CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. Yves Bot
présentées le 16 novembre 2011 (1)
Affaire C‑72/11
Generalbundesanwalt beim Bundesgerichtshof
contre
Mohsen Afrasiabi,
Behzad Sahabi,
Heinz Ulrich Kessel
[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberlandesgericht Düsseldorf (Allemagne)]
«Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises à l’encontre de la République islamique d’Iran afin d’empêcher la prolifération nucléaire – Règlement (CE) n° 423/2007 – Article 7, paragraphes 3 et 4 – Livraison à un tiers d’un four de vitrification destiné à la fabrication de revêtements de composants de missiles nucléaires au profit d’une entité citée aux annexes IV et V dudit règlement – Gel des fonds et des ressources économiques – Interdiction de ‘mise à disposition
indirecte’ d’une ‘ressource économique’ – Interdiction de participer ‘sciemment’ et ‘volontairement’ à une activité ayant pour objet ou pour effet de ‘contourner’ ladite interdiction»
1. Par cette demande de décision préjudicielle, l’Oberlandesgericht Düsseldorf (Allemagne) demande à la Cour de clarifier la portée des mesures restrictives adoptées par l’Union européenne à l’égard de la République islamique d’Iran à l’article 7, paragraphes 3 et 4, du règlement (CE) n° 423/2007 (2).
2. Ces mesures s’inscrivent dans le cadre du gel des avoirs économiques et financiers des entités contribuant au développement du programme nucléaire et balistique iranien, en violation du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (3). Elles interdisent à tout ressortissant de l’Union et à toute personne se trouvant sur le territoire de celle-ci de mettre à la disposition de ces entités des fonds ou des ressources économiques.
3. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le Generalbundesanwalt beim Bundesgerichtshof (Allemagne) (ci-après le «Generalbundesanwalt») à MM. Afrasiabi, Sahabi et Kessel au sujet de la livraison d’un four de vitrification en céramique destiné à la fabrication de revêtements de composants de missiles nucléaires au profit d’une entité impliquée dans des activités de prolifération. La juridiction de renvoi s’interroge sur la qualification que les faits au principal sont
susceptibles de recevoir.
I – Le contexte international et le cadre juridique
4. Pour comprendre ce dossier et le cadre juridique dans lequel il s’inscrit, il faut revenir sur un fait bouleversant à tous points de vue.
5. Le 31 janvier 2004, le scientifique nucléaire pakistanais Abdul Qadeer Khan était arrêté pour son rôle dans la mise en place, dès l’année 1987, d’un réseau international de trafic d’équipements nucléaires destiné à assister, dans leur quête, des États aspirant à l’arme nucléaire, comme la République populaire démocratique de Corée, la République islamique d’Iran ou la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste. Pour la première fois, toutes les étapes pour aboutir à la fabrication
d’une arme nucléaire ont échappé au contrôle de la communauté internationale, à savoir la filière d’approvisionnement, gérée par une trentaine d’intermédiaires établis en Europe, en Asie et en Afrique, les équipements et les technologies acquis par morceaux auprès d’entreprises occidentales, les matières comme l’uranium enrichi, le savoir-faire technologique et l’expertise technique.
6. Selon les travaux de recherche, cette affaire a révélé la faiblesse et l’incapacité des États à identifier et à mettre fin, pendant plus de seize ans, à un commerce clandestin de matières et de technologies nucléaires. Elle est aussi venue tirer la sonnette d’alarme sur la nécessité et l’urgence de renforcer la lutte contre la prolifération et surtout de l’adapter aux nouveaux défis sécuritaires contemporains (4).
7. Le 28 avril 2004, le Conseil de sécurité des Nations unies (ci-après le «Conseil de sécurité») a adopté la résolution 1540 (2004) qui pose les fondements de la lutte internationale contre les réseaux de prolifération. Puis, le 31 juillet 2006, dans le cadre de la résolution 1696 (2006), le Conseil de sécurité a obligé la République islamique d’Iran à suspendre l’ensemble de ses activités liées à l’enrichissement et au retraitement de l’uranium. Face à la violation persistante de ses
engagements internationaux, le Conseil de sécurité a adopté des mesures restrictives à l’encontre de la République islamique d’Iran dans le cadre de la résolution 1737 (2006), adoptée le 23 décembre 2006.
A – La résolution 1737 (2006) du Conseil de sécurité
8. L’objectif de la résolution 1737 (2006) du Conseil de sécurité est clair. Il s’agit de faire obstacle à la mise au point, par la République islamique d’Iran, de technologies sensibles à l’appui de ses programmes nucléaires.
9. Pour atteindre cet objectif, la communauté internationale s’est engagée à agir sur la filière d’approvisionnement et sur l’expertise technique, en instaurant un embargo sur les biens et les technologies proliférants et en interdisant toute assistance technique en rapport avec l’installation de ces biens et ces technologies.
10. En outre, la communauté internationale s’est engagée à agir sur le financement des activités de prolifération en affaiblissant le potentiel économique des entités impliquées dans le programme nucléaire iranien. Conformément au paragraphe 12 de la résolution 1737 (2006), les États sont tenus de geler les fonds, les avoirs financiers et les ressources économiques de ces entités. En outre, ils doivent empêcher leurs ressortissants et les personnes se trouvant sur leur territoire de mettre à la
disposition de ces entités des fonds, des avoirs financiers ou des ressources économiques ou d’en permettre l’utilisation à leur profit.
11. Parmi les entités visées par le Conseil de sécurité et le comité des sanctions figure, en annexe de cette résolution, le Groupe industriel Shahid Hemmat (SHIG).
B – La réglementation de l’Union
12. La résolution 1737 (2006) a été mise en œuvre par la position commune 2007/140/PESC (5). C’est sur le fondement de cette position commune que le Conseil de l’Union européenne a adopté le règlement, entré en vigueur le 20 avril 2007.
13. Aux fins de l’article 1^er, sous d), du règlement, il faut entendre par «‘technologies’, notamment les logiciels».
14. Conformément à l’article 1^er, sous i), du règlement, il faut entendre par «‘ressources économiques’, les avoirs de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, qui ne sont pas des fonds mais peuvent être utilisés pour obtenir des fonds, des biens ou des services».
15. L’article 2, sous a), du règlement interdit la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation, directe ou indirecte, des biens et des technologies énumérés à l’annexe I du règlement. Il s’agit des biens et des technologies «à double usage» (civil et militaire) parmi lesquels nous trouvons les fours à induction capables de fonctionner à des températures supérieures à 850°C (6).
16. L’article 3, paragraphes 1 et 2, du règlement soumet à une autorisation préalable la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation, directe ou indirecte, à destination de l’Iran, des autres biens et technologies, susceptibles d’être proliférants, énumérés à l’annexe II du règlement. Parmi ces biens figurent, sous la norme de référence II.A2.005, les «[f]ours de traitement thermique sous atmosphère contrôlée, présentant la caractéristique suivante: fours capables de fonctionner à des
températures supérieures à 400°C».
17. En vertu de l’article 7, paragraphes 1 et 2, du règlement, les fonds et les ressources économiques des entités qui, notamment, participent, sont directement associées ou apportent un soutien aux activités nucléaires sont gelés. Ces entités sont visées aux annexes IV et V du règlement.
18. L’article 7, paragraphe 3, du règlement est rédigé comme suit:
«Aucun fonds ni aucune ressource économique n’est mis, directement ou indirectement, à la disposition des personnes physiques ou morales, des entités ou des organismes cités aux annexes IV et V, ni dégagé à leur profit.»
19. L’article 7, paragraphe 4, du règlement dispose ce qui suit:
«Il est interdit de participer sciemment et volontairement à des activités ayant pour objet ou pour effet direct ou indirect de contourner les mesures visées aux paragraphes 1, 2 et 3.»
20. Enfin, en vertu de l’article 12, paragraphe 2, du règlement, «[l]es interdictions énoncées à l’article 5, paragraphe 1, point c) et à l’article 7, paragraphe 3, n’entraînent, pour les personnes morales ou physiques ou les entités concernées, aucune responsabilité de quelque nature que ce soit, si elles ne savaient pas, et n’avaient aucun motif raisonnable de suspecter, qu’elles violeraient ces interdictions par leurs actions».
21. Parmi les entités identifiées à l’annexe IV.A du règlement figure le SHIG, avec les indications «Autres renseignements: a) entité placée sous le contrôle de l’[Organisation des industries aérospatiales]; b) concourt au programme iranien de missiles balistiques».
22. Par sa résolution 1929 (2010), le Conseil de sécurité a élargi la portée des mesures restrictives instituées par la résolution 1737 (2006) à l’encontre de la République islamique d’Iran. Afin de se conformer à ses engagements internationaux, le Conseil a abrogé, le 26 juillet 2010, la position commune 2007/140. Il a également abrogé le règlement et l’a remplacé par le règlement (UE) n° 961/2010 (7).
C – La réglementation nationale
23. Les infractions à des actes de l’Union tels que le règlement sont passibles de sanctions pénales, et notamment d’une peine privative de liberté, en vertu de l’article 34 de la loi sur le commerce extérieur (Außenwirtschaftsgesetz).
II – Le litige au principal
24. M. Afrasiabi, directeur d’Emen Survey Engineering Co. Teheran (ci-après «Emen Survey»), une entreprise iranienne, aurait été chargé en 2004, par le directeur d’un centre secret de recherche pour la production de missiles, d’acquérir un four de vitrification en céramique pour le compte du SHIG. Par l’intermédiaire de M. Sahabi, M. Afrasiabi serait entré en contact avec FCT Systeme GmbH (ci-après «FCT»), une entreprise de production allemande, et, en particulier, avec M. Kessel, avec lequel
il aurait conclu un contrat de livraison.
25. Le 20 juillet 2006, ce dernier aurait demandé au Bundesamt für Wirtschaft und Ausfuhrkontrolle (Office fédéral allemand de l’économie et du contrôle des exportations, ci-après le «BAFA») de délivrer une autorisation d’exportation pour la livraison de ce four à Emen Survey en omettant de préciser que cette entreprise entendait fritter des composants de missiles nucléaires destinés à un utilisateur final du programme de missiles iranien. Le 16 janvier 2007, le BAFA aurait délivré une décision
selon laquelle l’exportation du four n’était pas soumise à autorisation.
26. À la suite de l’entrée en vigueur, le 20 avril 2007, du règlement, le SHIG a été inscrit parmi les entités visées aux annexes IV et V de celui-ci. De la même façon, le four de vitrification a été inclus parmi les biens et les technologies visés à l’annexe II du règlement dont l’exportation est soumise à l’obtention d’une autorisation préalable. Par conséquent, le BAFA aurait abrogé sa décision.
27. Le 20 juillet 2007, M. Kessel aurait livré le four de vitrification à Emen Survey et, au mois de mars 2008, il aurait détaché deux techniciens à Téhéran (Iran) afin de procéder à l’installation de ce four. Néanmoins, ces derniers n’auraient pas installé le logiciel nécessaire à la mise en service dudit four, ce logiciel étant librement disponible en Iran. Emen Survey aurait acheté le four de vitrification pour son propre compte afin de produire des revêtements de composants de missiles au
profit du SHIG.
28. Le 13 mars 2008, le BAFA aurait informé M. Kessel qu’Emen Survey était suspectée de procéder à des achats pour le compte de l’industrie de missiles iranienne. M. Kessel aurait, alors, renoncé à rendre le four opérationnel. Le démarrage de la production aurait, par conséquent, échoué.
III – Les questions préjudicielles
29. La juridiction de renvoi est confrontée à des doutes concernant l’interprétation de l’article 7, paragraphes 3 et 4, du règlement.
30. Premièrement, si elle affirme n’avoir aucune objection à admettre que la technologie matérialisée par le four de vitrification constitue une ressource économique au sens de l’article 1^er, sous i), du règlement, la juridiction de renvoi se demande si, en dépit de la conception large de la notion de «mise à disposition» dégagée par la Cour, il est possible d’admettre que cette ressource a été, conformément à l’article 7, paragraphe 3, du règlement, mise à la disposition d’une entité citée à
l’annexe IV de celui-ci alors que, d’une part, aucun acte matériel n’a conféré à cette entité un pouvoir de disposer effectivement, ne serait-ce que de la valeur immatérielle, de ladite ressource et que, d’autre part, une telle ressource demeure en possession d’un tiers, en l’occurrence Emen Survey, qui fabriquerait, avec cette ressource, d’autres biens qui seraient alors transmis à ladite entité.
31. Deuxièmement, la juridiction de renvoi se demande si l’acte en cause ne constituerait pas un contournement de l’interdiction visée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement, condamnable sous l’angle de l’article 7, paragraphe 4, du règlement. À cet égard, elle s’interroge sur la portée de la notion de contournement, et en particulier sur les éléments constitutifs de celui-ci.
32. Afin de dissiper ces doutes, l’Oberlandesgericht Düsseldorf a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Pour qu’il y ait mise à disposition au sens de l’article 7, paragraphe 3, du règlement […], est-il nécessaire que la ressource économique puisse être utilisée immédiatement par la personne/entité figurant sur la liste pour obtenir des fonds ou des services? L’article 7, paragraphe 3, du règlement […] doit-il sinon être interprété en ce sens que l’interdiction de la mise à disposition indirecte englobe la livraison et l’installation d’une ressource économique en état de fonctionnement mais
non encore prête à l’utilisation (en l’espèce un four à vide) à un tiers en Iran, au moyen duquel ce dernier envisage de fabriquer ultérieurement des produits pour l’une des personnes morales, entités ou organismes cités aux annexes IV et V du règlement?
2) a) L’article 7, paragraphe 4, du règlement […] doit-il être interprété en ce sens qu’il ne peut y avoir contournement que lorsque l’auteur de l’infraction adapte formellement son action – quoique seulement en apparence – aux interdictions résultant de l’article 7, paragraphes 1 à 3, du règlement […], de sorte qu’elle ne tombe plus sous le coup des règles d’interdiction, même en recourant à l’interprétation la plus large possible? Les éléments constitutifs de l’interdiction de
contournement et de l’interdiction de la mise à disposition s’excluent-ils donc mutuellement? En cas de réponse positive, un comportement qui ne tomberait pas (encore) sous le coup de l’interdiction de la mise à disposition (indirecte) peut-il malgré tout constituer un contournement au sens de l’article 7, paragraphe 4, du règlement […]?
b) À défaut, l’article 7, paragraphe 4, du règlement […] constitue-t-il une clause très générale englobant toute action conduisant en définitive à mettre une ressource économique à la disposition d’une personne ou d’une entité figurant sur la liste?
3) a) L’élément subjectif ‘sciemment et volontairement’ visé à l’article 7, paragraphe 4, du règlement […] exige-t-il, d’une part, une connaissance positive du contournement de l’interdiction de la mise à disposition obtenu ou visé et, en outre, un élément supplémentaire ayant trait à la volonté, à tout le moins en ce sens que l’auteur de l’infraction accepte en tout état de cause la possibilité que l’interdiction soit contournée? Dans l’alternative, ce dernier doit-il vouloir contourner
l’interdiction, et donc agir de manière délibérée?
b) À défaut, n’est-il pas nécessaire que le contournement soit fait sciemment, le fait que l’auteur de l’infraction considère simplement un contournement de l’interdiction comme étant possible et qu’il accepte cette possibilité étant au contraire suffisant?»
33. Des observations ont été déposées par les parties au litige au principal, ainsi que par la République française, la République italienne et la Commission européenne.
IV – L’examen des questions préjudicielles
34. Il nous paraît indispensable de reformuler les questions posées dans la mesure où notre lecture de l’article 7 du règlement diffère notablement de celle effectuée par la juridiction de renvoi et les parties ayant déposé des observations.
35. En effet, tel que nous lisons cette disposition, elle nous apparaît comporter deux parties distinctes.
36. Dans la première partie de cet article 7, composée de ses paragraphes 1 à 3, le règlement pose la définition de ce qui est prohibé. En l’occurrence, le règlement interdit que les entités listées aux annexes IV et V de celui-ci disposent de fonds ou de ressources économiques. À cette fin, d’une part, auxdits paragraphes 1 et 2, il édicte un gel des avoirs existant et, d’autre part, audit paragraphe 3, il interdit à tout individu de mettre, à l’avenir, à la disposition de ces entités des
fonds ou des ressources économiques.
37. Dans la seconde partie dudit article 7, composée du paragraphe 4, le règlement incrimine le comportement dont l’effet aurait pour conséquence de rendre inopérantes les interdictions exprimées aux paragraphes qui le précèdent. Ce paragraphe 4 est indispensable, car tout ce qui est interdit n’est pas automatiquement pénalement punissable. C’est donc cette disposition qui pose le principe même de l’infraction devant être réprimée par le droit pénal. Par ses références auxdits paragraphes 1 à
3, ledit paragraphe 4 définit très clairement les éléments matériels constitutifs de cette infraction. En outre, par l’emploi des termes «sciemment» et «volontairement», il définit l’élément qualifié souvent d’«élément intellectuel ou psychologique de l’infraction». Une infraction ne se conçoit d’ailleurs pas sans cet élément.
38. Il résulte, à notre sens, de la lecture combinée des articles 7, paragraphe 4, et 12, paragraphe 2, du règlement qu’ils définissent les conditions tant matérielles que psychologiques du comportement interdit, que la législation pénale nationale devra prendre en compte.
39. En conséquence, les paragraphes 3 et 4 de l’article 7 du règlement, loin de s’opposer et de s’exclure, se complètent et se renforcent, ce paragraphe 4 ayant pour vocation d’assurer l’effectivité desdits paragraphes 1 à 3 ainsi que sa lettre l’exprime par le visa de ceux-ci. Ledit paragraphe 4 donne, en réalité, toute leur force aux dispositions qui le précèdent et, à notre sens, le paragraphe 3 de cet article 7 ne constitue pas plus une infraction distincte que n’en constituent les
paragraphes 1 et 2 du même article.
40. À nos yeux, constitue donc une infraction aux dispositions de l’article 7 du règlement tout comportement tel que ceux décrits au paragraphe 4 de cet article.
41. Au demeurant, nous observons que cette structure rédactionnelle fait partie de l’économie du règlement, puisque nous retrouvons la même technique aux articles 2, sous b), et 5, paragraphe 1, sous d), de celui-ci. Le législateur de l’Union indique donc précisément aux États membres qu’il entend voir renforcer le cadre réglementaire par des sanctions pénales dont il appartient à ces derniers de déterminer le régime, conformément à l’article 16 du règlement. Cette technique consistant à
dissocier les normes de comportement de celles relatives à la sanction est classique dans le domaine de la législation de référence.
42. Au point 45 de ses observations, le Generalbundesanwalt indique que le contenu normatif du règlement fait partie intégrante des dispositions répressives nationales, la violation de ces dernières étant passible de sanctions privatives de liberté. Par conséquent, nous trouvant ainsi dans un cas d’intégration de la norme de l’Union par référence du droit interne à celle-ci, en réalité, la juridiction de renvoi sollicite de la Cour la définition de termes qui constituent, d’une part, les
éléments matériels et, d’autre part, l’élément psychologique de l’infraction poursuivie par le Generalbundesanwalt.
43. Les définitions demandées nous paraissent devoir porter sur les termes suivants. La livraison du four de vitrification dans les circonstances décrites constitue-t-elle la «mise à disposition indirecte d’une ressource économique»? En quoi consiste le fait de «contourner» les mesures visées à l’article 7, paragraphes 1 à 3, du règlement? À quelles conditions «subjectives» de l’infraction correspondent les termes «sciemment» et «volontairement»?
44. Ces définitions demandées doivent faire l’objet d’une interprétation autonome et uniforme dans toute l’Union. En effet, le règlement intervient dans un domaine harmonisé et ne renvoie aux droits des États membres qu’en ce qui concerne la détermination du régime des sanctions applicables en cas de violation des mesures qu’il prescrit (8).
45. En outre, le sens et la portée des notions à définir doivent, avant tout, être recherchés en tenant compte du cadre répressif dans lequel elles s’inscrivent. S’agissant de la matière pénale, les dispositions dans lesquelles ces notions figurent doivent être suffisamment claires et précises pour garantir le respect des principes généraux du droit de l’Union et, en particulier, des principes de la sécurité juridique et de la légalité des délits et des peines (9).
46. Enfin, l’interprétation qui s’impose doit être téléologique pour rechercher et exprimer la ratio legis du texte dont l’article 7, paragraphe 4, du règlement entend assurer l’effectivité. Cette méthode d’interprétation est classiquement admise, l’interprétation par analogie étant, en revanche, ici, strictement prohibée comme enfreignant, par son imprécision, le principe de la légalité des délits et des peines.
47. En l’occurrence, le but poursuivi par la loi, c’est-à-dire ici le règlement, instrument d’harmonisation par excellence, est parfaitement clair. Il s’agit de mettre fin aux activités que la République islamique d’Iran mène en vue de la constitution d’un armement nucléaire, susceptible d’être utilisé à des fins militaires ou disséminé. L’article 7 du règlement doit donc empêcher des actes ou des comportements qui mettraient ou risqueraient de mettre en péril la paix d’une partie ou de la
totalité du globe et d’entraîner des destructions humaines massives susceptibles de relever de la qualification de génocide, que ce résultat soit précisément recherché ou imprudemment permis par l’attitude de l’auteur d’ailleurs. En outre, parce que le comportement du délinquant évolue, il est indispensable que cette disposition permette de s’adapter à l’imagination de ceux qui, par différents artifices, notamment juridiques, tenteront de dissimuler le but véritable de leurs entreprises.
48. Pour atteindre les buts visés, il est donc non seulement légitime, mais également indispensable que les définitions demandées revêtent une interprétation large parce qu’il s’agit non seulement de punir ce qui a été fait, mais aussi d’interdire tout ce qui peut être imaginé pour contourner la loi et pour exploiter les failles du système.
A – Sur l’interprétation de la notion de «mise à disposition indirecte», visée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement
49. La notion de «mise à disposition indirecte» est employée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement ainsi qu’à l’article 5, paragraphe 2, de la position commune 2007/140. Néanmoins, elle ne figure pas dans le texte du paragraphe 12 de la résolution 1737 (2006).
50. La notion de mise à disposition a été interprétée par la Cour dans les arrêts Möllendorf et Möllendorf-Niehuus (10) ainsi que E et F (11). Il s’agissait de deux renvois préjudiciels concernant l’interprétation de mesures adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, libellées en des termes identiques à ceux de l’article 7, paragraphe 3, du règlement.
51. Dans ces arrêts, la Cour a conféré à la notion de mise à disposition une acception large, englobant tout acte dont l’accomplissement est nécessaire pour permettre à une personne, à un groupe ou à une entité visée d’obtenir effectivement le pouvoir de disposer pleinement des fonds, des autres avoirs financiers ou des ressources économiques (12).
52. En d’autres termes, la notion de mise à disposition couvre tout transfert de la propriété.
53. Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Möllendorf et Möllendorf-Niehuus, précité, la Cour a ainsi admis que la transcription définitive, sur un registre foncier, d’un transfert de la propriété d’un bien immobilier à une entité visée constituait une mise à disposition prohibée par les dispositions réglementaires en cause dans cette affaire. Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt E et F, précité, la Cour a appréhendé de la même façon le fait pour un membre d’une organisation listée de
transmettre à cette dernière des fonds provenant d’activités de collectes de dons et de ventes de publications.
54. La Cour n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur la notion de mise à disposition indirecte d’un fonds ou d’une ressource économique.
55. À notre avis, cette notion permet, avant tout, de répondre à l’adaptation du comportement du délinquant et, en particulier, à tout acte de dissimulation. En effet, à partir du moment où il est interdit de mettre à la disposition d’une entité listée des fonds ou des ressources économiques, celle-ci se dissimule derrière des personnalités physiques fictives ou des sociétés-écrans pour accéder à des sources de financement, usant de moyens de plus en plus sophistiqués dans le cadre de réseaux
de prolifération. Or, tout transfert de fonds et de ressources économiques qui, quelle que soit la personne à qui ils sont matériellement remis, peut ou risque de profiter à une telle entité constitue, évidemment, un mécanisme frauduleux qui doit être globalement interdit.
56. La juridiction nationale doit, dans le cadre de son appréciation souveraine des faits, examiner tous les éléments de nature à caractériser l’existence de liens étroits entre l’entité à laquelle les fonds ou les ressources économiques ont été remis et l’entité visée aux annexes IV et V du règlement. Cette appréciation doit se faire au cas par cas et les indices peuvent être de nature très diverse, liés, par exemple, à la détention du capital, à la composition des organes de direction, à la
nature des échanges commerciaux ou à l’existence de rapports d’ordre contractuel.
57. Ainsi, dans le cadre de l’opération en cause dans la présente affaire, il n’est pas exclu qu’Emen Survey ait agi pour le compte ou sous la direction du SHIG de façon à contourner les mesures de restriction adoptées à l’encontre de ce dernier. En effet, à la lecture de l’acte d’accusation et des observations du Generalbundesanwalt, nous relevons que M. Afrasiabi a occupé un poste de direction au sein du SHIG de l’année 1996 à l’année 2003, avant de diriger Emen Survey (13). Nous apprenons,
également, qu’il a été chargé par le directeur d’un centre secret de recherche pour la production de missiles, d’acquérir un four de vitrification pour le compte du SHIG, celui-ci ayant déjà tenté d’acheter des équipements auprès de FCT. Nous notons aussi que M. Afrasiabi a acquis le four de vitrification afin de produire des composants de missiles au profit du SHIG et de l’industrie de missiles iranienne (14).
58. Il appartiendra à la juridiction de renvoi d’évaluer la force probante de chacun de ces éléments, ensemble avec les pièces dont elle dispose dans le cadre du dossier national.
59. Au vu de ces éléments, nous estimons, par conséquent, que la notion de «mise à disposition indirecte», visée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement, doit être entendue en ce sens qu’elle recouvre la livraison et l’installation d’un four de vitrification auprès d’une entreprise iranienne, lorsque celle-ci agit dans le cadre d’un montage frauduleux destiné à dissimuler le bénéficiaire effectif de la ressource économique, visé aux annexes IV et V du règlement.
60. Il appartient à la juridiction nationale d’examiner, au cas par cas et dans le cadre de son appréciation souveraine des faits, tous les éléments de nature à caractériser l’existence de liens étroits entre l’entité à laquelle les fonds ou les ressources économiques ont été remis et l’entité visée aux annexes IV et V du règlement.
B – Sur l’interprétation de la notion de «ressource économique», visée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement
61. Dans la présente affaire, nous comprenons que le four de vitrification n’est pas opérationnel, faute d’installation du logiciel nécessaire à sa mise en service, et qu’aucun revêtement de composants de missiles n’a donc été produit. La question se pose donc de savoir si le SHIG est en mesure de disposer, très concrètement, d’une «ressource économique», au sens de l’article 7, paragraphe 3, du règlement.
62. Premièrement, la notion de ressource économique revêt un sens très large que révèle le choix des termes employés par le législateur de l’Union.
63. En effet, conformément à l’article 1^er, sous i), du règlement, la notion de ressource économique couvre «les avoirs de toute nature [(15)], corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, qui ne sont pas des fonds mais peuvent être utilisés pour obtenir des fonds, des biens ou des services» (16).
64. La notion de ressource économique couvre non seulement l’ensemble des avoirs, de quelque type que ce soit, mais également l’utilisation dont ils peuvent faire l’objet. Le législateur de l’Union vise donc tous les avoirs qui, d’une façon ou d’une autre, peuvent permettre au bénéficiaire d’obtenir des fonds ou des services ou peuvent être employés dans le cadre de la conception d’une arme nucléaire, ce qui inclut, par conséquent, l’ensemble des biens matériels et immatériels ainsi que
l’ensemble des technologies disponibles.
65. Cette définition correspond, d’ailleurs, à l’approche très large adoptée par les Nations unies (17).
66. Il est évident que le four de vitrification constitue, en tant que tel et indépendamment de sa mise en service, une «ressource économique», au sens des termes de l’article 1^er, sous i), du règlement. Il s’agit d’un moyen de production destiné à la fabrication de composants susceptibles de rentrer dans la conception et la mise au point d’une arme nucléaire. Indépendamment de l’installation du logiciel nécessaire à sa mise en service, il représente une technologie de pointe, pour
l’acquisition de laquelle Emen Survey a payé la somme de 850 000 euros, aux termes du contrat de livraison conclu avec FCT (18). L’accès à une technologie aussi sophistiquée alimente, de toute évidence, les activités de recherche et de développement et permet non seulement d’obtenir des fonds, mais également d’employer cette technologie à des fins autres que civiles.
67. Deuxièmement, cette interprétation s’impose au vu des objectifs visés par le législateur de l’Union. En effet, il est indispensable que la notion de ressource économique revête la définition la plus large possible si nous voulons prendre en compte les nouvelles formes de la prolifération. Il faut abandonner l’idée que les États en quête de l’arme nucléaire se fondent sur des procédés classiques d’approvisionnement. Compte tenu de la mondialisation des échanges, tant matériels
qu’immatériels, de la libéralisation progressive du commerce international et des évolutions techniques et industrielles, l’acquisition de matériels et de technologies sensibles se dématérialise et fait l’objet de moyens de plus en plus sophistiqués. En ce qui concerne les équipements, la notion de ressource économique ne doit pas seulement viser ceux qui sont en état de fonctionnement. Elle doit aussi englober des composants élémentaires et des pièces détachées qui, mis bout à bout, permettent à
l’entité visée d’obtenir un matériel ou une source de financement. Elle doit également couvrir chacune des technologies qui permet d’avoir accès et de maîtriser le procédé, telles que les logiciels, les dessins, les plans, les modèles ou encore le savoir-faire technologique comme les instructions de montage et les descriptions. En effet, chacune de ces technologies est, en soi, suffisante pour permettre à une entité listée de l’employer à des fins stratégiques ou commerciales.
68. Par conséquent, il importe peu, à notre sens, que le four de vitrification en cause dans la présente affaire soit en état de fonctionnement ou non. Indépendamment de l’installation du logiciel nécessaire à la mise en service de ce four, la technologie qu’il représente est suffisante pour garantir au SHIG une source de revenus et lui permettre de l’employer au titre de ses activités nucléaires.
69. Troisièmement, ladite interprétation n’est pas remise en cause par la distinction qu’opère le législateur de l’Union à l’article 1^er du règlement entre la notion de «technologies» et celle de «ressource économique» et sur laquelle se fonde M. Kessel dans ses observations. L’article 1^er, sous d), du règlement indique que l’on entend par «‘technologies’, notamment les logiciels». Conformément à l’annexe II.B du règlement, il s’agit des «[t]echnologies requises pour la mise au point, la
production ou l’utilisation des [biens visés à l’annexe II.A du règlement]», parmi lesquels figure le four de vitrification.
70. Selon M. Kessel, cette distinction suppose que les technologies sont exclues de la notion de «ressource économique» couverte par les dispositions de l’article 7, paragraphe 3, du règlement.
71. Nous ne partageons pas cet avis. Ladite distinction s’explique uniquement par la portée et par la diversité des mesures restrictives adoptées dans le cadre du règlement.
72. En effet, la notion de technologies est employée dans le cadre de l’embargo adopté aux articles 2 à 6 du règlement. Il s’agit d’une sanction commerciale consistant à interdire ou à limiter la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation vers l’Iran des biens et des technologies susceptibles de renforcer son potentiel nucléaire. Le législateur de l’Union doit donc faire preuve de précision quant aux marchandises concernées, puisqu’il s’agit d’empêcher leur libre circulation et leur
commerce à destination d’un État. En l’occurrence, ce législateur vise expressément les biens et les technologies dits «à double usage» couverts par le règlement n° 1334/2000, tel que modifié par le règlement n° 394/2006.
73. La notion de ressource économique est, quant à elle, employée dans le cadre des mesures organisant le gel des avoirs des entités visées aux annexes IV et V du règlement. Nous rappelons qu’il s’agit d’une sanction financière dont l’objectif est d’affaiblir le potentiel économique des entités listées en les empêchant d’avoir accès à des ressources économiques ou financières, de quelque type que ce soit (19).
74. L’interdiction énoncée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement concerne donc l’ensemble des ressources qui, si elles sont directement ou indirectement mises à la disposition d’une entité visée aux annexes IV et V du règlement, emportent, par elles-mêmes, un risque de détournement au profit du financement du programme nucléaire iranien ou qui sont susceptibles de rentrer d’une manière quelconque dans la conception, la mise au point, la fabrication ou l’utilisation d’une arme nucléaire.
Pour assurer la cohérence du régime de sanctions, cette interdiction doit, bien évidemment, inclure non seulement l’ensemble des biens, mais également l’ensemble des technologies frappés par la mesure d’embargo.
75. Au vu de ces éléments, nous sommes d’avis que la notion de «ressource économique», visée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement, doit donc être entendue en ce sens qu’elle recouvre un four de vitrification, indépendamment de l’installation du logiciel nécessaire à la mise en service de celui-ci.
C – Sur l’interprétation de la notion de «contournement», visée à l’article 7, paragraphe 4, du règlement
76. L’article 7, paragraphe 4, du règlement prévoit qu’«[i]l est interdit de participer sciemment et volontairement à des activités ayant pour objet ou pour effet direct ou indirect de contourner les mesures visées aux paragraphes 1, 2 et 3 [de ce même article]» (20).
77. Contourner la loi, c’est l’enfreindre par tout moyen, y compris de manière dissimulée, utilisé pour éluder, esquiver ou tenir en échec les prohibitions édictées par le texte. Dans le cadre du paragraphe 4 de l’article 7 du règlement, c’est adopter un comportement dont le résultat est parfaitement contraire à la finalité que poursuit cet article. En d’autres termes, le législateur de l’Union vise tout type de comportements permettant à une entité listée de disposer de fonds ou de ressources
économiques, en violation des interdictions visées à l’article 7, paragraphes 1 à 3, du règlement. Peu importe la nature de l’activité à laquelle l’individu a participé et la mesure dans laquelle il a contribué à la réalisation de l’infraction.
D – Sur l’interprétation des termes «sciemment» et «volontairement», visés à l’article 7, paragraphe 4, du règlement
78. À l’article 7, paragraphe 4, du règlement, le législateur de l’Union exige que l’individu ait agi «sciemment» («wissentlich») et «volontairement» («vorsätzlich»). Il définit ainsi l’élément psychologique de l’infraction. Ces termes sont extraits de la version en langue allemande, qui est la langue de procédure de la présente affaire, ainsi que de la version en langue française.
79. Il s’agit ici de déterminer la nature de l’élément psychologique (ou subjectif selon le terme employé par la juridiction de renvoi) exigé par le texte pour que l’infraction soit constituée sous cet angle.
80. Comme le relève la juridiction de renvoi, il existe quelques différences terminologiques. La version en langue espagnole emploie les termes «consciente» et «deliberada», celle en langue anglaise, «knowingly» et «intentionally», celle en langue italienne, «consapevolmente» et «deliberatamente», celle en langue portugaise, «consciente» et «intencional», celle en langue roumaine, «voluntară» et «deliberată», et celle en langue slovaque, «vedomá» et «úmyselná». Selon les versions linguistiques
de l’article 7, paragraphe 4, du règlement, le terme «volontairement» est donc indistinctement remplacé par les termes «intentionnellement» ou «délibérément» (21).
81. Les termes «volontairement» et «sciemment» doivent trouver une interprétation autonome et uniforme dans toute l’Union et leur sens doit, avant tout, être recherché en tenant compte ici du principe de l’autonomie du droit pénal et des principes généraux de celui-ci.
82. Ces principes généraux supposent, d’une part, la réunion de conditions qui doivent être présentes quel que soit le type d’infraction considérée et, d’autre part, selon les prescriptions du texte répressif, des conditions qui peuvent être propres à un type particulier de comportement spécialement incriminé.
83. Les conditions générales imposent que, dans l’accomplissement de tout acte répréhensible, il faut que se trouvent réunies, chez l’auteur, une conscience et une volonté libres, c’est-à-dire qui ne soient pas annihilées par un trouble mental et/ou une contrainte.
84. Par définition, nous considérons que cette condition préalable et indispensable est implicitement, mais nécessairement, sous-entendue. En effet, bien qu’elle ne soit pas littéralement exprimée par le texte, l’ensemble du dispositif serait contraire aux droits fondamentaux reconnus aux individus tant par les conventions internationales que par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, si ladite condition n’était pas prise en compte.
85. Les termes «volontairement» et «sciemment» désignent donc l’élément psychologique propre à l’infraction ici spécifiquement réprimée, tel qu’exprimé par le texte fondant la répression, conformément à l’exigence de précision requise par le principe de la légalité du droit pénal.
86. La théorie pénale classique distingue deux grands types de fautes, à savoir la faute intentionnelle, qui, dans son sens étroit, consiste pour l’auteur à rechercher le but précisément interdit par la loi, et la faute commise par imprudence ou par négligence. En conséquence, c’est par référence à la lettre du texte que nous devons rechercher laquelle ou lesquelles de ces fautes sont ici exigées au moyen des termes «volontairement» et «sciemment».
87. Quelle que soit l’imprécision que révèlent les diverses versions linguistiques de ces termes, la lettre de l’article 7, paragraphe 4, du règlement nous permet de retenir que le législateur de l’Union a entendu sanctionner ces deux types de fautes.
88. D’abord, la faute intentionnelle telle que nous venons de la définir. C’est le sens de l’expression qu’emploie le législateur de l’Union lorsqu’il vise toute activité «ayant pour objet».
89. Ensuite, la faute d’imprudence ou de négligence. En effet, ainsi que le démontre l’emploi de l’expression «ayant pour effet», le législateur de l’Union incrimine également l’activité ayant abouti au résultat obtenu, même s’il n’a pas été atteint intentionnellement. Ici, le texte répressif prend en compte un comportement qui exprime une indiscipline sociale, traduite par une imprudence ou une négligence aboutissant au résultat prohibé.
90. Par conséquent, l’analyse de l’article 7, paragraphe 4, du règlement nous conduit à considérer que les termes «volontairement» et «sciemment» englobent tant la faute intentionnelle que la faute d’imprudence ou de négligence.
91. Cette interprétation nous paraît confirmée par le texte de l’article 12, paragraphe 2, du règlement qui dispose que «[l]es interdictions énoncées à […] l’article 7, paragraphe 3, n’entraînent, pour les personnes morales ou physiques ou les entités concernées, aucune responsabilité de quelque nature que ce soit, si elles ne savaient pas, et n’avaient aucun motif raisonnable [(22)] de suspecter, qu’elles violeraient ces interdictions par leurs actions».
92. Ce texte signifie implicitement, mais nécessairement, que, si ces personnes et ces entités avaient un tel motif raisonnable, elles ne seraient pas exonérées de leur responsabilité. Cela revient à exiger de leur part un minimum de discipline sociale les obligeant à vérifier si leur action est légale et, dans la négative, à s’abstenir, l’existence de motif raisonnable résultant de conditions propres à l’acteur et tenant, par exemple, à la nature de son activité professionnelle, de ses
qualifications, du cadre international dans lequel il agit ou du caractère sensible de la technologie transférée.
93. L’indiscipline sociale se trouve ainsi caractérisée par la violation d’un impératif de prudence auquel la personne ou l’entité devaient se conformer ou par l’omission de prendre les précautions qu’elles auraient dû normalement respecter. À ce titre, se trouve ainsi incriminé celui qui, objectivement, risque de causer la situation prohibée, à tout le moins lorsque celle-ci se réalise.
94. C’est donc par le jeu cumulé des articles 7, paragraphe 4, et 12, paragraphe 2, du règlement que se trouve caractérisée, avec la précision nécessaire, l’intensité de la faute d’imprudence ou de négligence exigée par le texte.
95. Dans la présente affaire, M. Kessel avait parfaitement conscience de commettre un acte contraire au règlement. De toute évidence, il avait des motifs raisonnables de suspecter que la livraison du four de vitrification allait permettre à une entité listée de bénéficier d’une ressource économique. En effet, il ressort des éléments du dossier que M. Kessel était informé du fait qu’Emen Survey entendait fritter des composants de missiles nucléaires destinés à une entité listée et à l’industrie
de missiles iranienne. Pour autant, il est resté déterminé à participer à cette opération, puisqu’il aurait livré le four de vitrification le 20 juillet 2007 et aurait fourni, au cours du printemps 2008, une assistance technique aux fins de l’installation de ce four, et ce après l’entrée en vigueur du règlement. C’est donc en pleine connaissance de cause et de façon tout à fait volontaire que M. Kessel a adopté un comportement contraire aux mesures restrictives adoptées à l’article 7 du règlement.
96. Au vu de ces éléments, nous estimons que les termes «volontairement» et «sciemment» figurant à l’article 7, paragraphe 4, du règlement doivent être interprétés en ce sens qu’ils visent tout individu jouissant d’une conscience et d’une volonté libres, conditions consubstantielles à toute responsabilité pénale, qui agit, d’une part, de façon intentionnelle avec pour objet d’enfreindre les interdictions visées à l’article 7, paragraphes 1 à 3, du règlement et, d’autre part, par imprudence ou
par négligence alors qu’il avait des motifs raisonnables de suspecter que ses actes violeraient lesdites interdictions.
V – Conclusion
97. À la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par l’Oberlandesgericht Düsseldorf:
«1) a) L’article 7, paragraphe 3, du règlement (CE) n° 423/2007 du Conseil, du 19 avril 2007, concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la livraison et à l’installation d’un four de vitrification auprès d’une entreprise iranienne, lorsque celle-ci agit dans le cadre d’un montage frauduleux destiné à dissimuler le bénéficiaire effectif de la ressource économique, visé aux annexes IV et V du règlement n° 423/2007,
constituant ainsi le contournement visé et interdit à l’article 7, paragraphe 4, de ce règlement. Il appartient au juge national d’examiner, au cas par cas et dans le cadre de son appréciation souveraine des faits, tous les éléments de nature à caractériser l’existence de liens étroits entre l’entité à laquelle les fonds ou les ressources économiques ont été remis et l’entité visée aux annexes IV et V dudit règlement.
b) La notion de ‘ressource économique’ visée à l’article 7, paragraphe 3, du règlement n° 423/2007 doit être interprétée en ce sens qu’elle recouvre un four de vitrification, indépendamment de l’installation du logiciel nécessaire à la mise en service de ce four.
2) a) La notion de ‘contournement’ employée à l’article 7, paragraphe 4, de ce règlement doit être interprétée en ce sens qu’elle désigne le comportement, quel qu’il soit, de tout individu qui participe à une activité ayant pour objet ou pour effet d’enfreindre les interdictions visées aux paragraphes 1 à 3 de ce même article.
b) Les termes ‘volontairement’ et ‘sciemment’ figurant à l’article 7, paragraphe 4, du règlement n° 423/2007 doivent être interprétés en ce sens qu’ils visent tout individu jouissant d’une conscience et d’une volonté libres, conditions consubstantielles à toute responsabilité pénale, qui agit, d’une part, de façon intentionnelle avec pour objet d’enfreindre les interdictions visées à l’article 7, paragraphes 1 à 3, de ce règlement et, d’autre part, par imprudence ou par négligence alors qu’il
avait des motifs raisonnables de suspecter que ses actes violeraient lesdites interdictions.»
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1 – Langue originale: le français.
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2 – Règlement du Conseil du 19 avril 2007 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO L 103, p. 1, ci-après le «règlement»).
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3 – Traité ouvert à la signature à Londres, Moscou et Washington le 1^er juillet 1968 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 729, p. 161).
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4 – Voir Étude Raoul-Dandurand n° 21, Lewis, I., «Prolifération nucléaire par et au profit des acteurs non étatiques – Prévenir la menace». Voir, également, note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, Schlumberger, G., et Gruselle, B., «Pour une politique cohérente de lutte contre les réseaux de prolifération», 4 janvier 2007; Fondation pour la Recherche Stratégique, Recherches & Documents, Gruselle, B., «Réseaux et financement de la prolifération», 3 mars 2007, et note de la Fondation pour
la Recherche Stratégique, Gruselle, B., «Quelle politique de sanctions face à la prolifération?», 28 juin 2007.
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5 – Position commune du Conseil du 27 février 2007 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO L 61, p. 49).
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6 – Voir règlement (CE) n° 1334/2000 du Conseil, du 22 juin 2000, instituant un régime communautaire de contrôles des exportations de biens et technologies à double usage (JO L 159, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) n° 394/2006 du Conseil, du 24 février 2006 (JO L 74, p. 1).
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7 – Règlement du Conseil du 25 octobre 2010 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran et abrogeant le règlement (CE) n° 423/2007 (JO L 281, p. 1).
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8 – Article 16, paragraphe 1, du règlement.
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9 – Arrêt du 29 avril 2010, M e.a. (C‑340/08, Rec. p. I‑3913, points 64 et 65 ainsi que jurisprudence citée).
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10 – Arrêt du 11 octobre 2007 (C‑117/06, Rec. p. I‑8361). Cet arrêt concerne l’interprétation de l’article 2, paragraphe 3, du règlement (CE) n° 881/2002 du Conseil, du 27 mai 2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban et abrogeant le règlement (CE) n° 467/2001 du Conseil interdisant l’exportation de certaines marchandises et de certains services vers l’Afghanistan, renforçant
l’interdiction des vols et étendant le gel des fonds et autres ressources financières décidées à l’encontre des Taliban d’Afghanistan (JO L 139, p. 9), tel que modifié par le règlement (CE) n° 561/2003, du 27 mars 2003 (JO L 82, p. 1).
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11 – Arrêt du 29 juin 2010 (C‑550/09, non encore publié au Recueil). Cet arrêt concerne l’interprétation de l’article 2, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) n° 2580/2001 du Conseil, du 27 décembre 2001, concernant l’adoption de mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (JO L 344, p. 70).
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12 – Arrêts précités Möllendorf et Möllendorf-Niehuus (points 50 et 51) ainsi que E et F (points 66 et 67).
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13 – Nous notons, néanmoins, à la lecture du point 12 des observations déposées par M. Kessel, qu’Emen Survey n’est pas sous le contrôle du SHIG, ce dernier ne disposant ni de la majorité du capital d’Emen Survey ni de droits spéciaux.
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14 – Points 1, 9, 11, 12 et 17 de la décision de renvoi.
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15 – Nous soulignons.
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16 – Voir, par analogie, arrêt E et F, précité (point 69).
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17 – En effet, dans un document d’information du 11 septembre 2009, intitulé «Gel des avoirs: explication des termes» (disponible sur le site Internet des Nations unies à l’adresse suivante: http://www.un.org/french/sc/committees/1267/pdf/assets_freeze.pdf), le comité des sanctions du Conseil de sécurité a défini la notion de «ressources économiques» comme s’étendant à «tous les types d’avoirs, meubles ou immeubles, tangibles ou intangibles, réels ou potentiels, qui ne sont pas des fonds mais
pourraient être utilisés pour obtenir des fonds, des biens ou des services», tels que les terrains, les bâtiments, les équipements, y compris les ordinateurs, les logiciels, les outils et les machines, les meubles, les œuvres d’art, les pierres précieuses, les bijoux et l’or, les matières premières, les armes, les droits de propriété intellectuelle ou encore les hébergements de sites Web et tous les autres avoirs réels ou potentiels.
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18 – Nous comprenons, des observations déposées par le Generalbundesanwalt, que le contrat conclu entre MM. Kessel et Afrasiabi comprenait la livraison et l’installation d’un four de vitrification conçu par FCT, mais n’incluait pas l’installation du logiciel fourni par cette entreprise, ce logiciel étant librement disponible en Iran.
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19 – Voir, par analogie, arrêt M e.a., précité (point 52 et jurisprudence citée).
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20 – La position commune 2007/140 et la résolution 1737 (2006) ne contiennent aucune disposition équivalente [à l’exception de l’article 1^er, paragraphe 2, sous c), de la position commune relatif aux mesures d’embargo], de sorte que la portée de l’article 7, paragraphe 4, du règlement ne peut résulter que de l’analyse de ce règlement.
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21 – Nous savons que, conformément à une jurisprudence constante, les diverses versions linguistiques d’un texte de l’Union doivent être interprétées de façon uniforme. Par conséquent, si ces versions divergent, il est nécessaire d’interpréter l’article 7, paragraphe 4, du règlement en fonction non seulement de l’économie générale et de la finalité du règlement, mais également compte tenu du texte et de l’objet de la résolution 1737 (2006) (arrêt M e.a., précité, point 44 et jurisprudence citée).
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22 – Nous soulignons.