CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. YVES Bot
présentées le 3 juin 2010 (1)
Affaire C‑242/09
Albron Catering BV
contre
FNV Bondgenoten,
John Roest
[demande de décision préjudicielle formée par le Gerechtshof te Amsterdam (Pays-Bas)]
«Politique sociale – Transfert d’entreprise – Groupe de sociétés dans lequel les salariés sont employés par une société ‘employeur’ et affectés à titre permanent à une société d’‘exploitation’ – Transfert d’une société d’exploitation – Application de la directive 2001/23/CE»
1. La directive 2001/23/CE du Conseil (2) a pour objet de protéger les droits des travailleurs en cas de transfert de leur entreprise en assurant, notamment, la continuité des relations de travail. Elle prévoit, à cet effet, que les contrats de travail en cours au moment du transfert sont transférés de plein droit du cédant au cessionnaire.
2. Dans la présente affaire, il s’agit de savoir si la directive 2001/23 est applicable dans le cas du transfert d’une société appartenant à un groupe lorsque les salariés qui sont affectés de manière permanente à cette société sont employés juridiquement par une autre société de ce groupe.
3. Dans les présentes conclusions, nous soutiendrons que la directive 2001/23, au vu de l’objectif qu’elle poursuit et de la jurisprudence, a vocation à s’appliquer dans une telle situation.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
4. La directive 2001/23 codifie la directive 77/187/CEE du Conseil (3), telle que modifiée par la directive 98/50/CE du Conseil (4), lesquelles sont abrogées.
5. Aux termes du troisième considérant de la directive 2001/23, celle-ci a pour objet de protéger les travailleurs en cas de changement de chef d’entreprise, en particulier pour assurer le maintien de leurs droits.
6. En vertu de l’article 1^er, paragraphe 1, sous a), de la directive 2001/23, celle-ci est applicable à tout transfert d’entreprise, d’établissement ou de partie d’entreprise ou d’établissement à un autre employeur résultant d’une cession conventionnelle ou d’une fusion. Selon l’article 1^er, paragraphe 1, sous b), de cette directive, est considéré comme transfert celui d’une entité économique maintenant son identité, entendue comme un ensemble organisé de moyens, en vue de la poursuite
d’une activité économique, que celle-ci soit essentielle ou accessoire.
7. L’article 2, paragraphe 1, de la directive 2001/23 contient les définitions suivantes:
«a) ‘cédant’: toute personne physique ou morale qui, du fait d’un transfert au sens de l’article 1^er, paragraphe 1, perd la qualité d’employeur à l’égard de l’entreprise, de l’établissement ou de la partie d’entreprise ou d’établissement;
b) ‘cessionnaire’: toute personne physique ou morale qui, du fait d’un transfert au sens de l’article 1^er, paragraphe 1, acquiert la qualité d’employeur à l’égard de l’entreprise, de l’établissement ou de la partie d’entreprise ou d’établissement;
[…]
d) ‘travailleur’: toute personne qui, dans l’État membre concerné, est protégée en tant que travailleur dans le cadre de la législation nationale sur l’emploi.»
8. Aux termes de l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2001/23, celle-ci ne porte pas atteinte au droit national en ce qui concerne la définition du contrat ou de la relation de travail.
9. L’article 3 de cette directive dispose:
«1. Les droits et les obligations qui résultent pour le cédant d’un contrat de travail ou d’une relation de travail existant à la date du transfert sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire.
Les États membres peuvent prévoir que le cédant et le cessionnaire sont, après la date du transfert, responsables solidairement des obligations venues à échéance avant la date du transfert à la suite d’un contrat de travail ou d’une relation de travail existant à la date du transfert.
2. Les États membres peuvent adopter les mesures appropriées pour garantir que le cédant notifie au cessionnaire tous les droits et les obligations qui lui seront transférés en vertu du présent article, dans la mesure où ces droits et ces obligations sont connus ou devraient être connus du cédant au moment du transfert. Le fait que le cédant omette de notifier au cessionnaire l’un ou l’autre de ces droits ou obligations n’a pas d’incidence sur le transfert de ce droit ou de cette obligation ni
sur les droits des salariés à l’encontre du cessionnaire et/ou du cédant en ce qui concerne ce droit ou cette obligation.
3. Après le transfert, le cessionnaire maintient les conditions de travail convenues par une convention collective dans la même mesure que celle-ci les a prévues pour le cédant, jusqu’à la date de la résiliation ou de l’expiration de la convention collective ou de l’entrée en vigueur ou de l’application d’une autre convention collective.
Les États membres peuvent limiter la période du maintien des conditions de travail, sous réserve que celle-ci ne soit pas inférieure à un an.
[…]»
10. L’article 4 de la directive 2001/23 énonce:
«1. Le transfert d’une entreprise, d’un établissement ou d’une partie d’entreprise ou d’établissement ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire. Cette disposition ne fait pas obstacle à des licenciements pouvant intervenir pour des raisons économiques, techniques ou d’organisation impliquant des changements sur le plan de l’emploi.
Les États membres peuvent prévoir que le premier alinéa ne s’applique pas à certaines catégories spécifiques de travailleurs qui ne sont pas couverts par la législation ou la pratique des États membres en matière de protection contre le licenciement.
2. Si le contrat de travail ou la relation de travail est résilié du fait que le transfert entraîne une modification substantielle des conditions de travail au détriment du travailleur, la résiliation du contrat de travail ou de la relation de travail est considérée comme intervenue du fait de l’employeur.»
B – Le droit national
11. L’article 610, paragraphe 1, du livre 7 du code civil néerlandais (Burgerlijk Wetboek) définit le contrat de travail au sens du droit néerlandais de la manière suivante:
«Le contrat de travail est le contrat par lequel une partie, le travailleur, s’oblige, pour un temps défini et contre salaire, à fournir du travail à l’autre partie, l’employeur.»
12. L’article 663 du livre 7 du code civil néerlandais dispose:
«Du fait du transfert d’une entreprise, les droits et obligations qui résultent pour l’employeur, au moment du transfert, d’un contrat de travail conclu entre ce dernier et le travailleur affecté dans cette entreprise sont transférés de plein droit au cessionnaire. Pendant une période d’un an après le transfert, cet employeur reste également solidairement responsable avec le cessionnaire du respect des obligations découlant du contrat de travail qui sont nées avant le transfert.»
II – Le litige au principal et les questions préjudicielles
13. Au sein du groupe Heineken, l’ensemble du personnel est employé par Heineken Nederlands Beheer BV(5). HNB fait ainsi office d’employeur central et détache les membres du personnel auprès des différentes sociétés d’exploitation du groupe Heineken aux Pays-Bas.
14. M. Roest a été employé par HNB du 17 juillet 1985 au 1^er mars 2005 en qualité de collaborateur du département «fourniture de repas». Il était détaché par HNB, avec environ 70 autres collaborateurs de ce même département, auprès de la société Heineken Nederland BV (6) qui, jusqu’au 1^er mars 2005, a assuré la fourniture de repas aux employés du groupe Heineken sur différents sites. Dans le cadre de ce détachement s’appliquait la convention collective conclue au sein de HNB.
15. M. Roest est membre du FNV Bondgenoten (7), un syndicat qui a notamment pour but de défendre les intérêts de ses membres dans le domaine des conditions de travail et des salaires, en particulier par la conclusion de conventions collectives.
16. Heineken Nederland a décidé de sous-traiter ses activités de fourniture de repas à Albron Catering BV (8) à partir du 1^er mars 2005.
17. Albron exerce sur l’ensemble du territoire des Pays-Bas, notamment, une activité de fourniture de repas, à savoir la gestion et l’exploitation de services de restauration, en particulier dans le cadre de restaurants d’entreprise, tant dans le secteur privé que dans le secteur public, sur la base d’un contrat conclu à cet effet avec un commettant.
18. M. Roest est entré en fonction chez Albron, à partir du 1^er mars 2005, en qualité de collaborateur du département «restaurants d’entreprise».
19. Le FNV et M. Roest ont assigné Albron devant le Kantonrechter (tribunal cantonal) afin qu’il soit jugé que le transfert des activités de fourniture de repas intervenu le 1^er mars 2005 entre Heineken Nederland et Albron est un transfert d’entreprise au sens de la directive 2001/23 et que les travailleurs employés par HNB qui étaient détachés auprès de Heineken Nederland sont entrés en fonction de plein droit chez Albron à compter de cette date.
20. Le FNV et M. Roest ont également demandé qu’Albron soit condamnée à appliquer au contrat de travail conclu par cette dernière avec M. Roest, avec effet rétroactif au 1^er mars 2005, les conditions qui prévalaient entre HNB et M. Roest jusqu’à cette date et que, en ce qui concerne l’arriéré de salaire dû à partir du 1^er mars 2005, soit mise à la charge d’Albron l’augmentation légale de 50 % ainsi que les intérêts de droit à compter du jour de la naissance de la dette. Le FNV et M. Roest ont
réclamé, enfin, la condamnation d’Albron aux dépens.
21. Par jugement rendu le 15 mars 2006, le Kantonrechter a fait droit à ces demandes, exception faite de l’augmentation légale de 50 %. Albron a interjeté appel de ce jugement.
22. Le Gerechtshof te Amsterdam (cour d’appel d’Amsterdam) (Pays-Bas) indique que, selon la doctrine dominante, l’application de l’article 633 du livre 7 du code civil néerlandais est subordonnée à la condition que le cédant soit l’employeur des travailleurs concernés.
23. C’est dans ce contexte que le Gerechtshof te Amsterdam a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) La directive 2001/23 […] doit-elle être interprétée en ce sens que le transfert de droits et obligations au cessionnaire prévu à l’article 3, paragraphe 1, première phrase, n’a lieu […] que si celui qui cède l’entreprise à transférer est également l’employeur de droit des travailleurs concernés ou la protection des travailleurs voulue par la directive entraîne-t-elle, en cas de transfert d’une société d’exploitation appartenant à un groupe, le transfert au cessionnaire des droits et
obligations existant à l’égard des travailleurs affectés dans cette entreprise si l’ensemble du personnel travaillant au sein du groupe est employé par une société ayant pour objet la gestion du personnel (appartenant également à ce groupe) qui fonctionne comme employeur central?
2) Comment faut-il répondre à la deuxième partie de la première question si les travailleurs visés ci-dessus qui sont affectés dans une des entreprises du groupe sont employés par une autre société qui appartient également au même groupe mais qui n’est pas une société ayant pour objet la gestion du personnel comme décrit dans la première question?»
III – Analyse
24. Par ces questions préjudicielles, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les dispositions de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/23 sont applicables en cas de transfert d’une société appartenant à un groupe, lorsque les salariés affectés de manière permanente à cette société étaient employés juridiquement par une autre société du groupe.
25. À titre liminaire, il peut être utile de préciser que la directive 2001/23, dans la mesure où le litige au principal oppose deux parties privées, ne saurait être appliquée directement par le juge national dans le cadre de celui-ci. En effet, conformément à une jurisprudence constante, une directive ne peut pas créer d’obligations à la charge d’un particulier et n’a donc pas d’effet «direct horizontal», quand bien même les dispositions de celle-ci seraient claires et précises (9).
26. Pour autant, les questions posées ne sauraient être considérées comme dépourvues de pertinence puisqu’il est tout aussi constant que le juge national, dans une telle situation, est tenu d’interpréter l’ensemble de son droit interne, dans toute la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité de la directive pertinente afin d’atteindre le résultat visé par celle-ci (10). Il est également de jurisprudence établie que, dans le cas où le résultat prescrit par la directive en
cause, lorsqu’elle confère des droits aux particuliers, ne pourrait pas être atteint par cette voie, le droit de l’Union impose aux États membres de réparer les dommages que leur mauvaise transposition de cette directive a causés à ces particuliers (11).
27. La question de savoir si les dispositions de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/23 sont applicables dans le litige au principal vise donc à déterminer si le droit néerlandais, en particulier l’article 663 du livre 7 du code civil néerlandais, doit être appliqué dans la présente affaire de manière à atteindre le résultat voulu par celle-ci.
28. Albron et le gouvernement néerlandais soutiennent que la directive 2001/23 n’est pas applicable dans le cas de figure examiné pour plusieurs motifs qui peuvent être résumés de la manière suivante.
29. Il résulterait de la lecture conjointe des articles 2, paragraphe 1, et 3, paragraphe 1, de la directive 2001/23 qu’un travailleur ne bénéficie des dispositions de celle-ci que s’il dispose d’un contrat de travail le liant à l’entreprise transférée et s’il exerce ses activités au sein de cette entreprise. Ces conditions auraient été confirmées par la jurisprudence.
30. La situation dans laquelle des travailleurs sont détachés au sein d’un groupe serait comparable à celle de travailleurs intérimaires, lesquels font partie de l’entité économique constituée par l’entreprise intérimaire et qui ne peuvent bénéficier de la directive 2001/23 qu’en cas de transfert de celle-ci, et non en cas de transfert de l’entreprise utilisatrice. Dans le même ordre d’idée, le gouvernement néerlandais émet des doutes sur le point de savoir si des travailleurs détachés peuvent
être considérés comme faisant partie de l’entité économique durable que doit constituer l’entreprise transférée.
31. En outre, différentes sociétés d’un même groupe ne sauraient être assimilées à un employeur unique, puisqu’il a été jugé, dans l’arrêt Allen e.a. (12), que la directive 2001/23 était applicable en cas de transfert à l’intérieur d’un même groupe de sociétés.
32. Enfin, étendre le champ d’application de la directive 2001/23 aux situations de détachement créerait une grande insécurité juridique. Se poseraient alors les questions de savoir si cette solution ne vaut que pour les détachements intragroupe et à partir de quelle durée un détachement pourrait entraîner le transfert d’obligations au cessionnaire.
33. Le gouvernement néerlandais souligne qu’une telle extension pourrait rendre la reprise d’une entreprise très peu attrayante pour le cessionnaire. En outre, elle aboutirait à attribuer une double protection aux travailleurs détachés, puisqu’ils seraient aussi couverts par la directive 2001/23 en cas de transfert de l’entreprise qui les emploie juridiquement.
34. Nous ne partageons pas ces objections. Comme les parties défenderesses dans le litige au principal ainsi que la Commission des Communautés européennes, nous sommes d’avis que la directive 2001/23 est bien applicable dans la situation en cause, et cela pour les motifs suivants.
35. La question examinée ne trouve pas de réponse claire et précise dans le libellé des dispositions de la directive 2001/23, en particulier dans la définition de la notion de «cédant» figurant à l’article 2, paragraphe 1, sous a), de cette directive, ni à l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci relatif au maintien des droits des travailleurs. Conformément à la jurisprudence, c’est donc en considération du système de la directive 2001/23 et de l’objectif que celle-ci poursuit qu’il convient
d’apprécier si elle a vocation ou non à s’appliquer dans la situation en cause (13).
36. La directive 2001/23, rappelons-le, a pour objet de protéger la situation des travailleurs en cas de transfert. Conformément à une jurisprudence constante, elle vise à assurer la continuité des relations de travail existant dans le cadre d’une entité économique, indépendamment du changement de propriétaire (14). C’est en considération de cet objectif que la Cour, de manière systématique depuis qu’elle a été amenée à interpréter la directive 77/187, a précisé les conditions d’application du
droit de l’Union en matière de transfert d’entreprise (15).
37. L’examen de la jurisprudence sur ces conditions d’application permet de tirer les enseignements suivants, qui sont pertinents pour la question examinée.
38. En premier lieu, la directive 2001/23 a vocation à s’appliquer à tout transfert d’une entité économique, c’est-à-dire d’un ensemble de personnes et d’éléments organisé de manière stable, permettant l’exercice d’une activité économique et poursuivant un objectif propre (16).
39. C’est donc l’appartenance du salarié à l’entité transférée qui lui ouvre le bénéfice des droits conférés par cette directive. Ainsi, dans l’arrêt Botzen e.a. (17), la Cour a dit pour droit que, en cas de transfert partiel d’une entreprise, seuls les salariés appartenant à la partie transférée pouvaient se prévaloir des garanties résultant de la directive 77/187. Selon la Cour, le seul critère déterminant pour le transfert des droits et des obligations des travailleurs consiste dans la
question de savoir si le service auquel ils étaient affectés et dans le cadre duquel se concrétisait, du point de vue de l’organisation, leur relation de travail est transféré ou non (18).
40. En second lieu, les règles de la directive 2001/23 sont impératives, de sorte qu’il n’est pas permis d’y déroger dans un sens défavorable aux travailleurs (19). Les relations de travail existant au sein de l’entité transférée sont transmises de plein droit au cessionnaire dès le jour du transfert. Le transfert de ces relations ne saurait donc être subordonné à la volonté du cédant ou du cessionnaire et ce dernier ne peut s’y opposer en refusant d’exécuter ses obligations (20).
41. Lorsque nous examinons la situation en cause au regard de ces éléments, nous pouvons en déduire les conclusions suivantes.
42. Tout d’abord, un salarié qui, dans le cadre de relations entre des sociétés appartenant au même groupe, est employé juridiquement par une société de ce groupe et affecté de manière permanente à une autre société dudit groupe a bien, avec cette dernière, une relation stable, comparable pour une large part à celle qui existerait s’il avait été embauché directement par celle-ci.
43. En effet, d’une part, un tel salarié est intégré à la structure de cette société d’affectation et il contribue à l’exercice de l’activité économique de celle-ci. D’autre part, le caractère permanent de son affectation confère à la relation de travail avec ladite société la même durée que celle qui procède du contrat de travail avec la société employeur. La société d’affectation peut ainsi disposer d’un travailleur pour une durée indéterminée, qu’elle peut former en fonction de ses besoins.
Elle bénéficie également de l’expérience acquise par ce travailleur dans l’exercice de ses fonctions à son service, le cas échéant, pour toute la durée de la vie professionnelle de celui-ci, comme elle pourrait le faire si elle était son employeur juridique.
44. Une telle relation de travail est donc clairement distincte de celle qu’une telle société pourrait avoir avec un travailleur intérimaire. En effet, un travailleur intérimaire n’est mis à la disposition d’une société utilisatrice qu’à titre temporaire (21). Il n’a pas été choisi à titre personnel par cette société, mais il a été sélectionné par l’entreprise intérimaire, qui l’a distingué parmi tous ses travailleurs au regard de son aptitude à remplir les besoins exprimés par la société
utilisatrice dans sa commande.
45. L’analyse faite par la Cour dans l’arrêt Jouini e.a., précité, selon laquelle un travailleur intérimaire, au regard des conditions d’application de la directive 2001/23, est rattaché à l’entreprise de travail intérimaire qui l’emploie n’est donc pas transposable à la situation d’un travailleur faisant l’objet d’un détachement intragroupe, tel que celui en cause dans la présente affaire.
46. Au regard de l’objectif et du système de la directive 2001/23, le mode d’organisation des relations de travail au sein d’un groupe de sociétés tel que celui en cause dans le litige au principal devrait donc être compris, à notre avis, comme si la société employeur concluait les contrats de travail des salariés du groupe pour le compte de chacune des sociétés d’exploitation auxquelles ils sont affectés.
47. Dès lors, la circonstance que les contrats de travail des salariés affectés à la société transférée ont été conclus avec une autre société du groupe ne doit pas faire obstacle à ce que les droits et les obligations résultant de ces contrats soient transmis au cessionnaire. Nous en voulons également pour preuve le fait que, dans la présente affaire, les contrats de travail des salariés de la société transférée ont été résiliés par la société employeur à compter du transfert.
48. Contrairement à Albron et au gouvernement néerlandais, nous ne croyons pas que la position adoptée par la Cour dans l’arrêt Allen e.a., précité, s’oppose à cette analyse. Cette position a pour conséquence qu’un salarié affecté à Heineken Nederland aurait pu également bénéficier de l’application de la directive 2001/23 si cette société, au lieu d’être transférée à Albron, une société tierce par rapport au groupe Heineken, l’avait été à une autre société d’exploitation de ce groupe. Nous ne
voyons pas en quoi le fait que cette directive serait également applicable dans un tel cas de figure devrait exclure son application en cas de transfert à une société n’appartenant pas audit groupe. La possibilité d’appliquer ladite directive dans ces deux cas de figure, au contraire, est conforme à l’objectif de celle-ci d’assurer le maintien des droits des salariés dans tous les cas de transfert de leur entreprise.
49. Enfin, nous sommes d’avis que l’application de la directive 2001/23 dans la situation en cause s’impose afin d’éviter que des groupes de sociétés, en organisant leurs relations de travail comme l’a fait le groupe Heineken, ne puissent écarter l’application de celle-ci.
50. Il importe de garder à l’esprit que la directive 2001/23, en prévoyant le transfert automatique au cessionnaire des obligations résultant des relations de travail à la date du transfert, impose à ce cessionnaire des charges qui diminuent d’autant l’intérêt économique d’une telle opération. Si la Cour estimait que cette directive n’est pas applicable dans la situation en cause, il existerait un risque certain que les groupes de sociétés adoptent ce mode d’organisation de leurs relations de
travail afin d’en écarter l’application en cas de transfert.
51. L’application de la directive 2001/23 pourrait donc être laissée à la discrétion des groupes de sociétés, ce qui est contraire au caractère impératif de celle-ci et à l’objectif qu’elle poursuit.
52. Nous ne trouvons pas non plus dans les autres objections exposées par Albron et le gouvernement néerlandais de raisons valables pour aboutir à la solution opposée.
53. En ce qui concerne, tout d’abord, le risque de conférer aux travailleurs ainsi détachés une double protection, à la fois en cas de transfert de la société d’affectation et en cas de transfert de la société employeur, nous ne voyons pas, à supposer que tel puisse être le cas, en quoi il constituerait une difficulté réelle. A priori, cette éventualité, si tant est qu’elle soit compatible avec la directive 2001/23, irait plutôt dans le sens de la protection des salariés.
54. En ce qui concerne, ensuite, le risque d’insécurité juridique que l’application de la directive 2001/23 dans la situation en cause pourrait générer au regard des extensions possibles de cette solution dans d’autres cas de détachement, nous ne croyons pas non plus qu’il constitue un obstacle.
55. Nous avons vu que, pour la question examinée, le critère déterminant de l’application de la directive 2001/23 est la stabilité du lien entre le salarié et l’entité économique transférée. Dans la présente affaire, l’appréciation de cette stabilité ne pose pas de difficulté, puisque le salarié en cause a été affecté dès son recrutement et de manière permanente à la société transférée. Il appartiendra à la Cour, le cas échéant, de préciser ultérieurement si et à quelles conditions cette
solution doit être étendue à d’autres hypothèses de détachement. L’interprétation du droit de l’Union en matière de transfert d’entreprise a consisté, notamment, à préciser le champ d’application de ce droit au regard de la grande diversité des situations auxquelles les juridictions nationales sont confrontées. L’éventualité d’une extension de la solution que nous proposons à d’autres hypothèses ne saurait, en tout état de cause, justifier d’exclure l’application de la directive 2001/23 dans la
présente affaire.
56. Un dernier point mérite examen. Albron a demandé, dans ses observations écrites, que la Cour, si elle disait pour droit que la directive 2001/23 est applicable dans la situation en cause, limite l’effet rétroactif de son arrêt aux affaires pendantes devant elle.
57. Elle soutient que le nombre de demandes dirigées contre HNB et d’autres entreprises qui ont procédé à un transfert sera «considérable» et que HNB a déjà versé une prime de départ aux salariés qui sont entrés au service d’Albron. Elle expose également que les opérateurs économiques pouvaient avoir une confiance légitime, au regard de la jurisprudence, dans le fait que l’application de la directive 2001/23 était subordonnée à la conclusion d’un contrat de travail avec le cédant.
58. Nous ne croyons pas qu’il puisse être fait droit à cette demande. En effet, conformément à une jurisprudence constante, ce n’est qu’à titre exceptionnel que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique de l’Union, limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi (22). Une telle limitation n’est possible, notamment, que
s’il est démontré que l’effet rétroactif de l’arrêt de la Cour pourrait entraîner un risque de répercussions économiques graves (23).
59. Les affirmations d’Albron ne sont étayées par aucun élément de nature à établir l’existence d’un tel risque. En tout état de cause, le fait que HNB a déjà versé une prime de départ aux salariés qui sont entrés au service d’Albron n’est pas pertinent.
60. Au vu de ces éléments, nous proposons donc à la Cour de dire pour droit que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/23 doit être interprété en ce sens que cette disposition est applicable en cas de transfert d’une société appartenant à un groupe, lorsque les salariés affectés de manière permanente à cette société étaient employés juridiquement par une autre société du groupe.
IV – Conclusion
61. Au vu des considérations qui précèdent, nous proposons de répondre de la manière suivante aux questions posées par le Gerechtshof te Amsterdam:
«L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/23/CE du Conseil, du 12 mars 2001, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements, doit être interprété en ce sens que cette disposition est applicable en cas de transfert d’une société appartenant à un groupe, lorsque les salariés affectés de manière permanente à cette société étaient
employés juridiquement par une autre société du groupe.»
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1 – Langue originale: le français.
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2 – Directive du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements (JO L 82, p. 16).
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3 – Directive du 14 février 1977 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises, d’établissements ou de parties d’établissements (JO L 61, p. 26).
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4 – Directive du 29 juin 1998 modifiant la directive 77/187/CEE (JO L 201, p. 88).
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5 – Ci-après «HNB».
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6 – Ci-après «Heineken Nederland».
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7 – Ci-après le «FNV».
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8 – Ci-après «Albron».
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9 – Arrêts du 14 juillet 1994, Faccini Dori (C‑91/92, Rec. p. I‑3325, point 20), et du 19 janvier 2010, Kücükdeveci (C‑555/07, non encore publié au Recueil, point 46 et jurisprudence citée).
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10 – Voir, notamment, arrêt du 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a. (C‑397/01 à C‑403/01, Rec. p. I‑8835, point 113 et jurisprudence citée).
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11 – Arrêt du 4 juillet 2006, Adeneler e.a. (C‑212/04, Rec. p. I‑6057, point 112).
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12 – Arrêt du 2 décembre 1999 (C‑234/98, Rec. p. I‑8643).
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13 – Arrêt du 12 février 2009, Klarenberg (C‑466/07, Rec. p. I‑803, point 37).
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14 – Arrêt du 13 septembre 2007, Jouini e.a. (C‑458/05, Rec. p. I‑7301, point 23).
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15 – Voir, notamment, arrêts du 18 mars 1986, Spijkers (24/85, Rec. p. 1119, point 11), et Klarenberg, précité (point 43).
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16 – Arrêt Jouini e.a., précité (point 31).
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17 – Arrêt du 7 février 1985 (186/83, Rec. p. 519).
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18 – Ibidem (point 14).
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19 – Arrêt du 11 juin 2009, Commission/Italie (C‑561/07, non encore publié au Recueil).
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20 – Arrêt du 14 novembre 1996, Rotsart de Hertaing (C‑305/94, Rec. p. I‑5927, point 20).
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21 – Voir directive 91/383/CEE du Conseil, du 25 juin 1991, complétant les mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé au travail des travailleurs ayant une relation de travail à durée déterminée ou une relation de travail intérimaire (JO L 206, p. 19), et directive 2008/104/CE du Parlement européen et du Conseil, du 19 novembre 2008, relative au travail intérimaire (JO L 327, p. 9).
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22 – Arrêt du 6 mars 2007, Meilicke e.a. (C‑292/04, Rec. p. I‑1835, point 35).
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23 – Arrêt du 15 mars 2005, Bidar (C‑209/03, Rec. p. I‑2119, point 69).