CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. MARCO DARMON
présentées le 23 mai 1985
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. L'institution, par le règlement no 1079/77 du Conseil, du 17 mai 1977, d'un « prélèvement de coresponsabilité », objet du présent renvoi préjudiciel, est le fruit d'un constat:
« La situation du marché des produits laitiers dans la Communauté est caractérisée par des excédents structurels résultant d'un déséquilibre entre l'offre et la demande des produits » (premier considérant du règlement no 1079/77, JO L 131, p. 6).
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En effet, comme l'illustre le graphique ci-dessous, alors que le potentiel de production du cheptel laitier s'est accru d'environ 2,5 % l'an au cours de la dernière décennie, la consommation intérieure de la Communauté n'a connu qu'une augmentation d'environ 0,5 % l'an et tend à l'heure actuelle à stagner, voire à diminuer.
Cette situation doit être appréciée dans le contexte résultant de l'établissement par le règlement no 804/68 d'une organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO L 148, p. 13), qui garantit aux producteurs une certaine stabilité de leurs revenus, en prévoyant l'achat par les organismes nationaux désignés à cet effet de certains produits transformés à partir du lait, notamment le beurre et le lait écrémé en poudre, à un prix minimal: le prix d'intervention
(articles 5 et 6, paragraphe 1, du règlement no 804/68).
Le caractère structurel du déséquilibre affectant le marché, joint à ce système de soutien, a eu pour effet d'accroître les livraisons de lait aux laiteries, en vue de sa transformation en produits admis à l'intervention: aujourd'hui, ces livraisons dépassent 90 % de la production de lait de vache dans la Communauté. Concrètement, cette situation s'est traduite par la formation progressive de stocks considérables, « montagnes » de beurre ou de lait en poudre dont la gestion financière est
particulièrement coûteuse. Ainsi, selon les indications fournies à la demande de la Cour par la Commission, les stocks de beurre dépassaient 155000 tonnes en 1977 pour atteindre plus de 850000 tonnes en 1984. Quant à ceux de lait écrémé en poudre, ils excédaient 1 million de tonnes en 1976 et 1977 et, après une baisse entre 1978 et 1982, s'élevaient à nouveau en 1984 à près de 980000 tonnes.
Face à cette situation et afin de favoriser le retour à l'équilibre entre l'offre et la demande, la Communauté s'est engagée dans une politique de régulation du marché, en agissant à la fois sur la consommation et sur la production. L'action menée pour stimuler la consommation s'est notamment illustrée par des opérations de vente de beurre à prix réduit (règlement no 880/77 du Conseil du 26 avril 1977, JO L 106, p. 31), par des aides à la consommation de lait écrémé en poudre pour l'alimentation
animale (règlement no 1844/77 de la Commission du 10 août 1977, JO L 205, p. 11), également par des actions de promotion, de publicité et de recherche de marchés à l'intérieur de la Communauté (règlement no 723/78 de la Commission du 10 avril 1978, JO L 98, p. 5). En vue de comprimer la production, ont été notamment prévues des primes de non-commercialisation et de reconversion (règlement no 1078/77 du Conseil du 17 mai 1977, JO L 131, p. 1), la suspension des aides à l'achat de vaches laitières
(règlement no 1081/77 du Conseil du 17 mai 1977, JO L 131, p. 10) et des restrictions en matière d'aide aux investissements (règlement no 1946/81 du Conseil du 30 juin 1981, JO L 197, p. 32). Le prélèvement institué en 1977 fait partie de ce second type de mesures.
2. Au sein du dispositif ainsi mis en place par la Communauté, le prélèvement de coresponsabilité occupe une place particulière puisque, dans l'esprit du législateur, il est censé constituer un moyen d'agir directement sur l'équilibre entre l'offre et la demande, en vue d'établir « un lien plus direct entre la production et les possibilités d'écoulement des produits laitiers » (deuxième considérant du règlement no 1079/77, précité).
Quelles en sont les caractéristiques? Comme le relevait M. l'avocat général Mayras dans ses conclusions sous l'affaire Stölting (138/78, Rec. 1979, p. 713), le prélèvement est d'application générale: il est dû en effet
« par tout producteur de lait sur les quantités de lait livrées à une entreprise traitant ou transformant du lait ainsi que... sur les quantités de lait vendues par le producteur sous forme d'autres produits laitiers »,
à l'exception du lait produit dans les régions de montagne (article 1er, paragraphes 1 et 2, du règlement no 1079/77). Le niveau du prélèvement est fonction de trois variables — situation du marché, prévisions d'offre et de demande, évolution des stocks —, mais doit se situer dans une fourchette entre un minimum de 1,5 et un maximum de 4 % du prix indicatif (article 2, paragraphes 2 et 3).
Le prix indicatif constitue donc l'assiette du prélèvement, valable pour la campagne concernée (article 2, paragraphe 3). Il est, rappelons-le, celui
« que l'on tend à assurer pour la totalité du lait vendu par les producteurs au cours de la campagne laitière dans la mesure des débouchés qui s'offrent sur le marché de la Communauté et les marchés extérieurs ».
De plus, et cela revêt une importance toute particulière en l'espèce, ce prix est fixé « pour le lait contenant 3,7 % de matières grasses, rendu laiterie » (article 3, paragraphes 2 et 3, du règlement no 804/68, précité).
Le montant du prélèvement est retenu par la laiterie sur le prix payé aux producteurs (article 3, paragraphe 1, du règlement no 1079/77). Les sommes ainsi perçues au nom de la Communauté sont virées à des organismes nationaux désignés à cet effet, puis, ultérieurement affectées, comme l'ont précisé les institutions en réponse aux questions posées par votre Cour, au financement, par le budget communautaire, des dépenses dans le secteur laitier et, plus spécifiquement, des mesures visées par
l'article 4 du règlement no 1079/77 en faveur de l'élargissement des marchés des produits laitiers.
Le prélèvement de coresponsabilité, prévu pour s'appliquer à l'origine jusqu'à la fin de la campagne laitière 1979-1980 (article 1er, paragraphe 1), a été constamment reconduit au cours des campagnes successives: la persistance du déséquilibre entre l'offre et la demande explique son maintien, mais aussi l'évolution de son taux, passé de 0,5 % au départ, par dérogation au minimum initialement prévu (article 2 du règlement no 1001/78 du Conseil du 12 mai 1978, JO L 130, p. 11) à 3% pour la
campagne laitière 1984-1985 (règlement no 861/84 du Conseil du 31 mars 1984, JO L 90, p. 21). Bien plus, il a été complété en 1984 par un « prélèvement supplémentaire » qui frappe d'un taux dissuasif — jusqu'à 100 % du prix indicatif — les quantités de lait dépassant un quota de référence (règlements no 856/84 et no 857/84 du Conseil du 31 mars 1984, JOL 90, p. 10 et 13).
3. Dans la présente affaire, ce sont les modalités de calcul du prélèvement de coresponsabilité que le requérant au principal a mises en cause en saisissant la Pretura unificata di Cremona.
Devant cette juridiction, P. Bozzetti, éleveur italien qui livre le lait produit dans son exploitation à l'un des établissements de la laiterie Invernizzi SpA, a introduit contre cette société et contre le ministère du Trésor, au nom duquel elle agissait, une action en répétition de la somme retenue au titre du prélèvement de coresponsabilité sur le prix de vente du lait livré en avril et mai 1983.
Au soutien de son action, P. Bozzetti a excipé de l'illégalité de la réglementation communautaire instituant le prélèvement de coresponsabilité, en tant qu'elle créerait de graves discriminations entre les producteurs de la Communauté. La Pretura di Cremona, qui nourrit les mêmes doutes et s'interroge par ailleurs sur la nature — fiscale ou non — du prélèvement, essentielle à la détermination de sa propre compétence, vous a donc renvoyé les deux questions préjudicielles suivantes:
«1) Les règlements no 1079/77 du Conseil et no 1822/77 de la Commission, qui, tels qu'ils ont été modifiés et complétés ultérieurement, ont institué et réglementé le prélèvement de coresponsabilité pour le lait, lequel ne figure pas parmi ce qu'il est convenu d'appeler les «ressources propres» citées dans la décision du Conseil du 21 avril 1970, doivent-ils être interprétés en ce sens que le prélèvement précité n'a pas un caractère fiscal?
2) Les règlements no 1079/77 et no 1822/77, en particulier leurs articles 2, lesquels instituent un prélèvement de coresponsabilité qui s'applique de manière identique à des produits différents de par leur composition et qui sont dès lors susceptibles à des degrés divers de provoquer des excédents de beurre et de lait en poudre, doivent-ils être considérés comme illégaux pour violation du principe de non-discrimination énoncé à l'article 40, paragraphe 3, du traité ou pour détournement de
pouvoir pour cause d'illogisme manifeste et doivent-ils en conséquence demeurer inappliqués? »
4. Ainsi qu'il ressort des motifs de l'ordonnance de renvoi, la qualification — fiscale ou non — du prélèvement de coresponsabilité pose un problème particulier à la Pretura di Cremona. Selon les règles du droit interne, en effet, si elle devait s'avérer fiscale, la nature de ce prélèvement retirerait à la juridiction de renvoi compétence pour connaître du litige dont elle est saisie. A notre connaissance, vous n'avez pas eu à ce jour l'occasion de vous prononcer sur l'interaction possible entre la
nature d'une redevance communautaire et la répartition des compétences juridictionnelles dans un État membre.
Or, s'il est vrai que cette question concerne formellement l'interprétation de règlements communautaires, elle risque cependant de vous conduire à porter une appréciation déterminante sur les règles procédurales de droit national.
Rappelons à cet égard qu'en l'état actuel du droit communautaire vous considérez, selon une jurisprudence constante, que
« les litiges relatifs à la restitution de montants perçus pour compte de la Communauté relèvent de la compétence des juridictions nationales et doivent être tranchés par celles-ci en application du droit national dans la mesure où le droit communautaire n'a pas disposé en la matière ».
En conséquence, c'est à l'ordre juridique interne de chaque État membre qu'il appartient
« de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinées à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire... » (265/78, Ferwerda, Rec. 1980, p. 617, point 10).
Comme cela résulte des observations de toutes les parties, c'est au juge national, et à lui seul, qu'il appartient de qualifier, au regard des critères du droit interne, le prélèvement de coresponsabilité établi par le législateur communautaire.
On ne saurait cependant se limiter à une telle réponse. De la question posée par la juridiction italienne et des motifs de son ordonnance de renvoi, il résulte que la préoccupation du juge est de déterminer aussi précisément que possible les caractéristiques du prélèvement de coresponsabilité, pour en mieux qualifier la nature au regard des catégories de droit interne. En ce sens, il paraît utile, en plus des indications relatives au dispositif mis en place par les règlements no 1079 et no
1822/77, tel que ci-dessus décrit, de préciser certaines particularités du prélèvement de coresponsabilité ainsi institué.
Ce dernier est une contribution financière générale — puisque imposée à tous les producteurs de lait de la Communauté — et calculée sur la base d'un taux unique appliqué à un prix constant du lait, le prix indicatif pour la campagne laitière considérée. Établie sur le fondement de l'article 43 du traité CEE et non sur la base de l'article 201 relatif aux ressources propres, elle déroge, en raison de sa destination spécifique, au principe de l'universalité budgétaire, énoncé par l'article 5 de la
décision du 21 avril 1970, selon lequel les ressources propres « servent à financer indistinctement toutes les dépenses inscrites au budget des Communautés... » (JO L 94 P. 19). Or, nous l'avons déjà indiqué, le produit du prélèvement est inscrit en déduction des crédits destinés à couvrir les dépenses d'intervention consacrées au secteur du lait et des produits laitiers et, comme l'a précisé la Commission en réponse à l'une de vos questions, affecté au financement des mesures visant à élargir
les marchés des produits laitiers, prévues par l'article 4 du règlement no 1079/77. Le prélèvement s'analyse en définitive comme un instrument financier de régulation du marché laitier (dernier considérant du règlement no 1079/77).
Compte tenu des caractéristiques ainsi décrites, il appartiendra donc au juge de renvoi, pour déterminer sa propre compétence, de qualifier le prélèvement communautaire de coresponsabilité, au regard des règles du droit interne.
5. La seconde question posée par la juridiction italienne porte sur la légalité des règlements ayant institué le prélèvement de coresponsabilité, au regard du principe de non-discrimination édicté par l'article 40, paragraphe 3, alinéa 2, du traité CEE, selon lequel une organisation commune de marchés « doit exclure toute discrimination entre producteurs et consommateurs de la Communauté ».
Le juge de renvoi se demande, en effet, si, en calculant le prélèvement sur la base d'une assiette uniforme pour tous les producteurs de lait, l'article 2 du règlement no 1079/77 ne porte pas atteinte à l'égalité de traitement entre les producteurs, dès lors qu'il ne prend pas en compte de manière différenciée, en fonction de la teneur en matières grasses du lait, la part réelle prise par ceux-ci à la formation des excédents de beurre et de lait en poudre.
L'objet de cette question appelle une remarque préalable. Dans votre décision Stötting déjà citée, vous avez considéré que le prélèvement de coresponsabilité « concourt à promouvoir la réalisation de l'objectif d'une stabilisation des marchés » et que le niveau de son taux ne paraît pas disproportionné (138/79, précité, point 7). C'est pourquoi, comme l'ont relevé tant le requérant au principal que le gouvernement italien, ce n'est pas le choix du prélèvement de coresponsabilité comme moyen
d'agir sur le déséquilibre entre l'offre et la demande qui est contesté, mais ses modalités de calcul et, plus précisément, son assiette uniforme, autrement dit le prix indicatif du lait contenant 3,7 % de matières grasses.
Si cette distinction a l'avantage de préciser l'objet de la contestation, elle ne change pas pour autant la nature de votre contrôle juridictionnel. Il faut, en effet, avez-vous précisé dans votre arrêt Stölting,
« reconnaître au Conseil un pouvoir discrétionnaire en cette matière qui correspond aux responsabilités politiques que les article 40 et 43 (du traité) lui imposent ».
En conséquence, vous exercerez un contrôle restreint de la légalité, c'est-à-dire limité à l'erreur manifeste d'appréciation et au détournement de pouvoir. Tels sont d'ailleurs les deux griefs dirigés contre l'application uniforme du prélèvement.
6. Le requérant au principal et le gouvernement italien reprochent aux institutions de n'avoir pas pris en compte de manière sélective la responsabilité respective des producteurs dans la formation des excédents, qui dépendrait étroitement de la teneur du lait en matières grasses. Cette application uniforme serait, au surplus, contraire à l'objectif poursuivi par la réglementation communautaire, car, comme le souligne la juridiction de renvoi, elle pourrait procéder d'un illogisme manifeste,
constitutif d'un détournement de pouvoir.
Pour démontrer la relation de causalité entre la teneur du lait en matières grasses et la formation des excédents, P. Bozzetti et l'État intervenant ont établi, à l'aide d'exemples chiffrés, que, pour une quantité donnée de lait, plus la teneur de matières grasses est élevée, plus on obtient de beurre par transformation. Or, le déséquilibre du marché aurait précisément pour principale origine les excédents de beurre ainsi dégagés à partir du lait gras.
Comme le prix du lait serait lui-même fonction de sa teneur en matières grasses, il en résulterait, selon le requérant au principal, que l'application d'un prélèvement indifférencié à une quantité donnée de lait pèserait d'autant moins dans le prix payé au producteur que le lait livré est gras. En effet, la part constante du prélèvement représenterait, dans ce cas, une proportion plus faible par rapport au meilleur prix obtenu.
Ainsi, les producteurs de lait pauvre en matières grasses seraient doublement pénalisés: assujettis à un prélèvement destiné à résorber des excédents auxquels ils contribueraient dans une moindre mesure, ils devraient en outre supporter, sur un moindre prix, une charge proportionnelle plus lourde que celle qui est imposée aux producteurs d'un lait riche en matières grasses. En traitant de façon identique des situations différentes, la technique de fixation du prélèvement serait discriminatoire
pour les producteurs de lait pauvre en matières grasses.
Précisément, l'Italie serait, avec l'Irlande, le seul État de la Communauté produisant un lait d'une teneur moyenne en matières grasses d'environ 3,5 %, alors que le prélèvement est établi à partir d'un lait en contenant 3,7 %. Au surplus, Bozzetti relève que, dans la zone de production où se trouve son exploitation agricole, le lait est avant tout destiné à la production de fromage typique — Grana padano — qui nécessiterait un lait riche en matière protéique, la teneur en matières grasses étant
à cet égard indifférente.
Selon le requérant au principal et le gouvernement italien, ces constatations auraient dû conduire les institutions à asseoir le prélèvement non sur le prix indicatif, qui est un prix théorique, mais sur la valeur réelle du lait, qui dépend de sa teneur en matières grasses. Ce système aurait pu être assorti soit d'une exemption en faveur des zones de production du lait pauvre en matières grasses, soit de la fixation d'un taux progressif, pénalisant le lait en fonction de sa teneur en matières
grasses. A l'appui de cette dernière observation, il a été fait référence à l'article 9 du règlement no 1371/84 de la Commission (JO L 132, p. 11), fixant les modalités d'application du prélèvement supplémentaire établi par les règlements no 856/84 et no 857/84 du Conseil. Cette disposition prévoirait une augmentation du prélèvement en fonction de l'augmentation de la teneur du lait en matières grasses. Plus encore, l'adoption de ce nouveau prélèvement mettrait en évidence qu'une application
différenciée ne se heurterait, d'un point de vue technique ou administratif, à aucun obstacle particulier de mise en œuvre.
7. Dans leurs observations, les institutions s'efforcent pour l'essentiel de réfuter la base de cette argumentation, autrement dit l'existence d'un lien de causalité entre le déséquilibre du marché et la seule teneur du lait en matières grasses.
En effet, le système d'intervention mis en place dans le cadre de l'organisation commune des marchés du lait et des produits laitiers vise à valoriser aussi bien les matières grasses, par l'achat à l'intervention du beurre, que les subtances protéiques du lait, par l'achat à l'intervention du lait écrémé en poudre. Or, ces deux composantes du lait contribueraient l'une et l'autre à la formation des excédents.
En réalité, le déséquilibre du marché serait le résultat d'une surproduction de lait. En effet, comme le souligne le Conseil, la quasi-totalité du lait produit dans la Communauté serait écoulée par les producteurs auprès des laiteries qui assureraient la transformation des quantités excédentaires en produits admis à l'intervention, bénéficiant ainsi du prix minimal garanti par l'organisation commune des marchés. Les excédents de beurre et de poudre de lait résulteraient des débouchés offerts à
la surproduction par le jeu de l'intervention.
En ce qui concerne l'argument tiré du prix du lait, la Commission fait valoir que celui-ci ne serait pas exclusivement fonction de la teneur en matières grasses, mais de tous les éléments utiles qui le composent, y compris les substances protéiques. D'autres facteurs d'appréciation entreraient d'ailleurs en considération, telle la qualité sanitaire du lait. Enfin, le niveau élevé des prix à la production du lait cru de vache en Italie, pourtant moins gras que dans la plupart des autres pays de
la Communauté, démontrerait le caractère aléatoire du lien allégué entre le prix du lait et sa teneur en matières grasses.
En définitive, le prélèvement de coresponsabilité aurait été rendu nécessaire par la surproduction de lait, génératrice d'excédents divers. Son application uniforme à l'ensemble des producteurs de lait serait justifiée par le caractère global du déséquilibre qui en résulterait.
8. L'argumentation des institutions ne nous paraît pas sérieusement réfutable. Elle semble d'ailleurs confortée par le tableau statistique suivant, fourni à votre demande par la Commission, relatif au beurre et au lait écrémé en poudre détenus par les organismes d'intervention dans la CEE.
Beurre et Lait écrémé en poudre détenus par les organismes d'intervention dans la CEE (en tonnes)
Beurre Lait écréme en poudre
1.1.1974 201 154 165 579
1.1.1975 147 624 365 180
1.1.1976 163 833 1 112 485
1.1.1977 155 367 1 135 484
1.1.1978 194 292 964 727
1.1.1979 417 975 673 906
1.1.1980 371 652 227 223
1.1.1981 239 359 229 732
1.1.1982 147 202 278 929
1.1.1983 305 742 576 294
1.1.1984 853 393 982 885
Ce tableau fait apparaître que les excédents laitiers ne sont pas seulement ni même principalement le beurre, produit à partir des matières grasses du lait, mais également le lait écrémé en poudre, à faible teneur en matières grasses et riche en substances protéiques. Il n'y a donc pas de lien de causalité unique ni même dominant entre la teneur en matières grasses et la constitution d'excédents. Ainsi, quelle que soit sa composition, en particulier sa teneur en matières grasses et en substances
protéiques, le lait est de nature à contribuer aux excédents: cela explique d'ailleurs que plus de 90 % du lait produit dans la Communauté soit livré aux laiteries. En vérité, la formation des excédents, cristallisée par l'intervention, ne fait que traduire l'écart jusqu'ici croissant entre l'augmentation régulière du potentiel de production laitière et la quasistagnation de la consommation. Les modalités prévues pour établir le montant du prélèvement répondent à cette situation.
En effet, face à un déséquilibre global du marché, le législateur communautaire a manifestement voulu frapper « d'une manière uniforme l'ensemble des quantités de lait livrées aux laiteries... » (deuxième considérant du règlement précité). L'application d'un taux indifférencié témoigne de cette volonté qu'illustre aussi la finalité du prélèvement: celui-ci, sans remettre en cause la politique de soutien par l'intervention, tend à en corriger les effets pervers en réintroduisant la nécessaire
relation entre l'offre et la demande.
Le deuxième considérant du règlement no 1079/77 est, à cet égard, significatif. Il mérite d'être cité. Le prélèvement a pour. objet « d'établir un lien plus direct entre la production et les possibilités d'écoulement des produits laitiers » afin :
— « de rétablir progressivement une meilleure relation entre la production et les besoins du marché »;
— « d'atténuer les charges élevées qui résultent, pour la Communauté, de la situation actuelle, et notamment des excédents importants... ».
La décision de calculer le montant du prélèvement d'après le prix indicatif du lait manifeste le souci de cohérence du législateur communautaire. L'objectif poursuivi est, en effet, de reconstituer, d'une certaine manière, un esprit de marché. Dans cette perspective, le prix indicatif est apparu comme le plus approprié pour sensibiliser les producteurs, puisqu'il est celui que la Communauté tend à assurer sur le marché pour les produits considérés. Le prix indicatif est en quelque sorte le prix
normal du marché pour la campagne à venir: son choix comme assiette du prélèvement correspond au souci de recentrer les producteurs sur la réalité du marché.
En définitive, cela résulte sans ambiguïté de son intitulé, ce prélèvement vise à responsabiliser l'ensemble des producteurs de lait en les sensibilisant à l'exigence de l'adaptation de l'offre à la demande que le système de l'organisation commune de marché, en garantissant au producteur, quelles que soient les quantités offertes, l'écoulement de son produit au prix d'intervention, avait pu affaiblir.
L'uniformité d'application du prélèvement à tous les producteurs nous paraît donc objectivement justifiée par la situation du marché et si adaptée à l'objectif poursuivi qu'elle en est indissociable: le prélèvement de coresponsabilité ne correspond pas seulement au choix d'une stratégie — rétablir les relations caractéristiques du marché -, mais aussi d'une tactique qui lui est étroitement associée: responsabiliser chaque producteur par une contribution personnelle aux charges financières de la
gestion des divers excédents laitiers.
On ne saurait donc, à ce stade, reprocher au Conseil d'avoir commis une erreur manifeste dans l'appréciation de la situation du marché ni, par voie de conséquence, d'avoir traité de façon discriminatoire les producteurs de lait. Par là même, le grief de détournement de pouvoir se voit priver de toute substance.
9. Reste à savoir si cette analyse doit être remise en cause par les moyens tirés de l'institution en 1984 du prélèvement supplémentaire.
Ce dernier répond, lui aussi, au déséquilibre de l'offre et de la demande dont la persistance met en cause les finalités mêmes de la politique agricole commune. Il obéit néanmoins à une logique bien différente. Alors que le prélèvement de coresponsabilité s'analyse comme une incitation financière à la solidarité de tous les producteurs, tendant à corriger les effets pervers précités de l'action de soutien menée jusque-là dans le cadre de l'organisation commune, le prélèvement supplémentaire se
veut ouvertement dissuasif, puisque, pour une durée provisoire de cinq années, il frappe d'une manière drastique, d'un taux pouvant aller jusqu'à 100 % du prix indicatif, les quantités de lait produites en dépassement d'un quota de référence.
La politique communautaire en la matière pourrait donc être décrite de la manière suivante: maintien des mesures de soutien, solidarité financière des producteurs au regard du déséquilibre général du marché, pénalisation des producteurs qui ne jouent pas le jeu de ce marché.
Le prélèvement supplémentaire revêt donc un caractère sélectif. A partir de cette constatation, le requérant au principal et le gouvernement italien ont fait valoir deux séries d'arguments.
En premier lieu, ils soutiennent que le prélèvement supplémentaire viserait plus particulièrement les producteurs de lait riche en matières grasses puisque l'article 9 du règlement d'application no 1371/84 précité de la Commission aurait pour objet de sanctionner ceux qui dépasseraient, d'une année sur l'autre, la teneur moyenne en matières grasses jusque-là constatée. Cette disposition prévoit, en effet, que, si « la teneur en matière grasse du lait livré ou acheté » au cours des douze derniers
mois « présente en moyenne un écart positif supérieur à 1 gramme par kilogramme de lait par rapport à la teneur moyenne constatée pendant la période de douze mois précédente, la quantité de lait servant de base au calcul du prélèvement est majorée de 2,6 % par gramme de matière grasse supplémentaire par kilogramme de lait ».
Cette interprétation ne peut être retenue. Comme la Commission l'a expliqué à l'audience, cette disposition vise à prévenir toute fraude fondée sur la composition du lait, consistant à modifier celle-ci, notamment en concentrant sa teneur en matières grasses, afin de se maintenir artificiellement dans la limite du quota maximal autorisé.
Ainsi, la teneur du lait en matières grasses n'est pas ici envisagée en tant que génératrice éventuelle d'excédents, mais comme l'indicateur représentatif des quantités de lait normalement produites dans une exploitation agricole déterminée [article 11, sous c), du règlement no 857/84].
Cette mesure vise donc à faciliter l'application des articles 9 et 10 du règlement no 857/84 — tous deux relatifs aux modalités de perception du prélèvement — en garantissant l'uniformité des conditions de calcul du prélèvement entre les différents producteurs. Le dernier alinéa de l'article 9 du règlement no 1371/84 précité confirme cette interprétation: en effet, si le redevable est « en mesure de prouver, à la satisfaction de l'organisme compétent de l'État membre, que cet écart est la
conséquence normale des conditions de production », la majoration-sanction prévue n'est pas appliquée. Autrement dit, c'est bien une présomption simple de fraude qui est organisée par cette disposition.
En second lieu, P. Bozzetti et l'État italien tirent un autre argument du caractère sélectif du prélèvement supplémentaire: il démontrerait qu'aucune difficulté technique ou administrative ne se serait opposée à l'adoption d'un prélèvement de coresponsabilité « individualisé ».
Cette analyse doit être rejetée. Le prélèvement supplémentaire ne frappe que la part de production laitière excédant une quantité de référence et non la totalité de cette production. Dès lors, la complexité de la mise en place du prélèvement supplémentaire, qui n'appréhende qu'une marge restreinte de la production, ne saurait utilement être comparée à celle de l'application générale du prélèvement de coresponsabilité.
L'ensemble de ces considérations permet de conclure que l'examen des règlements no 1079/77 du Conseil et no 1822/77 de la Commission n'a révélé, notamment en ce qui concerne la technique de fixation des montants à retenir au titre du prélèvement de coresponsabilité, aucun élément de nature à affecter leur validité.
10. En réponse aux questions préjudicielles renvoyées par la Pretura di Cremona, nous vous proposons donc de dire pour droit que:
1) En l'état actuel du droit communautaire, il appartient aux juridictions nationales de trancher, par application des règles de procédure et de fond du droit interne, les litiges relatifs à la restitution des montants perçus pour le compte des Communautés.
2) Le prélèvement de coresponsabilité institué par le règlement no 1079/77 du Conseil s'analyse comme une contribution financière à caractère général et indifférencié, qui est destinée à favoriser la régulation du marché laitier et dont le produit est affecté aux dépenses afférentes à l'élargissement de ce marché, conformément à l'article 4 du règlement précité.
3) L'examen des règlements no 1079/77 du Conseil et no 1822/77 de la Commission n'a révélé, notamment en ce qui concerne la technique de fixation des montants à retenir au titre du prélèvement de coresponsabilité, aucun élément de nature à affecter leur validité.