l'octroi d'un certificat d'homologation par le Cetehor, et comme en l'espèce où l'on discute de l'apposition d'un visa par le FORMA, ne modifie pas l'appréciation de la situation qui en résulte, selon la règle communautaire, qui interdit toute mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives.
Dans la présente affaire, nous devons dire surtout qu'en fait nous ne voyons pas pourquoi on devrait négliger les précisions contenues dans les Bulletins d'information du ministère français compétent de l'agriculture et l'on devrait se fonder purement et simplement sur les déclarations du gouvernement français dans sa correspondance avec la Commission. Il y a lieu de souligner que les Bulletins mentionnés ci-dessus faisaient apparaître deux critères précis de priorité, et donc de discrimination
à l'avantage de certains pays et d'exportateurs déterminés. Au contraire, la prétendue finalité de contrôler uniquement le commerce des pommes de terre vers les États tiers n'était pas du tout indiquée. De toute manière, même si les seules expressions authentiques du point de vue du gouvernement français étaient celles qu'il a fait connaître dans ses lettres à la Commission, on devrait également affirmer que la mesure en question établit des restrictions incompatibles avec la règle de
l'article 34, paragraphe 1, dans l'interprétation que la Cour en a fournie. Il n'est pas douteux que le fait d'imposer une formalité spéciale entraîne des retards et, surtout, peut avoir un effet dissuasif à l'égard des exportateurs qui n'ont aucune certitude d'obtenir le visa. Une semblable situation d'incertitude peut constituer un obstacle à la conclusion de contrats d'exportation même dans le cadre des échanges intracommunautaires et, par cela même, indépendamment de l'application effective
d'un contrôle sélectif, donner lieu à une violation de l'interdiction établie par l'article 34, paragraphe 1. Il ne suffit pas d'opposer le fait, allégué par la défenderesse, de l'augmentation comparative des exportations françaises de pommes de terre dans des autres États membres par rapport à l'évolution des exportations du même produit vers les États tiers. Personne ne peut dire quelle aurait été l'importance des exportations françaises dans les autres États membres en l'absence de cette
mesure.
3. Il est vrai que, comme nous avons eu l'occasion de le noter dans nos conclusions du 24 novembre dernier dans l'affaire 41-76, Donckerwolcke, il est possible de déduire de votre jurisprudence que certaines mesures étatiques susceptibles d'entraver les échanges communautaires peuvent échapper à l'interdiction des articles 30 et 34, même en dehors de la prévision expresse de l'article 36, lorsqu'elles ont été adoptées pour un but correspondant à l'intérêt communautaire et par conséquent digne de
protection, à condition que l'effet restrictif soit proportionné au but ainsi poursuivi.
Dans cette perspective, on pourrait se demander si la finalité affirmée de garantir les approvisionnements communautaires, à laquelle la mesure contestée tendrait, selon les déclarations du gouvernement français, ne peut pas justifier les restrictions qu'elle entraîne dans les échanges intracommunautaires.
A cet égard, la défenderesse a invoqué l'arrêt du 14 juillet 1976 rendu dans les affaires jointes 3, 4 et 6-76, Kramer et autres (Recueil 1976, p. 1279 et suiv.). La situation que vous aviez alors prise eh considération, bien qu'elle ait été caractérisée par une action des États destinée à limiter la production et par conséquent les échanges dans un secteur économique soumis au traité, a été considérée comme compatible avec l'interdiction communautaire de restrictions quantitatives, puisqu'il
s'agissait de mesures indispensables pour la préservation des ressources en poisson. Ce but ne pouvait être atteint que par un accord avec les États tiers pratiquant la pêche dans les zones maritimes considérées: de ce point de vue, les États membres n'avaient fait que réaliser par avance, sur le plan des rapports internationaux, une action confiée à la Communauté par l'article 102 de l'acte d'adhésion. Il est important d'observer que les engagements internationaux pris par les États membres qui
possèdent des flottilles de pêche dans les zones maritimes considérées, en adoptant des critères uniformes pour la réglementation de la pêche et en particulier des contingents quantitatifs, n'établissaient aucune discrimination quant à la possibilité de circulation des produits de la pêche entre les États membres.
Le cas de la réglementation nationale dont il s'agit en l'espèce est différent. En effet, outre qu'elle restreint la libre circulation d'un produit déterminé, elle présente, comme nous avons déjà eu l'occasion de le relever, un caractère discriminatoire sous un double aspect: par rapport aux États membres dont quelques-uns sont traités en priorité dans l'attribution du contingent hebdomadaire; et par rapport aux exportateurs dont certaines catégories sont préférées à d'autres.
D'autre part, la question évoquée ci-dessus est liée dans une certaine mesure aux problèmes que soulève l'argumentation du gouvernement français concernant sa seconde ligne de défense, qu'il nous faut maintenant examiner.
4. Selon le gouvernement français, en absence d'une organisation commune de marché dans un secteur déterminé des produits agricoles, chaque État membre demeurerait compétent pour réglementer ce secteur jusqu'à une réglementation communautaire. Cette compétence devrait comprendre l'adoption des règles qui seraient nécessaires pour faire face à des situations particulières, sans être limitée par les dispositions du titre I du traité. Le gouvernement français estime pouvoir tirer un argument à l'appui
de sa thèse, de l'arrêt du 31 mars 1971, rendu dans l'affaire 22-70, Commission/Conseil, l'affaire bien bonnue AETR (Recueil 1971, p. 263). Cet arrêt a établi que la compétence des États membres disparaît lorsque, pour la réalisation d'une politique commune prévue par le traité, la Communauté a adopté des règles communes dans une matière déterminée. La défenderesse dans la présente affaire en déduit que, tant que cela ne s'est pas produit, comme c'est le cas pour le secteur des pommes de terre,
la compétence nationale demeurerait intacte.
Cette référence à l'arrêt AETR risque cependant d'aboutir à confondre deux problèmes et deux situations bien différentes: d'une part, la question, prise en considération par la Cour dans cette affaire, de l'existence d'une compétence exclusive de la Communauté pour conclure des accords internationaux dans des matières pour lesquelles le traité n'a pas expressément prévu une compétence de cette nature; d'autre part, celle dont nous devons nous occuper maintenant, du maintien des conséquences
propres de chaque État membre pour prendre des mesures internes dans un secteur qui rentre certainement dans le cadre de compétence communautaire, mais pour lequel la Communauté n'a pas encore institué une organisation commune de marché.
Dans l'affaire AETR, une compétence communautaire externe ne pouvait se déduire dans le silence du traité que de l'existence d'une réglementation communautaire exhaustive régissant, à l'intérieur de la Communauté, la matière spécifique qui faisait également l'objet de l'accord international avec des États tiers. L'argument que le gouvernement français entend tirer de cet arrêt implique un saut logique: il ne s'agit pas ici d'exclure (comme cela serait correct) une compétence internationale
actuelle de la Communauté en l'absence d'une réglementation interne édictée par elle, ou, ce qui serait la même chose, d'affirmer dans ce cas le maintien de la compétence internationale de chacun des États membres; au contraire, on veut affirmer une compétence interne des États dans un secteur que le traité soumet expressément à celle de la Communauté.
L'absence d'une organisation commune de marché pour des produits agricoles déterminés peut certainement rendre admissible le maintien ou même l'adoption de dispositions nationales dans ce secteur, mais seulement dans la mesure où elles ne sont pas contraires aux règles générales communautaires qui lui sont déjà applicables. Il faut ici confirmer clairement que les règles fondamentales du marché commun, contenues dans le titre I du traité et en particulier l'article 34, auxquelles il n'est pas
possible de déroger s'appliquent même aux échanges des produits agricoles pour lesquels une organisation de marche n'a pas été créée. Supposer qu'il soit possible de déduire de l'article 38, paragraphe 2, du traité de Rome la non-applicabilité des règles du titre I tant que l'article 40, paragraphe 2, n'a pas été traduit entièrement dans la réalité, signifierait bouleverser la portée de cette règle. En effet, l'article 38, paragraphe 2, dispose clairement que «sauf dispositions contraires des
articles 39 à 46 inclus, les règles prévues pour l'établissement du marché commun sont applicables aux produits agricoles». L'absence de l'organisation commune de marché dans un secteur agricole déterminé ne peut certainement pas équivaloir à une disposition contraire aux règles prévues pour l'instauration du marché commun!
Par l'arrêt du 10 décembre 1974 rendu dans l'affaire 48-74, Charmasson, (Recueil 1974, p. 1383 et suiv.), vous avez justement précisé que «les dérogations qu'une organisation nationale (de marché) peut apporter aux règles générales du traité ne sont admises que provisoirement … Elles ne sont donc pas admissibles après l'expiration de la période de transition, au-delà de laquelle les dispositions de l'article 33 doivent porter leur plein effet». Cet arrêt a deux implications très importantes: en
premier lieu, l'article 33 est rangé parmi les règles générales du traité, auxquelles il est impossible de déroger après la fin de la période de transition (et la même qualification appartient sans aucun doute à l'article 34 qui était même déjà pleinement efficace durant la période de transition). En second lieu, on affirme l'interdiction pour les États membres de maintenir, après la fin de la période de transition, des restrictions à la circulation même des produits agricoles qui n'ont pas fait
l'objet d'une organisation commune de marché; ce qui conduit «a fortiori» à exclure que les États membres puissent adopter de nouvelles mesures restrictives.
5. La défenderesse cherche à surmonter l'obstacle de cette jurisprudence en observant en premier lieu que si la carence du Conseil pour réglementer certains secteurs de l'agriculture ne fait pas obstacle à l'application des principes du traité relatifs à la libre circulation des marchandises, elle ne doit pas constituer un obstacle à l'application de ces principes, même pour les exceptions autorisées par le traite. La nécessite d'une certaine souplesse en matière agricole découlerait déjà de la
disposition citée de l'article 38, paragraphe 2, du traité, dans la mesure où, tout en rendant les règles prévues pour l'instauration du marché commun applicables au secteur des produits agricoles, elle soustrait à ces règles les dispositions contraires des articles 39 à 46. De cette manière, il est possible aux institutions communautaires de déroger aux règles générales relatives à l'instauration du marché commun pour les produits agricoles soumis à une réglementation commune spécifique. Selon
la défenderesse, la même possibilité devrait être également reconnue aux États pour les produits qui ne font pas encore l'objet d'une organisation commune et qui par conséquent sont restés soumis à leurs mesures d'intervention. Dans l'hypothèse contraire, soutient la défenderesse, on risquerait de créer un vide normatif.
La défenderesse observe en outre que l'arrêt Charmasson ne se réfère qu'aux dérogations au principe de la libre circulation des marchandises, fondées sur l'existence d'une organisation nationale de marché et ne concerne pas, en revanche, celles qui, sans être liées au fonctionnement normal d'une organisation nationale de marché, visent, par des exceptions temporaires au principe du marché commun, à faire face à une situation difficile d'un secteur agricole particulier, en l'absence et dans
l'attente d'une intervention des institutions communautaires.
Au sujet de la première observation du gouvernement français, il est nécessaire de rappeler que les autorités communautaires sont intervenues dans le secteur des pommes de terre, en prenant des mesures communes de sauvegarde de caractère tarifaire applicables dans les rapports avec les États tiers, même si ce fut après l'adoption des mesures nationales en question. En effet, le 20 janvier 1976, le Conseil, considérant l'approvisionnement insuffisant de pommes de terre dans la Communauté, a par
le règlement no 128/76 suspendu totalement le droit de douane du tarif douanier commun pour certains types de pommes de terre. En outre, le 17 février 1976, compte tenu de la situation de pénurie du marché commun dans le secteur des pommes de terre, le Conseil, par le règlement no 348/76 a institué à titre temporaire une taxe à l'exportation de ce produit vers les pays tiers, en prévoyant en outre la possibilité d'en modifier le montant en fonction soit de l'évolution des prix sur le marché
communautaire et sur le marché mondial, soit des subventions à l'importation éventuellement accordées par les pays tiers.
La défenderesse n'a pas pris soin de démontrer ni d'ailleurs d'affirmer que cette intervention communautaire a été insuffisante pour faire face à la situation créée dans le secteur des pommes de terre. C'est pourquoi les arguments que le gouvernement français entend tirer de la prétendue carence normative du Conseil ne peuvent concerner que la période antérieure à l'adoption des mesures communautaires rapportées (du mois d'octobre 1975 au mois de février 1976, tout au plus).
En tout cas, à notre avis, la faiblesse fondamentale de l'argumentation de la défenderesse tient au fait que le traité impose la réalisation de la liberté de circulation à la fin de la période de transition, par l'abolition des droits de douane et des restrictions quantitatives, pour tous les produits agricoles, indépendamment du fait qu'ils soient soumis à une organisation commune de marché. Il ne prévoit pas la possibilité que les États, après la fin de la période de transition, dérogent
unilatéralement aux principes généraux du marché commun, sauf l'exception éventuelle du maintien temporaire des prix minimaux à l'importation en remplacement des contingents, (article 44, paragraphes 1 et 6).
En dehors de ce cas, la réserve générale qui découle de la disposition de l'article 38, paragraphe 2, du traité ne peut se concrétiser, après la fin de la période de transition, que par l'action des institutions communautaires. En effet, les dispositions du titre II du traité ont pour fonction de permettre aux institutions communautaires, lorsqu'elles adoptent une réglementation commune des marchés agricoles, de tenir compte des exigences particulières de l'agriculture et dans ce but d'adopter
une réglementation spéciale qui, sous certains aspects, peut s'écarter de l'application stricte des règles générales du marché commun. L'attribution à la Communauté du pouvoir d'adapter ces règles à une catégorie spéciale de produits ne peut cependant pas justifier la thèse selon laquelle un pouvoir analogue devrait être reconnu aux États membres, pour les produits pour lesquels une organisation commune de marché n'a pas été instituée.
D'autre part, comme la Commission l'a relevé, même les actions spéciales d'intervention et d'organisation de la production et des échanges dans le cadre de la politique agricole commune ne peuvent jamais entraîner la négation de la liberté de commerce entre les États membres. Les effets restrictifs sur les échanges — qui peuvent résulter par exemple de l'influence que certaines mesures telles que les prix d'intervention, les restitutions à l'exportation, etc., sont susceptibles d'avoir sur les
quantités produites —, sont en tout cas purement indirects. Et surtout, ces interventions, fondées sur des critères valables pour toute la Communauté, ne compromettent pas l'unité du marché.
Si donc il est vrai que les organisations communes de marché donnent lieu à des interventions publiques sur le marché agricole dans une mesure qui ne serait pas admissible dans le domaine industriel, le principe fondamental de la liberté des échanges à l'intérieur de la Communauté demeure néanmoins toujours valable pour ces organisations elles aussi.
Il ne nous semble donc pas correct d'estimer, comme le fait la défenderesse, que l'application des règles générales du marché aux produits agricoles non soumis à une organisation commune aurait pour effet que ces produits seraient traités tantôt comme tels, tantôt, au contraire, comme des produits industriels, selon que la Communauté les aurait ou non soumis à une organisation de marché. On doit au contraire affirmer que la règle de la libre circulation est valable pour tous les produits
agricoles, qu'ils soient ou non soumis à une organisation commune de marché.
En conséquence, le fait que, dans les secteurs agricoles non soumis à une organisation de marché, les États aient conservé la possibilité d'adopter des mesures propres d'intervention ne leur permet pas de se soustraire, dans l'exercice de cette compétence résiduelle, au respect des règles générales qui sont à la base du marché commun et, en particulier, aux règles qui visent à préserver la liberté des échanges dans la Communauté.
6. On pourrait encore se demander si, dans des situations d'urgence, il est permis aux États d'adopter des mesures restrictives, à titre exceptionnel et temporaire, dans la mesure où il n'existe pas de dispositions communautaires permettant de faire face à la situation particulière et où, par conséquent, les mesures en question sont nécessaires pour surmonter de graves difficultés.
Le problème a une portée générale; il ne nous semble pas possible de l'aborder en se limitant à la matière agricole: Il s'agirait de voir si le traité de Rome laisse subsister un pouvoir étatique d'intervention pour l'adoption, au niveau national, de mesures de sauvegarde, en l'absence et en l'attente d'une intervention communautaire. Il ne suffit pas d'opposer l'argument avancé par la Commission, selon lequel des mesures d'intervention nationales, nécessairement limitées dans leur sphère
d'application territoriale, ne sont pas appropriées pour satisfaire l'intérêt communautaire qui exige des mesures conçues selon un plan d'ensemble et valables pour toute la Communauté. Sans aucun doute, la satisfaction de l'intérêt général de la Communauté ne peut être réalisée qu'au moyen de mesures de ce genre, mais la question est de savoir si, en l'absence de ces mesures, il est possible de reconnaître aux États une sorte de pouvoir inhérent d'intervention pour faire face à des difficultés
résultant d'événements exceptionnels et imprévus dans un secteur économique particulier.
Nous rappellerons brièvement que, dès le début de l'application du traité CEE, la Cour s'est inspirée du principe qu'un État ne peut pas déroger unilatéralement aux règles fondamentales qui président au fonctionnement du marché commun, même en face de graves nécessités et à titre purement conservatoire, lorsque le traité offre des procédures et des moyens pour y faire face (voir arrêt du 19 décembre 1961, rendu dans l'affaire 7-61, Commission/Italie, Recueil 1961, p. 639 et suiv.). Le fait
d'avoir déjà adressé une demande de dérogation aux institutions communautaires, en invoquant l'article 226 du traité, n'a pas non plus été considéré comme susceptible de justifier l'adoption unilatérale de mesures restrictives pour la circulation des marchandises dans la Communauté: la Cour s'est prononcée en ce sens dans l'arrêt du 14 décembre 1962, rendu dans les affaires 2 et 3-62, Commission/Luxembourg et Belgique (Recueil 1962, p. 819 et suiv.).
Des mesures qui dérogent au fonctionnement normal du marché, comme c'est par exemple le cas des montants compensatoires monétaires, ne peuvent être adoptées, à titre exceptionnel et pour éviter des difficultés majeures, que par les autorités communautaires, ou après autorisation accordée par celles-ci, sur la base d'une appréciation de la gravité de la situation et des moyens les plus aptes à y faire face dans l'intérêt commun. La défenderesse a reconnu elle-même qu'une des considérations
principales qui se trouve dans toute la jurisprudence de la Cour relative au régime des montants compensatoires, et qui conduit à admettre leur compatibilité avec le traité à titre de mesure de sauvegarde, est le caractère communautaire de ce régime.
Pour rester dans le cadre de cette affaire et sans prétendre donner une réponse globale et exhaustive à la question concernant les mesures d'urgence des différents États, il faut souligner qu'à l'époque où le gouvernement français a adopté les mesures en question, il aurait eu la possibilité de faire face aux difficultés apparues dans le secteur des pommes de terre par une initiative au niveau communautaire. Sans aucun doute, rien ne l'aurait empêché de susciter l'adoption par le Conseil de
mesures propres à affronter cette situation et fondées sur une appréciation de l'intérêt communautaire. Il semble au contraire que le gouvernement français n'ait même pas pris en considération cette possibilité et cela est démontré par le fait que, même lorsque le Conseil a pris les dispositions rappelées ci-dessus dans le secteur des pommes de terre, il a maintenu les siennes en vigueur.
7. Enfin, il faut noter que, même si l'on voulait admettre la nécessité impérative et l'urgence d'une action unilatérale de l'État, il faudrait de toute manière vérifier si les mesures prises n'ont pas été plus restrictives que l'exigeait la poursuite de leur but.
A propos de ce but, nous avons déjà noté que les différentes déclarations faites par les autorités françaises ne concordent pas.
Dans cette affaire, la défenderesse a affirmé que les mesures adoptées ne visaient qu'à freiner les exportations vers les États tiers, dans la ligne même de celles qui furent par la suite adoptées par le Conseil, mais les moyens officiels d'information du ministère français compétent allaient dans un tout autre sens. Or, le fait même de l'incertitude dans lequel les agents économiques ont été placés a constitué un élément d'entrave aux échanges communautaires, quels qu'aient été les objectifs de
la mesure nationale. En outre, en l'absence de critères objectivement contrôlables pour l'octroi ou le refus du visa par le FORMA, la possibilité d'un traitement différencié des marchandises selon leur destination, même à l'intérieur du marché commun, est demeurée ouverte. La défense même de l'État partie défenderesse a admis à l'audience, en réponse à une question spécifique, que l'administration française se réservait d'effectuer des interventions limitatives des exportations dans d'autres
États membres, par le mécanisme du visa du FORMA, afin d'éviter des risques de détournement de trafic à destination d'États tiers.
Dans le même temps, la défenderesse a esquissé la thèse selon laquelle la mesure restrictive en question pouvait se justifier par des fins statistiques, et en particulier comme un aspect du système de recueil d'informations nécessaires pour appliquer le règlement no 348/76 du 17 février 1976 dû Conseil. Mais ce règlement se limite à soumettre à une taxe l'exportation de pommes de terre vers les pays tiers, tandis que le système français comporte la possibilité de limiter par le refus du visa du
FORMA les quantités du produit à exporter.
On doit donc conclure que les mesures nationales en question, à supposer qu'elles aient été introduites dans le but de limiter les courants de trafics vers des États tiers, ont eu une portée plus restrictive qu'il n'était nécessaire. Et cela, nous le répétons, indépendamment du fait que ce but justifie ou non l'intervention unilatérale du gouvernement français.
8. Pour toutes ces raisons, nous concluons en vous proposant de constater qu'en adoptant l'«avis aux exportateurs» du 25 octobre 1975 qui subordonne l'exportation de pommes de terre à la présentation d'une déclaration d'exportation visée par le FORMA, le gouvernement français a contrevenu à l'article 34 du traité CEE.
Les dépens devront donc être supportés par la défenderesse.
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( 1 ) Traduit de l'italien.