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11/10/1984 | CJUE | N°191/83

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 11 octobre 1984., F. A. Salzano contre Bundesanstalt für Arbeit - Kindergeldkasse., 11/10/1984, 191/83


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON,

PRÉSENTÉES LE 11 OCTOBRE 1984

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Felice Salzano, travailleur salarié italien, employé depuis mai 1979 en Allemagne, marié et père de trois enfants, a demandé à la Caisse d'allocations familiales de l'Office fédéral du travail (Bundesanstalt für Arbeit — Kindergeldkasse) l'octroi des allocations familiales pour ses trois enfants résidant en Italie avec leur mère. Cette faculté lui est, en effet, ouverte par l'article 73, paragraphe 1

, du règlement n° 1408/71 du 14 juin 1971 ( 1 ) selon lequel le droit aux allocations familiales ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON,

PRÉSENTÉES LE 11 OCTOBRE 1984

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Felice Salzano, travailleur salarié italien, employé depuis mai 1979 en Allemagne, marié et père de trois enfants, a demandé à la Caisse d'allocations familiales de l'Office fédéral du travail (Bundesanstalt für Arbeit — Kindergeldkasse) l'octroi des allocations familiales pour ses trois enfants résidant en Italie avec leur mère. Cette faculté lui est, en effet, ouverte par l'article 73, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71 du 14 juin 1971 ( 1 ) selon lequel le droit aux allocations familiales
est déterminé par la législation du pays d'emploi, indépendamment du lieu de résidence de la famille.

Le bénéfice de cette disposition lui a cependant été refusé par l'institution allemande saisie au motif que, pour la période du 1er mai au 31 décembre 1979, son épouse aurait travaillé en Italie, où elle aurait pu faire valoir son droit aux allocations familiales. Il importerait peu, à cet égard, qu'elle n'ait ni demandé ni, par conséquent, perçu de prestations familiales en Italie, celles-ci lui restant ducs en application de la législation italienne.

L'Office fédéral du travail s'appuie à cet égard sur l'article 76 du règlement n° 1408/71 précité qui dispose que

«Le droit aux prestations ou allocations familiales dues en vertu des dispositions des articles 73 ou 74 est suspendu si, en raison de l'exercice d'une activité professionnelle, des prestations ou allocations familiales sont également dues en vertu de la législation de l'État membre sur le territoire duquel les membres de la famille résident.»

A la suite du rejet de sa réclamation par la Caisse, Felice Salzano a introduit un recours devant le Sozialgericht de Munich afin d'obtenir, pour la période considérée, le versement de la différence entre le montant des allocations familiales en République fédérale d'Allemagne et celui de ces mêmes prestations en Italie.

Pour résoudre le litige dont elle est ainsi saisie, la juridiction allemande a renvoyé la question suivante:

«L'article 76 du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 doit-il être interprété en ce sens que la suspension du droit aux allocations familiales dans le pays d'emploi de l'un des parents doit également intervenir — dans l'affirmative, pour quel montant — lorsque l'autre parent réside avec les enfants dans un autre Etat membre (pays de résidence) et exerce dans ce pays une activité professionnelle, sans toutefois percevoir d'allocations familiales pour les enfants, du fait que la
demande, indispensable en vertu du droit national, de l'un des parents et/ou la renonciation de l'autre parent n'a pas été effectuée, de sorte qu'il n'est pas établi si, et pour quel montant, le parent qui réside dans le pays de résidence des enfants a droit à des allocations familiales?»

Les motifs de l'ordonnance de renvoi, ainsi que les observations qui ont été déposées, permettent de dégager les deux aspects du problème d'interprétation soulevé:

— d'une part, il s'agit de déterminer les conditions requises pour que les allocations familiales soient considérées comme «dues» dans l'État de résidence, au sens de l'article 76 précité;

— d'autre part, dans l'hypothèse où des allocations seraient «dues» au sens de cette disposition, il nous est demandé jusqu'à concurrence de quel montant le versement des allocations familiales dans l'État d'emploi doit être «suspendu».

2.  Avant d'envisager successivement ces deux points, il est nécessaire, pour les besoins de notre raisonnement, de préciser l'état respectif des législations nationales en la matière.

La législation allemande relative aux allocations familiales ( 2 ) réserve le bénéfice de ces prestations aux parents dont l'enfant est domicilié ou réside habituellement en République fédérale d'Allemagne: le juge de renvoi et la Commission relèvent que, par application de l'article 73, paragraphe 1, précité, du règlement n° 1408/71, Felice Salzano peut, pour ses enfants résidant en Italie avec leur mère, se prévaloir d'un droit aux allocations familiales allemandes, sans préjudice de
l'application de l'article 76 de ce même règlement.

La législation italienne a connu une évolution: en effet, l'article 9 de la loi italienne n° 903 du 9 décembre 1977 relative à l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de travail ( 3 ) prévoit désormais que les allocations familiales peuvent être indifféremment demandées par le père ou la mère, alors qu'elles étaient jusque-là réservées exclusivement au père, en sa qualité de chef de famille ( 4 ). En cas de demande des deux conjoints, les allocations seront versées au parent
avec lequel l'enfant vit. (Ce droit d'option est également institué en République fédérale d'Allemagne par l'article 3, paragraphe 3, de la loi fédérale relative aux allocations familiales).

Sur la base de la loi italienne n° 903, l'épouse de Felice Salzano était donc en droit de demander les allocations familiales dans les conditions prévues par la législation italienne: il ressort pourtant de l'ordonnance de renvoi et des observations déposées devant vous qu'elle n'a fait aucune demande en ce sens et que Felice Salzano n'a pas déclaré renoncer à ses droits auprès de l'institution italienne compétente.

3.  Ces remarques préalables étant faites, il nous est à présent possible de présenter brièvement l'interprétation respective des parties sur le premier point évoqué ci-dessus.

En ce qui concerne donc la question de savoir si les allocations familiales italiennes sont «dues», au sens de l'article 76 du règlement n° 1408/71, à Mme Salzano, la Commission considère que le critère déterminant est le versement effectif des prestations et non la constatation que telle ou telle condition — de forme ou de fond — est remplie.

Le requérant au principal et le gouvernement italien partagent la position de la Commission.

A l'encontre de cette interprétation, le gouvernement allemand oppose l'argumentation suivante: pour déterminer si des prestations sont «dues» dans l'Etat de résidence, il suffirait de constater que le travailleur satisfait aux conditions de fond établies par le droit interne. Il n'y aurait donc pas lieu de prendre en considération les conditions de forme qu'il impose, d'autant que cela offrirait aux parents la faculté de choisir la législation et donc l'État membre qui acquitterait les
allocations familiales. Or, l'article 76 constituerait une règle de conflit attribuant la «priorité» à la législation de l'État de résidence.

Enfin, les arrêts Ragazzoni et Rossi ( 5 ) ne seraient pas transposables en l'espèce: depuis ces affaires, les mères ne sont plus désormais exclues du droit aux prestations familiales jusque-là réservées par la législation italienne au seul chef de famille, c'est-à-dire au père; de plus les conditions formelles ne sont visées dans aucune de ces deux affaires.

Comme l'a explicitement démontré la Commission, cette argumentation ne saurait être retenue.

Votre jurisprudence fournit, en effet, tous les éléments utiles pour dégager une interprétation dépourvue d'ambiguïté de l'expression «sont ... dues» figurant à l'article 76 du règlement no 1408/71.

4.  En premier lieu, vous avez considéré que

«L'octroi de prestations familiales en vertu de l'article 73 du règlement n° 1408/71 étant subordonné à l'interprétation et à l'application de la législation nationale, l'institution compétente d'un autre État membre n'est pas en mesure d'apprécier si les conditions en sont toutes réunies» ( 6 ).

Cette constatation découle du principe selon lequel la réglementation communautaire en matière de sécurité sociale n'a d'autre objet que de coordonner les régimes nationaux existants. Toute autre solution, consistant par exemple à faire dépendre l'application de la clause anticumul de l'article 76 de la simple constatation par l'institution du pays d'emploi que le travailleur peut légitimement prétendre — indépendamment des formalités à accomplir — aux prestations de l'État de résidence,
constituerait une atteinte à ce principe, ouvrant la voie au risque d'appréciations divergentes.

C'est pour pallier une telle éventualité que vous avez décidé que l'application de l'article 73 exige une interprétation uniforme dans tous les États membres «quelle que soit l'organisation des législations nationales relatives à l'acquisition du droit aux prestations familiales» ( 7 ).

5.  En second lieu, vous avez considéré, dans l'arrêt Ragazzoni, que les allocations familiales n'étaient «dues» dans l'État membre de résidence que si la législation de cet État reconnaissait

«le droit au versement d'allocations en faveur de la personne de la famille qui travaille dans cet État».

Vous avez expliqué votre propos en ajoutant

«qu'il est donc nécessaire que la personne intéressée remplisse toutes les conditions imposées par la législation interne de cet État pour exercer ce droit» ( 8 ).

Certes, dans cette affaire, c'est une condition de fond — la qualité de chef de famille — qui faisait défaut, en sorte que la prestation n'était pas «due» en Italie. Peut-on pourtant en déduire que vous avez privilégié ce type de condition, écartant les conditions de forme exigées pour l'octroi des allocations familiales dans l'État de résidence?

Une telle interprétation reviendrait à faire prévaloir la solution d'espèce sur la solution de principe qui la détermine: vous avez, en effet, souligné qu'il s'agissait de prendre en considération «toutes les conditions» imposées par la législation en cause, sans distinguer leur nature ( 9 ). C'est pourquoi vous avez conclu que la suspension du droit aux prestations familiales prévue par l'article 76 «n'est pas applicable» dès lors que dans l'État de résidence la mère n'a pas «acquis le droit
aux allocations familiales, soit parce que la qualité de chef de famille n'est reconnue qu'au père, soit parce que les conditions dont dépend l'attribution à la mère du droit au versement ne sont pas remplies» ( 10 ).

Ainsi, c'est de manière tout à fait indifférenciée que vous avez visé les conditions, posées par le droit de l'État membre de résidence, à l'octroi des prestations familiales.

6.  Enfin, votre jurisprudence sur l'application des clauses anticumul en matière de prestations familiales fait apparaître que le critère déterminant d'une suspension est le versement effectif de prestations dans l'autre État membre. Vous avez ainsi dit pour droit que la règle anticumul de l'article 79, paragraphe 3, analogue à celle de l'article 76 mais qui concerne les prestations pour enfants à charge de titulaires de pensions ou de rentes et pour orphelins

«n'a de sens et n'est applicable que si un droit à prestations est effectivement ouvert et acquis selon la législation de l'État où s'exerce l'activité professionnelle» ( 11 ).

De même, vous avez interprété la clause anticumul de l'article 10, paragraphe 1, sous a), en ce sens

«qu'elle s'applique lorsque l'institution d'un autre État membre a effectivement accordé, en vertu de l'article 73 du règlement n° 1408/71, des prestations familiales à un travailleur pour un même enfant, sans qu'il soit nécessaire d'examiner si toutes les conditions d'octroi de ces prestations sont réunies au sens de la législation de cet autre État membre» ( 12 ).

7.  En définitive, il ressort de ces constatations que l'article 76 a pour objet d'éviter tout cumul de prestations effectivement acquises, afin de prévenir l'enrichissement sans cause dont pourraient profiter un travailleur ou ses ayants droit par le jeu des législations des États d'emploi et de résidence. Or, tel n'est pas le cas en l'espèce, dans la mesure où l'épouse de Felice Salzano n'a pas entamé les formalités nécessaires à leur versement éventuel. Sans une demande de sa part et une
déclaration de renonciation de son époux, les allocations familiales ne peuvent être considérées comme «dues» au sens de la disposition précitée, comme l'avait déjà souligné M. l'avocat général Capotorti ( 13 ). Cette interprétation a, certes, pour effet de donner au travailleur migrant de l'État membre d'emploi et à son épouse qui travaille dans l'État membre de résidence la faculté de choisir la législation nationale la plus favorable: ce droit d'option résulte de la législation italienne
comme d'ailleurs de la législation allemande.

A cet égard, nous ne pouvons que rappeler que la réglementation communautaire en la matière n'a d'autre objet que de coordonner et non d'harmoniser les législations sociales des États membres ( 14 ).

De façon plus générale, il faut relever le paradoxe auquel conduirait une solution fondée sur la seule constatation de l'existence d'un droit à prestation: en l'absence de tout versement effectif, la suspension pourrait en ce cas être intégrale, alors que, selon votre jurisprudence — comme nous le verrons ci-dessous — elle peut n'être que partielle lorsque des prestations sont effectivement versées.

L'ensemble de ces constatations nous amène donc à répondre au juge national que les prestations ou allocations familiales ne doivent être considérées comme «dues» au travailleur ou à ses ayants droit qui exercent une activité professionnelle dans l'État membre de résidence que pour autant qu'elles y sont effectivement versées.

8.  Cette réponse devrait permettre à la juridiction allemande de résoudre le litige national dont elle est saisie. Nous n'envisagerons donc qu'à titre subsidiaire le second aspect de la question renvoyée, dont nous vous rappelons la substance: dans l'hypothèse où des allocations familiales seraient effectivement versées dans l'État membre de résidence, la suspension des allocations jusque-là acquittées dans l'État membre d'emploi doit-elle être intégrale ou seulement partielle et, dans ce dernier
cas, jusqu'à quel montant?

C'est à un problème analogue que vous avez été récemment confrontés dans l'affaire Patteri ( 15 ).

Votre jurisprudence en la matière est bien connue: les droits acquis par le travailleur dans l'État d'emploi ne disparaissent pas intégralement dès lors que des droits équivalents sont effectivement versés dans l'État membre de résidence. Ils continuent d'être dus pour la partie du montant qui dépasse le niveau des prestations payées dans l'État membre de résidence ( 16 ).

Dans ses observations, le gouvernement allemand soutient que ce principe ne s'appliquerait pas lorsque le droit aux prestations familiales résulte non de la législation nationale qui en réserve le bénéfice aux seuls résidents, mais de l'article 73 lui-même. Une telle argumentation doit être rejetée: votre Cour a clairement établi que l'application de la réglementation communautaire en matière de sécurité sociale ne peut

«entraîner une diminution des prestations dues en vertu de cette législation complétée par le droit communautaire» ( 17 ),

sauf exception explicitement prévue par cette réglementation, que vous avez interprétée dans le sens d'une suspension relative. Toute autre interprétation reviendrait en définitive à rendre opposable la clause de résidence instituée par la législation de l'État d'emploi au droit acquis par le travailleur sur la base de l'article 73 lui-même et plus généralement à faire échec au principe de la libre circulation des personnes qu'il vise à garantir ( 18 ).

9.  En conclusion, nous vous proposons de dire pour droit

— que l'article 76 doit être interprété en ce sens que les prestations familiales ne «sont dues» dans l'État membre de résidence que pour autant qu'un droit à leur versement est effectivement ouvert et acquis selon la législation de l'État où s'exerce l'activité professionnelle;

— subsidiairement, que l'article 76 ne suspend le droit aux prestations familiales versées dans l'État d'emploi que jusqu'à concurrence du montant des prestations équivalentes perçues dans l'État de résidence par le conjoint y exerçant une activité professionnelle.

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( 1 ) JO L 149 du 5 7 1971

( 2 ) Loi fédérale relative aux allocations familiales — Bundeskindergeldgesetz — article 2, paragraphe 5, Bundesgesetzblatt, I, du 6. 2. 1975.

( 3 ) Gazzetta ufficiale n° 343 du 17. 12. 1977, p. 9041.

( 4 ) Voir notamment 134/77, Ragazzoni, Recueil 1978, p. 963, point 10.

( 5 ) 134/77, Ragazzoni, précite; 100/78, Rossi, Recueil 1979, p. 831.

( 6 ) 149/82, Robards, Recueil 1983, p. 171, point 11.

( 7 ) 104/80, Beeck, Recueil 1981, p. 503, point 7.

( 8 ) 134/77, Ragazzoni, precité, points 8 et 9.

( 9 ) Ragazzoni, point 9.

( 10 ) Ragazzoni, point 12.

( 11 ) 100/78, Rossi, précité, point 9.

( 12 ) 149/82, Robards, précité, point 12.

( 13 ) 134/77, Ragazzoni, précité, p. 975; 100/78, Rossi, p. 848.

( 14 ) Voir par exemple 100/78, Rossi, prient, point 13.

( 15 ) 242/83, Patten, arrêt du 12. 7 1984, Recueil 1984, p. 3171

( 16 ) Voir, notamment, 100/78, Rossi, précité, point 17; 733/79, Laterza, Recueil 1980, p. 1915, points 8-9; 104/80, Beeck, précité, point 12, 320/82, D'Amario, arrêt du 24. 11. 1983, point 7, Recueil 1983, p. 3811, et dernièrement, 242/83, Patten, précité, point 10.

( 17 ) 733/79, Laterza, précité, point 8, et aussi 101/83, Brusse, arrêt du 17. 5. 1984, point 30, Recueil 1984, p. 2223.

( 18 ) 320/82, D'Amano, précité, points 4 à?.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 191/83
Date de la décision : 11/10/1984
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Sozialgericht München - Allemagne.

Sécurité sociale - Allocations familiales - Suspension du droit aux prestations.

Sécurité sociale des travailleurs migrants


Parties
Demandeurs : F. A. Salzano
Défendeurs : Bundesanstalt für Arbeit - Kindergeldkasse.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: O'Keeffe

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1984:314

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