Avis juridique important
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61993C0043
Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 1er juin 1994. - Raymond Vander Elst contre Office des migrations internationales. - Demande de décision préjudicielle: Tribunal administratif de Châlons-sur-Marne - France. - Libre prestation des services - Ressortissants d'un pays tiers. - Affaire C-43/93.
Recueil de jurisprudence 1994 page I-03803
édition spéciale suédoise page I-00059
édition spéciale finnoise page I-00059
Conclusions de l'avocat général
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. La présente procédure concerne une situation que la Cour a déjà eu l' occasion d' examiner dans sa précédente jurisprudence en matière de prestation de services. L' hypothèse est celle d' une entreprise, établie dans un État membre, qui effectue des prestations de services dans un autre État membre, en utilisant à cet effet ses propres travailleurs, ressortissants de pays tiers. En pareil cas, la prestation de services s' accompagne nécessairement d' un détachement temporaire de travailleurs
ressortissants de pays tiers dans l' État membre où la prestation doit être exécutée (1). Il s' ensuit que, si le pays d' accueil, en application de sa réglementation du travail, impose des conditions qui sont susceptibles d' entraver de quelque manière le détachement des travailleurs, ces conditions, indirectement, finissent par entraver également l' activité de prestation de services exercée par l' entreprise dont les travailleurs dépendent.
La législation nationale en cause
2. C' est dans ce contexte que s' inscrivent les questions formulées par la juridiction nationale dans le cadre de la présente procédure. Le problème soulevé concerne en fait certains aspects spécifiques de la législation française régissant l' accès à l' emploi sur le territoire national de travailleurs ressortissants de pays tiers. Cette législation ° que la Cour a déjà partiellement examinée dans l' arrêt Rush Portuguesa (2) ° peut être décrite comme suit.
3. L' article L. 341-2 du code du travail français dispose que:
"Pour entrer en France en vue d' y exercer une profession salariée, l' étranger doit présenter, outre les documents et visas exigés par les conventions internationales et les règlements en vigueur, un contrat de travail visé par l' autorité administrative ou une autorisation de travail et un certificat médical."
4. Ces obligations imposées aux travailleurs étrangers qui entendent exercer une activité salariée en France ont pour pendant une obligation spécifique imposée aux employeurs. Aux termes de l' article L. 341-6, premier alinéa:
"Il est interdit à toute personne d' engager ou de conserver à son service un étranger non muni du titre l' autorisant à exercer une activité salariée en France, lorsque la possession de ce titre est exigée en vertu soit de dispositions législatives ou réglementaires, soit de traités ou accords internationaux."
5. L' application de ces dispositions relève de la compétence de l' Office des migrations internationales (OMI, ci-après l' "Office"). L' Office, organisme de droit public, étroitement lié au ministère chargé du travail, a essentiellement pour mission de gérer l' activité de recrutement des travailleurs étrangers désirant venir travailler en France ainsi que des travailleurs, français ou non, déjà résidents en France et désirant aller travailler à l' étranger. La loi réserve à l' Office le monopole
de cette activité (3). En effet, aux termes de l' article L. 341-9 du code du travail:
"Sous réserve des accords internationaux, les opérations de recrutement en France et l' introduction en métropole de travailleurs originaires des territoires d' outre-mer et des étrangers, de recrutement en France des travailleurs de toutes nationalités pour l' étranger sont confiées à titre exclusif à l' Office des migrations internationales.
Il est interdit à tout individu ou groupement autre que cet Office de se livrer à ces opérations."
A ce noyau d' activités de l' Office, l' article R. 341-9, introduit par un décret de 1975, a ajouté la faculté d' accomplir "toute opération connexe concernant l' accueil, l' information, l' adaptation sociale et professionnelle ainsi que l' aide à apporter éventuellement au rapatriement des immigrants".
6. Pour le financement de ses activités, l' Office dispose, en vertu de l' article R. 341-25, outre les subventions publiques et les ressources provenant de libéralités, de redevances représentatives de frais ou de contributions forfaitaires qui sont versées par les "employeurs bénéficiaires de main-d' oeuvre" recrutée par l' intermédiaire de l' Office.
7. La violation de ces dispositions est sanctionnée, entre autres, par une amende administrative spéciale. Aux termes de l' article L. 341-7 du code du travail:
"Sans préjudice des poursuites judiciaires qui pourront être intentées à son encontre, l' employeur qui aura occupé un travailleur étranger en violation des dispositions de l' article L. 341-6, premier alinéa, sera tenu d' acquitter une contribution spéciale au bénéfice de l' Office des migrations internationales. Le montant de cette contribution spéciale ne saurait être inférieur à 500 fois le taux horaire du minimum garanti prévu à l' article L. 141-8".
Les faits
8. M. Vander Elst, ressortissant belge, est propriétaire, en Belgique, d' une entreprise de démolition spécialisée. Le personnel de l' entreprise comprend non seulement des ouvriers de nationalité belge mais également quelques ouvriers de nationalité marocaine. Ces derniers sont au service de l' entreprise Vander Elst depuis plusieurs années sans interruption; ils résident légalement en Belgique, disposent, dans ce pays, d' un permis de travail régulier et bénéficient d' un contrat de travail
salarié régulier.
9. En avril 1989, en vue de l' exécution de travaux à réaliser sur un chantier en France, à Reims, M. Vander Elst a envoyé sur place une équipe de huit personnes, dont quatre ouvriers de nationalité belge et quatre ouvriers de nationalité marocaine.
Il est constant que les quatre travailleurs marocains faisaient partie du personnel habituel de l' entreprise et avaient obtenu, auprès du consulat de France à Bruxelles, le visa requis pour l' entrée et le séjour, sur le territoire français, pour la période nécessaire à la réalisation des travaux.
10. Lors d' un contrôle effectué sur le chantier, à Reims, par les services français de l' inspection du travail, il est apparu que les quatre travailleurs marocains susmentionnés ne disposaient pas de l' autorisation de travail requise en vertu de l' article L. 341-6 du code du travail et avaient été employés, pour l' exécution de leurs prestations en France, en infraction aux procédures spéciales de recrutement prévues à l' article L. 341-9 dudit code.
Pour les irrégularités constatées, M. Vander Elst s' est vu infliger le versement, en application de l' article L. 341-7, d' une contribution spéciale de 121 520 FF qui a ensuite été ramenée à 30 380 FF.
Les questions préjudicielles
11. Dans le cadre du recours juridictionnel formé par M. Vander Elst contre cette mesure, le tribunal administratif de Châlons-sur-Marne a décidé de surseoir à statuer et de déférer à la Cour deux questions préjudicielles dont l' objet peut être décrit dans les termes suivants:
"Lorsqu' une entreprise d' un État membre exerce une activité de prestation de services dans un autre État membre, en détachant à cet effet des travailleurs, ressortissants de pays tiers, régulièrement et habituellement employés par ladite entreprise, les articles 59 et suivants du traité s' opposent-ils à l' application d' une législation nationale, telle que la législation française susvisée, qui, d' une part, subordonne l' utilisation de ces travailleurs à des conditions telles que:
° l' obligation de s' adresser à un organisme national auquel la loi confère le monopole du recrutement des travailleurs ressortissants de pays tiers, pour l' obtention de l' autorisation de travail;
° l' obligation de verser à cet organisme une rémunération pour le service rendu;
et qui, d' autre part, sanctionne par une amende administrative l' emploi de ces travailleurs, lorsque ces derniers n' ont pas obtenu ladite autorisation de travail?"
Résumé de la jurisprudence en matière de circulation des services
12. Il est clair que le cas d' espèce concerne une prestation de services relevant des articles 59 et suivants du traité. L' activité dont il s' agit est en effet une activité économique prestée contre rémunération par une entreprise établie dans un État membre autre que celui où la prestation doit être fournie (4).
13. Cela étant dit, et avant d' examiner si la législation française en cause constitue une entrave incompatible avec les droits que les articles 59 et suivants confèrent aux particuliers, il convient de rappeler brièvement les éléments essentiels de la jurisprudence de la Cour in subiecta materia.
A cet égard, rappelons, tout d' abord, que la Cour a eu à plusieurs reprises l' occasion de préciser que la ratio même de ces dispositions réside dans l' exigence de promouvoir la pleine intégration du marché européen par l' élimination des mesures étatiques susceptibles d' entraver les échanges transfrontaliers de services. Dans cette optique, la Cour a souligné que l' article 59 ° ainsi que l' article 48 d' ailleurs ° vise à faciliter, pour les ressortissants communautaires, l' exercice d'
activités professionnelles de toute nature sur l' ensemble du territoire de la Communauté et s' oppose à une réglementation nationale qui pourrait défavoriser ces ressortissants lorsqu' ils souhaitent étendre leurs activités hors du territoire d' un seul État membre (5).
14. Conformément à cette finalité, la Cour a en outre défini, progressivement, la portée des droits résultant des articles 59 et suivants. Selon une jurisprudence constante, l' article 59 du traité prohibe, en premier lieu, non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d' autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (6).
15. En outre, la Cour ° reprenant en matière de prestation de services les principes de reconnaissance mutuelle et de proportionnalité, déjà affirmés depuis longtemps en matière de circulation des marchandises ° a déclaré que la libre circulation des services, garantie par les articles 59 et suivants, implique également l' élimination des restrictions qui peuvent résulter de l' application au prestataire de services, établi dans un État membre, des réglementations indistinctement applicables en
vigueur dans l' État membre où la prestation doit être fournie.
En effet, ainsi qu' il ressort de la jurisprudence la plus récente (7), en l' absence d' harmonisation des règles applicables aux services, voire d' un régime d' équivalence, des entraves à la liberté garantie par le traité dans ce domaine peuvent provenir de l' application de réglementations nationales, qui touchent toute personne établie sur le territoire national, à des prestataires établis sur le territoire d' un autre État membre, lesquels doivent déjà satisfaire aux prescriptions de la
législation de cet État.
Pareilles entraves tombent sous le coup de l' interdiction prévue à l' article 59, dès lors que l' application de la législation nationale aux prestataires étrangers n' est pas justifiée par des raisons impérieuses d' intérêt général ou que les exigences que traduit cette législation sont déjà satisfaites par les règles imposées à ces prestataires dans l' État membre où ils sont établis. Dans cette perspective, il doit être démontré que l' application des réglementations nationales (aux prestataires
établis dans d' autres États membres) doit être propre à garantir la réalisation de l' objectif qu' elles visent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour qu' il soit atteint; en d' autres termes, il faut que le même résultat ne puisse pas être obtenu par des règles moins contraignantes (8).
16. A la lumière des critères ainsi rappelés, on peut affirmer, en résumé, qu' une réglementation nationale déterminée est applicable à la prestation de services fournie par une entreprise établie dans un autre État membre à condition:
i) que ladite réglementation ne comporte aucune discrimination, formelle ou matérielle, à l' encontre du prestataire établi dans un autre État membre,
ii) et que, lorsqu' il s' agit d' une réglementation concernant indistinctement tout prestataire opérant sur le territoire national, l' application du régime national:
a) soit justifiée par des raisons impérieuses d' intérêt général,
b) et ne puisse pas être remplacée par des mesures moins restrictives pour les échanges.
Les restrictions à la libre circulation des services provoquées par la législation litigieuse
17. En l' espèce, il est évident que la réglementation nationale en cause comporte des effets restrictifs sur la libre circulation des services à l' intérieur de la Communauté. Ainsi qu' il a été exposé, la Cour a déjà examiné, dans l' arrêt Rush Portuguesa, les dispositions françaises qui imposent aux entreprises des autres États membres qui entendent fournir des prestations de services en France, en détachant sur place leurs propres travailleurs, l' obligation de s' adresser à l' Office et de
demander une autorisation de travail pour le personnel détaché. A cet égard, la Cour a affirmé que:
"Les articles 59 et 60 du traité s' opposent, par conséquent, à ce qu' un État membre interdise à un prestataire de services établi dans un autre État membre de se déplacer librement sur son territoire avec l' ensemble de son personnel ou à ce que cet État membre soumette le déplacement du personnel en question à des conditions restrictives telles qu' une condition d' embauche sur place ou une obligation d' autorisation de travail. En effet, le fait d' imposer de telles conditions au prestataire de
services d' un autre État membre le discrimine par rapport à ses concurrents établis dans le pays d' accueil, qui peuvent se servir librement de leur propre personnel, et affecte au surplus la capacité de fournir la prestation" (c' est nous qui soulignons).
Le raisonnement de la Cour part de l' idée que les entreprises établies dans un État membre qui ° comme l' entreprise Rush Portuguesa ou Vander Elst ° désirent fournir des prestations de services dans un autre État membre, en y transférant à cet effet leurs propres travailleurs, ont déjà accompli, dans le pays d' établissement, les procédures légales imposées pour l' embauche de main-d' oeuvre (étrangère ou non) et ont déjà assumé les charges administratives et financières y afférentes. Dans la
mesure où elles emploient leur propre personnel régulier, ces entreprises n' ont donc nullement besoin de faire appel aux organismes de recrutement du pays d' accueil et de se soumettre aux procédures correspondantes: le fait de leur imposer le contraire ° comme le prévoit la réglementation française en cause ° équivaut donc à une duplication de charges et de formalités tout à fait injustifiée et susceptible de les désavantager dans la concurrence avec les prestataires de services nationaux.
18. Pareils effets restrictifs ne peuvent, en outre, que se voir accentués par la circonstance ° qui n' a pas été prise en considération par la Cour dans l' arrêt Rush Portuguesa ° que, en vertu de l' article R. 341-25 du code du travail français, l' employeur est tenu de verser à l' Office une rémunération pour l' activité de recrutement accomplie et que, en vertu de l' article L. 341-7 de ce même code, l' application d' une amende administrative est prévue pour les employeurs qui, en violation du
monopole de recrutement réservé à l' Office, emploient des salariés non munis de l' autorisation de travail requise.
Ces charges, et plus particulièrement la rémunération visée à l' article R. 341-25, pourraient se justifier si l' Office fournissait effectivement à l' entreprise le service de recrutement de main-d' oeuvre étrangère pour lequel il dispose d' un monopole légal. Mais cela est exclu dans le cas d' entreprises qui ° comme l' entreprise Vander Elst ° se limitent à détacher temporairement leurs salariés en France: étant donné que ces entreprises ne doivent embaucher aucun travailleur sur le marché
français du travail, elles ne reçoivent aucun service de l' Office et ne violent aucun monopole.
19. Les gouvernements qui sont intervenus dans la présente procédure ont cependant souligné que l' appréciation émise par la Cour dans l' arrêt Rush Portuguesa ne saurait être étendue au présent cas d' espèce. En effet, dans l' affaire Rush Portuguesa, les travailleurs détachés étaient des ressortissants portugais et, si à l' époque des faits les travailleurs portugais ne bénéficiaient pas encore, en vertu d' un régime transitoire spécifique, de toutes les prérogatives reconnues aux travailleurs
communautaires, le simple fait qu' ils avaient la nationalité d' un État membre de la Communauté pouvait justifier une protection plus large du droit à la libre prestation pour l' entreprise dont ils dépendaient.
L' objection ne paraît absolument pas fondée. En premier lieu, d' un point de vue général, il convient de relever que dans la présente affaire ° de même que dans l' affaire Rush Portuguesa ° il ne s' agit pas des propres droits des travailleurs mais des droits des entreprises dont dépendent les travailleurs. A cet égard, la Cour a déjà affirmé, d' une façon générale, que:
"un État membre ne saurait utiliser les pouvoirs de contrôle qu' il exerce sur l' emploi de ressortissants de pays tiers pour imposer une charge discriminatoire à une entreprise d' un autre État membre, bénéficiaire de la liberté de prestation de services en vertu des articles 59 et 60 du traité" (9).
De ce point de vue, les éventuelles différences quant au statut juridique des travailleurs détachés ° qui résulteraient de la circonstance que, dans un cas, il s' agit de travailleurs d' un État membre en régime transitoire et, dans l' autre, de travailleurs ressortissants de pays tiers ° semblent donc négligeables. Il importe en revanche d' établir si, et dans quelle mesure, l' application des règles nationales relatives à (l' accès à) l' emploi comporte des restrictions injustifiées des droits que
les articles 59 et suivants du traité confèrent aux entreprises communautaires.
20. Cela étant dit, il convient d' ajouter, pour être complet, que, au regard des dispositions françaises litigieuses, il n' existe pas de véritable différence entre la situation des travailleurs portugais visée dans l' affaire Rush Portuguesa et celle des travailleurs marocains dont il s' agit dans la présente procédure: en ce qui concerne l' application des dispositions en question ° et en particulier l' obligation de faire appel à l' Office pour l' embauche de main-d' oeuvre étrangère ainsi que
l' interdiction d' engager du personnel non muni d' une autorisation de travail ° les uns et les autres se trouvent en fait dans la même position.
Les travailleurs portugais étaient, en effet, soumis à un régime transitoire qui les privait des prérogatives reconnues aux autres travailleurs communautaires par les articles 1er à 6 du règlement (CEE) n 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l' intérieur de la Communauté (10); ces travailleurs ne bénéficiaient notamment pas de l' égalité de traitement dans l' accès à l' emploi (consacrée à l' article 1er de ce même règlement) et pouvaient donc
être soumis à des "procédures de recrutement de main-d' oeuvre spéciales aux étrangers" [au sens de l' article 3, paragraphe 2, sous a), du règlement]; ces mêmes travailleurs bénéficiaient en revanche pleinement de l' égalité de traitement dans l' exercice de l' emploi (notamment les conditions de rémunération, de licenciement, de réintégration professionnelle, les avantages sociaux et fiscaux, etc.) prévue aux articles 7 et suivants dudit règlement. C' est précisément parce qu' ils n' étaient pas
soumis aux règles énoncées dans les articles 1er à 6 du règlement, que les travailleurs en question ne pouvaient faire valoir aucun droit originaire à la non-application à leur encontre des dispositions du code du travail français relatives à l' obligation d' embauchage par le biais de l' Office et à l' obligation d' obtention d' une autorisation de travail; ils pouvaient toutefois faire valoir un droit dérivé en ce sens, à condition qu' ils fussent ° comme dans le cas examiné par la Cour ° salariés
d' une entreprise établie dans un autre État membre.
De même, les travailleurs marocains employés par l' entreprise Vander Elst ne jouissent d' aucun droit à l' égalité de traitement, par rapport aux ressortissants communautaires, en ce qui concerne les conditions et les procédures d' accès à l' emploi. Ils bénéficient seulement, en vertu des articles 40 et 41 de l' accord de coopération entre la Communauté et le royaume du Maroc (11), de l' égalité de traitement en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération et les conditions de
sécurité sociale.
Du point de vue de l' application des règles françaises sur l' accès à l' emploi des étrangers, le statut des employés marocains de l' entreprise Vander Elst apparaît donc tout à fait semblable à celui des employés portugais de l' entreprise Rush Portuguesa.
Dans les deux cas, il était pleinement compatible avec le statut de ces travailleurs que les autorités françaises contrôlent et limitent leur accès à l' emploi; dans les deux cas, l' application desdites dispositions nationales pouvait cependant se heurter aux articles 59 et suivants du traité, dans la mesure où les travailleurs en question étaient détachés à titre temporaire en France, pour la réalisation de prestations de services, par des entreprises établies dans d' autres États membres.
Les raisons invoquées pour justifier la législation en cause
21. Les gouvernements qui sont intervenus dans la présente procédure ont, en outre, soutenu que l' application des dispositions françaises en cause serait en tout cas nécessaire pour satisfaire certaines exigences d' intérêt général tenant, notamment, au contrôle des mouvements des ressortissants de pays tiers, au bon fonctionnement du marché de l' emploi et à la protection des travailleurs et de la concurrence entre entreprises.
° Sur le contrôle des mouvements des ressortissants de pays tiers
22. A cet égard, il convient de relever, tout d' abord, que les dispositions françaises en cause, qui imposent l' intervention de l' Office et l' obligation de l' autorisation de travail (ainsi que le versement de la redevance correspondante et les sanctions pour la violation desdites obligations), relèvent du domaine de la réglementation des conditions d' accès à l' emploi et ne semblent pas avoir pour objet le contrôle de l' entrée et du séjour des ressortissants de pays tiers sur le territoire
national.
23. Mais même si l' on fait abstraction de cette considération, il faut en tout cas souligner que les États membres disposent d' autres instruments pour contrôler, sur leur territoire, les déplacements de ressortissants de pays tiers. Les exigences d' ordre public et de sécurité publique ° expressément prévues aux articles 48, paragraphe 2, et 56, paragraphe 1, du traité ° permettent, en effet, aux États membres de soumettre les mouvements de ces personnes à des contrôles et autorisations
spécifiques, en imposant notamment la délivrance de visas d' entrée et d' autorisations de séjour. C' est d' ailleurs dans cette perspective que les autorités françaises ont prévu la délivrance obligatoire d' un visa pour les ressortissants de différents pays tiers, dont notamment les ressortissants marocains (au demeurant, il est constant en l' espèce que les travailleurs de nationalité marocaine, employés par l' entreprise Vander Elst, ont demandé et obtenu auprès des autorités consulaires
compétentes le visa requis pour l' entrée et le séjour en France pour la période nécessaire à l' exécution des travaux).
Il s' ensuit que, même sous ce dernier aspect, les dispositions en question ne créeraient qu' une duplication inutile des contrôles déjà efficacement réalisés avec d' autres instruments plus appropriés.
° Sur les exigences de protection du marché national de l' emploi
24. Tant le gouvernement français que le gouvernement allemand ont fait valoir que le fait de permettre à une entreprise établie dans un État membre de détacher, en vue de la prestation de services dans d' autres États membres, ses employés ressortissants de pays tiers risque de perturber le marché de l' emploi de l' État d' accueil.
L' objection ne paraît cependant pas fondée. Comme nous venons de le faire remarquer, et ainsi que la Commission l' a souligné, l' entreprise qui utilise son propre personnel, pour fournir une prestation de services dans un autre État membre, n' accède pas au marché de l' emploi du pays d' accueil. En pareil cas, les travailleurs sont, en effet, embauchés dans l' État membre d' établissement de l' entreprise, selon les procédures en vigueur dans cet État, et ne sont que détachés à titre temporaire
dans le pays où la prestation est fournie. Cette analyse trouve d' ailleurs confirmation dans l' arrêt Rush Portuguesa où la Cour, se référant précisément au "déplacement temporaire de travailleurs qui sont envoyés vers un autre État membre pour y effectuer des travaux", a relevé que ces travailleurs retournent "dans leur pays d' origine après l' accomplissement de leur mission, sans accéder à aucun moment au marché de l' emploi de l' État membre d' accueil".
25. Toujours sous cet aspect, il a été soutenu, en second lieu, que si la Cour devait admettre que les articles 59 et suivants confèrent aux entreprises établies dans un État membre le droit de détacher à titre temporaire dans d' autres États membres ses propres travailleurs, afin de fournir des prestations de services, il y aurait lieu en tout état de cause de reconnaître aux autorités de l' État d' accueil la faculté de contrôler que l' entreprise en question n' abuse pas du droit qui lui est
conféré en vertu du traité. En particulier, les autorités de l' État d' accueil devraient pouvoir vérifier que l' entreprise ne se sert pas de ce droit dans le but exclusif de transférer son personnel dans un autre État membre pour ensuite le placer ou le mettre à la disposition d' autres entreprises.
26. A cet égard, il convient de rappeler que dans l' arrêt Rush Portuguesa la Cour a reconnu la légalité de contrôles exercés à cette fin. La Cour a toutefois précisé:
"De tels contrôles doivent cependant respecter les limites que pose le droit communautaire, et notamment celles découlant de la liberté de prestation de services qui ne peut être rendue illusoire et dont l' exercice ne peut être soumis à la discrétion de l' administration."
27. Dans le cadre de la présente procédure, la Cour peut, selon nous, préciser davantage la portée de l' affirmation que nous venons de citer. A cet égard, il nous semble permis d' affirmer que:
° pour que ces contrôles soient utiles, l' autorité nationale doit être préalablement informée des détachements temporaires de travailleurs ressortissants de pays tiers sur son territoire et peut, à cet effet, prescrire que l' entreprise qui procède au détachement obtienne la délivrance d' un document (autorisation de travail ou un autre document similaire) attestant que les travailleurs en question sont titulaires d' un contrat de travail régulier dans le pays d' établissement;
° le contrôle exercé à cette fin doit avoir un caractère formel et ne pas aboutir à une appréciation de type discrétionnaire; autrement dit, une fois que l' existence d' un contrat de travail régulier a été constatée, l' autorisation du détachement des travailleurs doit être accordée automatiquement;
° cet examen doit intervenir en temps utile et en tenant compte "des justifications et garanties déjà présentées par le prestataire pour l' exercice de son activité dans l' État membre d' établissement" (12).
° Sur la protection des travailleurs et de la concurrence
28. Il a été enfin soutenu que les dispositions nationales seraient nécessaires pour protéger les travailleurs et éviter des distorsions de concurrence entre les entreprises, et ce dans la mesure où, en l' absence de contrôles exercés par des organismes tels que l' Office, on s' exposerait au risque de voir les entreprises d' autres États membres utiliser des travailleurs ressortissants de pays tiers, en leur appliquant des conditions de rémunération ou autres conditions de travail moins favorables
que celles communément garanties par la législation de l' État d' accueil.
29. A cet égard, il convient de relever en premier lieu que la Cour a déjà pris en considération, et surmonté, cette objection dans les arrêts Seco et Rush Portuguesa. En particulier, dans l' arrêt Seco, la Cour a déclaré que
"Il est constant que le droit communautaire ne s' oppose pas à ce que les États membres étendent leur législation ou les conventions ... conclues par les partenaires sociaux, relatives aux salaires minimaux, à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d' établissement de l' employeur, de même que le droit communautaire n' interdit pas aux États membres d' imposer le respect de ces règles par des moyens appropriés".
30. En second lieu, et pour être complet, il faut souligner qu' en tout cas le problème ne devrait pas se poser en l' espèce, puisque les travailleurs marocains employés par l' entreprise Vander Elst sont titulaires d' un contrat de travail régulier, régi par la loi belge, et que, conformément aux articles 40 et 41, précités, de l' accord de coopération entre la Communauté et le royaume du Maroc, les travailleurs de nationalité marocaine bénéficient, dans les États membres, de l' égalité de
traitement par rapport aux travailleurs ressortissants communautaires en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération ainsi que les conditions de sécurité sociale. Il s' ensuit que, indépendamment de la possibilité d' appliquer aux travailleurs détachés à titre temporaire en France les dispositions nationales d' ordre public, qui régissent les différents aspects du rapport de travail, il y a tout lieu de penser que l' application du régime belge pertinent est de toute façon de nature
à exclure des risques appréciables d' exploitation des travailleurs et d' altération de la concurrence entre les entreprises.
Conclusion
31. A la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons de répondre comme suit à la juridiction nationale.
"Lorsqu' une entreprise d' un État membre exerce une activité de prestation de services dans un autre État membre, en détachant, à cet effet, des travailleurs ressortissants de pays tiers, régulièrement et habituellement employés auprès de cette entreprise, les articles 59 et suivants du traité s' opposent à l' application d' une législation nationale, telle que la législation française susmentionnée, qui, d' une part, subordonne l' utilisation de ces travailleurs à des conditions telles que:
° l' obligation de recourir à un organisme national, auquel la loi confère le monopole du recrutement des travailleurs ressortissants de pays tiers, pour l' obtention de l' autorisation de travail;
° l' obligation de verser à cet organisme une redevance pour le service rendu;
et qui, d' autre part, sanctionne par une amende administrative l' emploi de ces travailleurs, lorsque ces derniers n' ont pas obtenu ladite autorisation de travail."
(*) Langue originale: l' italien.
(1) - Nous rappelons que le cas du détachement temporaire de travailleurs (communautaires) est pris en considération par le législateur communautaire en matière de sécurité sociale. L' article 14, point 1, du règlement (CEE) n 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l' application du régime de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l' intérieur de la Communauté [dans la version codifiée du règlement (CEE) n
2001/83 du Conseil, du 2 juin 1983 ° JO L 230, p. 6] prévoit à cet égard:
1) a) la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d' un État membre au service d' une entreprise dont elle relève normalement et qui est détachée par cette entreprise sur le territoire d' un autre État membre afin d' y effectuer un travail pour le compte de celle-ci, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n' excède pas douze mois et qu' elle ne soit pas envoyée en remplacement d' une autre personne parvenue au
terme de la période de son détachement .
(2) - Arrêt du 27 mars 1990 (C-113/89, Rec. p. I-1417).
(3) - Voir Lamy social, 1994, point 29: en principe, tout étranger désirant travailler en France doit entrer le cadre de la procédure dite d' introduction organisée par l' OMI. Cet organisme détient en effet le monopole des opérations de recrutement et de l' introduction en France des étrangers. La violation de ce monopole est sanctionnée pénalement. Sur les conséquences, notamment financières, résultant de la violation du monopole détenu par l' Office, voir ibidem, points 52 et suiv.
(4) - Sur la notion de service au sens des articles 59 et suiv., voir en dernier lieu l' arrêt du 24 mars 1994, Schindler (C-275/92, non encore publié au Recueil).
(5) - Voir les arrêts du 17 décembre 1981, Webb (279/80, Rec. p. 3305), du 7 juillet 1988, Stanton (143/87, Rec. p. 3877), et du 20 mai 1992, Ramrath (C-106/91, Rec. p. I-3351).
(6) - Voir les arrêts du 3 juin 1992, Commission/Italie (C-360/89, Rec. p. I-3401), et du 5 décembre 1989, Commission/Italie (C-3/88, Rec. p. 4035). Les deux arrêts concernaient des cas de discrimination indirecte, c' est-à-dire fondée sur des critères qui, s' ils ne reposaient pas sur la nationalité du prestataire, aboutissaient toutefois, de facto, à un résultat équivalent: dans le premier cas, il s' agissait d' un quota réservé, dans les marchés publics de travaux, aux entreprises ayant leur
siège social dans la région d' exécution des travaux; dans le second cas, il s' agissait d' un quota réservé, dans les marchés publics de fournitures, aux sociétés à participation majoritaire ou totale de l' État ou du secteur public.
(7) - Voir, notamment, les arrêts du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda (C-288/89, Rec. p. I-4007), et Commission/Pays-Bas (C-353/89, Rec. p. I-4069).
(8) - Voir les arrêts du 26 février 1991, Commission/France (C-154/89, Rec. p. I-659), Commission/Italie (C-180/89, Rec. p. I-709), et Commission/Grèce (C-159/89, Rec. p. I-691).
(9) - Voir arrêt du 3 février 1982, Seco et Desquenne & Giral (62/81 et 63/81, Rec. p. 223).
(10) - JO L 257, p. 2.
(11) - Accord signé à Rabat le 27 avril 1976 et approuvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n 2211/78 du Conseil, du 26 septembre 1978 (JO L 264, p. 1).
(12) - Voir l' arrêt Webb, précité.