CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. POIARES MADURO
présentées le 19 février 2009 ( 1 )
Affaire C-3/08
Ketty Leyman
contre
Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI)
«Demande de décision préjudicielle — Régimes de sécurité sociale — Prestations d’invalidité — Règlement (CEE) no 1408/71 — Article 40, paragraphe 3 — Régimes d’indemnisation distincts selon les États membres — Désavantages pour les travailleurs migrants — Cotisations à fonds perdus»
1. Le traité CE prévoyant uniquement une coordination des régimes nationaux de sécurité sociale, il n’empêche pas que des disparités puissent subsister entre eux. C’est ainsi que l’exercice de son droit à la libre circulation par le travailleur peut parfois tourner au désavantage de celui-ci sans que le traité ait été enfreint en aucune façon. D’un autre côté, cependant, les objectifs du traité ne pourraient pas être atteints si l’exercice du droit à la libre circulation devait entraîner la perte
des avantages de sécurité sociale que la législation d’un État membre garantit aux travailleurs. La présente affaire est un bon exemple de ce paradoxe.
I — Les faits au principal
2. La demande de décision préjudicielle a été adressée à la Cour dans le cadre d’une procédure opposant Mme Ketty Leyman à l’organisme belge de sécurité sociale connu sous le nom d’«Institut national d’assurance maladie» (INAMI). Mme Leyman, qui possède la nationalité belge, a travaillé en Belgique en tant que salariée entre 1971 et 2003. Au mois d’août 2003, elle s’est établie au Luxembourg et, depuis lors, elle est soumise au régime luxembourgeois de la sécurité sociale. Le 8 juillet 2005, les
autorités luxembourgeoises l’ont déclarée en incapacité de travail pour la période comprise entre le et le , date à laquelle elle accédera au bénéfice de la retraite. C’est la raison pour laquelle les autorités luxembourgeoises lui ont accordé une pension d’invalidité avec effet immédiat, calculée au prorata du nombre des périodes d’assurance accomplies sous la législation qu’elles appliquent. Le montant de sa pension s’élève à 322,83 euros par mois.
3. Mme Leyman a alors introduit devant l’INAMI, conformément au règlement (CEE) no 1408/71 ( 2 ), une demande de pension d’invalidité au titre des périodes d’assurance accomplies en Belgique. Le 23 juillet 2006, l’INAMI lui a accordé cette pension pour un montant mensuel de 737,10 euros. Néanmoins, cette pension ne lui sera versée qu’à compter du conformément à l’article 93 de la loi belge du relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités. Aux termes de cette disposition, en effet,
le droit à une pension d’invalidité n’est acquis qu’après une année d’incapacité de travail, année durant laquelle l’assuré a droit à une allocation appelée «indemnité d’incapacité primaire».
4. Il en résulte que, pour sa première année d’incapacité, la demanderesse a reçu du Grand-Duché une pension d’invalidité calculée sur la base des périodes d’assurance accomplies sur le territoire de ce pays, mais n’a reçu aucune prestation des institutions belges de sécurité sociale.
5. Mme Leyman a introduit un recours contre la décision de l’INAMI devant le tribunal du travail de Nivelles, auquel elle a exposé qu’il est contraire à la libre circulation des travailleurs de fixer le point de départ du versement de la pension d’invalidité au 8 juillet 2006 et que cette pension devait donc prendre cours à la date du . Estimant que le litige soulevait plusieurs questions de droit communautaire, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour d’une
demande préjudicielle.
II — Le cadre juridique et les questions adressées à la Cour
6. Pour bien comprendre le raisonnement qui sous-tend la demande préjudicielle et l’enjeu des questions posées, il importe de se remémorer les dispositions suivantes.
7. L’annexe IV du règlement no 1408/71 classe les États membres en deux catégories en fonction du type de législation sociale qu’ils appliquent. Dans les régimes dits «de type A», le montant des allocations est versé à un taux fixe, indépendamment de la durée d’affiliation au régime d’assurance; dans les régimes dits «de type B», le montant de la pension dépend du nombre de périodes d’assurance accomplies sous l’empire de ces régimes.
8. Pour les cas dans lesquels, comme en l’espèce, un travailleur est successivement soumis à une législation de type A, comme la législation belge, et à une législation de type B, comme la législation luxembourgeoise, l’article 40, paragraphe 1, du règlement no 1408/71 renvoie aux règles énoncées au chapitre 3 du règlement, c’est-à-dire aux articles 44 à 51 bis. Il en résulte qu’un travailleur peut avoir droit à une pension d’invalidité dans plusieurs États membres, son droit étant acquis
conformément aux conditions prévues par chaque législation nationale, comme l’indique l’article 44, paragraphe 2.
9. L’article 45, paragraphe 1, précise néanmoins que, pour l’ouverture du droit aux prestations, il faut, au besoin, tenir compte de toutes les périodes accomplies dans d’autres États membres. Ce principe de la totalisation des périodes d’assurance apparaît également à l’article 40, paragraphe 3, à propos d’une situation qui correspond à celle qui nous occupe dans la présente affaire:
«a) Pour déterminer le droit aux prestations en vertu de la législation d’un État membre, mentionnée à l’annexe IV partie A, qui subordonne l’octroi des prestations d’invalidité à la condition que, pendant une période déterminée, l’intéressé ait bénéficié des prestations en espèces de maladie ou ait été incapable de travailler, lorsqu’un travailleur salarié ou non salarié, qui a été soumis à cette législation, est atteint d’une incapacité de travail suivie d’invalidité alors qu’il se trouve
soumis à la législation d’un autre État membre, il est tenu compte, sans préjudice de l’article 37 paragraphe 1:
i) de toute période pendant laquelle il a bénéficié, au titre de la législation du deuxième État membre, pour cette incapacité de travail, de prestations en espèces de maladie ou, au lieu de celles-ci, du maintien de son salaire;
ii) de toute période pendant laquelle il a bénéficié, au titre de la législation du deuxième État membre, pour l’invalidité qui a suivi cette incapacité de travail, de prestations au sens du présent chapitre 2 et du chapitre 3 qui suit,
comme s’il s’agissait d’une période pendant laquelle des prestations en espèces de maladie lui ont été servies en vertu de la législation du premier État membre ou pendant laquelle il a été incapable de travailler au sens de cette législation.»
10. En ce qui concerne le moment de l’ouverture du droit aux prestations d’invalidité dans le cas particulier visé à l’article 40, paragraphe 3, sous a), l’article 40, paragraphe 3, sous b), dispose ce qui suit:
«b) Le droit aux prestations d’invalidité s’ouvre au regard de la législation du premier État membre soit à l’expiration de la période préalable d’indemnisation de la maladie, prescrite par cette législation, soit à l’expiration de la période préalable d’incapacité de travail, prescrite par cette législation, et au plus tôt:
i) à la date d’ouverture du droit aux prestations visées au point a) ii) en vertu de la législation du second État membre
ou
ii) le jour suivant le dernier jour où l’intéressé a droit aux prestations en espèces de maladie en vertu de la législation du second État membre.»
11. Enfin, l’article 46 du règlement no 1408/71 impose à l’institution compétente d’établir le montant effectif de la prestation d’invalidité au prorata de la durée des périodes d’assurance ou de résidence accomplies sous la législation qu’elle applique par rapport à la durée totale des périodes d’assurance ou de résidence accomplies sous la législation de tous les États membres concernés.
12. Dans le cas présent, la difficulté réside dans la différence entre les règles que les législations belge et luxembourgeoise imposent en matière de point de départ du versement de la pension d’invalidité. En droit luxembourgeois, le droit à cette pension prend naissance dès le premier jour de l’incapacité de travail, c’est-à-dire à partir du 8 juillet 2005 en l’espèce, alors que, conformément au droit belge, le droit à cette pension n’est ouvert qu’au terme d’une période d’un an à compter du
début de l’incapacité de travail, à savoir le en l’espèce.
13. Pour sa première année d’incapacité de travail, la demanderesse ne reçoit donc que la pension d’invalidité luxembourgeoise, qui est calculée en fonction de la durée des seules périodes d’assurance accomplies au Luxembourg, c’est-à-dire un montant inférieur au montant de l’indemnité d’incapacité primaire qu’elle aurait perçue si elle était restée en Belgique. Dans le même temps, l’organisme belge de la sécurité sociale, à savoir l’INAMI, a également refusé de lui accorder, pour la première année
d’incapacité, une pension d’invalidité calculée au prorata de la durée des périodes d’assurance qu’elle avait accomplies en Belgique au motif que, conformément au droit belge, l’invalidité est précédée d’une période d’incapacité de travail, dite «d’incapacité primaire», et que, dans ce cas, l’article 40, paragraphe 3, sous b), dispose que le droit aux prestations d’invalidité s’ouvre au regard de la législation du premier État membre «à l’expiration de la période préalable d’incapacité de
travail».
14. Mme Leyman considère que ces règles enfreignent le principe communautaire de la libre circulation. Au moyen de ses deux questions, la juridiction de renvoi interroge donc la Cour, en substance, sur la compatibilité de l’article 40, paragraphe 3, sous b), du règlement no 1408/71 et de l’article 93 de la loi belge du 14 juillet 1994 avec le droit de circuler et de résider que l’article 18 CE confère aux citoyens de l’Union, en ce que ces deux dispositions peuvent entraîner une discrimination à
l’encontre des citoyens qui ont fait usage de leur droit à la libre circulation.
III — Appréciation juridique
15. Il faut observer d’emblée que, bien que les questions portent sur l’article 18 CE, la situation en cause relève du champ d’application de l’article 39 CE, puisque la demanderesse a établi sa résidence à Luxembourg afin d’y exercer une activité salariée. Il n’est, dès lors, pas nécessaire de statuer sur l’interprétation de l’article 18 CE dans la mesure où le droit de chaque citoyen de l’Union de se déplacer et de résider librement sur le territoire des États membres trouve une expression
spécifique à l’article 39 CE en ce qui concerne la libre circulation des travailleurs ( 3 ).
16. Les doutes que la juridiction de renvoi a exprimés à propos de la validité de l’article 40, paragraphe 3, sous b), du règlement no 1408/71 et de l’article 93 de la loi belge du 14 juillet 1994 devront donc être examinés au regard de l’article 39 CE. Selon le juge de renvoi, en instituant une période d’attente d’une année avant l’ouverture du droit à la pension d’invalidité, les dispositions litigieuses empêchent Mme Leyman de bénéficier, durant la première année de son incapacité, des droits
qu’elle a acquis au cours de sa carrière professionnelle en Belgique. Elle lui inflige donc un désavantage au seul motif qu’elle a fait usage de son droit à la libre circulation.
17. À première vue, le traité n’interdit pas la différence, autorisée par le droit communautaire, qui existe entre les législations belge et luxembourgeoise en ce qui concerne le point de départ du versement de la pension d’invalidité. En effet, le traité n’a pas mis en place une harmonisation des législations de sécurité sociale des États membres, mais prévoit uniquement leur coordination à son article 42 CE (anciennement article 51 du traité CE). Il ne porte donc pas atteinte à la compétence
qu’ont les États membres d’aménager leurs régimes de sécurité sociale ( 4 ). En particulier, les États membres sont libres de déterminer les conditions qui donnent droit à des prestations en matière de sécurité sociale ( 5 ). Conséquence de cette compétence maintenue des États membres, il peut subsister des différences entre les régimes nationaux de sécurité sociale dans les procédures applicables et dans les droits des personnes qui travaillent dans les États membres ( 6 ).
18. Les États membres ont, en effet, choisi différentes solutions pour régler les prestations de maladie et d’invalidité. Le législateur communautaire en a pris acte, se bornant à mettre en place, au moyen du règlement no 1408/71, qu’il a adopté sur la base de l’article 42 CE, un système de coordination portant, notamment, sur la détermination de la ou des législations applicables aux travailleurs salariés et non-salariés qui font usage, dans différentes circonstances, de leur droit à la libre
circulation ( 7 ). Ce faisant, il ne saurait définir le contenu des législations nationales de sécurité sociale, dont la conformité avec le traité relève de la responsabilité des autorités nationales ( 8 ), sous le contrôle des juridictions communautaires.
19. L’article 40 du règlement no 1408/71 institue ainsi un mécanisme de coordination des législations nationales, dans l’hypothèse où un travailleur quitte un État membre doté d’une législation du type A pour s’établir dans un autre État membre qui applique, lui, une législation de type B. En pareil cas, chaque État membre dans lequel l’assuré a exercé une activité salariée doit, comme je l’ai déjà dit, accorder une prestation d’invalidité au prorata de la période durant laquelle le travailleur a
travaillé sur son territoire, pour autant qu’il remplisse les conditions d’octroi imposées par la législation nationale. À cet égard, l’article 40, paragraphe 3, sous b), du règlement reconnaît explicitement que les États membres à législation de type A ont parfois conditionné le bénéfice d’une pension d’invalidité à l’écoulement d’une période préalable de maladie ou d’incapacité de travail.
20. Il semble, dès lors, douteux que la demanderesse puisse prétendre au versement d’une pension d’invalidité en Belgique dès le premier jour de son incapacité de travail. Ce serait imposer le versement immédiat d’une prestation qui, conformément au droit belge, n’est accordée qu’après une période d’attente d’un an. Lui reconnaître un tel droit reviendrait à imposer à cet État une harmonisation forcée de son droit alors que le traité prévoit uniquement une coordination des lois nationales.
21. Cette condition d’octroi imposée par le droit social belge et autorisée par l’article 40, paragraphe 3, sous b), du règlement no 1408/71 enfreint-elle, en tant que telle, l’article 39 CE? Ma conclusion est que non. Elle ne comporte ni une discrimination entre travailleurs fondée sur la nationalité ni une discrimination à l’encontre de ceux qui font usage de leur droit à la libre circulation. Elle s’applique également aux travailleurs qui ont accompli toute leur carrière professionnelle en
Belgique et l’éventuel impact négatif qu’elle entraîne pour les travailleurs qui ont exercé leur droit à la libre circulation est une simple conséquence des choix législatifs opposés qu’ont fait le Royaume de Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg lorsque ces deux pays ont défini les conditions régissant l’octroi d’une pension d’invalidité.
22. Dans le même temps, il faut reconnaître que la législation belge infligerait aux travailleurs qui ont fait usage de leur droit à la libre circulation un désavantage par rapport à ceux qui sont restés sur le territoire belge si les premiers ne pouvaient prétendre au bénéfice de l’indemnité d’incapacité primaire. Il faut donc encore répondre à la question de savoir si la demanderesse ne pourrait pas se prévaloir du droit communautaire pour revendiquer le bénéfice de l’indemnité d’incapacité
primaire prévue par le droit belge. S’il apparaît de la décision de renvoi que Mme Leyman revendique uniquement le droit à pouvoir bénéficier de la pension d’invalidité à partir du premier jour de son incapacité de travail, il n’en demeure pas moins que les questions préjudicielles portent d’une manière plus générale sur la compatibilité du refus de versement avec le droit communautaire, au cours de la première année d’incapacité de travail, d’une prestation, de quelque nature que ce soit,
prenant en compte toutes les périodes d’assurance accomplies en Belgique.
23. La question qui se pose ici n’a rien à voir avec la circonstance qu’en raison du fait qu’elle a transféré ses activités professionnelles au Luxembourg, Mme Leyman reçoit des autorités luxembourgeoises une pension d’invalidité calculée au prorata de la brève période d’assurance qu’elle a accomplie sur le territoire du Grand-duché, pension dont le montant est inférieur à celui de l’indemnité d’incapacité primaire qui lui aurait été versée pour sa première année d’incapacité si elle était restée en
Belgique. Comme je l’ai souligné plus haut, le législateur communautaire n’a pas harmonisé le montant des prestations sociales. «Dès lors, le traité ne garantit pas à un travailleur que l’extension de ses activités dans plus d’un État membre ou leur transfert dans un autre État membre soit neutre en matière de sécurité sociale. Compte tenu des disparités des législations de sécurité sociale des États membres, une telle extension ou un tel transfert peuvent, selon les cas, être plus ou moins
avantageux ou désavantageux pour le travailleur sur le plan de la protection sociale» ( 9 ). Il en découle qu’en principe un éventuel désavantage, par rapport à la situation dans laquelle le travailleur exerce l’ensemble de ses activités dans un même État membre, consécutif à l’extension de ses activités ou à leur transfert dans un ou plusieurs autres États membres et à son assujettissement à une nouvelle législation de sécurité sociale, n’est pas contraire aux dispositions relatives à la libre
circulation des travailleurs ( 10 ).
24. Il est néanmoins nécessaire de distinguer entre, d’une part, les éventuels désavantages auxquels la soumission à la législation de différents États membres expose le travailleur et, d’autre part, le traitement désavantageux que la législation d’un seul État membre réserve aux situations transfrontalières. Par conséquent, la question porte plus précisément sur la compatibilité avec le droit communautaire de l’impossibilité, pour un travailleur belge qui s’est établi au Grand-Duché et qui a été
frappé d’une incapacité de travail alors qu’il y exerçait son activité professionnelle, d’obtenir, pendant la première année de son incapacité, une prestation tenant compte des cotisations précédemment versées au régime belge de la sécurité sociale, alors qu’il aurait pu obtenir une indemnité d’incapacité primaire dès le premier jour de son incapacité de travail s’il était resté en Belgique.
25. La Commission soutient que, pour répondre à cette question, la disposition pertinente n’est pas tant l’article 40, paragraphe 3, sous b), du règlement no 1408/71, qui a trait uniquement à la question de l’octroi de la pension d’invalidité, que l’article 40, paragraphe 3, sous a), de ce règlement. Certes, cette dernière disposition, prise en son sens littéral, porte uniquement sur les prestations d’invalidité et impose simplement aux États membres qui, à l’instar du Royaume de Belgique,
subordonnent l’octroi de ces prestations à l’expiration d’une période préalable d’incapacité de travail, qu’ils tiennent compte, pour vérifier que cette condition est bien remplie, de toute période durant laquelle le travailleur a perçu, au titre de la législation du second État membre, des prestations de maladie ou d’invalidité en raison d’une incapacité de travail ( 11 ).
26. Il faut cependant rappeler que, pour garantir le plein effet du principe de la libre circulation des travailleurs, l’article 42 prévoit la mise en place d’un système garantissant aux travailleurs migrants la «totalisation, pour l’ouverture et le maintien du droit aux prestations, ainsi que pour le calcul de celles-ci, de toutes périodes prises en considération par les différentes législations nationales». Et il est de jurisprudence constante que toutes les dispositions du règlement no 1408/71
doivent être interprétées à la lumière de l’objectif de l’article 42 CE, qui est de contribuer, notamment par la totalisation des périodes d’assurance, de résidence ou d’emploi, à l’établissement de la libre circulation des travailleurs ( 12 ). Lorsqu’une telle totalisation s’avérait impossible, la Cour n’a pas hésité à annuler une disposition du règlement no 1408/71 qui excluait la possibilité de tenir compte des périodes durant lesquelles, aux fins de la prolongation de la période de référence
prévue par la législation d’un État membre, les prestations sociales étaient payées conformément à la législation d’un autre État membre ( 13 ). S’il est vrai que le traité laisse subsister des différences entre les régimes de sécurité sociale des divers États membres et, en conséquence, dans les droits des personnes qui y travaillent, il est toutefois constant que son but ne serait pas atteint si, par suite de l’exercice de leur droit à la libre circulation, les travailleurs migrants devaient
perdre des avantages de sécurité sociale que leur assure la législation d’un État membre. Une telle conséquence pourrait, en effet, dissuader le travailleur communautaire d’exercer son droit à la libre circulation et constituerait, dès lors, une entrave à cette liberté ( 14 ). Cet objectif implique donc que les travailleurs migrants ne doivent ni perdre des droits à des prestations de sécurité sociale ni subir une réduction de leur montant du fait qu’ils ont exercé le droit à la libre
circulation que leur confère le traité ( 15 ) et que notamment la règle de la totalisation des périodes d’assurance, de résidence ou d’emploi tend à garantir que l’exercice de ce droit n’ait pas pour effet de priver un travailleur d’avantages de sécurité sociale auxquels il aurait pu prétendre s’il avait accompli sa carrière dans un seul État membre ( 16 ).
27. En l’espèce, si Mme Leyman avait toujours travaillé en Belgique et si elle y avait accompli toutes ses périodes d’assurance ou si elle y avait été frappée d’une invalidité ou d’une incapacité de travail, éventuellement après avoir exercé des activités salariées dans un autre État membre, elle aurait eu droit à une indemnité d’incapacité primaire pour la période comprise entre le 8 juillet 2005 et le .
28. Interprété à la lumière de l’article 42 CE, l’article 40, paragraphe 3, sous a), du règlement no 1408/71 doit dès lors être compris en ce sens qu’il exige d’un État membre, tel que le Royaume de Belgique, non seulement qu’il tienne compte, aux fins du versement d’une pension d’invalidité, de toute période durant laquelle l’assuré a perçu des prestations d’invalidité conformément à la législation luxembourgeoise, mais qu’il tienne également compte, aux fins du versement et du calcul de
l’indemnité d’incapacité primaire, de toutes les périodes d’assurance accomplies conformément à la législation luxembourgeoise comme s’il s’agissait de périodes accomplies conformément à sa propre législation.
29. C’est donc à la lumière de cette interprétation de l’article 40, paragraphe 3, sous a), du règlement no 1408/71 que les autorités belges doivent lire et interpréter l’article 93 de la loi du 14 juillet 1994. Comme la Cour le rappelle itérativement, lorsqu’ils exercent leur compétence pour organiser et appliquer leurs régimes de sécurité sociale, les États membres doivent respecter le droit communautaire, en particulier les dispositions du traité relatives à la libre circulation des
travailleurs ( 17 ). La compétence des États membres n’est donc pas illimitée. Ils sont notamment tenus de respecter l’esprit et les principes du règlement no 1408/71, y compris le principe qui garantit qu’un travailleur migrant ne soit pas pénalisé dans l’exercice de son droit à la libre circulation; ils sont également tenus de s’assurer que le régime ainsi élaboré ne prive pas cette personne de protection sociale ( 18 ). De surcroît, si un éventuel désavantage, par rapport à la situation dans
laquelle le travailleur exerce l’ensemble de ses activités dans un même État membre, consécutif à l’extension de ses activités ou à leur transfert dans un ou plusieurs autres États membres et à son assujettissement à une nouvelle législation de sécurité sociale, n’est, en principe, pas contraire aux articles 39 CE et 43 CE, cette législation ne doit pas conduire purement et simplement à verser des cotisations sociales à fonds perdus ( 19 ). Comme je l’ai déjà dit, si Mme Leyman devait se voir
refuser toute prestation par les autorités belges de la sécurité sociale pour la première année de son incapacité de travail, c’est à fonds perdus qu’elle aurait versé des cotisations au régime belge durant cette période.
IV — Conclusion
30. Pour les raisons que je viens d’exposer, je propose à la Cour de répondre comme suit à la question du tribunal du travail de Nivelles:
«L’article 40, paragraphe 3, sous a), du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du , doit être interprété en ce sens qu’il exige d’un État membre doté d’une législation de type A, laquelle subordonne le bénéfice des
prestations d’invalidité à la condition que l’assuré ait été incapable de travailler durant une période déterminée, qu’il tienne compte, lorsqu’un travailleur salarié qui a été soumis à cette législation est frappé d’une incapacité de travail entraînant une invalidité alors qu’il est soumis à la législation d’un autre État membre, de toutes les périodes accomplies sous la législation du second État membre aux fins de déterminer le droit à et de calculer le montant de toute prestation que sa
législation prévoit en faveur de la personne frappée d’une incapacité de travail durant la période concernée.»
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( 1 ) Langue originale: l’anglais.
( 2 ) Règlement du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté (version codifiée au règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du , JO 1997, L 28, p. 1).
( 3 ) Voir, sur ce point, arrêts du 26 novembre 2002, Oteiza Olazabal (C-100/01, Rec. p. I-10981, point 26); du , Alevizos (C-392/05, Rec. p. I-3505, point 66), et du , Hendrix (C-287/05, Rec. p. I-6909, point 61).
( 4 ) Arrêts du 13 mai 2003, Müller-Fauré et van Riet (C-385/99, Rec. p. I-4509, point 100); du , Piatkowski (C-493/04, Rec. p. I-2369, point 32), et du , Derouin (C-103/06, Rec. p. I-1853, point 23).
( 5 ) Arrêts du 30 janvier 1997, Stöber et Piosa Pereira (C-4/95 et C-5/95, Rec. p. I-511, point 36); du , Decker (C-120/95, Rec. p. I-1831, point 22); Müller-Fauré et van Riet (précité, point 100) et du , Klöppel (C-507/06, Rec. p. I-943, point 16).
( 6 ) Arrêts du 15 janvier 1986, Pinna (41/84, Rec. p. 1, point 20); du , Jordan (141/88, Rec. p. 2387, point 13), et du , Hervein e.a. (C-393/99 et C-394/99, Rec. p. I-2829, point 50).
( 7 ) Arrêts précités Hervein e.a., point 52, et Derouin, point 20.
( 8 ) Arrêt Hervein e.a., point 53.
( 9 ) Arrêts précités Hervein e.a., point 51, et Piatkowski, point 34.
( 10 ) Ibidem.
( 11 ) Pour quelques exemples d’application de cette disposition, voir arrêts du 9 novembre 1977, Warry (41/77, Rec. p. 2085), et du , Coppola (150/82, Rec. p. 43); les solutions consacrées par ces arrêts sont désormais sanctionnées par l’article 40, paragraphe 3, sous a), du règlement no 1408/71.
( 12 ) Voir, sur ce point, arrêts du 9 août 1994, Reichling (C-406/93, Rec. p. I-4061, point 21); du , Moscato (C-481/93, Rec. p. I-3525, point 27) et Klaus (C-482/93, Rec. p. I-3551, point 21), et du , Lustig (C-244/97, Rec. p. I-8701, point 30).
( 13 ) Voir arrêt du 18 avril 2002, Duchon (C-290/00, Rec. p. I-3567). Pour une analyse, voir Mavridis, P., La sécurité sociale à l’épreuve de l’intégration européenne, Bruylant, 2003, p. 657 à 659.
( 14 ) Voir arrêts du 4 octobre 1991, Paraschi (C-349/87, Rec. p. I-4501, point 22); du , Drake (C-12/93, Rec. p. I-4337, point 22); du , van Munster (C-165/91, Rec. p. I-4661, point 27), et du , Petersen (C-228/07, Rec. p. I-6989, point 43).
( 15 ) Arrêts précités Lustig, point 31, et Reichling, point 24.
( 16 ) Arrêts précités Lustig, point 31, et Moscato, point 28.
( 17 ) Arrêts du 26 janvier 1999, Terhoeve (C-18/95, Rec. p. I-345, point 34); Decker, déjà cité à la note 5, point 23; Piatkowski, déjà cité à la note 4, point 33; du , van Pommeren-Bourgondiën (C-227/03, Rec. p. I-6101, point 39); Derouin, déjà cité à la note 4, point 25; Klöppel, déjà cité à la note 5, point 16, et Petersen, déjà cité à la note 14, point 42.
( 18 ) Arrêt Derouin, déjà cité à la note 4, point 25.
( 19 ) Arrêts Hervein e.a., déjà cité à la note 6, point 51, et Piatkowski, déjà cité à la note 4, point 34.