Avis juridique important
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61989C0060
Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 16 janvier 1991. - Procédure pénale contre Jean Monteil et Daniel Samanni - Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel d'Aix-en-Provence - France. - Interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE - Notions de "maladie" et de "médicament" - Monopole de vente de certains produits au profit des seuls pharmaciens. - Affaire C-60/89.
Recueil de jurisprudence 1991 page I-01547
Conclusions de l'avocat général
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1 . La Cour est appelée, une fois encore, à intervenir dans la "querelle" qui, en France, oppose les pharmaciens à d' autres professions sur la question de savoir si certains produits sont à qualifier de médicaments et si, et éventuellement dans quelles limites, il est légal d' en réserver la vente exclusivement aux pharmaciens . Dans la récapitulation des faits qui sont à l' origine de la présente procédure, nous ne réussissons pas à éloigner le soupçon déjà exprimé dans les conclusions présentées
dans l' affaire Schumacher ( 1 ), à savoir que, dans des controverses de ce type, le rôle du personnage principal est tenu par Mercure, le dieu du commerce, plutôt que par Hygie, la déesse de la santé .
Sur plainte du syndicat des pharmaciens des Bouches-du-Rhône, M . Sammani a été poursuivi pour exercice illégal de la profession de pharmacien pour avoir vendu, dans le supermarché qu' il gère, de l' alcool à 70 % modifié et de l' éosine à 2 %. M . Monteil, de son côté, a été poursuivi comme complice de ce délit, étant le fournisseur de M . Sammani pour les produits en question . Ayant été condamnés par le tribunal correctionnel de Marseille ( France ) par jugement du 14 juin 1988, les deux
intéressés ont interjeté appel devant la cour d' appel d' Aix-en-Provence ( France ) qui a saisi la Cour d' une question préjudicielle, demandant "si l' éosine à 2 % et l' alcool à 70 % modifié sont des médicaments dont la vente est réservée aux pharmaciens, tels que définis par le droit communautaire européen ."
2 . Par-delà la formulation impropre de la question préjudicielle, il paraît manifeste, d' après les faits mêmes de la cause, que le juge national entend, par l' intermédiaire de l' interprétation de la Cour, déterminer :
a ) si l' alcool et l' éosine sont des médicaments au sens de la réglementation communautaire applicable;
b ) si, sur la base de cette réglementation, leur vente est réservée aux pharmaciens .
La réglementation communautaire à considérer pour répondre à ces questions est constituée, d' une part, par la directive 65/65/CEE du Conseil, du 26 janvier 1965, concernant le rapprochement de dispositions législatives relatives aux spécialités pharmaceutiques ( 2 ) et, d' autre part, par les articles 30 et suivants du traité, afin de vérifier si l' institution d' un monopole de distribution en faveur des pharmaciens, et en particulier son extension aux produits en cause, est compatible avec ces
articles .
En définitive, il s' agit de la même problématique que celle à laquelle la Cour a déjà été confrontée dans l' affaire C-369/88 ( Delattre ), dans laquelle nous avons présenté nos conclusions aujourd' hui . Nous nous permettons donc de renvoyer à ces conclusions pour les observations à caractère général et de nous limiter ici à une analyse plus ponctuelle pour ce qui concerne les deux produits litigieux .
A titre préliminaire, nous rappelons que l' article 1er de la directive 65/65 définit le médicament comme "toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l' égard des maladies humaines ou animales" ( médicament par présentation ) et ajoute que "toute substance ou composition pouvant être administrée à l' homme ou à l' animal en vue d' établir un diagnostic médical ou de restaurer, de corriger ou de modifier des fonctions organiques chez l' homme et
l' animal est également considérée comme médicament" ( médicament par fonction ).
Cette directive impose aux États membres de subordonner à une autorisation préalable la mise sur le marché des seules spécialités pharmaceutiques, définies comme étant "tout médicament préparé à l' avance, mis sur le marché sous une dénomination spéciale et sous un conditionnement particulier" ( article 3 ).
En dehors de l' hypothèse des "spécialités pharmaceutiques", les États membres n' ont donc pas l' obligation, mais simplement la faculté, de soumettre à une autorisation préalable la mise sur le marché des produits, cette faculté devant être exercée dans le respect des articles 30 et 36 du traité dans le cas des produits importés, puisque l' autorisation préalable se présente comme un obstacle aux échanges intracommunautaires .
3 . Cela dit, nous observons tout d' abord que les produits litigieux, tels qu' ils ont été définis par le juge de renvoi, n' entrent pas parmi les spécialités pharmaceutiques, puisqu' ils ne possèdent ni une dénomination spéciale ( en effet, ils sont commercialisés sous leurs dénominations internationales communes respectives, à savoir "alcool" et "éosine "), ni un conditionnement particulier . Il résulte à l' évidence d' une telle constatation que l' obligation des États membres de subordonner la
mise sur le marché à une autorisation préalable n' existe pas pour pareils produits, qui n' entrent pas dans le champ d' application de la directive 65/65 . La légalité d' une telle autorisation à l' égard des produits en cause ( qu' ils soient ou non qualifiés de médicaments ), imposée par un État membre aux fins de la commercialisation, doit donc être appréciée à la lumière des articles 3O et 36 du traité pour ce qui concerne les produits importés .
Cela ayant été précisé, il y a, néanmoins, lieu de vérifier si les produits litigieux entrent dans les définitions déjà mentionnées des médicaments données par la directive, comme le demande le juge de renvoi .
Nous observerons d' abord que tant l' alcool modifié que l' éosine sont des produits de diffusion très large et courante, dont les conditions d' emploi sont indéfinies et qui font, en tout cas, partie du patrimoine des connaissances de chacun d' entre nous, même sans notions de médecine ou de pharmacologie . Chacun sait parfaitement que l' alcool peut être utilisé en quantité entièrement libre ( le bon sens ne limite que le gaspillage ) pour nettoyer la peau et empêcher ainsi les infections causées
par des corps étrangers et des impuretés, en particulier à la suite d' écorchures . Et cela sans vouloir parler de l' emploi "vulgaire" de l' alcool, par exemple pour le nettoyage des mains lorsqu' elles ne sont pas écorchées mais simplement très sales, c' est-à-dire comme produit d' hygiène générale ou encore comme solvant .
Chacun sait également que l' éosine est tout simplement un colorant ( couleur "rougeur de l' aube" selon l' étymologie grecque du terme ) utilisé dans la fabrication des sucreries, de l' encre rouge, du rouge à lèvres et du vernis à ongles . Comme la majorité des colorants, elle possède également des propriétés bactéricides . Diluée dans l' eau, elle constitue donc aussi un désinfectant léger, utilisé à la place de l' alcool pour les écorchures, surtout pour les peaux très délicates ou les sujets
qui préfèrent éviter la brûlure caractéristique de l' alcool .
Pour ce qui est de la possibilité de qualifier les produits en cause de médicaments par présentation, nous précisons tout d' abord que l' ordonnance de renvoi ne fournit aucun élément concernant leur présentation concrète . Néanmoins, il résulte des observations des parties, observations également confirmées au cours de l' audience, que ni l' alcool ni l' éosine ne sont décrits ou recommandés comme ayant des propriétés curatives ou préventives ( 3 ).
Il nous paraît également exclu que ces produits puissent être considérés comme étant implicitement des médicaments par présentation dans le sens précisé par la Cour dans l' arrêt Van Bennekom : "un produit est présenté comme ayant des propriétés curatives ou préventives ... également chaque fois qu' il apparaît, même de manière implicite mais certaine, aux yeux d' un consommateur moyennement avisé, que ledit produit devrait - eu égard à sa présentation - avoir un effet tel que décrit par la première
définition communautaire" ( 4 ).
En effet, nous ne pensons pas que le consommateur moyen, même à vouloir réduire ses facultés intellectuelles à néant, puisse attribuer à l' alcool, et encore moins à l' éosine, des propriétés thérapeutiques à l' égard d' une "maladie ". En effet, s' il est vrai que l' alcool et l' éosine sont incontestablement des produits qui possèdent des propriétés désinfectantes ( et il ne fait nul doute que c' est là l' opinion généralement admise par le consommateur ) et qu' ils sont donc utilisés sur la
surface externe du corps pour prévenir de petites infections, il est également vrai qu' ils sont aussi utilisés comme produits d' hygiène à des fins diverses . En d' autres termes, les possibilités indiquées d' utilisation générale de ces produits, qui en ont, en quelque sorte, banalisé la fonction, conduisent à exclure que leur présentation comme "médicaments" puisse être considérée comme implicite .
Pour ce qui concerne, ensuite, la notion de médicaments par fonction, il est également exclu, sans même devoir procéder à une quelconque analyse, que ces produits soient destinés à "restaurer, à corriger ou à modifier une fonction organique ": laquelle? Dans le cas contraire, l' eau de Cologne, qui possède les mêmes propriétés désinfectantes, serait elle aussi un médicament .
Il n' est pas sans intérêt de souligner que, dans une note du 31 mai 1988, la "direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes" du ministère de l' Économie, des Finances et de la Privatisation français a pris position sur la nature de certains produits "frontière", dont l' alcool et l' éosine . La note en question fournit, notamment, des indications générales sur les critères à appliquer pour classifier lesdits produits ( en premier lieu, la présentation et
l' utilisation prédominante ), et, en particulier, pour ce qui concerne les produits qui nous intéressent, cette note confirme que leurs propriétés désinfectantes n' ont aucun lien avec une quelconque pathologie, qu' il s' agit de produits qui ne présentent aucun risque pour la santé et qu' ils doivent, en définitive, à juste titre, être considérés comme des produits d' hygiène .
4 . Les observations qui précèdent nous conduisent à estimer que, pour qualifier ou non les produits en cause de médicaments, il est nécessaire de se référer à la présentation du produit même . Nous nous expliquons : des produits tels que ceux en cause ne pourraient entrer dans la définition communautaire des médicaments que s' ils étaient expressément présentés ( recommandés ou décrits au moyen d' étiquettes ou d' indications sur l' emballage ) comme étant des désinfectants ayant une action
thérapeutique pour le traitement des infections cutanées . En effet, on pourrait trouver dans le commerce de l' alcool et de l' éosine additionnés d' autres substances ( même dans une très faible proportion ) de nature à en faire des produits ayant effectivement des propriétés thérapeutiques et des conditions d' emploi particulières ou susceptibles, en tout état de cause, d' être nocifs pour la santé . Il est manifeste que, dans cette hypothèse, il appartiendra aux autorités nationales compétentes,
et éventuellement au juge, de vérifier, dans chaque cas d' espèce, si la présentation de type médicinal n' est que la marque d' une intention spéculative, en ce qu' elle vise à justifier uniquement un prix plus élevé et une distribution plus attirante, ou encore si la prudence est imposée par de nobles raisons de santé des consommateurs qui seules justifient la restriction des échanges .
Cela ayant été précisé, nous observons également que la solution qui vient d' être proposée, la qualification du produit sur la base de la présentation, est indirectement confirmée par la circonstance que, dans plusieurs États membres ( Royaume-Uni, Irlande, Belgique, Danemark ), les produits en cause ( dont les propriétés sont désormais bien connues et au sujet desquels nous ne pensons pas qu' il puisse objectivement exister encore des opinions divergentes au niveau scientifique ) sont qualifiés ou
non de médicaments suivant leur présentation .
Il est important d' ajouter que, lorsqu' ils sont qualifiés de médicaments sur la base de leur présentation - ce qui n' est cependant pas le cas en l' espèce -, les produits en cause ne sont des spécialités pharmaceutiques que s' ils sont "mis sur le marché sous une dénomination spéciale et un conditionnement particulier ". La simple dénomination alcool ou éosine et/ou un conditionnement normal sont, nous le rappelons, des éléments de nature à exclure qu' il s' agisse de "spécialités
pharmaceutiques" au sens de la directive 65/65 .
5 . La seconde partie de la question déférée par le juge national vise à vérifier si l' institution d' un monopole de vente en faveur des pharmaciens est réglementée par le droit communautaire et, en particulier, si un tel monopole s' étend également aux produits en cause .
Avant tout, il résulte des considérations déjà exposées sur le sujet dans les conclusions que nous avons présentées dans l' affaire Delattre, et compte tenu des observations qui précèdent, que les États membres peuvent prévoir un monopole de vente en faveur des pharmaciens pour l' alcool et l' éosine, lorsqu' il s' agit de "spécialités pharmaceutiques ". Nous estimons, en effet, qu' une telle conclusion s' impose, même pour ces produits, étant donné qu' un conditionnement particulier et surtout une
dénomination spéciale peuvent être de nature à engendrer des doutes chez le consommateur quant à leur emploi .
Inversement, lorsque ces mêmes produits importés sont présentés, comme en l' espèce, uniquement sous leurs dénominations communes ( par exemple "alcool "), nous estimons que l' interdiction de les vendre dans des lieux autres que les pharmacies est incompatible avec l' article 30 et qu' elle n' est pas objectivement justifiée par des motifs de protection de la santé au sens de l' article 36 .
Il s' agit, en effet, de produits qui présentent une grande sécurité d' emploi, qui sont facilement identifiables par les consommateurs et qui ont fait l' objet d' une banalisation, étant d' une utilisation courante; leur vente ne nécessite donc pas la présence du pharmacien .
6 . Compte tenu des considérations précédemment développées, nous concluons donc en proposant à la Cour de répondre comme suit à la question posée par la cour d' appel d' Aix-en-Provence :
"En tant que tels et en l' absence d' autres composants leur conférant des propriétés thérapeutiques spécifiques, et, en tout état de cause, en l' absence d' une présentation médicinale expresse, l' alcool à 70 % modifié et l' éosine à 2 % ne sont pas des spécialités pharmaceutiques au sens de la directive 65/65/CEE; dans le cas où ils sont importés, l' extension du monopole de vente des pharmaciens à ces produits est incompatible avec l' article 30 du traité et n' est pas justifiée par l' article
36 lorsque, comme en l' espèce, il n' existe pas d' exigences objectives de protection effective de la santé ."
(*) Langue originale : l' italien .
( 1 ) Arrêt du 7 mars 1989 ( 215/87, Rec . p . 617, 629 ).
( 2 ) JO 1965, 22, p . 369/65 .
( 3 ) Cette circonstance trouve une confirmation indirecte, surtout pour ce qui concerne l' alcool, dans l' abondante jurisprudence nationale qui n' a jamais défini ce produit comme étant un médicament par présentation .
( 4 ) Arrêt du 30 novembre 1983, point 18 ( 227/82, Rec . p . 3883 ).