CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. POIARES MADURO
présentées le 9 septembre 2008 ( 1 )
Affaire C-465/07
Meki Elgafaji et Noor Elgafaji
contre
Staatssecretaris van Justitie
«Directive 2004/83/CE — Normes minimales relatives aux conditions d’octroi du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire — Personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire — Article 2, sous e) — Risque réel de subir des atteintes graves — Article 15, sous c) — Menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé — Preuve»
1. Le litige ayant donné naissance au présent renvoi préjudiciel offre à la Cour l’occasion de préciser les conditions de la protection subsidiaire accordée sur la base du statut de réfugié aux ressortissants des pays tiers en vertu de l’article 15 de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui,
pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts ( 2 ) (ci-après la «directive»). La requête de la juridiction de renvoi est formulée de telle manière qu’elle invite le juge communautaire à procéder à une étude comparatiste sur l’étendue de la protection communautaire au regard de celle prévue à l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950
(ci-après la «CEDH»). Une telle question conduit à revenir sur les rapports entretenus entre les deux ordres juridiques, rapports qui ne sauraient être négligés dans l’objectif de la création d’un espace européen de protection des droits fondamentaux tels que le droit d’asile. Plus important encore est la question fondamentale qui transparaît dans cette affaire et qui vise à déterminer quel degré d’individualisation du risque réel, auquel est exposé une personne, est nécessaire pour qu’elle
puisse bénéficier de la protection subsidiaire conférée par la directive.
I — Les faits au principal, le cadre juridique et les questions préjudicielles
2. Le litige dans le cadre duquel les questions préjudicielles ont été posées à la Cour, a pris naissance à la suite d’un refus opposé par le Staatssecretaris van Justitie, à M. et Mme Elgafaji, ressortissants irakiens, à la suite de leur demande d’octroi d’un permis de séjour temporaire aux Pays-bas.
3. Le Staatssecretaris van Justitie, le défendeur au principal, a motivé sa décision de rejet, en date du 20 décembre 2006, en estimant que les demandeurs au principal n’avaient pas démontré à suffisance le risque réel d’atteintes graves et individuelles qu’ils encouraient dans leur pays d’origine. Il s’appuie notamment sur l’article 29, paragraphe 1, sous b) et d) de la loi néerlandaise de 2000 sur le statut des étrangers (Vreemdelingenwet 2000, ci-après la «Vw 2000») et de l’interprétation qui en
a été donnée.
4. D’après l’article 29, paragraphe 1, sous b) et d) de la Vw 2000:
«Un permis de séjour à durée déterminée, tel que visé à l’article 28, peut être accordé à l’étranger:
[…]
b) ayant établi qu’il a des raisons valables de supposer qu’il court, en cas d’expulsion, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants;
[…]
d) dont le retour dans le pays d’origine serait, à l’estime du [Staatssecretaris van Justitie], particulièrement dur dans la situation générale qui y prévaut.»
5. La circulaire de 2000 sur les étrangers (Vreemdelingencirculaire 2000, ci-après la «circulaire 2000») dans la version qui était en vigueur le 20 décembre 2006, dispose au point C 1/4.3.1:
«L’article 29, paragraphe 1, sous b), de la [Vw 2000] permet d’accorder un permis de séjour si l’étranger a établi à suffisance qu’il a de justes motifs de penser qu’il court un risque réel, en cas d’expulsion, d’être soumis à la torture, à des peines ou traitements inhumains ou dégradants». Cette disposition, précise la circulaire 2000, est tirée de l’article 3 de la CEDH selon lequel «Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants». Ainsi,
l’éloignement d’une personne vers un pays où elle court un risque réel d’être soumise à un tel traitement constitue une infraction à cet article. Si ce risque réel a été ou est établi, un permis de séjour temporaire (asile) est en principe délivré par les autorités néerlandaises compétentes.
6. Les requérants estiment avoir apporté la preuve du risque réel qu’ils encourent en cas d’expulsion en Irak. Ils invoquent au soutien de leur argumentation les circonstances de fait qui leur sont particulières. Ainsi, ils relatent que M. Elgafaji d’origine chiite a travaillé, pendant environ deux années, comme agent de sécurité à Bagdad dans l’organisation britannique Janusian security qui sécurise les transports de personnel entre la «zone verte» et l’aéroport. Or l’oncle de M. Elgafaji, qui
travaillait dans la même organisation, a été pris pour cible par des milices, l’acte de décès mentionnant que sa mort était intervenue à la suite d’une attaque terroriste. Quelques jours après, une lettre de menace était accrochée à la porte de M. et Mme Elgafaji, son épouse d’origine sunnite, dans laquelle il était stipulé «mort aux collaborateurs». Sur la base de ces évènements les époux Elgafaji ont présenté leur demande d’asile aux Pays-Bas où vivent déjà le père, la mère et les sœurs de M.
Elgafaji.
7. Le Staatssecretaris van Justitie considéra néanmoins que les documents produits par les requérants au principal et plus encore l’absence de documents officiels ne suffisaient pas à démontrer la menace encourue en cas d’expulsion vers leur pays d’origine de sorte que leur situation ne rentrait pas dans le champ d’application de l’article 29, paragraphe 1, sous b) et d) de la Vw 2000.
8. Les demandeurs ont contesté cette décision en invoquant le bénéfice de l’article 15, sous c) lu en combinaison avec l’article 2, sous e) de la directive.
9. En effet, l’article 2, sous e) de la directive définit les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire comme étant «tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes
graves définies à l’article 15 […]».
10. Et, en vertu de l’article 15, «[l]es atteintes graves sont:
a) la peine de mort ou l’exécution, ou
b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine, ou
c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international».
11. Les requérants observent que seule l’hypothèse visée à l’article 15, sous b) est couverte par l’article 29, paragraphe 1, sous b) de la Vw 2000 qui reprend presque littéralement ses termes. Estimant que la menace visée audit article 15, sous c) se distingue des précédentes et qu’ils rentrent dans cette hypothèse, ils auraient dû ou du moins pu obtenir sur cette base une issue favorable à leur demande d’asile.
12. Le Staatssecretaris van Justitie rejette ce moyen. Selon le Staatssecretaris van Justitie, la charge de la preuve reste identique qu’il s’agisse de la protection accordée en vertu de l’article 15, sous b) de la directive ou de celle visée par l’article 15, sous c). Ces deux articles, souligne le défendeur, à l’instar de l’article 29, paragraphe 1, sous b) de la Vw 2000, impliquent des demandeurs d’asile qu’ils démontrent à suffisance un risque d’atteintes graves et individuelles s’ils devaient
retourner dans leur pays d’origine. Aussi, faute d’avoir apporté une telle preuve dans le cadre de l’article 29, paragraphe 1, sous b) de la Vw 2000, ne sauraient-ils se prévaloir utilement de l’article 15, sous c) de la directive qui exige une preuve similaire.
13. À la suite de cette décision, les requérants ont alors formé un recours devant le Rechtbank (Pays-Bas). Cette juridiction développe une interprétation autre des dispositions pertinentes de la directive. En particulier, le juge interne estime que le haut degré d’individualisation de la menace requis par l’article 15, sous b) de la directive et par la disposition nationale litigieuse serait exigé à un moindre degré dans l’hypothèse visée par l’article, 15, sous c) de la directive qui prend en
compte la circonstance d’un conflit armé dans le pays d’origine. La preuve relative à l’existence d’une menace individuelle et grave pesant sur le requérant pourrait ainsi être rapportée plus aisément dans le cadre de l’application de l’article 15, sous c) de la directive, en comparaison avec l’article 15, sous b). En conséquence, le Rechtbank a annulé les arrêtés du 20 décembre 2006 refusant l’octroi de la protection subsidiaire dans la mesure où la charge de la preuve exigée dans le cadre de
l’article 15, sous c) de la directive est alignée sur celle demandée pour l’application de l’article 15, sous b) tel que repris à l’article 29, paragraphe 1, sous b) de la Vw 2000. Le ministre de la Justice néerlandaise aurait dû, selon cette juridiction, examiner s’il n’existait pas des raisons de délivrer aux demandeurs un permis de séjour temporaire au titre de l’article 29, paragraphe 1, sous d) de la Vw 2000 en raison d’atteintes graves visées à l’article 15, sous c) de la directive.
14. La juridiction de renvoi, le Nederlandse Raad van State, saisie en appel du litige, partage les difficultés d’interprétation des dispositions pertinentes de la directive exprimées à travers les positions retenues par le défendeur et la juridiction de première instance. De plus, l’article 15, sous c), de la directive n’avait pas été transposé dans la législation néerlandaise le 20 décembre 2006 quand M. et Mme Elgafaji avaient introduit leurs demandes. Aussi, afin de pouvoir apprécier si une
telle transposition était nécessaire, le Raad van State a-t-il décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Faut-il interpréter l’article 15, […] sous c), de la directive […] en ce sens que cette disposition offre uniquement une protection dans une situation relevant de l’article 3 de la [CEDH] tel qu’interprété dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou en ce sens que cette première disposition offre une protection complémentaire ou autre par rapport à l’article 3 de la [CEDH]?
2) Si l’article 15, […] sous c), de la directive offre une protection complémentaire ou autre par rapport à l’article 3 de la [CEDH], quels sont dans ce cas les critères servant à apprécier si une personne, qui affirme pouvoir prétendre au statut de protection subsidiaire, court un risque réel de menaces graves et individuelles en raison d’une violence aveugle, telles que visées à l’article 15, […] sous c), lu conjointement avec l’article 2, […] sous e), de la directive?»
II — Analyse juridique
15. Par sa première question la juridiction de renvoi demande en substance si l’article 15, sous c) offre une protection complémentaire ou simplement équivalente à celle qui découle de l’article 3 de la CEDH concernant les demandeurs d’asile. La seconde question vise à déterminer les critères qui sous-tendent l’octroi de la protection subsidiaire.
16. Autrement dit, la Cour est appelée à se prononcer sur l’étendue de la protection accordée par l’article 15, sous c) de la directive en comparaison de celle offerte par l’article 3 de la CEDH. Les observations des parties portent essentiellement sur cette question. Cependant, elles attestent avant tout des divergences entre les États membres relativement à l’interprétation de l’article 3 et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui en découle. Ces oppositions
s’illustrent dans le fait que, même parmi les États membres qui estiment que l’article 15, sous c) de la directive n’apporte pas de protection complémentaire à celle déjà conférée par la CEDH, certains estiment néanmoins que la protection accordée par la Convention s’étend, au vu de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, à des hypothèses que d’autres États membres en revanche tentent d’exclure du champ d’application de la directive en considérant précisément que la protection subsidiaire que
confère la directive se limite à celle dont il est permis de bénéficier au titre de la CEDH.
17. Ces désaccords relatifs à la portée de l’article 3 de la CEDH masquent mal le véritable cœur du débat qui porte en réalité sur l’étendue de la protection qui doit être reconnue au demandeur d’asile sur la base du droit communautaire. Aussi, préalablement à l’analyse juridique proprement dite de la protection offerte par le droit communautaire aux demandeurs d’asile, semble-t-il utile, au vu des observations présentées par les parties, de revenir sur les controverses résultant de l’interprétation
et de la prise en considération de l’article 3 de la CEDH aux fins de répondre aux questions préjudicielles posées.
A — Précisions relatives à la portée ainsi qu’à la prise en compte de l’article 3 de la CEDH dans le cadre de la réponse à apporter à la juridiction de renvoi
18. Au-delà de la comparaison des champs d’application réciproques de l’article 3 de la CEDH et de l’article 15 de la directive, il est demandé à la Cour, à titre principal et en substance, si la protection accordée en vertu de la directive couvre les seules situations où la personne peut être victime d’une violation particulièrement importante de ses droits fondamentaux en fonction de conditions qui lui sont particulières ou spécifiques, ou si ladite protection couvre aussi les situations où une
personne peut être exposée à un risque similaire en raison d’un contexte général de violence aveugle?
19. Ma conviction est que la réponse à cette question ne peut être déduite de l’article 3 de la CEDH, mais qu’elle doit être recherchée à titre principal sous le prisme de l’article 15, sous c) de la directive. En effet, les dispositions communautaires, quelle que soit la disposition visée, reçoivent une interprétation autonome qui ne peut, par conséquent, varier au gré et/ou dépendre des développements jurisprudentiels de la Cour européenne des droits de l’homme.
20. Ajoutons par ailleurs que l’interprétation de la Convention par la Cour de Strasbourg est une interprétation dynamique et évolutive. Au titre de l’interprétation dynamique, il doit être souligné que l’interprétation de l’article 3 de la CEDH n’a pas été linéaire et que la Cour européenne des droits de l’homme donne à présent un contenu et donc une portée plus large à cet article ( 3 ). De plus, l’interprétation de ce texte est amenée à évoluer et ne devrait pas, par conséquent, être figée. Dans
ce contexte, il n’appartient pas à la juridiction communautaire de déterminer l’interprétation qui prévaut de l’article 3 de la Convention.
21. Pour autant, l’importance que la CEDH peut revêtir dans l’interprétation des dispositions communautaires qui nous occupent ne saurait être négligée. La directive poursuit l’objectif de développer un droit fondamental d’asile qui résulte des principes généraux du droit communautaire, qui, eux-mêmes, sont issus des traditions constitutionnelles communes aux États membres et de la CEDH tels que repris, d’ailleurs, dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclamée à Nice le 7
novembre 2000 (JO C 364, p. 1) ( 4 ). Or, comme j’ai pu le souligner dans une précédente affaire, «bien que ladite Charte ne puisse constituer en elle-même une base juridique suffisante pour faire naître dans le chef des particuliers des droits directement invocables, elle n’est toutefois pas dépourvue de tout effet en tant que critère d’interprétation des instruments de protection des droits mentionnés à l’article 6, paragraphe 2, UE. Dans cette perspective, cette Charte est susceptible de
revêtir une double fonction. En premier lieu, elle peut créer la présomption de l’existence d’un droit qui devra, alors, recevoir confirmation de son existence soit dans les traditions constitutionnelles communes aux États membres soit dans les dispositions de la CEDH. En second lieu, lorsqu’un droit est identifié en tant que droit fondamental protégé par l’ordre juridique communautaire, la Charte fournit un instrument particulièrement utile pour déterminer le contenu, le champ d’application et
la portée à donner à ce droit» ( 5 ).
22. À cet égard, la CEDH est reprise dans la jurisprudence communautaire pour deux raisons principales. Tout d’abord, car l’engagement que chaque État membre a exprimé envers la Convention met en évidence le statut de ces droits comme correspondant à des valeurs communes aux États membres, lesquels désirent alors nécessairement les préserver et les reprendre dans le contexte de l’Union européenne. Ensuite, la protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique communautaire existe en parallèle
d’autres systèmes européens de protection des droits fondamentaux. Ces derniers comprennent aussi bien les systèmes développés au sein des ordres juridiques nationaux que ceux issus de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est certain que chacun de ces mécanismes de protection poursuit des objectifs qui lui sont spécifiques et que ces mécanismes sont construits à partir d’instruments juridiques qui leur sont propres, mais parfois ils s’appliquent néanmoins aux mêmes circonstances de
fait. Dans un tel contexte, il importe, pour chaque système de protection existant, de veiller, tout en préservant son autonomie, à comprendre comment les autres systèmes interprètent et développent ces mêmes droits fondamentaux afin, non seulement, de minimiser les risques de conflits, mais aussi, de s’engager dans un processus de construction informelle d’un espace européen de protection des droits fondamentaux. L’espace européen ainsi créé sera, en grande partie, le produit des diverses
contributions individuelles issues des différents systèmes de protection existants au niveau européen.
23. Aussi, bien que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ne soit pas une source impérative d’interprétation des droits fondamentaux communautaires, elle constitue néanmoins un point de départ pour déterminer le contenu et la portée de ces droits dans le cadre de l’Union européenne. Une telle prise en considération est, de surcroît, indispensable pour garantir que l’Union, basée sur le principe du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 6 ), contribuera à étendre la
protection de ces droits dans l’espace européen. À cet égard, il est parfaitement naturel que la Charte des droits fondamentaux tout en reconnaissant qu’elle «contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention» ( 7 ), ajoute que «cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une
protection plus étendue» ( 8 ).
24. Pour l’ensemble de ces raisons, il importe de préciser qu’il ne s’agit pas tant de déterminer si la protection subsidiaire prévue par la directive est plus ou moins identique à celle accordée sur la base de la Convention que de définir son contenu communautaire, cet objectif n’excluant en rien la prise en compte de la jurisprudence résultant de l’application de la CEDH.
B — L’interprétation de l’article 15, sous c) de la directive
25. Interpréter n’est pas chose aisée et prête largement à discussion au point que l’interprétation soit en définitive considérée comme un art, une herméneutique. Toutefois, il est rare que sur la base d’une argumentation largement similaire et fondée sur un argumentaire partagé, le résultat soit néanmoins opposé obligeant alors à revenir sur la méthodologie même de l’interprétation.
1. Une interprétation opposée à partir d’une argumentation similaire
26. Il est frappant que les vingt-cinquième et vingt-sixième considérants de la directive soient tour à tour utilisés par les parties au soutien d’interprétations diamétralement opposées de l’article 15, sous c). Ainsi, selon un premier courant, il découlerait de ces considérants que l’exigence d’un lien individuel entre la violence aveugle et la menace contre la vie ou la personne d’un civil suppose que le demandeur démontre qu’il est visé en raison de caractéristiques qui lui sont propres alors
que selon le second courant, ces considérants tendent à déliter le lien individuel exigé. Par ailleurs, d’aucuns, qui ne sont pas nécessairement ceux qui estiment que le lien individuel exigé sous l’angle de l’article 15, sous c) de la directive doit être plus faible que celui requis pour l’application de l’article 3 de la CEDH, considèrent que l’article 15, sous c) représente une protection complémentaire à l’article 3 de la CEDH alors que d’autres la jugent équivalente.
27. Ainsi, le vingt-cinquième considérant selon lequel «[…] Ces critères [que doivent remplir les demandeurs d’une protection internationale pour pouvoir bénéficier de la protection subsidiaire] devraient être définis sur la base des obligations internationales au titre des instruments relatifs aux droits de l’homme et des pratiques déjà existantes dans les États membres» intervient au soutien d’une lecture de l’article 15, sous c) qui varie sensiblement dans les deux principales argumentations. En
ce sens, le gouvernement néerlandais et le Royaume-Uni déduisent de ce considérant que l’article 15 de la directive et notamment son point c) sont calqués sur l’article 3 de la CEDH dont la jurisprudence atteste, selon ces États, de l’exigence d’un lien individuel fort ( 9 ). Du moins estiment-ils, en vertu de ce considérant, que le législateur communautaire n’a pas entendu faire peser sur les États membres des obligations nouvelles de nature à offrir une protection plus étendue aux
ressortissants de pays tiers en matière de droit d’asile. Par là même, ils minimisent voire éludent le renvoi opéré par le vingt-cinquième considérant aux autres instruments internationaux et européens de protection des droits de l’homme ainsi qu’aux pratiques existantes au sein des États membres. Les États ont certes adopté des systèmes de protection forts différents mais l’absence d’uniformité ne doit pas conduire à exclure leur valeur interprétative. Ainsi le fait que certains États aient
prévu, dans leur ordre juridique interne, une protection plus élevée que celle conférée sous l’angle de l’article 3 de la CEDH ne peut être négligé ( 10 ). Le gouvernement suédois, insiste précisément en ce sens sur le renvoi opéré par le vingt-cinquième considérant aux pratiques existantes des États membres pour en déduire que la protection visée à l’article 15, sous c) vient alors nécessairement en complément de celle prévue aux articles 15, points a) et b). Elle représenterait une protection
complémentaire à celle déjà garantie par la CEDH et notamment son article 3, lequel est repris, d’ailleurs, littéralement à l’article 15, sous b), de la directive.
28. De même, si les parties évoquent, de part et d’autre, le vingt-sixième considérant de la directive selon lequel «[l]es risques auxquels la population d’un pays ou une partie de la population est généralement exposée ne constituent normalement pas en eux-mêmes des menaces individuelles à qualifier d’atteintes graves» au soutien d’une interprétation de l’article 15, sous c), elles parviennent néanmoins à dégager de cette disposition une interprétation opposée. Ainsi, pour la majorité des parties,
ce considérant impose nécessairement pour le demandeur d’asile de démontrer l’existence d’un lien individuel en posant le principe, par la référence au terme «normalement», que le risque auquel est généralement exposé la population d’un pays ou une partie de la population ne représente pas une menace individuelle. Dès lors la directive n’a pas pour ambition de couvrir les situations de violence aveugle visée à son article 15, sous c) de ce texte. Seule, dans ces conditions, la démonstration
d’une menace visant le demandeur d’asile en raison de caractéristiques qui lui sont propres pourrait justifier l’octroi de la protection subsidiaire. La République d’Italie en revanche concède que le terme «normalement» implique qu’en d’autres circonstances, soit des circonstances exceptionnelles qui sortent du «normal», le risque auquel est généralement exposé une population ou une partie d’une population puisse être qualifié de «menace individuelle». Il est possible de poursuivre qu’en vertu
de cette interprétation, les circonstances exceptionnelles étant alors celles couvertes par l’article 15, sous c) de la directive.
29. De la même manière, la genèse de la directive, selon que l’on insiste sur l’introduction expresse de l’exigence d’une menace qui soit individuelle à la suite de la proposition initiale de la Commission des Communautés européennes ou sur la volonté de reprendre le meilleur des systèmes nationaux de protection, peut venir au soutien de l’une ou l’autre interprétation.
30. En définitive, il doit être admis que le texte même de l’article 15, sous c) de la directive place les deux courants interprétatifs à armes égales. L’équivalence de munitions ne saurait toutefois empêcher de discerner l’interprétation propre à garantir le droit fondamental d’asile.
2. Méthodologie de l’interprétation
31. Certes, il faut admettre que, dans un tel contexte, l’interprète est condamné à essayer de concilier ce qui semble à première vue inconciliable. Aussi doit-il être guidé dans ce travail par l’objectif premier de la législation visée. En d’autres termes, il doit parvenir à une interprétation qui, tout en reconnaissant que l’article 15, sous c) est, avant toute chose, intrinsèquement lié à la notion de «violence aveugle», doit aussi tenir compte de l’exigence d’une menace individuelle ( 11 ).
32. À ce titre, il me semble que l’interprétation selon laquelle l’article 15, sous c) couvrirait n’importe quelle situation de violence aveugle ignorerait cette double condition interprétative, de la même manière que l’interprétation selon laquelle la notion de «menace individuelle» correspond à une menace visant une personne en raison de circonstances qui lui sont particulières ou spécifiques (ou un groupe social auquel elle appartient) serait en contradiction avec l’article 15, sous c) qui vise
précisément et même expressément à s’appliquer aux situations de violence aveugle ( 12 ). Il serait, au vu de ces éléments,incohérent de considérer avec certains États membres que l’article 15, sous c) n’offre pas de protection supplémentaire à celle prévue aux articles 15, sous a) et 15, sous b). Comment en effet comprendre que l’article 15, sous c) viendrait seulement clarifier la possibilité de bénéficier de la protection subsidiaire définie dans les hypothèses visées aux points a) et b) dans
les situations ou il existerait aussi une violence aveugle si les points a) et b) s’appliquent de manière générale et indépendante d’un tel contexte de violence aveugle. Il serait en effet absurde de disposer d’une règle spéciale venant clarifier la protection accordée par une règle générale en précisant que celle-ci s’appliquera aussi dans les hypothèses où la protection sera encore plus indispensable.
33. En réalité, l’interprétation de l’article 15, sous c) suppose, comme il a été souligné, de s’attacher à l’objectif premier de la directive et du droit fondamental à l’asile. Le but poursuivi par cette disposition est d’accorder une protection internationale à une personne placée dans une situation où elle risque de subir une violation de l’un de ses droits, qui figure parmi les plus fondamentaux (comme le droit à la vie, le droit à ne pas être torturé…). Aussi, le critère mis en place par la
directive, pour obtenir aussi bien le statut de réfugié que la protection subsidiaire doit-il être compris comme l’instrument permettant d’évaluer la probabilité de la survenance de ce risque et celle de l’atteinte aux droits fondamentaux. Dès lors, l’importance et la nature du lien individuel requis pour l’obtention de la protection subsidiaire doivent être appréciées dans cette perspective.
34. L’exigence d’un lien individuel tend, en effet, à poser une présomption selon laquelle, la personne qui est visée pour des raisons qui lui sont spécifiques ou parce qu’elle appartient à un certain groupe, aura un risque particulier de subir une violation de ses droits fondamentaux. Plus encore, la discrimination qui est intrinsèquement liée et donc inhérente à cette individualisation ou à l’appartenance à un groupe social aggrave la violation des droits fondamentaux. Or, il semble difficile de
nier que, selon une logique similaire, il peut exister des circonstances dans lesquelles une violation substantielle des droits fondamentaux peut intervenir même en l’absence de toute discrimination. Cette dernière hypothèse renvoie aux situations que l’article 15 et, en particulier, l’article 15, sous c) a pour ambition de couvrir, à savoir: les situations de violence aveugle dont la gravité est telle que, le cas échéant, tout individu placé dans le champ de cette violence peut être sujet à un
risque d’atteintes graves contre sa personne ou sa vie. Ce risque, s’il doit être mesuré, équivaut en réalité au risque encouru par ceux qui peuvent prétendre au statut de réfugié ou à l’application de l’article 15, sous a) ou b).
35. Dans cette perspective, la condition d’une menace qui soit «individuelle» trouve toute sa justification. Cette exigence sert à mettre en évidence le fait que la violence aveugle doit être telle qu’elle représente nécessairement une probable et sérieuse menace pour le demandeur d’asile. L’importance de la distinction entre un haut degré de risque individuel et un risque qui est fonction de caractéristiques individuelles s’impose. En effet, bien qu’une personne ne soit pas visée en raison de
caractéristiques qui lui sont propres, elle n’en demeure pas moins individuellement concernée lorsqu’une violence aveugle vient augmenter de manière substantielle le risque qu’il soit porté atteinte de manière grave à sa vie ou à sa personne, en d’autres termes à ses droits fondamentaux.
36. Pour répondre plus spécifiquement à la seconde question posée et, notamment, sous l’angle de la charge de la preuve qui pèsera sur la personne du demandeur d’asile, il doit être noté que la charge de la preuve au regard du lien individuel requis, est certainement moins importante pour l’individu ciblé en vertu de l’article 15 sous c) que sous l’angle de l’article 15, points a) et b). Toutefois, la charge de la preuve sera plus importante concernant la démonstration d’une violence aveugle,
violence qui doit être généralisée (au sens de non discriminatoire) et d’une gravité telle qu’elle crée une forte présomption que la personne en cause en soit la cible. On se rappelle en effet à la lecture du vingt-sixième considérant de la directive que cette violence dépasse les risques auxquels est généralement exposée la population d’un pays ou une partie de la population.
37. Ces deux aspects peuvent en réalité être étroitement liés: plus la personne est individuellement concernée (par exemple, en raison de son appartenance à un groupe social déterminé) et moins il sera nécessaire de démontrer qu’elle fait face à une violence aveugle dans son pays ou sur une partie du territoire d’une gravité telle qu’il existe un risque sérieux qu’elle en soit personnellement victime. De la même manière, moins la personne sera apte à démontrer qu’elle est individuellement concernée
et plus la violence devra être grave et indiscriminée pour qu’elle puisse bénéficier de la protection subsidiaire réclamée.
38. En définitive, seule cette interprétation permet de remplir l’objectif prioritaire poursuivi par la directive. Toute autre option introduirait une discrimination injustifiée entre les demandeurs d’asile au regard de la protection dont ils pourraient bénéficier. On aboutirait au résultat absurde que, plus la violence serait aveugle, et, par conséquent, plus le nombre de personnes susceptible de subir des atteintes à leur vie ou à leur personne,serait élevé, et moins la protection communautaire
serait importante. En effet, si le lien individuel devait être compris comme exigeant que la personne soit ciblée en raison de caractéristiques qui lui sont propres, même dans les circonstances d’une violence aveugle d’une telle gravité que le risque individuel encouru par les personnes venant d’un territoire donné était plus important que celui encouru par ceux demandant le statut de réfugié, seuls ces derniers bénéficieraient d’une protection alors même qu’ils viendraient de territoire où la
violation de leurs droits fondamentaux ne serait pas aussi substantielle, où la violence ne serait pas aussi «aveugle». En d’autres termes, la protection accordée sur le fondement de la directive dépendrait de la question de savoir si la personne est ou non discriminée au regard de ses droits fondamentaux mais ne dépendrait pas du degré de la menace qui pèse sur ces droits fondamentaux. Cela reviendrait à dire que le seul objectif du statut de réfugié est de protéger des personnes discriminées
par rapport à certains droits fondamentaux mais qu’il ne vise pas à protéger d’autres personnes victimes de violations similaires, voire encore plus graves, de ces mêmes droits fondamentaux dans la mesure où ces violations sont généralisées.
39. Relevons, enfin, que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme la plus récente ( 13 ), dont il appert qu’une personne dans le cadre d’une violence aveugle peut bénéficier d’une protection internationale dès lors qu’elle démontre cependant qu’elle est individuellement concernée en raison de caractéristiques spécifiques, ne concerne pas la protection subsidiaire mais vise l’octroi du statut de réfugié. Par ailleurs, l’objectif poursuivi par ladite Cour est bien d’étendre la
protection accordée au titre de l’article 3 de la CEDH aux personnes menacées de torture et de traitements inhumains et dégradants. Par conséquent, il semble non seulement contraire à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg de vouloir limiter la protection internationale des demandeurs d’asile mais tout aussi difficile de transposer les conditions qui ne s’appliquent en réalité qu’aux demandes visant l’octroi d’un statut de réfugié sous l’angle, en outre, du seul article 3, voire parfois de
l’article 2 de la CEDH.
40. En conclusion, l’article 15, sous c) de la directive doit être interprété comme conférant une protection subsidiaire si la personne concernée démontre qu’elle encourt un risque réel de menaces contre sa vie ou sa personne en cas de conflit armé interne ou international en raison d’une violence aveugle d’une gravité telle qu’elle représente nécessairement une probable et sérieuse menace pour cette personne. Il appartiendra aux juridictions nationales de s’assurer de la réunion de telles
conditions.
41. Par ailleurs, cela implique d’un point de vue de la charge de la preuve que le caractère individuel de la menace n’a pas à être démontré avec autant de vigueur sous l’angle du sous c) de l’article 15 de la directive que sous l’angle des points a) et b) du même article. Toutefois, la gravité de la violence devra être établie avec force de manière à ce qu’aucun doute ne subsiste quant au caractère tout à la fois indiscriminé et grave de la violence dont le demandeur de la protection subsidiaire
est la cible.
III — Conclusion
42. En conclusion, il convient de répondre aux questions préjudicielles posées de la manière suivante:
«1) L’article 15, sous c) de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, doit être interprété comme conférant une protection subsidiaire si la personne concernée démontre qu’elle encourt un
risque réel de menaces contre sa vie ou sa personne en cas de conflit armé interne ou international en raison d’une violence aveugle d’une gravité telle qu’elle représente nécessairement une probable et sérieuse menace pour cette personne. Il appartiendra aux juridictions nationales de s’assurer de la réunion de telles conditions.
2) Par ailleurs, cela implique d’un point de vue de la charge de la preuve que le caractère individuel de la menace n’a pas à être démontré avec autant de vigueur sous l’angle de l’article 15, sous c), de la directive que sous l’angle des points a) et b) du même article. Toutefois, la gravité de la violence devra être établie avec force de manière à ce qu’aucun doute ne subsiste quant au caractère tout à la fois indiscriminé et grave de la violence dont le demandeur de la protection subsidiaire
est la cible.»
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) JO L 304, p. 12.
( 3 ) Voir notamment les arrêts de la Cour eur. D. H., Vilvarajah e.a. c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991 (Requêtes nos 13163/87; 13164/87; 13165/87; 13447/87; 13448/87, point 37), ainsi que Salah Sheekh c. Netherlands du 11 janvier 2007 (Requête no 1948/04, point 148).
( 4 ) Le dixième considérant de la directive ne manque pas de rappeler à cet effet que «La présente directive respecte les droits fondamentaux, ainsi que les principes reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En particulier, la présente directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et du droit d’asile des demandeurs d’asile et des membres de leur famille qui les accompagnent».
( 5 ) Point 48 des conclusions présentées dans l’arrêt du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a. (C-305/05, Rec. p. I-5305).
( 6 ) Voir article 6, paragraphes 1 et 2 TUE.
( 7 ) Article 52, paragraphe 3 de la Charte. On relèvera également que l’article 18 de la Charte consacre et confirme le droit d’asile.
( 8 ) Ibidem.
( 9 ) Voir Cour eur. D. H., arrêts Vilvarajah e.a. c. Royaume-Uni, précité; Salah Sheekh c. Netherlands, précité, et Saadi/Italie du 28 février 2008 (Requête no 37201/06).
( 10 ) Voir notamment: l’étude de l’UNHCR, Asylum in the European Union. A study of the implementation of the Qualification directive, novembre 2007, www.unhcr.org.
( 11 ) Certains auteurs déplorent l’ambiguïté de l’article 15 où la notion de violence aveugle leur semble irréconciliable avec celle de menace individuelle, voir notamment: McAdam, J., Complementary Protection in International Refugee Law, p. 70.
( 12 ) Voir en ce sens, également, les observations de la Commission qui relève que «[l]a valeur ajoutée de la condition du point c) par rapport à celle du point b) [de l’article 15] réside cependant dans le fait que ce lien [individuel] ne suppose pas qu’il s’agisse de formes spécifiques de violence visant pour ainsi dire nommément la personne concernée, mais suppose qu’une personnalisation de la menace puisse être déduite de l’ensemble des circonstances».
( 13 ) Arrêt Salah Sheekh c. Netherlands, précité, point 148.