CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. Poiares Maduro
présentées le 13 septembre 2006 (1)
Affaire C-277/05
Société thermale d’Eugénie-les-Bains
contre
Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie
[demande de décision préjudicielle formée par le Conseil d’État (France)]
«TVA – Champ d’application – Arrhes versées dans le cadre de contrats portant sur des prestations de services soumises à la TVA et conservées par le prestataire en cas de dédit – Qualification»
1. La présente demande préjudicielle, introduite par le Conseil d’État (France), porte essentiellement sur l’interprétation de l’article 2, point 1, de la sixième directive 77/388/CEE (2). Il s’agit, en effet, de savoir si des sommes versées d’avance pour une prestation de services hôteliers et que le prestataire a conservées en conséquence du désistement du client en faveur duquel une réservation a été faite sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée (ci‑après la «TVA»).
I – Les faits de la procédure au principal, le cadre juridique et la question préjudicielle soumise à la Cour
2. La société thermale d’Eugénie‑les‑Bains (ci‑après la «société thermale» ou la «société requérante»), établie dans la commune du même nom (France), a pour activité l’exploitation d’établissements thermaux, comportant également des activités hôtelières et de restauration. La société thermale perçoit des sommes versées à l’avance lors des réservations de séjours effectuées par les curistes.
3. Selon l’article L114‑1 du code de la consommation, issu de l’article 3‑1 de la loi n° 92‑60, du 18 janvier 1992, renforçant la protection des consommateurs, (3) «[s]auf stipulation contraire du contrat, les sommes versées d’avance sont des arrhes, ce qui a pour effet que chacun des contractants peut revenir sur son engagement, le consommateur en perdant les arrhes, le professionnel en les restituant au double». Les sommes d’argent ainsi perçues par la société thermale à titre d’arrhes sont
soit déduites du paiement ultérieur des prestations de séjour, soit conservées par la société en cas de renonciation des curistes à leur séjour.
4. En 1992, la société thermale a fait l’objet d’une vérification de comptabilité portant sur la période comprise entre le 1^er janvier 1989 et le 30 avril 1992. À l’issue de cette vérification, l’administration fiscale a estimé que devaient être assujetties à la TVA les arrhes qui avaient été perçues par la société thermale au moment de la réservation des séjours et qu’elle avait conservées après l’annulation de la réservation. Par conséquent, pour ladite période, des rappels d’impôts pour
un montant de 84 054 FRF (12 814 euros) ont été portés à la charge de la société thermale le 8 décembre 1994. Cette dernière, ne partageant pas cette position, a formulé une réclamation auprès de l’administration fiscale qui l’a rejetée le 14 février 1995.
5. La société thermale a introduit un recours devant le tribunal administratif de Pau qui l’a rejeté par un jugement du 18 novembre 1999. La société thermale a ensuite interjeté appel devant la cour administrative d’appel de Bordeaux qui a aussi rejeté le recours par son arrêt du 18 novembre 2003. Ces deux juridictions ont considéré que, lorsque les arrhes sont conservées par la société en cas de désistement du client, celles‑ci constituent la contrepartie directe et la rémunération d’une
prestation de services individualisable consistant à établir le dossier du client et à lui réserver un séjour. Les arrhes conservées par la société thermale en l’espèce devaient être ainsi assujetties à la TVA.
6. La société thermale, en soutenant que ces arrhes doivent être regardées comme des indemnités versées en réparation du préjudice subi par elle du fait de la défaillance de ses clients et, comme telles, non soumises à la TVA, a formé un recours devant le Conseil d’État, lequel a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«Des sommes versées à titre d’arrhes dans le cadre de contrats de vente portant sur des prestations de services assujetties à la [TVA] doivent‑elles être regardées, lorsque l’acquéreur fait usage de la faculté de dédit qui lui est ouverte et que ces sommes sont conservées par le vendeur, comme rémunérant la prestation de réservation et comme telles soumises à la [TVA] ou comme des indemnités de résiliation versées en réparation du préjudice subi à la suite de la défaillance du client, sans lien
direct avec un quelconque service rendu à titre onéreux et, comme telles, non soumises à cette même taxe?»
7. Cette question amène la Cour à interpréter plusieurs dispositions de la sixième directive, tout particulièrement l’article 2, point 1, selon lequel sont soumises à la TVA «les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel».
8. L’article 6, paragraphe 1, de cette même directive définit comme «prestation de services» toute opération qui ne constitue pas une livraison d’un bien au sens de l’article 5 de la sixième directive et prévoit qu’une opération de prestation de services «peut consister entre autres […] en une obligation de ne pas faire ou de tolérer un acte ou une situation».
9. Également pertinent pour l’analyse est l’article 10, paragraphe 2, de la même directive, lequel prévoit que «[l]e fait générateur de la taxe intervient et la taxe devient exigible au moment où la livraison du bien ou la prestation de services est effectuée. Les livraisons de biens, autres que celles visées à l’article 5 paragraphe 4 sous b), et les prestations de services qui donnent lieu à des décomptes ou des paiements successifs sont considérées comme effectuées au moment de
l’expiration des périodes auxquelles ces décomptes ou paiements se rapportent». La même disposition prévoit, toutefois, que, «en cas de versements d’acomptes avant que la livraison de biens ou la prestation de services ne soit effectuée, la taxe devient exigible au moment de l’encaissement à concurrence du montant encaissé».
10. Il y a lieu de signaler, enfin, qu’en vertu de l’article 11, A, paragraphe 1, sous a), de la sixième directive, la base d’imposition est constituée pour les prestations de services «par tout ce qui constitue la contrepartie obtenue ou à obtenir par […] le prestataire pour ces opérations de la part […] du preneur ou d’un tiers».
II – Analyse
11. Deux thèses s’opposent, essentiellement, dans la présente affaire au regard de la qualification des sommes versées à l’avance par les clients de la société thermale et retenues par celle‑ci à la suite d’un dédit de leur part. Pour la société thermale, ces montants, versés à titre d’arrhes, ont une nature indemnitaire et, par suite, ne sont pas soumis à la TVA. Tous les gouvernements qui ont présenté des observations dans la présente affaire et la Commission des Communautés européennes
s’opposent à cette thèse. En effet, pour la République française, l’Irlande, la République portugaise et la Commission, les sommes d’argent versées et retenues par la société thermale à la suite du désistement des clients entrent bien dans le champ d’application du système commun de la TVA. La société thermale est la seule à contester que ces montants constituent la contrepartie directe de prestations de services individualisées et effectivement fournies par la société thermale à ses clients.
12. Pour trancher ce problème de qualification, dans le cadre du système commun de la TVA, des arrhes payées et perdues par les clients à cause de leur dédit, il convient, tout d’abord, de rappeler la jurisprudence de la Cour relative à l’interprétation de la notion de «livraisons de biens et […] prestations de services, effectuées à titre onéreux […] par un assujetti agissant en tant que tel» au sens de l’article 2, point 1, de la sixième directive.
13. L’arrêt Tolsma (4), concernant l’activité de M. Tolsma, le joueur d’orgue de Barbarie sur la voie publique le plus connu des étudiants en TVA, est particulièrement instructif à cet égard. Dans cet arrêt, dans lequel la Cour a rejeté la thèse des autorités néerlandaises qui voulaient assujettir à la TVA les oboles reçus par M. Tolsma grâce à la générosité des passants, la Cour a tout d’abord rappelé la jurisprudence selon laquelle les opérations taxables supposent, dans le cadre du système
de la TVA, l’existence d’une transaction comportant stipulation d’un prix ou d’une contre‑valeur (5). Lorsque l’activité d’un prestataire consiste à fournir exclusivement des prestations sans contrepartie directe, il n’existe pas de base d’imposition et ces prestations ne sont donc pas soumises à la TVA. La base d’imposition d’une prestation de services est, ainsi, constituée par tout ce qui est reçu en contrepartie du service presté et une prestation de services n’est dès lors taxable que s’il
existe un lien direct entre le service rendu et la contrepartie reçue (6). Dans ces circonstances, la Cour a finalement conclu qu’une prestation de services «n’est effectuée ‘à titre onéreux’ […] que s’il existe entre le prestataire et le bénéficiaire un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le prestataire constituant la contre‑valeur effective du service fourni au bénéficiaire» (7).
14. Dans la même ligne, dans l’arrêt Kennemer Golf (8), plus récent, la Cour a établi qu’il existe un lien direct entre les cotisations annuelles forfaitaires des membres d’une association sportive et les prestations de services fournies par celle‑ci, qui consistent à mettre à disposition des membres, de manière permanente, des installations sportives ainsi que des avantages y afférents (9). La Cour a ainsi conclu que les cotisations annuelles des membres sont susceptibles de constituer la
contrepartie de tels services fournis par l’association, indépendamment du fait que les membres qui ont versé leur cotisation annuelle n’utilisent pas les installations de l’association (10). L’obligation pour une association de mettre ses installations sportives ainsi que des avantages y afférents à la disposition de chaque membre qui a payé sa cotisation annuelle constitue bien, selon la Cour, une prestation de services à titre onéreux au sens de l’article 2, point 1 de la sixième directive.
15. Or, dans le cas en l’espèce, ce qui ressort, c’est précisément que le versement d’un montant d’avance, à titre d’arrhes, par un client n’a pas lieu sans engagement de la part de la société thermale lors du versement de ce montant. D’une part, la société thermale fait une réservation, c’est‑à‑dire qu’elle assume une obligation de mettre à disposition du client une chambre à une date accordée. Une telle prestation de réservation implique, logiquement, une obligation de s’abstenir de
contracter avec autrui en violation de cet engagement et de respecter le droit de dédit du client. D’autre part, la société thermale n’assume pas une telle garantie, selon laquelle ses clients auront à leur disposition certaines installations et services à un moment donné, à titre purement gracieux. Pour conférer un tel avantage, elle demande, en effet, le paiement d’un montant qu’elle aura le droit de conserver en cas de dédit du client. L’existence d’un lien synallagmatique, réciproque, entre
cette prestation de réservation et le payement fait par le client semble évident.
16. Pourvu qu’en l’espèce la société thermale perçoive des montants qui constituent la contre‑valeur effective du service de réservation qu’elle a fourni aux clients défaillants, une telle prestation doit être qualifiée, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, comme une prestation de services effectuée à titre onéreux, au sens des articles 2, point 1, et 6, paragraphe 1, de la sixième directive. Cette conclusion s’impose d’autant plus que, comme la Cour l’a déclaré à plusieurs
reprises, la sixième directive assigne un champ d’application très large à la TVA, englobant toutes les activités économiques de producteur, de commerçant ou de prestataire de services (11).
17. La requérante s’oppose à cette qualification en avançant deux arguments. D’une part, elle soutient qu’une prestation de réservation n’est pas susceptible d’individualisation par rapport à la prestation principale fournie par un établissement hôtelier. Les arrhes retenues par la société thermale ne viseraient pas à rémunérer des services bien individualisés fournis aux clients et susceptibles d’une consommation autonome par rapport à la prestation principale. D’autre part, elle soutient que
les montants qu’elle retient à la suite des annulations par les clients ont une nature d’indemnités accordées à titre forfaitaire pour compenser les préjudices causés à la société thermale par ces annulations.
A – Le prétendu caractère non individualisable et insusceptible de consommation autonome de la prestation de réservation par rapport à la prestation principale
18. Certes, une prestation qui consiste à garantir à une personne qu’elle aura une chambre à sa disposition à une certaine date s’éteindra avec l’exécution de la prestation hôtelière principale. Elle perdra son individualité par rapport à la prestation principale avec laquelle elle formera un ensemble unitaire. De façon parallèle, en l’absence d’annulation par le client, le montant payé d’avance à titre d’arrhes sera simplement imputé sur le prix total dû par le client et perdra aussi son
autonomie par rapport à ce prix. Dans ces circonstances, le versement d’un montant à titre d’arrhes à l’occasion de la réservation d’une chambre équivaut au versement «d’acomptes avant que la livraison de biens ou la prestation de services ne soit effectuée» au sens de l’article 10, paragraphe 2, deuxième alinéa, de la sixième directive. En conformité avec cette même disposition, la taxe sera exigible au moment de l’encaissement à concurrence du montant encaissé.
19. Dans le cas en l’espèce, cependant, les montants litigieux ont été retenus par la société thermale en conséquence de la défaillance des clients. Ils n’ont pas été conservés au titre d’acomptes pour la prestation principale que la société thermale n’était plus tenue de fournir en faveur des clients qui ont annulé leurs réservations. Il importe de souligner que, en tout état de cause, la société thermale a fourni une prestation à ces clients défaillants. Elle leur a garanti une chambre ou une
cure thermale à la date accordée en s’abstenant de contracter en sens contraire avec d’autres intéressés et en respectant le droit de dédit des clients. Il s’agit d’un avantage réel dont a bénéficié chaque client en faveur duquel une réservation a été faite. Or, une telle prestation effectivement fournie par la société thermale aux clients contre un paiement a, à mon avis, un caractère suffisamment individualisé pour entrer dans la notion large de prestation de services fournis à titre onéreux au
sens des articles 2, point 1, et 6, paragraphe 1, de la sixième directive.
20. Tout d’abord, il convient de souligner qu’un client qui a besoin d’une chambre d’hôtel pour une certaine date est libre de faire ou de ne pas faire de réservation. Avoir une réservation représente, en tout cas, un avantage pour lui. S’il décide de la faire, il bénéficiera d’une garantie qu’il n’aurait pas eue s’il avait simplement décidé d’arriver à l’hôtel et de demander une chambre à ce moment‑là.
21. Du point de vue de l’hôtelier, l’attribution d’un tel avantage dont les clients bénéficieront effectivement jusqu’au moment où ils annuleront éventuellement leur réservation entraîne des coûts. Il ne s’agit pas seulement des coûts inhérents à l’organisation du dossier du client et à la préparation de la chambre, mais aussi de ceux liés à l’obligation de respecter le droit de dédit du client et à l’abstention de s’engager avec d’autres intéressés de façon à ne pas mettre en cause
l’obligation qu’il a contracté en faveur du client pour lequel il a fait la réservation.
22. Par conséquent, quand l’hôtelier, lors de la réservation, demande au client le versement d’un montant à titre d’arrhes, on peut objectivement considérer que ce montant constitue la contrepartie d’une prestation de réservation, laquelle, aussi bien du point de vue du client que de celui de l’hôtelier, présente un caractère bien individualisé.
23. Une telle prestation de réservation est accessoire par rapport à la prestation principale, dans la mesure où elle ne constitue pas pour la clientèle une fin en soi, mais le moyen de bénéficier dans les meilleures conditions du service principal du prestataire (12). Elle reste, en tout état de cause, en cas de dédit par le client, une prestation parfaitement individualisée par rapport à la prestation principale qui effectivement n’a pas été fournie par l’hôtelier. Le caractère accessoire de
cette prestation de réservation par rapport à la prestation principale avec laquelle elle est fonctionnellement liée dispense de tout besoin de reclassement par rapport à la prestation principale. Elle doit donc être soumise au même régime de la TVA que celui applicable à la prestation principale.
24. En outre, comme le souligne la Commission, le fait que le client décide de ne pas bénéficier de la prestation principale n’affecte pas le caractère individualisable de la prestation fournie effectivement au client dès le moment où la réservation a été faite jusqu’au moment de l’annulation. La circonstance que le client décide de ne pas profiter de la mise à sa disposition de la chambre à la date établie n’a pas pour conséquence qu’il n’a pas bénéficié d’une telle garantie, pour laquelle il
a bien payé le montant demandé par la société thermale. De façon tout à fait similaire à l’affaire Kennemer Golf, précitée, est aussi en cause dans la présente affaire une prestation qui consiste en un engagement effectivement assumé, par un assujetti, en contrepartie d’un certain montant, de mettre ses installations et services à disposition de certaines personnes indépendamment du fait que celles‑ci décident, cependant, de ne pas profiter de cet avantage.
25. N’est pas non plus en cause dans la présente affaire un engagement comparable à celui en cause dans les affaires Landboden‑Agrardienste (13) et Mohr (14) invoquées par la société requérante. Dans ces deux arrêts, la Cour a établi qu’on ne saurait qualifier de prestation de services au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la sixième directive, un engagement, pris par un exploitant agricole dans le cadre d’un régime d’indemnité national ou communautaire, de réduire ou d’abandonner sa
production (15). Dans l’arrêt Mohr, précité, la Cour a affirmé, en effet, qu’«en indemnisant les exploitants agricoles qui s’engagent à cesser leur production laitière, la Communauté n’acquiert ni biens ni services pour son propre usage, mais agit dans l’intérêt général qui est de favoriser le fonctionnement régulier du marché communautaire du lait» (16). Dans l’arrêt Landboden‑Agrardienste, précité, la Cour a confirmé cette jurisprudence, en déclarant que l’engagement en cause assumé par
l’exploitant agricole de s’abstenir de récolter au moins 20 % de pommes de terre qu’il a cultivées n’apporte ni aux autorités nationales compétentes ni aux autres personnes identifiables d’avantages de nature à permettre de les considérer comme les consommateurs d’un service (17).
26. Dans la présente affaire, il est évident que l’engagement de la société thermale de mettre à disposition une chambre ou une cure thermale à une date donnée apporte à chacun des clients en faveur desquels cet engagement est assumé un avantage réel et individuel, qui permet de les considérer comme consommateurs d’un service au sens du système commun de la TVA. Une telle prestation de réservation est un des services fournis par un hôtelier et constitue même une partie essentielle de son
activité économique. Or, du fait que la société thermale fournit une telle prestation à chaque client contre le paiement d’un montant qu’elle demande lors de la réservation, une telle prestation doit ainsi être qualifiée objectivement, de prestation de services au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la sixième directive.
B – La prétendue nature indemnitaire des montants retenus en conséquence de la défaillance des clients
27. La société requérante conteste que les montants payés par ses clients à titre d’arrhes constituent la contrepartie directe de la prestation de réservation qu’elle fournit. Selon la société requérante, il est constant en droit civil français que les arrhes ont une nature indemnitaire. Elles présenteraient un lien avec le préjudice subi par la société thermale, à la suite de la défaillance du client, et auraient donc un caractère d’indemnité accordée à forfait pour compenser un tel
préjudice (18).
28. Tout d’abord, et quelle que soit la nature juridique attribuée aux arrhes en droit civil français, il résulte clairement des observations présentées dans la présente affaire par écrit et à l’audience que le droit de conserver le montant payé d’avance à titre d’arrhes, qui est contractuellement accordé, conformément au droit civil français, entre un hôtelier et chacun de ses clients, ne présente pas un rapport nécessaire avec un préjudice effectivement subi par l’hôtelier à la suite de la
défaillance de ses clients. En effet, il n’est pas prévu que les arrhes perdues par le client lui soient obligatoirement restituées dans le cas où il s’avère que, au final, l’hôtelier n’a subi aucun préjudice à la suite de l’annulation. Or, l’existence d’un lien seulement éventuel entre les montants reçus à titre d’arrhes et un préjudice réellement subi par l’hôtelier en conséquence d’une annulation met sérieusement en doute que les montants litigieux reçus par la société thermale à titre d’arrhes
puissent avoir une nature nécessairement indemnitaire au sens du système commun de la TVA.
29. Il importe de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, une somme d’argent accordée par une décision judiciaire qui a pour objet exclusif de réparer un préjudice commercial n’a pas à être soumise à la TVA (19). Une telle somme ne constitue, évidemment, la contrepartie d’aucune prestation de services ou livraison de biens au sens de l’article 2, point 1, de la sixième directive. Il faut souligner cependant que les montants que la Cour a considérés, notamment dans l’arrêt BAZ
Bausystem, précité, comme non assujettis à la TVA étaient des indemnités accordées par un juge. Or, dans le cas en l’espèce, il n’existe aucune constatation judiciaire, ou même extrajudiciaire, de l’existence de préjudices réels que la société requérante aurait effectivement subis du fait de l’annulation de réservations par ses clients et avec lesquels les arrhes conservées auraient un lien direct de dédommagement.
30. Comme le rappelle à juste titre le Conseil d’État dans sa décision de renvoi, il y a lieu de rechercher une application uniforme, au sein de la Communauté européenne, des règles d’assujettissement à la TVA. La sixième directive vise, en effet, à établir un système commun de TVA en déterminant de manière uniforme, et selon des règles communautaires, les opérations taxables (20).
31. Or, il faut souligner que l’application uniforme de la sixième directive exige de donner une interprétation qui ne saurait dépendre d’une qualification qui pourrait varier selon le droit civil de l’État membre concerné. Sinon, une pratique identique à celle en cause dans la présente affaire de réservation de chambres contre le paiement d’un montant perdu par le client en cas de dédit pourrait être soumise à la TVA si elle avait lieu dans un autre État membre où la nature juridique d’un tel
paiement d’avance serait analysée de manière autre qu’en droit civil français. Une telle possibilité n’est pas du tout théorique. En effet, un montant versé à l’avance par un client à un hôtelier et que celui‑ci a le droit de conserver indépendamment de l’existence d’un préjudice réel causé par le désistement du client pourra difficilement être qualifié comme étant de nature indemnitaire dans d’autres systèmes juridiques (21).
32. Par suite, la circonstance que, en droit civil français, les montants payés d’avance à titre d’arrhes sont considérés comme possédant une nature indemnitaire ne peut pas être déterminante pour exclure la soumission à la TVA des arrhes reçus par la société thermale de ses clients défaillants. Je voudrais rappeler, à cet égard, que, dans le contexte différent, mais très proche, de l’interprétation de la notion de livraison de biens au sens de la sixième directive, il est de jurisprudence
constante que la notion de livraison d’un bien ne se réfère pas au transfert de propriété dans les formes prévues par le droit national applicable, mais inclut toute opération de transfert d’un bien corporel par une partie qui habilite l’autre partie à en disposer en fait comme si elle était le propriétaire de ce bien. La finalité de la sixième directive pourrait, en effet, être sérieusement compromise si la constatation d’une livraison de biens, qui est l’une des trois opérations taxables, était
soumise à la réalisation de conditions qui varient en fonction du droit civil de l’État membre concerné (22).
33. Comme le souligne en outre la Commission dans ses observations, ce n’est pas une éventuelle qualification indemnitaire découlant de la volonté des parties tel que présumée par le droit civil français (23) qui permettra d’exclure de l’assujettissement à la TVA un montant qu’un contractant verse à un autre qui lui fournit, en contrepartie, un service dont il bénéficie individuellement. Si tel était le cas, il y aurait une forte incitation à réduire artificiellement les montants qui
constituent la contrepartie du service rendu et à gonfler ceux qui correspondent à des dommages-interêts.
34. La notion de prestation de services à titre onéreux au sens de la sixième directive doit être interprétée à la lumière de critères objectifs en prenant en compte la nature objective de l’opération en cause (24). Dans la présente affaire, il faut ainsi déterminer si, à la lumière de la jurisprudence constante de la Cour, rappelé aux points 13 et suivantes des présentes conclusions, les arrhes payées constituent objectivement une contrepartie pour un service effectivement rendu par l’hôtelier
à ses clients jusqu’à leur dédit. La réponse à cette question ne peut être, à mon avis, comme je l’ai déjà énoncé, qu’affirmative. Le fait qu’un prestataire et son client ont convenu, selon le droit civil applicable, qu’un montant versé d’avance vise à dédommager forfaitairement le prestataire pour les préjudices qu’il subira éventuellement en cas de défaillance, et non à compenser la prestation d’un service qu’il a effectivement fournie au client, ne peut pas être déterminante pour exclure une
telle prestation de services du système commun de la TVA, en l’absence d’une constatation de l’existence d’un préjudice réel, effectivement subi par le prestataire en conséquence de la défaillance du client.
III – Conclusion
35. À la lumière des considérations qui précédent, j’estime que la Cour devrait répondre à la question soumise par le Conseil d’État dans les termes suivants:
«Les articles 2, point 1, et 6, paragraphe 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, doivent être interprétés en ce sens que des sommes versées à titre d’arrhes dans le cadre de contrats de vente portant sur des prestations de services hôteliers assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée doivent être
regardées, lorsque l’acquéreur fait usage de la faculté de dédit qui lui est ouverte et que ces sommes sont conservées par le vendeur, comme rémunérant la prestation de réservation et, comme telles, soumises à la taxe sur la valeur ajoutée.»
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1 – Langue originale: le portugais.
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2 – Directive du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1), telle que modifiée par la directive 91/680/CEE du Conseil, du 16 décembre 1991 (JO L 376, p. 1, ci‑après la «sixième directive»).
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3 – JORF du 21 janvier 1992, p. 968
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4 – Arrêts du 3 mars 1994 (C‑16/93, Rec. p. I‑743).
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5 – Ibidem, point 12. Voir également arrêt du 1^er avril 1982, Hong‑Kong Trade Development Council (89/81, Rec. p. 1277, points 9 et 10).
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6 – Arrêt Tolsma, précité, point 13, et jurisprudence citée.
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7 – Arrêt Tolsma, précité, point 14. Voir, pour les applications plus récentes de cette jurisprudence, arrêts du 14 juillet 1998, First National Bank of Chicago (C‑172/96, Rec. p. I‑4387, point 26); du 14 juillet 2005, British American Tobacco International et Newman Shipping (C‑435/03, Rec. p. I‑7077, point 32), et du 23 mars 2006, FCE Bank (C‑210/04, non encore publié au Recueil, point 34).
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8 – Arrêt du 21 mars 2002 (C‑174/00, Rec. p. I‑3293, point 39).
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9 – Ibidem, point 40.
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10 – Ibidem, point 42.
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11 – Voir arrêts du 26 mars 1987, Commission/Pays‑Bas (235/85, Rec. p. 1471, point 6), et du 15 juin 1989, Stichting Uitvoering Financiële Acties (348/87, Rec. p. 1737, point 10).
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12 – Arrêts du 22 octobre 1998, Madgett et Baldwin (C‑308/96 et C‑94/97, Rec. p. I‑6229, point 24), et du 25 février 1999, CPP (C‑349/96, Rec. p. I‑973, point 30).
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13 – Arrêt du 18 décembre 1997 (C‑384/95, Rec. p. I‑7387).
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14 – Arrêt du 29 février 1996 (C‑215/94, Rec. p. I‑959).
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15 – Arrêts précités Mohr, point 22, et Landboden‑Agrardienste, points 24 et 25.
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16 – Arrêt Mohr, précité, point 21.
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17 – Arrêt Landboden‑Agrardienste, précité, point 24.
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18 – La requérante souligne à cet égard que, selon le droit civil français, les arrhes sont une somme d’argent déductible in fine du prix total en cas d’exécution du contrat, versée par le débiteur au moment de la conclusion du contrat, mais qui, en cas de renonciation à l’exécution du contrat par le débiteur, reste acquise au créancier à titre d’indemnité de dédommagement.
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19 – Voir arrêt du 1^er juillet 1982, BAZ Bausystem (222/81, Rec. p. 2527, point 11), dans lequel la Cour a estimé non taxables des intérêts accordés par le juge en réparation d’un retard dans le paiement du solde de la contrepartie d’une prestation de services. Voir, dans le même sens, arrêt du 27 octobre 1993, Muys’ en De Winter’s Bouw- en Aannemingsbedrijf, (C‑281/91, Rec. p. I‑5405, points 18 et 19), dans lequel la Cour a, par contre, jugé taxables les intérêts perçus par un fournisseur de son
client en contrepartie d’un délai de paiement consenti par le premier jusqu’à la livraison du bien.
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20 – Arrêts du 26 juin 2003, MKG‑Kraftfahrzeuge‑Factoring (C‑305/01, Rec. p. I‑6729, point 38), et du 21 avril 2005, HE (C‑25/03, Rec. p. I‑3123, point 36).
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21 – Il pourra, par exemple, être qualifié comme étant de nature intrinsèquement sanctionatrice ou punitive.
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22 – Arrêts du 8 février 1990, Shipping and Forwarding Enterprise Safe (C‑320/88, Rec. p. I‑285, points 7 et 8); du 4 octobre 1995, Armbrecht (C‑291/92, Rec. p. I‑2775, points 13 et 14); du 6 février 2003, Auto Lease Holland (C‑185/01, Rec. p. I‑1317, points 32 et 33), ainsi que HE, précité, point 64.
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23 – L’article L114-1 du code de la consommation affirme, en effet, que «sauf stipulation contraire du contrat, les sommes versées d’avance sont des arrhes».
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24 – Voir, en ce sens, les arrêts du 6 avril 1995, BLP Group (C 4/94, Rec. p. I 983, point 24), du 12 janvier 2006, Optigen e.a. (C 354/03, C-355/03 et C-484/03, Rec. p. I-483, point 45); du 21 février 2006, Halifax e.a. (C 255/02, non encore publié au Recueil, points 57 et 58), et du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling (C 439/04 et C 440/04, non encore publié au Recueil, point 43).