CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. FRANCESCO CAPOTORTI,
PRÉSENTÉES LE 30 MAI 1978 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. Pour la troisième fois, la Cour est saisie d'une affaire Defrenne et est appelée à résoudre un problème d'interprétation de l'article 119 du traité CEE, qui affirme «le principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail». Comme dans les deux affaires précédentes, la demande de décision préjudicielle nous parvient d'une juridiction belge (cette fois-ci la Cour de cassation) et a été soulevée dans le cadre d'une affaire
introduite par Mlle Defrenne après la cessation de son rapport d'emploi avec la compagnie de navigation aérienne Sabena.
Reprenons tout d'abord les faits.
Engagée en décembre 1951 par la société Sabena en qualité de candidate hôtesse de bord et promue douze ans plus tard hôtesse-chef de cabine, Mlle Defrenne a dû abandonner son emploi le 15 février 1968 en application de l'article 5, alinéa 6, du contrat d'emploi du personnel de bord de la Sabena, selon lequel en principe les rapports de travail du personnel féminin prennent fin automatiquement lors de la quarantième année d'âge. Toujours sur la base de ce contrat d'emploi, l'intéressée a reçu une
indemnité de fin de carrière équivalant à douze mois de traitement.
Le 13 mars 1968, Mlle Defrenne a introduit devant le tribunal du travail de Bruxelles un recours visant à obtenir que la Sabena soit condamnée à lui payer certains arriérés de traitement et un complément d'indemnité de fin de carrière ainsi qu'à l'indemniser du dommage qu'elle estimait avoir subi en matière de pension de vieillesse. En outre, par un recours du 9 février 1970, l'intéressée à demandé au Conseil d'État d'annuler le décret royal du 3 novembre 1969 qui fixait les normes relatives à
l'ouverture du droit à pension de vieillesse, pour le personnel navigant de l'aviation civile, en excluant de ce régime les hôtesses de bord.
Dans le cadre de cette dernière procédure, le Conseil d'État belge vous a soumis trois questions d'interprétation de l'article 119 du traité CEE et en premier lieu il vous a demandé d'établir si la pension de vieillesse attribuée sur la base d'un régime légal de sécurité sociale «constitue un avantage payé indirectement par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier». Par un arrêt du 25 mai 1971, la Cour s'est limitée à répondre à cette question et elle l'a fait dans un sens
négatif (affaire 80/70, Recueil 1971, p. 445). Tout en reconnaissant qu'«en principe, les avantages participant de la nature des prestations de sécurité sociale ne sont pas étrangers à la notion de rémunération», vous avez affirmé que cette notion, telle qu'elle est définie dans l'alinéa 2 de l'article 119, «ne saurait être étendue aux régimes et aux prestations de sécurité sociale, notamment les pensions de retraite, directement réglés par la loi à l'exclusion de tout élément de concertation au
sein de la branche professionnelle intéressée, obligatoirement applicables à des catégories générales de travailleurs». A l'appui de cette affirmation, l'arrêt cité a relevé que «ces régimes assurent aux travailleurs le bénéfice d'un système légal au financement duquel travailleurs, employeurs et éventuellement les pouvoirs publics contribuent dans une mesure qui est moins fonction du rapport d'emploi entre employeur et travailleur que de considérations de politique sociale». D'où la
constatation que «la part incombant aux employeurs dans le financement de pareils systèmes ne constitue pas un paiement direct ou indirect au travailleur. D'ailleurs, ce dernier bénéficiera normalement des prestations légalement prévues, non en raison de la contribution patronale, mais du seul fait qu'il réunit les conditions légales exigées pour l'octroi de la prestation».
Quatre ans après cet arrêt et dans le cadre du procès civil intenté par Mlle Defrenne contre la Sabena, la cour du travail de Bruxelles, saisie de la demande visant à obtenir certains arriérés de traitement, vous a soumis deux questions préjudicielles relatives à l'efficacité et à l'application de l'article 119 cité. Par l'arrêt, bien connu du 8 avril 1976, vous avez affirmé notamment que le principe de l'égalité des rémunérations, visé dans cette règle, est susceptible d'être invoqué devant les
juridictions nationales et que celles-ci ont donc le devoir d'assurer la protection des droits que cette disposition confère aux justiciables, notamment dans le cas de discriminations qui ont directement leur source dans des dispositions législatives ou des conventions collectives du travail, ainsi que dans le cas d'une rémunération inégale des travailleurs féminins et des travailleurs masculins pour un même travail, lorsque celui-ci est accompli dans un même établissement ou service, privé ou
public (affaire 43/75, Recueil 1976, p. 456). La Cour est parvenue à cette affirmation en faisant tout d'abord une distinction dans le cadre de l'application d'ensemble de l'article 119, entre les discriminations directes et ouvertes, susceptibles d'être constatées à l'aide des seuls critères d'identité de travail et d'égalité de rémunérations retenus par cet article, d'une part, et d'autre part les discriminations indirectes et déguisées qui ne peuvent être identifiées qu'en fonction de
dispositions d'application plus explicites, de caractère communautaire ou national. L'applicabilité directe du principe de l'égalité des rémunérations visée à l'article 119, alinéa 1, a donc été limitée aux discriminations directes et ouvertes, dans le sens indiqué ci-dessus, et la Cour a souligné en même temps que la mise en œuvre intégrale de l'objectif de non-discrimination pour des raisons de sexe, poursuivi par l'article 119, «peut impliquer dans certains cas, la détermination de critères
dont la mise en œuvre réclame l'intervention de mesures communautaires et nationales adéquates».
2. Entre-temps, par arrêt du 23 avril 1975, la cour du travail de Bruxelles a repoussé les autres demandes présentées par Mlle Defrenne, visant à obtenir la condamnation de la Sabena au paiement d'un complément d'indemnité de fin de carrière et à la réparation du préjudice subi en matière de pension. Contre cet arrêt, l'intéressée a intenté un recours en cassation. Par arrêt du 28 novembre 1977, la Cour de cassation de Belgique vous a soumis la question préjudicielle suivante:
«L'article 119 du traité de Rome, qui consacre le principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail, doit-il, en raison de la double finalité, économique et sociale, du traité, être interprété comme prescrivant non seulement l'égalité des rémunérations, mais aussi l'égalité des conditions de travail des travailleurs masculins et féminins et, plus spécialement, l'insertion, dans le contrat d'emploi, d'une hôtesse de l'air,
d'une clause fixant un terme audit contrat lorsque ce travailleur atteint l'âge de quarante ans, alors qu'il est constant que le contrat des commis de bord masculins supposés accomplir le même travail n'est pas affecté d'un tel terme, constitue-t-elle une discrimination prohibée par ledit article 119 du traité de Rome ou par un principe du droit communautaire, si cette clause peut avoir des effets pécuniaires, notamment en matière d'indemnité de fin de carrière ou de pension?».
Il s'agit donc d'établir s'il est possible de relever dans l'ordre juridique communautaire, et en particulier dans l'article 119 du traité CEE, une règle directement applicable, étendant le principe de l'égalité entre les travailleurs des deux sexes aux conditions d'emploi autres que la rémunération et en particulier à celles qui ont des répercussions pécuniaires, ainsi qu'il arrive pour la clause de cessation du rapport à quarante ans, laquelle est susceptible d'avoir un effet sur l'indemnité
de fin de carrière et sur la pension de vieillesse.
3. Nous commencerons par souligner un point qui pourrait être considéré comme assez élémentaire mais que nous estimons ne pas devoir perdre de vue: l'objet propre de l'article 119 est le problème de la rémunération, non celui des conditions de travail en général. Cela résulte en premier lieu du texte de cet article qui, après avoir fait référence dans le premier alinéa au principe de l'égalité des rémunérations, se préoccupe, dans le second alinéa, de définir exactement le terme employé et qui le
fait de la manière suivante: «par rémunération il faut entendre, au sens du présent article, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier». En second lieu, la comparaison entre les articles 117 et 118 d'une part et l'article 119 d'autre part conduit à la même constatation: le premier alinéa de l'article 117 parle en effet de
«l'amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d'oeuvre» (que les États membres reconnaissent être nécessaire) et parmi les matières citées à l'article 118, on indique «le droit au travail et aux conditions de travail» tandis qu'aucune allusion aux conditions de travail en général ne se retrouve dans l'article 119. La rémunération figure certainement parmi les conditions de travail; cela est confirmé, en cas de besoin, par la résolution du Conseil du 21 janvier 1974, relative à
un programme d'action sociale qui, au point 4, prévoit notamment des actions à entreprendre «en vue de réaliser l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne … les conditions de travail, y compris les rémunérations». Mais, tandis que les conditions de travail autres que la rémunération et les congés payés ne sont visées que par les articles 117 et 118, les rémunérations font en outre l'objet de l'article 119, et les congés payés de l'article 120. Tel est le système du
titre III (politique sociale), chapitre 1, du traité CEE.
Or, il est indiscutable que le problème des limites d'âge au-delà desquelles cesse le rapport de travail est en soi différent de celui de la rémunération. C'est pourquoi, afin d'invoquer l'article 119, le défenseur de Mlle Defrenne a mis l'accent sur les conséquences pécuniaires de la fixation d'une limite d'âge anticipée pour les femmes: conséquences qui se traduiraient par un montant inférieur de l'indemnité de fin de carrière et de la pension. C'est de ce point de vue qu'il s'agirait
d'apprécier l'existence d'une discrimination en matière de rémunérations, interdite par l'article 119.
Nous observons à ce sujet que, si l'on pouvait parler d'une discrimination quant aux rémunérations, elle semblerait devoir être plutôt qualifiée d'indirecte que de directe; cela empêcherait en tout cas l'application directe du principe de l'égalité des rémunérations visé à l'article 119, conformément à l'orientation tracée par la Cour dans l'arrêt Defrenne cité du 8 avril 1976.
Mais l'objection principale à la thèse de l'intéressé est autre: pour que l'on puisse parler de conséquences discriminatoires, quant aux rémunérations, de la limite d'âge anticipée, en violation de l'article 119, il faudrait que les conséquences indiquées entrent dans la définition du terme «rémunération», donnée par l'article 119 et que pour chacune d'elles on puisse constater une discrimination entre les travailleurs de sexe masculin et ceux de sexe féminin. Ces deux conditions ne sont pas
remplies en l'espèce. En effet, en ce qui concerne la pension de vieillesse, votre arrêt cité du 25 mai 1971 rendu dans la première affaire Defrenne excluait déjà qu'elle puisse entrer dans la notion de rémunération, utilisée par l'article 119. Quant à l'indemnité de fin de carrière, elle est prévue à la Sabena exclusivement pour la cessation obligatoire du service lors de la quarantième année qui, comme nous le savons, frappe uniquement les travailleurs de sexe féminin. Par conséquent, même
s'il s'agit d'un «avantage payé directement en espèces, par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier» (au sens de l'article 119, alinéa 2), il n'existe pas un avantage de même nature et de montant supérieur pour les travailleurs de sexe masculin, qui permettrait de reconnaître un traitement discriminatoire au détriment des travailleurs de sexe féminin.
Le défenseur de Mlle Defrenne a cherché à surmonter cet obstacle en affirmant que le bénéfice en question devait être assimilé à l'autre indemnité, prévue par le contrat d'emploi de la Sabena en faveur de tout le personnel de bord, tant masculin que féminin, dans le cas où le travailleur est frappé d'une incapacité physique définitive après dix années de service. En ce cas, le contrat d'emploi reconnaît le droit à dix-huit mois de rémunération, tandis que l'indemnité de fin de carrière, reconnue
à l'intéressée pour avoir atteint la limite d'âge prévue pour les hôtesses, est limitée à douze mois de rémunération.
Selon l'intéressée, la situation de l'hôtesse qui doit abandonner son travail à l'âge de quarante ans serait assimilable à celle de son collègue de sexe masculin qui devient définitivement inapte au travail. Toutefois cette idée ne nous paraît pas devoir être partagée. L'indemnité reconnue aux travailleurs de l'un et l'autre sexe en cas d'incapacité physique définitive est liée à une situation accidentelle relative à l'intégrité physique du travailleur et constitue une espèce d'assurance contre
le risque d'invalidité. Le fait d'atteindre quarante ans constitue au contraire une circonstance non accidentelle (sauf l'incertitude normale de survie), indépendante des conditions physiques du travailleur et qui fait abstraction du nombre d'années de service accomplies. Les deux indemnités ont donc une nature différente: celle versée après la cessation obligatoire du service lors de la quarantième année représente en définitive une compensation pour la limitation du rapport de travail dans le
temps et la perte consécutive du poste à un âge où en général on est encore tout à fait valide.
Sur la base de toutes ces considérations, on doit exclure, à notre avis, que les prétendues conséquences discriminatoires en matière de rémunération, de la cessation du rapport de travail à quarante ans, concernant les pensions et l'indemnité de fin de carrière, puissent représenter une violation de l'article 119 du traité CEE.
4. Nous avons vu que la juridiction demanderesse ne s'est pas limitée à se référer à l'article 119 du traité CEE; elle a également formulé l'hypothèse que la règle de l'égalité des conditions de travail, sans discriminations fondées sur le sexe, puisse être déduite d'un principe général de droit communautaire. Telle est donc l'hypothèse qui reste à examiner. Il nous semble que la recherche puisse s'orienter de la manière suivante: constater si le principe communautaire de non-discrimination, qui
est affirmé dans de nombreuses décisions de la Cour, est aménagé de telle manière que, du point de vue de son contenu et de ses destinataires, il attribue à tous les particuliers dans la Communauté le droit de ne pas être victimes d'une discrimination fondée sur le sexe dans la détermination des conditions de travail.
Un point à élucider tout d'abord est que l'interdiction de discrimination dans les conditions de travail en raison du sexe ne peut être tirée — ni par déduction ni par analogie — de l'interdiction de discriminations fondées sur la nationalité, que l'on trouve exprimée dans différents articles du traité CEE, (en termes généraux à l'article 7 et, en ce qui concerne en particulier les travailleurs, à l'article 48, paragraphe 2). La nationalité est une base de discrimination tout à fait différente
du sexe: chacune des deux interdictions peut être respectée sans que cela implique la violation de l'autre. Il convient de noter que, dans la logique de l'ordre juridique communautaire, l'interdiction de discriminations fondées sur la nationalité doit avoir un caractère spécifique; en effet, elle est à la base du marché commun dont elle constitue une condition d'existence. Cette interdiction que, sous l'aspect qui nous intéresse ici, nous nous limitons à considérer en fonction de la libre
circulation des travailleurs, a en somme sa propre raison d'être en tant que règle étendant aux travailleurs étrangers appartenant à des États membres, le traitement accordé par chaque pays membre aux travailleurs nationaux; tels sont son contenu et son domaine. La tentative du défenseur de Mlle Defrenne de tirer de la jurisprudence de la Cour, relative à l'interdiction de discrimination entre travailleurs en raison de la nationalité, des arguments à l'appui d'une application analogue du critère
de l'égalité de traitement, à l'intérieur d'un même État, entre les travailleurs des deux sexes, nous paraît donc vaine.
Cela dit, il nous faut aborder l'aspect, à notre avis, le plus délicat du problème: quelle influence peut avoir sur le cas d'espèce l'interdiction générale de discriminations, qui a la valeur d'un principe non écrit du droit communautaire?
Nous ne croyons pas qu'un long discours soit nécessaire pour démontrer que la règle de non-discrimination est un principe général de l'ordre juridique communautaire. Plus d'une fois, la Cour y a fait référence et est allée jusqu'à déclarer illégaux des actes communautaires en contradiction avec lui. Il s'agit d'un principe qui entre dans la liste des droits fondamentaux de l'homme, reconnus à l'intérieur des États membres et dans le cadre de la Convention européenne des droits de l'homme et des
libertés fondamentales; il fait donc partie du droit communautaire et doit être protégé par la Cour (voir les arrêts du 12 novembre 1969 dans l'affaire 29/69, Stauder, Recueil 1969, p. 419; du 17 décembre 1970 dans l'affaire 11/70, Internationale Handelsgesellschaft, Recueil 1970, p. 1126; du 14 mai 1974 dans l'affaire 4/73, Nold, Recueil 1974, p. 491 et du 28 octobre 1975 dans l'affaire 36/75, Rutili, Recueil 1975, p. 1219). Ajoutons que, sur le plan du droit positif et de la conscience
juridique moderne, la non-discrimination pour des raisons de sexe constitue un des aspects fondamentaux du principe en question.
Toutefois, la signification de la protection des droits fondamentaux au niveau communautaire n'est pas la même qu'au niveau de droits nationaux. Dans l'arrêt cité rendu dans l'affaire Internationale Handelsgesellschaft, la Cour a souligné que «la sauvegarde de ces droits, tout en s'inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté». A notre avis, deux conséquences peuvent être tirées de cette
affirmation. En premier lieu, le respect des droits fondamentaux constitue la limite de toute l'activité communautaire: tout acte par lequel s'exercent les compétences des institutions communautaires est soumis à cette limite et en ce sens toute la structure de la Communauté est tenue de l'observer. En second lieu, lorsque des règles communautaires sont directement applicables (par l'effet des traités ou d'actes dérivés), elles doivent être interprétées de manière cohérente avec le principe du
respect des droits de l'homme. Il ne nous semble pas que l'on puisse aller au-delà de ces affirmations. En particulier, les rapports juridiques laissés à la compétence du législateur national doivent être compris comme soumis au principe constitutionnel de respect des droits de l'homme, en vigueur dans l'État par lequel le rapport est réglé, dans toute la mesure où les règles nationales ne sont pas remplacées par une réglementation communautaire directement applicable.
En revenant au problème qui nous occupe ici, nous constatons que la réglementation des conditions de travail autres que la rémunération (et les congés payés) a été jusqu'à présent laissée aux législateurs nationaux (la Communauté n'étant intervenue que par la directive du Conseil 76/207, dont nous parlerons ci-après). Il ne semble donc pas que l'on puisse tirer du principe communautaire de non-discrimination, une règle directement applicable d'égalité des conditions de travail pour les
travailleurs des deux sexes; au contraire ce ne sera que lorsque l'on pourra déduire d'un acte communautaire spécifique une règle directement applicable en matière de conditions de travail, que cette règle devra être interprétée — au cas où elle ne serait pas déjà explicite en ce sens de manière adéquate — en conformité avec le principe général de la non-discrimination.
5. A l'appui de sa thèse des effets directs de l'interdiction de discriminations fondées sur le sexe, en ce qui concerne tous les aspects du rapport de travail, le défenseur de Mlle Defrenne a également cité la jurisprudence de la Cour qui a garanti l'égalité de traitement entre les fonctionnaires des deux sexes dans le cadre de l'application du statut des fonctionnaires de la Communauté. Dans les arrêts du 7 juin 1972, rendus dans les affaires 20/71 (Sabbatini-Bertoni contre Parlement européen, et
32/71, Bauduin-Chollet contre Commission, Recueil 1972, p. 345 et 363, concernant, l'un et l'autre, le sort de l'indemnité de dépaysement en cas de mariage, vous avez affirmé qu'il doit être régi par des critères uniformes indépendants du sexe de l'intéressé; par conséquent, le Conseil, ayant subordonné la conservation de cette indemnité à l'acquisition de la qualité de chef de famille, que le statut confère normalement au fonctionnaire marié de sexe masculin, avait établi une inégalité
arbitraire de traitement. Toujours à propos de l'indemnité de dépaysement, les arrêts du 20 février 1975 rendus dans les affaires 21/74, Airola contre Commission, et 37/74, Van den Broeck contre Commission, Recueil 1975, p. 221 et 235, ont affirmé que la notion de nationalité, à laquelle se réfère le statut des fonctionnaires, doit être interprétée de manière à éviter toute différence non justifiée entre les fonctionnaires masculins ou féminins se trouvant, en fait, dans des situations
comparables. En conséquence, on effectuerait une discrimination arbitraire en faisant également entrer dans la notion de nationalité, dont dépend l'octroi ou le maintien de l'indemnité de dépaysement, la nationalité imposée obligatoirement par la loi aux fonctionnaires qui contractent mariage avec des étrangers.
Ces affirmations ne suffisent pas à contredire le point de vue que nous avons exprimé précédemment. Elles concernent, toutes, un rapport régi entièrement par le droit communautaire, dans lequel sont intervenus des actes des institutions communautaires. On peut ajouter que la discussion avait pour objet une indemnité, celle de dépaysement, qui, fixée à un pourcentage du traitement de base et versée au travailleur qui satisfait aux conditions prévues par le statut pendant toute la durée de son
rapport d'emploi, apparaît comme un élément de la rémunération. C'est pourquoi l'élimination de toute différence de traitement entre les sexes à cet égard peut être même considérée comme imposée par l'article 119 du traité.
6. Nous avons déjà eu l'occasion de rappeler que le sujet des conditions de travail est expressément mentionné dans les articles 117 et 118 du traité de Rome. Nous croyons donc qu'il est nécessaire d'attirer votre attention sur ces articles, en en précisant la signification et les effets, et d'établir ainsi dans quelle mesure ils peuvent contribuer à la solution du problème considéré ici.
Le texte de l'article 117 est le suivant: «Les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l'amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d'œuvre permettant leur réalisation dans le progrès. Ils estiment qu'une telle évolution résultera tant du fonctionnement du marché commun, qui favorise l'harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par le présent traité et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives».
Quant à l'article 118, il confère à la Commission, «sans préjudice des autres dispositions du traité et conformément aux objectifs généraux de celui-ci», la mission «de promouvoir une collaboration étroite entre les États membres dans le domaine social» en se référant particulièrement à une liste de matières parmi lesquelles figurent «le droit au travail et aux conditions de travail». Le troisième alinéa ajoute «qu'à cet effet, la Commission agit en contact étroit avec les États membres, par des
études, des avis et par l'organisation de consultations …».
Une première observation, en ce qui concerne ces deux règles, est que ni l'une ni l'autre ne contient un principe, entendu comme règle de conduite. A notre avis, on doit plutôt parler, pour l'article 117, d'un objectif; la rédaction du second alinéa de cet article où le sens du premier alinéa est résumé dans les termes «une telle évolution» le confirme. On ne pourrait pas davantage penser à un principe d'application directe, vu que la norme indique expressément la nécessité de procédures
communautaires et internes pour atteindre l'objectif voulu: tant l'article 117 que l'article 118 paraissent clairement s'inspirer d'une idée de gradualité et, à la différence de l'article 119, ils ne fixent aucun délai dans lequel l'objectif doit être réalisé.
Une seconde observation qui nous semble opportune concerne l'étendue du but prévu à l'article 117. Même si nous nous limitons à considérer le sujet des conditions de travail, l'idée d'en promouvoir l'amélioration de manière à obtenir leur égalisation dans le progrès implique sans aucun doute de nombreux types d'action. On peut penser en particulier à l'égalisation des conditions des travailleurs entre les divers États membres, et donc à l'élimination, dans le cadre de la Communauté, des
déséquilibres régionaux, en matière de régime du travail. Bien entendu, rien n'empêche d'entendre le concept d'égalisation de manière à y inclure également l'élimination, à l'intérieur de chaque État membre, des différences de traitement fondées sur le sexe; et même une telle interprétation concorde avec la reconnaissance, dans l'ordre juridique communautaire, du principe général de non-discrimination. Il reste cependant le fait que l'égalité dans les conditions de travail entre travailleurs des
deux sexes ne constitue qu'une partie de l'objectif énoncé à l'article 117.
En définitive, le contenu et la structure des articles 117 et 118 confirment la conclusion à laquelle nous sommes déjà parvenu, de l'absence dans l'ordre juridique communautaire d'un principe ayant une efficacité directe, et conférant aux individus, à l'intérieur de la Communauté, le droit de bénéficier de conditions égales de travail sans discriminations fondées sur le sexe.
7. Une évolution de grande importance s'est produite il y a deux ans, avec l'adoption de la directive du Conseil du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO no L 39 du 14 février 1976, p. 40). Cette directive réalise une des actions prioritaires qui étaient prévues par le programme cité d'action sociale, contenu
dans la résolution du Conseil du 21 janvier 1974. D'autre part, elle se rattache à l'article 117, comme le montrent les expressions employées dans son troisième considérant qui affirme: «que l'égalité de traitement entre les travailleurs masculins et féminins constitue un des objets de la Communauté, dans la mesure où il s'agit notamment de promouvoir l'égalisation dans le progrès des conditions de vie et de travail de la main-d'œuvre».
Parmi les éléments nouveaux que présente la directive, nous croyons nécessaire de mentionner: a) le fait que l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de travail est définie pour la première fois comme «principe» autonome et non plus seulement comme objectif ou comme partie du vaste objectif de l'article 117; b) les indications précises qui sont données, concernent le contenu du principe de la parité de traitement en général (article 2, paragraphe 1) puis de ce même principe par
rapport particulièrement aux conditions de travail (article 5). Notons à cet égard que, parmi les conditions de travail, l'article 5, paragraphe 1, mentionne explicitement: «les conditions de licenciement»; c) l'obligation qui est imposée aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour appliquer le principe, en en spécifiant les finalités (voir entre autres l'article 5, paragraphe 2) et la fixation d'un délai, qui en général est de trente mois, mais qui peut être plus long pour
certaines dispositions (article 9); d) la reconnaissance aux États d'une marge de pouvoir discrétionnaire sur certains points. A ce sujet, il faut citer surtout l'article 2, paragraphe 2, selon lequel la directive «ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application les activités professionnelles et, le cas échéant, les formations y conduisant, pour lesquelles, en raison de leur nature ou des conditions de leur exercice, le sexe constitue une condition
déterminante»; e) le fait que l'application du principe de l'égalité en matière de sécurité sociale est renvoyée à une date ultérieure: l'article 1, paragraphe 2, parle ici de mise en œuvre progressive et prévoit que le Conseil arrêtera des dispositions ultérieures pour en préciser le contenu, la portée et les modalités d'application.
Par ces caractéristiques, la directive 76/207 confirme les principales constatations que nous avons faites précédemment lorsque nous avons parlé de l'article 117. Elle confirme en particulier qu'il fallait une mesure communautaire pour donner une physionomie précise au principe de l'égalité entre travailleurs des deux sexes dans les conditions de travail et qu'il faut encore des mesures des États membres pour une mise en œuvre concrète de ce principe. Bien entendu, s'il avait été possible de
reconnaître à l'article 117 une efficacité directe, la directive du Conseil n'aurait pas représenté un obstacle à cette reconnaissance (tout comme la Cour l'a estimé pour la directive 75/117 en ce qui concerne l'article 119: voir l'arrêt Defrenne cité du 8 avril 1976). Mais nous avons précédemment expliqué que pour l'article 117 il n'est absolument pas possible de parler d'efficacité directe. Il convient plutôt d'ajouter que, si à l'échéance désormais proche, les États membres ne respectaient
pas leur obligation d'adopter les mesures prescrites par la directive, la voie serait ouverte pour ce valoir dans l'ordre juridique communautaire des droits subjectifs des particuliers sur la base de la directive eux-même; cela naturellement dans les tes où la structure de chaque disposition de la directive le permet. Nous nous référons, sur ce point, à la jurisprudence de la Cour inaugurée par l'arrêt le 6 octobre 1970, dans l'affaire 9/70 (Recueil 1970, p. 825) et confirmée par les arrêts du
17 décembre 1970 dans l'affaire 33/70, SACE (ibidem, p. 1213), du décembre 1974 dans l'affaire 41/74, Duyn (Recueil 1974, p. 1337) et du février 1977 dans l'affaire 51/76, bond van Nederlandse Onderne gen (Recueil 1977, p. 113).
ce dernier point, qu'il nous soit n permis de dire que, toujours dans l'hypothèse de l'inobservation de la directive du 9 février 1976, le remède (même partiel) offert par la technique de l'efficacité directe serait plus que jamais approprié. En effet, si l'on doit admettre que la complexité du problème de l'égalité de traitement dans les conditions de travail requiert, en droit communautaire comme en droit interne, des mesures d'application — nécessaires également pour déterminer les exceptions
et les adaptations qui peuvent être objectivement justifiées — il faut, d'autre part, dire clairement que la lenteur de la Communauté et des États membres à rendre efficient le principe de l'égalité sans discriminations de sexe est profondément déplorable. Le fait surtout que certains Etats membres rencontrent encore des difficultés pour tirer toutes les conséquences logiques et pratiques d'un principe — celui de la non-discrimination pour des raisons de sexe — dont la nature fondamentale ne
suscite plus aujourd'hui de doutes ou de réserves, est surprenant.
Pour toutes les considérations exposées jusqu'ici, nous concluons en s proposant de répondre à la question préjudicielle posée par la Cour de cassation belge, par ordonnance du 28 novembre 1977, en déclarant:
La réalisation de l'objectif de l'égalisation des travailleurs des deux sexes, en ce qui concerne les conditions de travail autres que la rémunération, n'entre pas dans le champ d'application de l'article 119 du traité CEE;
La détermination de limites d'âge différenciées pour des travailleurs de sexe masculin et de sexe féminin exerçant la même activité n'est actuellement interdite par aucun principe de droit communautaire, directement applicable aux particuliers;
Le principe de l'égalité de traitement des travailleurs des deux sexes revêt de l'importance dans l'ordre juridique communautaire, en ce qui concerne les conditions de travail autres que la rémunération, soit dans le cadre de l'objectif général d'égalisation entre les travailleurs que l'on déduit de l'article 117 du traité, soit sur la base de la directive du Conseil no 76/207/CEE du 9 février 1976. Toutefois, ce principe n'a pas actuellement d'efficacité directe à l'égard des particuliers
assujettis à l'ordre juridique communautaire.
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( 1 ) Traduit de l'italien.