Avis juridique important
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61991C0338
Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 31 mars 1993. - H. Steenhorst-Neerings contre Bestuur van de Bedrijfsvereniging voor Detailhandel, Ambachten en Huisvrouwen. - Demande de décision préjudicielle: Raad van Beroep 's-Hertogenbosch - Pays-Bas. - Egalité entre hommes et femmes - Sécurité sociale - Limitation de l'effet rétroactif d'une demande de prestation - Passage d'une prestation d'incapacité de travail à une prestation de survivant. - Affaire C-338/91.
Recueil de jurisprudence 1993 page I-05475
Conclusions de l'avocat général
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. Les deux questions préjudicielles que vous pose ici le Raad van Beroep te' s-Hertogenbosch tendent à vous voir préciser d' une part votre jurisprudence relative à ce qu' il est convenu d' appeler "l' autonomie procédurale" des ordres juridiques internes des États membres, d' autre part les conséquences d' une éventuelle incompatibilité d' une réglementation nationale avec une norme communautaire - en l' occurrence la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en oeuvre
progressive du principe de l' égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (1) (ci-après "la directive") -, lorsque la pratique administrative et la jurisprudence internes rectifient, contra legem, l' effet d' une telle incompatibilité.
2. Nous résumerons brièvement les faits ainsi que la réglementation néerlandaise en cause, renvoyant, pour plus ample exposé, au rapport d' audience (2).
3. Madame Steenhorst-Neerings a cessé, depuis 1963, tout travail en raison d' affections pulmonaires et perçoit pour cette raison une pension d' invalidité. Elle ne pouvait cependant, jusqu' à une date récente, bénéficier d' une indemnité pour incapacité de travail, dans la mesure où la Nederlandse Algemene Arbeitsongeschiktheidswet (ci-après AAW), entrée en vigueur en 1976, était seulement applicable aux hommes et aux femmes célibataires. Par une loi du 20 décembre 1979, entrée en vigueur le 1er
janvier 1980, ce droit a été étendu aux femmes mariées, à condition que leur incapacité soit postérieure au 1er octobre 1975, en sorte que Madame Steenhorst-Neerings ne pouvait, en principe, en bénéficier.
4. Cependant, ainsi qu' il ressort de l' ordonnance de renvoi, par arrêts du 5 janvier 1988, le Centrale Raad van Beroep a étendu ce droit à toutes les femmes mariées, quel que soit le point de départ de leur incapacité (3), sur le fondement de l' article 26 du pacte international, du 19 février 1966, relatif aux droits civils et politiques (4) (ci-après "le pacte international").
5. La requérante au principal a donc formulé, le 17 mai 1988, une demande afin d' obtenir une pension pour incapacité qui ne lui a été accordée qu' à compter du 17 mai 1987, l' article 25, paragraphe 2, de l' AAW limitant la rétroactivité de la prise en charge d' un tel risque à l' année précédant l' introduction de la demande, sauf circonstances particulières.
6. C' est cet article qui est, ici, au centre du débat.
7. Après le décès de son mari et par une seconde décision, l' organisme de sécurité sociale néerlandais, le Bestuur van de Bedrijfsvereniging voor Detailhandel Ambachten en Huisvrouwen (ci-après le DETAM), lui a alloué, à compter du 1er juillet 1989, une pension de veuve et, sur le fondement de l' article 32, paragraphe 1, de l' Allgemene Weduwen- en Wezenwet (ci-après "AWW"), lui a simultanément retiré le bénéfice de la prestation perçue au titre de l' AAW.
8. Madame Steenhorst-Neerings a contesté devant le juge a quo non seulement la date de prise d' effet de la prestation au titre de l' AAW, mais également le remplacement de cette dernière par une pension au titre de l' AWW.
9. La première question préjudicielle vise en substance à savoir si le droit communautaire impose l' égalité de traitement entre hommes et femmes à compter du 23 décembre 1984, en sorte qu' il ferait obstacle à une disposition nationale limitant en amont dans le temps l' application du droit issu de la directive, non transposée dans l' ordre juridique néerlandais à la date de la demande introduite par la requérante au principal. Ce dernier point n' est d' ailleurs nullement contesté par le
gouvernement néerlandais.
10. Constatons, au préalable, que, depuis le 23 décembre 1984, date d' expiration du délai de transposition de la directive, aucun État membre ne peut maintenir des inégalités de traitement dans le champ d' application de ce texte.
11. Dans votre arrêt Federatie Nederlandse Vakbeweging (5), vous avez, en effet, constaté que l' article 4, paragraphe 1, de la directive était suffisamment précis, en sorte que, depuis la date ci-dessus précisée et en l' absence de mesures de transposition, il peut être invoqué par tout particulier devant les juridictions nationales pour écarter l' application d' une norme interne non conforme audit article.
12. Vous avez jugé, en effet, que
"(...) l' article 4, paragraphe 1, de la directive ne confère nullement aux États membres la faculté de conditionner ou de restreindre l' application du principe de l' égalité de traitement dans son champ d' application propre, et que cette disposition est suffisamment précise et inconditionnelle pour pouvoir être invoquée depuis le 23 décembre 1984, à défaut de mesures d' application, par les particuliers devant les juridictions nationales pour écarter l' application de toute disposition nationale
non conforme audit article" (6).
13. Cette interprétation a été depuis lors confirmée par une jurisprudence constante (7). Si le droit à égalité de traitement entre hommes et femmes, au demeurant consacré principe fondamental du droit communautaire, notamment dans votre arrêt Defrenne III (8), existe dans le chef des particuliers depuis le 23 décembre 1984, peut-il être limité par une disposition de nature processuelle de droit interne?
14. Aux termes de votre jurisprudence constante, en l' absence d' harmonisation communautaire en ce domaine, il appartient à l' ordre juridique interne des États membres de déterminer les modalités procédurales de recours destinées à sauvegarder les droits résultant pour les particuliers de l' effet direct du droit communautaire.
15. Vous avez toutefois tenu à relever, dans l' arrêt Rewe (9), que
"(...) les articles 100 à 102 et 235 du traité permettent, le cas échéant, de prendre les mesures nécessaires pour remédier aux disparités des dispositions législatives, réglementaires ou administratives des États membres en la matière, si elles s' avéraient de nature à provoquer des distorsions ou à nuire au fonctionnement du marché commun" (10).
16. Il incombe donc au juge national, selon la formule de votre arrêt Lueck (11),
"(...) d' appliquer, parmi les divers procédés de l' ordre juridique interne, ceux qui sont appropriés pour sauvegarder les droits individuels conférés par le droit communautaire" (12).
17. Cette compétence nationale n' est toutefois pas sans limite, sous peine de voir mis en échec l' effet utile du droit communautaire. C' est ainsi que devait tout naturellement s' imposer une limitation des prérogatives des États membres en matière de droit processuel afin d' éviter que
"ces modalités et délais (aboutissent) à rendre en pratique impossible l' exercice de droits que les juridictions nationales ont l' obligation de sauvegarder" (13).
18. En outre,
"(...) les justiciables qui font valoir des droits en vertu des dispositions du droit communautaire ne peuvent pas être traités moins favorablement que les personnes qui soulèvent des réclamations similaires sur la base du droit interne" (14).
19. L' arrêt Emmott (15) a été pour vous l' occasion de délimiter la portée de la jurisprudence que nous venons d' évoquer, dans l' hypothèse où un État membre ne transpose pas correctement une directive à l' expiration du délai imparti. La portée de "l' autonomie procédurale" des voies de droit nationales a ainsi été sensiblement restreinte pour tenir compte de la protection particulière dont bénéficie désormais la directive.
20. Rappelons brièvement les faits à l' origine de cet arrêt. Madame Emmott, qui s' estimait victime d' une discrimination, avait saisi son juge national afin d' obtenir les mêmes indemnités que celles qui auraient été perçues par un homme se trouvant dans la même situation juridique que la sienne. Elle s' était vu opposer l' expiration du délai légal pour obtenir une "judicial review", alors même que la directive n' avait pas encore été transposée correctement en droit irlandais, ce qui avait été
au surplus déjà constaté par votre arrêt Mc Dermott et Cotter (16).
21. Après avoir rappelé le principe et les limites de l' "autonomie procédurale", vous avez indiqué qu' il convenait de "tenir compte du caractère particulier des directives" (17) et déduit de cette spécificité que,
"(...) aussi longtemps que la directive n' est pas correctement transposée en droit national, les justiciables n' ont pas été mis en mesure de connaître la plénitude de leurs droits (...)" (18),
en sorte que
"seule la transposition correcte de la directive mettra fin à cet état d' incertitude et ce n' est qu' au moment de cette transposition qu' est créée la sécurité juridique nécessaire pour exiger des justiciables qu' ils fassent valoir leurs droits" (19),
pour conclure que,
"(...) jusqu' au moment de la transposition correcte de la directive, l' État membre défaillant ne peut pas exciper de la tardiveté d' une action judiciaire (...) et qu' un délai de recours de droit national ne peut commencer à courir qu' à partir de ce moment" (20).
22. Les termes de cet arrêt sont extrêmement clairs et ne peuvent être limités à une catégorie de délais de procédure. Ainsi, jusqu' au moment de la "transposition correcte", un État membre ne saurait se prévaloir de ses règles internes de procédure pour refuser d' accorder à un particulier un droit qu' il tire d' une directive.
23. Comme l' écrit E. Scyszczak :
"In Emmott, by allowing the suspension of national procedural rules until a directive has been correctly transposed, the Court of Justice has added another sanction to compel Member States into speedy compliance with the obligations contained in directives and in any subsequent infringement proceedings or preliminary rulings delivered by the Court (...). A Member State in default of its obligations may not rely on national law to deny individual rights in the national Courts" (21).
24. Il y a donc, en pareil cas, suspension des délais de droit interne de quelque nature qu' ils soient.
25. Dès lors que vous aviez reconnu le principe d' une égalité de traitement à compter du 23 décembre 1984, il eût été quelque peu choquant que, par le biais de règles processuelles, un État membre puisse porter atteinte à la pleine efficacité de la directive, et ce d' autant plus que, lorsque les conditions d' invocabilité sont réunies, le juge national doit laisser inappliquées les dispositions matérielles qui seraient contraires à ce principe (22).
26. Cependant, la défenderesse au principal ainsi que les États membres intervenants invoquent votre jurisprudence antérieure à l' arrêt Emmott en indiquant que le délai mentionné à l' article 25, paragraphe 2, de l' AAW préserve les droits que les justiciables tirent de l' effet direct de la directive et s' applique également aux réclamations similaires de droit interne.
27. Cette disposition, loin d' aboutir à une discrimination, aurait pour fonction de remédier à l' insécurité juridique qui résulterait d' une absence de délai, l' intéressé pouvant alors réclamer une pension plusieurs années après la naissance de son droit. Il serait, au surplus, impossible de contrôler si, au-delà de cette période d' un an, "l' intéressé remplissait les conditions" (23) permettant d' obtenir une telle pension. Le gouvernement néerlandais estime, quant à lui, que le délai mentionné
à l' article 25, paragraphe 2, ne constituerait nullement un délai de recours mais un délai d' une autre nature, au demeurant non qualifié, destiné à limiter de manière raisonnable les demandes nées dans le passé. Ces considérations distingueraient ainsi cette situation des faits à l' origine de l' arrêt Emmott (24).
28. Nous n' avons guère été convaincu par les arguments présentés pour vous conduire à distinguer ce cas de figure de celui ayant donné lieu à votre arrêt Emmott. Certes, dans ce dernier, la requérante au principal se voyait opposer la forclusion de son action en justice. Son droit d' agir étant prescrit, elle ne pouvait plus faire valoir aucun droit. Ici, le droit d' agir n' est pas en cause, mais ses conséquences dans le temps: la demanderesse ne peut obtenir qu' une partie des droits qu' elle
tire du droit communautaire.
29. En premier lieu, nous confessons notre scepticisme devant l' argument, développé principalement lors de la procédure orale, selon lequel, à défaut de délai de procédure, un particulier pourrait réclamer une pension plusieurs années après la naissance de son droit. Nonobstant le fait que ce moyen avait déjà été soulevé, sans être par vous retenu, dans l' affaire Emmott, une telle éventualité ne pourrait résulter que d' une carence prolongée de l' État à transposer la directive, carence dont il
serait injuste, par l' écoulement des délais internes de procédure, de faire porter le poids au titulaire des droits issus d' une norme communautaire.
30. En second lieu, la qualification d' un tel délai dans l' ordre juridique interne de l' État membre importe peu, dans la mesure où il convient seulement de prendre en considération les effets de son application au regard du principe de l' égalité de traitement. Remarquons, à cet égard, que la question qui vous avait été posée par le juge irlandais dans l' arrêt Emmott allait au-delà du délai de prescription, celui-ci vous interrogeant, en effet, sur la faculté d' invoquer les règles procédurales
nationales "notamment celles relatives aux délais (...) en vue de limiter ou de refuser une telle limitation" (25).
31. Le dispositif de votre arrêt est d' ailleurs conçu en termes généraux,
"le droit communautaire (s' opposant) à ce que les autorités compétentes d' un État membre invoquent les règles de procédure nationales relatives aux délais de recours (...)".
32. Dès lors, lorsqu' une directive fait naître un droit dans le chef d' un particulier, on ne saurait à l' égard de ce dernier ni en interdire l' accès ni en restreindre le bénéfice en lui opposant les délais de recours de droit interne, alors que la directive n' était pas encore transposée au jour de sa demande.
33. Par la seconde question préjudicielle, le juge a quo vous interroge, en substance, sur la compatibilité avec l' article 4, paragraphe 1, de la directive d' une disposition nationale qui serait appliquée, tant par les autorités administratives que par les juridictions nationales, indistinctement aux hommes et aux femmes, alors que sa formulation serait expressément discriminatoire à l' égard des femmes.
34. La disposition litigieuse en l' espèce, à savoir l' article 32, paragraphe 1, initio et sous b), de l' AAW précise que
"la prestation en matière d' incapacité de travail est retirée:
(...)
b) lorsqu' une femme, à laquelle elle a été allouée, acquiert le droit à une pension de veuve ou à une prestation de veuve temporaire au titre de l' Algemene Weduwen- en Wezenwet".
35. Lors de la procédure orale, le représentant de la Commission vous a indiqué que, la question n' étant pas pertinente, il convenait de constater le non-lieu à statuer, se référant en cela à votre arrêt Lourenço Dias (26).
36. Nous ne partageons pas ce point de vue. D' une part la Cour, de façon générale, répugne à s' interroger sur la pertinence des questions posées par le juge de renvoi. D' autre part, selon ce dernier, l' application "compréhensive" de la norme interne n' en laisserait pas moins subsister, au détriment des femmes, une inégalité de traitement pour la période du 23 février 1984 au 1er décembre 1987. Si l' on admet, enfin, que la jurisprudence et les pratiques administratives assurent une parfaite
transposition de la directive, le juge a quo risque de devoir appliquer ses règles internes relatives aux délais de recours et limiter ainsi les prétentions de la requérante au principal. Nous ne sommes donc pas en présence d' une situation comparable à celle ayant donné lieu aux questions qui vous avaient été posées par le tribunal fiscal Aduaneiro do Porto.
37. Cette juridiction sollicitait de votre Cour l' interprétation de dispositions communautaires qui ne présentaient pas de
"(...) rapport avec la réalité et l' objet du litige au principal" (27).
Vous aviez estimé, dans ces conditions, que,
"s' il apparaît que la question posée n' est manifestement pas pertinente pour la solution du litige, la Cour doit constater le non-lieu à statuer" (28).
38. Une telle solution ne saurait être étendue à tout litige soumis à votre appréciation par une juridiction nationale lorsque, comme en l' espèce, l' intérêt d' une telle interprétation ne résulte pas, de manière évidente, de la motivation de l' ordonnance de renvoi, mais peut se déduire du contexte juridique et factuel énoncé dans cette dernière.
39. Dans leurs observations déposées lors de la procédure écrite, le gouvernement néerlandais et le DETAM soutiennent, tout comme dans l' affaire van Gemert-Derks, qu' une disposition telle que l' article 32, paragraphe 1, sous b), serait hors du domaine d' application de la directive, s' agissant d' une disposition relative aux prestations de survivants au sens de l' article 3, paragraphe 2, aux termes duquel:
"2. La présente directive ne s' applique pas aux dispositions concernant les prestations de survivants (...)".
40. Cependant, lorsqu' une mesure prescrit, uniquement à l' égard de femmes, le retrait d' une prestation d' incapacité de travail, elle relève bien du champ d' application ratione materiae de la directive (29).
41. Ainsi qu' il résulte de l' ordonnance du juge a quo, depuis un arrêt rendu le 23 mai 1991 par le Centrale Raad van Beroep, la disposition sous examen aurait été interprétée comme s' appliquant indifféremment aux hommes et aux femmes, en sorte que, désormais, d' une part les hommes peuvent bénéficier d' une pension de veuvage, d' autre part la prestation pour incapacité de travail leur est retirée lorsque les conditions de l' article 32, paragraphe 1, sous b), sont réunies. De même l'
administration aurait adopté des circulaires en ce sens.
42. Doit-on pour autant considérer, ainsi que l' estime la Commission, qu' une transposition de la directive ne s' impose pas dès lors qu' un contexte juridique général assure la pleine efficacité des normes dérivées.
43. Votre jurisprudence a déterminé de manière très précise les conditions dans lesquelles une telle transposition, dans l' ordre juridique interne des États membres, pouvait s' avérer surabondante voire inutile. Cette jurisprudence était relative à des recours en manquement introduits par la Commission à l' encontre d' États membres, et c' est dans le cadre de ces recours que vous avez fixé les contours exacts permettant de déterminer les cas dans lesquels une transposition ne s' imposait pas.
44. Ainsi, dans un arrêt Commission/Belgique (30), vous avez considéré qu' il importait que
"chaque État membre donne, aux directives (...), une exécution qui corresponde pleinement aux exigences de clarté et de certitude des situations juridiques voulues par les directives",
et que
"de simples pratiques administratives, par nature modifiables au gré de l' administration et dépourvues d' une publicité adéquate, ne sauraient, dans ces conditions, être considérées comme constituant une exécution valable de l' obligation qui incombe en vertu de l' article 189 aux États membres destinataires des directives" (31).
45. Dans un arrêt Commission/Allemagne (32), vous avez, nous semble-t-il, déterminé les critères permettant d' éviter une transposition systématique des directives en indiquant clairement que
"(...) l' existence des principes généraux de droit constitutionnel ou administratif peut rendre superflue la transposition par des mesures législatives ou réglementaires spécifiques à condition, toutefois, que ces principes garantissent effectivement la pleine application de la directive par l' administration nationale et qu' au cas où la directive vise à créer des droits pour les particuliers, la situation juridique découlant de ces principes soit suffisamment précise et claire et que les
bénéficiaires soient mis en mesure de connaître la plénitude de leurs droits et, le cas échéant, de s' en prévaloir devant les juridictions nationales (...)" (33).
46. Il appartient ainsi au juge a quo d' examiner si l' existence de principes généraux de droit constitutionnel ou administratif consacre la pleine efficacité des normes communautaires en s' assurant notamment qu' aucun texte national, de quelque nature qu' il soit, ne soit de nature à porter la moindre atteinte aux droits que les particuliers tirent du droit communautaire, ne fût-ce qu' en en compromettant la connaissance effective.
47. La sécurité juridique ne saurait résulter d' une application conforme, tant par la jurisprudence que par l' administration, du principe de l' égalité de traitement, alors qu' une loi, toujours en vigueur, est en opposition avec ce principe, en tant qu' elle retire, aux seules femmes, une prestation d' incapacité de travail, lorsque ces dernières deviennent veuves. En clair, l' application contra legem et, au besoin, la non-application d' une disposition contraire au droit communautaire ne
sauraient suffire à lui conférer un label de conformité.
48. En effet, la situation des particuliers doit être parfaitement claire, non seulement en aval, mais également en amont, en sorte qu' une connaissance des textes législatifs doit leur permettre de prendre conscience des droits qu' ils tirent de cette égalité de traitement. Si, au regard de la conformité, les pratiques administratives sont insuffisantes, ainsi en va-t-il également de la jurisprudence. Il n' est pas rare, en effet, d' assister à des changements de pratiques et/ou des revirements
jurisprudentiels, et l' application uniforme du droit communautaire ainsi que le principe de sécurité juridique ne seraient plus normalement assurés dans la Communauté.
49. Le libellé de la disposition litigieuse peut, comme en l' espèce, faire "écran" aux droits que les particuliers tirent de la directive et compromettre ainsi la sécurité juridique du fait d' une méconnaissance par les intéressés tant de cette jurisprudence et de cette pratique administrative que de la directive elle-même.
50. Or, ainsi que l' indiquait l' avocat général Reischl dans l' affaire Commission/Belgique (34),
"(...) le maintien de ces dispositions nationales entraîne (...) une insécurité juridique pour les particuliers, car ceux-ci ne peuvent savoir si les directives sont susceptibles de produire des effets directs (...)" (35).
51. Pour toutes ces raisons, nous estimons qu' une disposition nationale qui, nonobstant une jurisprudence et une pratique administrative contraire, retire aux seules femmes la prestation d' incapacité de travail est incompatible avec l' article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7.
52. Nous vous proposons, en conséquence, de dire pour droit:
1) Le droit communautaire, lorsqu' une directive fait naître un droit dans le chef d' un particulier, ne permet pas qu' on oppose à ce dernier, pour lui en refuser ou lui en restreindre le bénéfice, un délai de procédure de droit interne de quelque nature qu' il soit si la directive n' était pas encore transposée dans la réglementation nationale au jour où le particulier a présenté sa demande tendant à la réalisation de son droit.
2) Une disposition nationale incompatible avec le droit communautaire ne cesse pas de l' être du seul fait de son inapplication par les autorités de l' État membre concerné, dès lors que cette dernière ne peut être considérée comme totalement et définitivement acquise.
(*) Langue originale: le français.
(1) - JO L 6 du 10 janvier 1979, p. 24.
(2) - I. Faits et procédure.
(3) - Une loi du 3 mai 1989 a d' ailleurs consacré cette jurisprudence.
(4) - Recueil des traités, volume 999, p. 171.
(5) - Arrêt du 4 décembre 1986 (71/85, Rec. p. 3855).
(6) - Point 21.
(7) - Arrêt du 15 juin 1978, Defrenne III (149/77, Rec. p. 1365). Voir également, à cet égard, les arrêts du 4 mars 1987, Mc Dermott et Cotter (286/85, Rec. p. 1453), du 13 décembre 1989, Ruzius-Wilbrink (C-102/88, Rec. p. 4311), du 11 juillet 1991, Verholen e.a., point 28 (C-87/90, C-88/90 et C-89/90, Rec. p. I-3757).
(8) - Arrêt 149/77, précité, attendu 27.
(9) - Arrêt du 16 décembre 1976 (33/76, Rec. p. 1989).
(10) - Attendu 5.
(11) - Arrêt du 4 avril 1968 (34/67, Rec. p. 358).
(12) - Attendu p. 370.
(13) - Arrêt Rewe, précité, attendu 5.
(14) - Arrêt du 9 novembre 1983, San Giorgio, point 16 (199/82, Rec. p. 3595).
(15) - Arrêt du 25 juillet 1991 (C-208/90, Rec. p. I-4269).
(16) - Arrêt du 24 mars 1987 (286/85, Rec. p. 1453).
(17) - Arrêt C-208/90, précité, point 17.
(18) - Point 21.
(19) - Point 22.
(20) - Point 23.
(21) - Common Market Law Review, 1992, p. 604.
(22) - Arrêt du 13 mars 1991, Cotter et Mc Dermott, point 21 (C-377/89, Rec. p. I-1155).
(23) - Point 13 de la traduction française du mémoire du gouvernement néerlandais.
(24) - Arrêt du 25 juillet 1991 (C-208/90, Rec. p. I-4269).
(25) - Point 14, souligné par nous.
(26) - Arrêt du 16 juillet 1992 (C-343/90, Rec. p. I-4673).
(27) - Point 20.
(28) - Point 20.
(29) - Voir points 36 à 40 de nos conclusions présentées ce jour dans l' affaire C-337/91.
(30) - Arrêt du 6 mai 1980 (102/79, Rec. p. 1473).
(31) - Point 11.
(32) - Arrêt du 23 mai 1985 (29/84, Rec. p. 1661).
(33) - Point 23.
(34) - Arrêt 102/79, précité.
(35) - Conclusions, Rec. 1980, p. 1493.