CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. PAOLO MENGOZZI
présentées le 20 mars 2012 ( 1 )
Affaire C‑42/11
João Pedro Lopes Da Silva Jorge
[demande de décision préjudicielleformée par la cour d’appel d’Amiens (France)]
«Coopération policière et judiciaire en matière pénale — Décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres — Législation d’un État membre réservant la faculté de non-exécution du mandat d’arrêt européen au cas des personnes recherchées ayant la nationalité dudit État — Discrimination fondée sur la nationalité»
1. Le présent renvoi préjudiciel, en provenance de la cour d’appel d’Amiens (France), offre à nouveau l’occasion à la Cour de se pencher sur l’interprétation de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres ( 2 ). La Cour est notamment invitée à préciser sa jurisprudence et à procéder à une mise en balance de la marge d’appréciation qui doit être reconnue aux États membres
lorsqu’ils mettent en œuvre ladite décision-cadre avec l’étendue des garanties qui doivent être offertes aux citoyens de l’Union européenne lorsqu’ils font l’objet d’un mandat d’arrêt européen aux fins de l’exécution d’une peine privative de liberté.
I – Le cadre juridique
A – Le droit international
2. La convention sur le transfèrement des personnes condamnées signée le 21 mars 1983 à Strasbourg, à laquelle tous les États membres de l’Union sont parties, prévoit, à son article 2, paragraphe 1, que «[l]es Parties s’engagent à s’accorder mutuellement, dans les conditions prévues par la présente Convention, la coopération la plus large possible en matière de transfèrement des personnes condamnées».
3. L’article 3, paragraphe 1, sous a), de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées énonce:
«Un transfèrement ne peut avoir lieu aux termes de la présente Convention qu’aux conditions suivantes:
a le condamné doit être ressortissant de l’État d’exécution».
4. L’article 3, paragraphe 4, de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées précise que «[t]out État peut, à tout moment, par une déclaration adressée au Secrétaire général du Conseil de l’Europe, définir, en ce qui le concerne, le terme ‘ressortissant’, aux fins de la présente Convention».
B – Le droit de l’Union
1. La décision-cadre 2002/584
5. La décision-cadre 2002/584 définit, à son article 1er, le mandat d’arrêt européen et l’obligation d’exécuter comme suit:
«1. Le mandat d’arrêt européen est une décision judiciaire émise par un État membre en vue de l’arrestation et de la remise par un autre État membre d’une personne recherchée pour l’exercice de poursuites pénales ou pour l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté.
2. Les États membres exécutent tout mandat d’arrêt européen, sur la base du principe de reconnaissance mutuelle et conformément aux dispositions de la présente décision-cadre.
3. La présente décision-cadre ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 du traité sur l’Union européenne.»
6. L’article 4 de la décision-cadre 2002/584 est consacré aux motifs de non-exécution facultative du mandat d’arrêt européen. Il prévoit, à son point 6, que «[l]’autorité judiciaire d’exécution peut refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen […] s[‘il] a été délivré aux fins d’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté, lorsque la personne recherchée demeure dans l’État membre d’exécution, en est ressortissante ou y réside, et que cet État s’engage à exécuter cette
peine ou mesure de sûreté conformément à son droit interne».
7. L’article 32 de la décision-cadre 2002/584 énonce que «[l]es demandes d’extradition reçues avant le 1er janvier 2004 continueront d’être régies par les instruments existants dans le domaine de l’extradition. Les demandes reçues à partir de cette date seront régies par les règles adoptées par les États membres en exécution de la présente décision-cadre. Cependant, tout État membre peut faire, au moment de l’adoption de la présente décision-cadre, une déclaration indiquant que, en tant qu’État
membre d’exécution, il continuera de traiter selon le système d’extradition applicable avant le 1er janvier 2004 les demandes relatives à des faits commis avant une date qu’il indique […]».
8. La déclaration de la République française relative audit article 32 est libellée comme suit:
«La France déclare, conformément à l’article 32 de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen et à la procédure de remise entre États membres, que, en tant qu’État d’exécution, elle continuera de traiter selon le système d’extradition applicable avant le 1er janvier 2004 les demandes relatives à des faits commis avant le 1er novembre 1993 […]»
2. La décision-cadre 2008/909/JAI
9. La décision-cadre 2008/909/JAI du Conseil, du 27 novembre 2008, concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux jugements en matière pénale prononçant des peines ou des mesures privatives de liberté aux fins de leur exécution dans l’Union européenne ( 3 ), met en place un système dont l’objectif est de faciliter l’exécution d’une peine dans un État membre autre que l’État qui a rendu le jugement pénal aux fins de mieux assurer la réinsertion sociale du condamné.
10. L’article 3, paragraphe 1, de la décision-cadre 2008/909 dispose que «[l]a présente décision-cadre vise à fixer les règles permettant à un État membre, en vue de faciliter la réinsertion sociale de la personne condamnée, de reconnaître un jugement et d’exécuter la condamnation».
11. L’article 28, paragraphe 1, de la décision-cadre 2008/909 prévoit que «[l]es demandes reçues avant le 5 décembre 2011 continuent d’être régies conformément aux instruments juridiques existants en matière de transfèrement des personnes condamnées. Les demandes reçues après cette date sont régies par les règles adoptées par les États membres en exécution de la présente décision-cadre».
C – Le droit national
12. L’article 695-24 du code de procédure pénale français énonce les motifs pour lesquels il peut être refusé de donner suite à un mandat d’arrêt européen. Il prévoit ainsi que «[l]’exécution d’un mandat d’arrêt européen peut être refusée:
[…]
2. Si la personne recherchée pour l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté est de nationalité française et que les autorités françaises compétentes s’engagent à faire procéder à cette exécution».
II – Le litige au principal et les questions préjudicielles
13. Le 14 septembre 2006, une juridiction pénale portugaise délivrait un mandat d’arrêt européen à l’encontre du défendeur au principal, M. Lopes Da Silva Jorge, ressortissant portugais, en vue de l’exécution d’une peine de cinq années d’emprisonnement prononcée en 2003 pour des faits commis en 2002. Depuis cette date, M. Lopes Da Silva Jorge s’est installé en France.
14. Il ressort de la demande de décision préjudicielle que M. Lopes Da Silva Jorge est marié depuis le 11 juillet 2009 à une ressortissante française, avec laquelle il réside sur le territoire français. Il est employé pour une durée indéterminée comme chauffeur routier régional depuis le 3 février 2008 par une société française.
15. Le 19 mai 2010, à la suite d’une convocation téléphonique, M. Lopes Da Silva Jorge s’est présenté devant les services de police français. Il a, à cette occasion, été informé de l’existence du mandat d’arrêt européen émis à son encontre ainsi que de la demande de remise aux fins d’exécution de la peine formulée par les autorités portugaises. Le 20 mai 2010, le procureur général près la cour d’appel d’Amiens a saisi la juridiction de renvoi aux fins de statuer sur la remise de M. Lopes Da Silva
Jorge aux autorités portugaises.
16. Dans le cadre de la procédure au principal, le procureur général a soutenu, en substance, que le mandat d’arrêt européen avait été émis dans le respect des exigences légales par les autorités portugaises et qu’aucun des motifs obligatoire ou facultatif de refus d’exécution prévus par le code de procédure pénale français ne trouvait à s’appliquer. Invité à prendre position sur l’incidence de l’arrêt de la Cour Wolzenburg ( 4 ), le procureur général a soutenu que, si M. Lopes Da Silva Jorge était
en droit de se prévaloir de la législation française arrêtant les conditions dans lesquelles l’autorité compétente peut refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen, conformément aux prescriptions de la Cour, et donc de se prévaloir de l’article 695-24 du code de procédure pénale, le motif visé audit article, qui ne concerne que les seuls ressortissants français, est bien, conformément à l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584, facultatif. Ainsi, l’article 695-24 du code de
procédure pénale ne trouverait à s’appliquer qu’à la double condition que le mandat d’arrêt européen ait été émis à l’encontre d’un ressortissant français et que les autorités françaises compétentes se soient engagées à faire procéder elles-mêmes à l’exécution de la peine. Il conclut ainsi à la remise de M. Lopes Da Silva Jorge aux autorités portugaises.
17. Au cours de la procédure au principal, M. Lopes Da Silva Jorge a, au contraire, déclaré qu’il ne consentait pas à être remis aux autorités portugaises et demandé à être incarcéré en France en invoquant, dans un premier temps, l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), et l’atteinte disproportionnée à son droit au respect de la vie privée que constituerait une décision de remise
aux autorités portugaises aux fins de l’exécution du mandat d’arrêt européen. Dans un second temps, en se fondant sur l’arrêt Wolzenburg précité, il a invoqué la circonstance selon laquelle le droit français n’ouvre la faculté de refuser la remise qu’aux seuls ressortissants français et a mis en doute la compatibilité de l’article 695-24 du code de procédure pénale avec l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 et, plus largement, avec le principe de non-discrimination tel que consacré
par l’article 18 TFUE ( 5 ).
18. Ainsi confrontée à une difficulté liée à l’interprétation du droit de l’Union, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Amiens a décidé de surseoir à statuer et, par décision de renvoi parvenue au greffe de la Cour le 31 janvier 2011, de saisir cette dernière, sur le fondement de l’article 267 TFUE, des deux questions préjudicielles suivantes:
«1) Le principe de non-discrimination posé par l’article [18 TFUE] s’oppose-t-il à une législation nationale telle que l’article 695-24 du code de procédure pénale qui réserve la faculté de refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen délivré aux fins d’exécution d’une peine privative de liberté au cas où la personne recherchée est de nationalité française et que les autorités françaises compétentes s’engagent à procéder à cette exécution?
2) Le principe de la mise en œuvre en droit interne du motif de non- exécution prévu à l’article 4 [, point 6,] de la décision-cadre [2002/584] est-[il laissé] à la discrétion des États membres ou revêt-[il] un caractère obligatoire et en particulier un État membre peut-il adopter une mesure comportant une discrimination fondée sur la nationalité?»
III – La procédure devant la Cour
19. M. Lopes Da Silva Jorge, les gouvernements tchèque, allemand, français, néerlandais, autrichien, polonais ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites devant la Cour.
20. Lors de l’audience qui s’est tenue le 31 janvier 2012, ont formulé oralement leurs observations le défendeur au principal, les gouvernements allemand, français, néerlandais et polonais ainsi que la Commission.
IV – Analyse juridique
21. Pour des raisons d’ordre logique et après quelques remarques liminaires, je commencerai l’analyse par la seconde question préjudicielle.
A – Remarques introductives
1. Sur la compétence préjudicielle de la Cour
22. La République française a fait une déclaration au titre de l’ancien article 35, paragraphe 2, UE, par laquelle elle a accepté la compétence de la Cour pour statuer à titre préjudiciel selon les modalités prévues à l’ancien article 35, paragraphe 3, sous b), UE ( 6 ). En outre, conformément à l’article 10, paragraphe 1, du protocole (no 36) sur les dispositions transitoires, annexé au traité FUE, les attributions de la Cour, en vertu de l’ancien titre VI du traité UE, restent inchangées en ce qui
concerne les actes de l’Union qui ont été adoptés avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, y compris lorsqu’elles ont été acceptées conformément à l’ancien article 35, paragraphe 2, UE. La Cour est par conséquent compétente pour statuer sur les questions posées par la juridiction de renvoi.
2. Sur l’application de la décision-cadre 2002/584
23. Bien que l’article 32 de la décision-cadre 2002/584 autorise les États membres d’exécution à continuer à appliquer le système d’extradition applicable antérieurement au 1er janvier 2004, il ressort de la déclaration de la République française qu’elle s’est réservé cette possibilité seulement pour les faits commis avant le 1er novembre 1993. C’est donc le système mis en place par la décision-cadre 2002/584 qui trouve à s’appliquer dans une situation telle que celle au principal où les faits
incriminés à l’origine de la demande se sont déroulés en 2002 et où la demande d’exécution du mandat d’arrêt européen a elle-même été émise postérieurement au 1er janvier 2004.
24. Il y a cependant lieu de s’interroger sur l’incidence, pour le litige au principal, de la décision-cadre 2008/909. Cette dernière, adoptée le 27 novembre 2008, a pour objectif de fixer les règles permettant à un État membre, en vue de faciliter la réinsertion sociale de la personne condamnée, de reconnaître un jugement et d’exécuter la condamnation ( 7 ). La date limite de mise en œuvre par les États membres de cette décision-cadre était fixée au 5 décembre 2011 ( 8 ). L’intervention de cette
échéance au cours de la procédure préjudicielle n’a toutefois pas d’incidence directe pour la présente affaire. En effet, l’article 28 de ladite décision-cadre prévoit que, sauf déclaration unilatérale contraire, les demandes reçues avant le 5 décembre 2011 continuent d’être régies par les instruments juridiques existants en matière de transfèrement des personnes condamnées. La demande d’exécution du mandat d’arrêt européen ayant été reçue par les autorités françaises avant le 5 décembre 2011,
la situation du défendeur au principal doit donc bien être examinée à l’aune de la décision-cadre 2002/584, en l’absence de déclaration en sens contraire de la République française.
B – Sur la marge d’appréciation laissée aux États membres quant à la mise en œuvre de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584
25. Par la seconde question adressée à la Cour, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à déterminer si les États membres sont tenus de mettre en œuvre, dans leurs ordres juridiques internes respectifs, le motif de non-exécution facultative prévu à l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 et, en cas de réponse affirmative, s’ils sont tenus de le faire pour tous les cas de figure visés audit point, c’est-à-dire à l’égard tant des ressortissants nationaux que des ressortissants
d’autres États membres qui résident ou demeurent sur leur territoire.
26. La difficulté tient, à mon sens, moins à un problème de rédaction de la disposition en cause qu’aux hésitations jurisprudentielles qui ont pu nourrir des interprétations divergentes. Ainsi, j’envisagerai d’abord le libellé de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 ainsi que l’économie générale de cette dernière avant de procéder à l’analyse de la marge d’appréciation des États membres au sens de la jurisprudence de la Cour.
27. Toutefois, de manière liminaire, je souhaiterais formuler une série d’observations qui me paraissent essentielles pour une meilleure compréhension de la présente affaire et des enjeux en présence. Il est, à cet effet, capital de rappeler que l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584 affirme que cette dernière «ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux» tels qu’ils sont consacrés par le droit
de l’Union.
28. Le retour aux droits et principes fondamentaux que l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584 opère doit agir comme un garde-fou. Dans le domaine couvert par ladite décision-cadre et plus largement dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale, il n’est pas envisageable d’appliquer le principe de reconnaissance mutuelle, qui est au cœur du mécanisme du mandat d’arrêt européen, de la même manière que lorsqu’il s’agit de reconnaître un diplôme
universitaire ou un permis de conduire délivrés par un autre État membre. Il n’est pas davantage question que les États membres contribuent à la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice qui aurait pour conséquence de négliger les droits fondamentaux des personnes dont le comportement a pu constituer une menace pour la liberté, la sécurité ou la justice. Le principe de reconnaissance mutuelle, plus particulièrement lorsqu’il tend à s’appliquer relativement à un mandat d’arrêt
européen délivré aux fins de l’exécution d’une peine comme c’est le cas dans l’affaire au principal, ne saurait recevoir une application automatique, mais il doit, au contraire, être envisagé à la lumière du contexte personnel et humain de la situation individuelle à la base de chaque demande d’exécution d’un mandat d’arrêt européen. Ainsi — et l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584 est là pour le rappeler —, à l’occasion de l’application du principe de reconnaissance
mutuelle au sens de ladite décision-cadre, la préservation des droits fondamentaux, au premier rang desquels la dignité de la personne condamnée ( 9 ), doit être l’obsession du législateur national lorsqu’il transpose les actes de l’Union, des autorités judiciaires nationales lorsqu’elles font usage des prérogatives que le droit de l’Union leur a dévolues, mais également de la Cour lorsqu’elle est interrogée sur l’interprétation des dispositions de la décision-cadre 2002/584. C’est en
considération du principe supérieur qu’est la protection de la dignité humaine, pierre angulaire de la protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union, que la libre circulation des jugements pénaux doit être assurée mais aussi, le cas échéant, limitée.
29. C’est en gardant toujours à l’esprit cette lecture humaniste du principe de reconnaissance mutuelle que je propose maintenant de poursuivre l’analyse.
1. Interprétation littérale et téléologique
30. De manière préliminaire, il faut rappeler que la décision-cadre, en tant qu’acte juridique de l’Union, lie, aux termes de l’ancien article 34, paragraphe 2, sous b), UE, les États membres «quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant aux formes et aux moyens».
31. Plus particulièrement, la décision-cadre 2002/584 énonce, à ses articles 3 et 4, les motifs de non-exécution d’un mandat d’arrêt européen à l’adresse des autorités judiciaires de l’État d’exécution. Limitativement énumérés par ladite décision-cadre afin de ne pas mettre en péril le principe même de la remise, ces motifs concernent tantôt la non-exécution obligatoire, tantôt la non-exécution facultative. Il ressort, en effet, de l’intitulé de l’article 4 («Motifs de non-exécution facultative du
mandat d’arrêt européen») que ce ne sont pas les motifs dont la mise en œuvre par les États membres serait facultative, mais bien l’exécution du mandat d’arrêt européen qui est ainsi laissée à l’appréciation des autorités judiciaires nationales ( 10 ).
32. Envisagé de manière isolée par rapport aux autres points qu’il contient, le texte de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 prévoit bien que l’autorité judiciaire d’exécution peut refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen si ce dernier a été délivré aux fins d’exécution d’une peine, lorsque la personne recherchée demeure dans l’État membre d’exécution, en est ressortissante ou y réside et que cet État s’engage à exécuter cette peine conformément à son droit interne.
33. L’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584, lu à la lumière de l’ancien article 34 UE, exige donc des États membres qu’ils mettent en œuvre, au sein de leur ordre juridique, le motif de non-exécution que ledit point prévoit, et ce dans toutes ses modalités. Je ne crois pas qu’il faille accorder une importance significative à l’emploi de la conjonction «ou» dans le texte dudit point. Certes, comme certaines des parties présentes à l’audience l’ont relevé, la plupart des versions
linguistiques utilise ladite conjonction ( 11 ) alors que la version en langue allemande, par exemple, utilise le terme «und» (et) pour déterminer les catégories de personnes pouvant bénéficier du motif de non-exécution prévu à l’article 4, point 6, de ladite décision-cadre. Je ne peux m’empêcher de trouver un tel argument à tout le moins faible, si ce n’est non pertinent, tant il n’aurait fait aucun sens de rédiger l’article 4, point 6, dans sa version en langue française, en utilisant la
conjonction «et». Le risque encouru aurait été celui de voir se développer une argumentation absurde consistant à dire que seule une personne qui est ressortissante de l’État d’exécution, y demeure et y réside aurait pu bénéficier dudit motif.
34. Même à supposer que les États membres ne soient pas tenus de mettre en œuvre le point 6 dudit article 4 de la décision-cadre 2002/584, dans la mesure où le législateur français a manifestement entendu procéder à sa transposition, au moyen de l’article 695-24 du code de procédure pénale, ledit législateur national était tenu de le faire à l’égard de toutes les catégories de personnes que le point 6 vise. En effet, au-delà d’éventuelles divergences linguistiques, il ressort, selon moi de manière
indubitable, de l’objectif poursuivi par l’article 4, point 6, de ladite décision-cadre que les États membres sont tenus de mettre en œuvre ce point de telle sorte que leurs autorités judiciaires doivent être en mesure, le cas échéant, de refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen non seulement à l’égard de leurs propres ressortissants, mais également à l’égard des ressortissants d’autres États membres dès lors qu’ils répondent aux conditions fixées par la décision-cadre 2002/584, et ce en
procédant à une analyse globale de leur situation individuelle.
35. Conclure en ce sens ne me paraît pas, contrairement à ce qui a été soutenu par la plupart des parties intervenues au cours de la présente procédure, contraire au principe cardinal sur lequel repose la décision-cadre 2002/584, qui est celui de la reconnaissance mutuelle. Selon ces parties, il faudrait interpréter les motifs de non-exécution que ladite décision-cadre prévoit de manière particulièrement restrictive afin que la remise soit facilitée, et ce conformément au principe de reconnaissance
mutuelle.
36. Il est vrai que, aux termes de la jurisprudence de la Cour, ce principe, «qui sous-tend l’économie de la décision-cadre 2002/584, implique, en vertu de l’article 1er, paragraphe 2, de cette dernière que les États membres sont en principe tenus de donner suite à un mandat d’arrêt européen» ( 12 ). Je note cependant que, nonobstant la place considérable faite au principe de reconnaissance mutuelle dans ladite décision-cadre, des motifs de non-exécution ont été envisagés par le législateur de
l’Union. Ils l’ont été de manière limitative, ce qui est précisément de nature à garantir que le principe reste celui de l’exécution des mandats d’arrêt européens. Plus particulièrement, l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 poursuit l’objectif d’accroître les chances de réinsertion sociale de la personne recherchée à l’expiration de sa peine ( 13 ). Ainsi, le principe de reconnaissance mutuelle tel que mis en œuvre par la décision-cadre 2002/584, aussi important soit-il, n’a
toutefois pas été conçu par le législateur de l’Union comme absolu. Le rappel aux droits fondamentaux contenu à l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584 en est une confirmation, comme je l’ai relevé liminairement. L’article 4, point 6, de ladite décision-cadre se révèle ainsi être une manifestation claire de la volonté du législateur de l’Union de laisser aux autorités judiciaires compétentes, le cas échéant, la possibilité d’opérer une conciliation avec ledit principe
lorsqu’elles se trouvent également en présence d’un enjeu aussi fondamental à préserver que celui de la réussite de la réinsertion sociale de la personne condamnée.
37. Cet objectif de réinsertion ne relève pas uniquement du seul intérêt individuel de la personne condamnée. Une réinsertion sociale réussie, dans un univers qui est familier à ladite personne, est aussi une assurance supplémentaire, pour la société dans laquelle son existence s’inscrit nécessairement, que les probabilités de reproduction du comportement déviant seront moindres. L’importance que le législateur de l’Union y accorde a ainsi été explicitement confirmée par la décision-cadre 2008/909
dont l’objectif est, aux termes de son article 3, paragraphe 1, de «faciliter la réinsertion sociale de la personne condamnée».
38. La Cour a affirmé que «l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 a […] notamment pour but de permettre d’accorder une importance particulière à la possibilité d’accroître les chances de réinsertion sociale de la personne recherchée à l’expiration de la peine à laquelle cette dernière a été condamnée, un tel but, pour important qu’il soit, ne saurait exclure que les États membres, lors de la mise en œuvre de cette décision-cadre, limitent, dans le sens indiqué par la règle essentielle
énoncée à l’article 1er, paragraphe 2, de celle-ci, les situations dans lesquelles il devrait être possible de refuser de remettre une personne relevant du champ d’application dudit article 4, point 6» ( 14 ). En faisant cela, elle n’a rien fait d’autre que de rappeler que ledit article 4, point 6, ne prétend pas consacrer un droit inconditionnel de la personne condamnée à effectuer sa peine sur le territoire de l’État d’exécution et que, en l’espèce, l’application de la législation nationale
qui conditionnait le bénéfice du motif de non-exécution facultative pour les ressortissants d’autres États membres à une durée de séjour régulier de cinq ans était conforme à ladite décision-cadre. La Cour a alors pris position sur l’application dans une situation particulière d’une législation qui limitait, sans pour autant les exclure, les hypothèses dans lesquelles il était possible de refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt européen. Je reviendrai d’ailleurs plus tard sur la prudence avec
laquelle la jurisprudence existante de la Cour doit être invoquée ( 15 ).
39. Contrairement à ce qu’a soutenu le gouvernement français, il n’est pas question, par la lecture de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 que je propose, de consacrer l’impunité de la personne recherchée ni même de remettre en cause le principe de reconnaissance mutuelle car, en effet, l’État d’exécution ne peut refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen qu’à la condition expresse de s’engager à exécuter la peine sur son territoire, sans jamais remettre en cause la décision par
laquelle elle a été prononcée. En ce sens, la logique de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice est tout à fait préservée, même dans l’hypothèse où la personne recherchée effectue sa peine dans l’État membre d’exécution, et non dans celui d’émission. L’interprétation que je suggère à la Cour de donner à l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 ne m’apparaît ainsi contraire ni à son économie générale ni aux objectifs qu’elle poursuit.
40. Au final, je ne peux m’empêcher de penser qu’une interprétation de l’article 4, point 6, de ladite décision-cadre qui permettrait de juger conforme à celle-ci une législation nationale qui exclut, sans aucune nuance, tout citoyen de l’Union demeurant ou résidant sur le territoire d’un État membre du bénéfice potentiel du motif de non-exécution facultative au seul motif qu’il ne possède pas la nationalité dudit État membre heurterait frontalement un grand nombre des droits et principes juridiques
fondamentaux dont le respect est imposé par l’article 1er, paragraphe 3, de la décision-cadre 2002/584 et serait ainsi elle-même difficilement compatible avec les exigences fixées par cet article.
2. Marge d’appréciation des États membres et champ d’application ratione personae de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584
41. La Cour a reconnu, dans son arrêt Wolzenburg, précité, que «[l]es États membres disposent nécessairement, lors de la mise en œuvre de l’article 4 de la décision-cadre 2002/584, et notamment du point 6 de celui-ci, […] d’une marge d’appréciation certaine» ( 16 ). Je ne pense toutefois pas qu’elle ait visé par là autre chose que la marge d’appréciation reconnue par le traité aux États membres quant à la détermination de la forme et des moyens de la mise en œuvre des décisions-cadres. En tout état
de cause, cette marge d’appréciation doit s’exercer dans le respect du droit de l’Union ( 17 ).
42. La Cour a déjà été invitée à interpréter l’article 4, point 6, de la décision-cadre et les parties intéressées qui ont déposé des observations dans le cadre de la présente procédure sont revenues longuement sur les arrêts Kozłowski ( 18 ) et Wolzenburg, précité, rendus en la matière. La plupart desdites parties a déduit du point 58 de cet arrêt Wolzenburg la consécration, par la Cour, de la liberté du législateur national de mettre en œuvre les différents motifs visés à l’article 4 de la
décision-cadre 2002/584. Aux termes de ce point dudit arrêt Wolzenburg, la Cour a affirmé «qu’un législateur national qui, en vertu des possibilités que lui accorde l’article 4 de ladite décision-cadre, fait le choix de limiter les situations dans lesquelles son autorité judiciaire d’exécution peut refuser de remettre une personne recherchée ne fait que renforcer le système de remise instauré par cette décision-cadre en faveur d’un espace de liberté, de sécurité et de justice».
43. Il ne faut cependant pas perdre de vue que la situation au regard du droit national était fort différente dans le cadre de l’affaire Wolzenburg, puisqu’il s’agissait alors pour la Cour de se prononcer sur une législation qui mettait effectivement en œuvre l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584, y compris à l’égard de ressortissants d’États membres autres que celui d’exécution. Il s’agit d’une différence fondamentale avec la présente affaire qui exige, en conséquence, une grande
prudence lorsqu’il s’agit de s’inspirer des affirmations de la Cour que contiennent les arrêts rendus en la matière, et notamment l’arrêt Wolzenburg, précité, lesquelles ne sont pas ipso facto transposables dans le cas d’un État membre dont la législation nationale réserve le bénéfice de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 à ses seuls ressortissants. L’interprétation de ce point 58 doit donc être faite à la lumière du contexte national particulier qui était alors en cause.
44. Ainsi, si un enseignement doit être tiré dudit point, c’est que la décision-cadre 2002/584 ne fait pas obligation aux États membres de reconnaître un droit inconditionnel aux ressortissants d’autres États membres résidant ou demeurant sur leur territoire à ce que l’exécution d’un mandat d’arrêt européen les concernant soit refusée. La marge d’appréciation reconnue aux États membres, dont il est également question dans cet arrêt, peut tout à fait s’exprimer au travers d’une limitation de tels
cas ( 19 ), mais certainement pas au travers d’une exclusion totale de tous les ressortissants d’autres États membres du bénéfice du motif de non-exécution facultative visé à l’article 4, point 6, de ladite décision-cadre. Il est clair que la décision-cadre 2002/584 fait obligation aux États membres de prévoir, à la charge de leurs autorités judiciaires, le devoir d’examiner chaque situation individuelle au travers d’une appréciation globale dans l’hypothèse où il serait demandé auxdites
autorités de ne pas donner suite à un mandat d’arrêt européen délivré aux fins de l’exécution d’une peine à l’encontre d’un ressortissant de l’État d’exécution, d’une personne qui y demeure ou d’une personne qui y réside ( 20 ).
45. Il ressort d’ailleurs tout aussi clairement de la jurisprudence de la Cour que celle-ci ne conçoit pas le champ d’application ratione personae de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 comme visant, au choix, soit les ressortissants nationaux de l’État membre d’exécution, soit les ressortissants d’autres États membres résidant ou demeurant sur son territoire, soit les deux ensemble. La Cour a en effet affirmé, au point 34 de l’arrêt Kozłowski, précité, que, «selon l’article 4,
point 6, de la décision-cadre [2002/584], le champ d’application de ce motif de non-exécution facultative est circonscrit aux personnes qui, lorsqu’elles ne sont pas ressortissantes de l’État membre d’exécution, y ‘demeure[nt]’ ou y ‘réside[nt]’».
46. Pour l’ensemble des raisons qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre à la seconde question préjudicielle en ce sens que, sans préjudice de l’exercice de la marge d’appréciation dont ils jouissent, dans le respect du droit de l’Union, quant à la détermination des conditions auxquelles l’application du motif de non-exécution prévu à l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 peut être subordonnée pour les ressortissants d’autres États membres qui résident ou demeurent sur leur
territoire, les États membres sont tenus de mettre en œuvre le point 6 dudit article 4 de sorte que les autorités judiciaires d’exécution soient pourvues de la faculté de refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt européen émis aux fins de l’exécution d’une peine tant en ce qui concerne leurs propres ressortissants qu’en ce qui concerne les ressortissants d’autres États membres qui demeurent ou résident sur leur territoire, lesdites autorités devant pouvoir exercer cette faculté à la lumière des
circonstances entourant chaque cas d’espèce.
C – Sur la première question
47. À mon sens, la réponse à la question examinée précédemment suffit pour éclairer utilement la juridiction de renvoi. Toutefois, dans l’hypothèse où la Cour jugerait que les États membres ne sont pas tenus, aux termes de la seule décision-cadre 2002/584, de mettre en œuvre l’article 4, point 6, de ladite décision-cadre tant à l’égard de leurs ressortissants que des ressortissants d’autres États membres qui demeurent ou résident sur leur territoire et conclurait que l’État français a fait usage de
sa marge d’appréciation en toute conformité avec la décision-cadre 2002/584, elle sera appelée à prendre position sur le fait de savoir si le principe de non-discrimination s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause au principal.
48. Il faut relever, en premier lieu, que le défendeur au principal a fait usage de sa liberté de circulation en se rendant sur le territoire français où il réside légalement et a construit une vie familiale. Or, les États membres ne sauraient, dans le cadre de la mise en œuvre d’une décision-cadre, porter atteinte au droit de l’Union, en particulier aux dispositions relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres (
21 ). Ainsi la Cour a-t-elle déjà jugé qu’un ressortissant d’un État membre qui réside légalement dans un autre État membre est en droit de se prévaloir du principe de non-discrimination à l’encontre d’une législation nationale qui arrête les conditions dans lesquelles l’autorité judiciaire compétente peut refuser d’exécuter un mandat d’arrêt européen délivré aux fins de l’exécution d’une peine privative de liberté ( 22 ). A fortiori, tel doit être le cas à l’égard de la législation française en
cause au principal qui exclut tout citoyen de l’Union, à l’exception des seuls ressortissants français, du bénéfice du motif de non-exécution prévu à l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584. Par conséquent, il y a lieu de considérer que le défendeur au principal est en droit de se prévaloir de l’article 18 TFUE à l’encontre de ladite législation. Reste donc à déterminer si l’article 695-24 du code de procédure pénale comporte une discrimination fondée sur la nationalité.
49. Il ressort d’une jurisprudence itérative de la Cour que le principe de non-discrimination requiert que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié ( 23 ).
50. Il ressort manifestement de la législation française que les ressortissants des autres États membres subissent un traitement différencié par rapport à celui qui est réservé aux ressortissants français. En effet, l’argumentation avancée par certains gouvernements consistant à soutenir que, dans une telle hypothèse, les nationaux ne se trouvent pas dans une situation comparable à celle des ressortissants d’autres États membres ne saurait être accueillie. Ces gouvernements ont insisté sur la
différence de nature du lien qui unit un ressortissant à son État de nationalité en comparaison avec le lien unissant un citoyen de l’Union avec son État de résidence, dont il n’a donc pas la nationalité. Nécessairement, tout ressortissant français, par exemple, présenterait un lien de rattachement très fort, incarné par la possession de la nationalité, avec la société française qui justifierait que l’État français s’engage à son seul égard à faire exécuter la peine prononcée par un autre État
membre de l’Union sur son territoire. Je ne peux m’empêcher de penser que, si nous nous étions arrêtés à ce type d’arguments, le droit de l’Union n’aurait certainement pas connu les développements extraordinaires qui l’ont animé jusqu’à aujourd’hui. Un tel discours m’apparaît très largement dépassé.
51. On peut ainsi aisément concevoir qu’un État membre souhaite s’entourer de garanties et ne s’engager à faire exécuter une peine prononcée à l’étranger — ce qui représente indéniablement une lourde responsabilité pour ledit État — qu’à l’égard des personnes qui présentent un lien réel, stable et durable avec la société de l’État en question. Il est en revanche tout à fait inexact de soutenir que seules les personnes pourvues de la nationalité de cet État sont à même de présenter un tel lien. Le
cas du défendeur au principal en est un frappant exemple. La liberté de circulation et de séjour consacrée par le droit de l’Union a aussi pour corollaire le fait qu’il n’est aujourd’hui plus possible de présumer de manière irréfragable que les chances de réinsertion d’une personne condamnée sont les plus élevées dans le seul État dont ladite personne a la nationalité. Il y a donc bien lieu de considérer que la législation française traite bien de manière différente des situations comparables.
52. Une telle différence de traitement peut se révéler conforme au principe de non-discrimination si elle est objectivement justifiée et proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif ( 24 ).
53. Le gouvernement français a soutenu que la différence de traitement entre ses ressortissants et les ressortissants d’autres États membres s’explique objectivement. Il fait état d’une difficulté liée à l’état de son droit interne. L’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 prévoit, en effet, que l’État membre d’exécution s’engage à faire exécuter la peine prononcée à l’étranger sur son propre territoire conformément à son droit interne. Or, l’état du droit positif français ne permettrait
pas à l’État français de prendre un tel engagement. Le gouvernement français a rappelé à cet égard que l’exécution en France d’une peine prononcée à l’étranger soulève d’importantes questions juridiques qui ne sont pas réglées par la décision-cadre 2002/584, raison pour laquelle l’article 4, point 6, renvoie aux droits internes des États membres. Le régime juridique de l’exécution des peines prononcées à l’étranger n’est pas uniforme et dépend, le plus souvent, de conventions internationales,
bilatérales ou multilatérales, et l’État français ne peut pas décider unilatéralement d’exécuter sur son territoire une peine prononcée dans un autre État membre dans la mesure où il ne pourrait pas garantir à la personne condamnée que l’exécution de sa peine serait reconnue dans l’État qui l’a prononcée.
54. Il me semble que cette argumentation peut être combattue de deux manières, d’abord en rejetant la justification avancée et, ensuite, en soulignant le caractère manifestement disproportionné de la législation française.
55. Quant à la difficulté invoquée par le gouvernement français liée à l’état de son droit interne, je rappelle, de manière liminaire, que la Cour a rarement réservé un sort favorable à ce type d’arguments.
56. Je note ensuite que le gouvernement français a, lors de l’audience, admis que, si le droit français ne permettait pas, à l’heure actuelle, d’exécuter une peine prononcée par un autre État membre à l’égard d’une personne qui n’a pas la nationalité française, c’est davantage en raison de l’interprétation que le législateur a fait de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584, selon laquelle ce dernier n’imposerait pas aux États membres une obligation d’égalité de traitement entre les
ressortissants nationaux et les ressortissants d’autres États membres, qu’en raison d’un obstacle juridique insurmontable représenté par le droit international conventionnel liant actuellement l’État français. À cet égard, la Commission a relevé, à juste titre, que l’État français est partie, comme tous les États membres de l’Union, à la convention sur le transfèrement des personnes condamnées ( 25 ). Elle prévoit qu’un transfèrement peut avoir lieu lorsque la personne condamnée est
ressortissante de l’État d’exécution ( 26 ), mais elle dispose aussi que les États parties peuvent déterminer unilatéralement, au moyen d’une déclaration qui peut être faite à tout moment, la définition qu’ils entendent donner à la notion de «ressortissant» au sens de ladite convention ( 27 ), de sorte que l’État français pouvait effectivement étendre le bénéfice des dispositions de ladite convention aux ressortissants des autres États membres ( 28 ).
57. Enfin, même à supposer — ce dont je ne suis évidemment pas convaincu — que ce n’est que depuis l’adoption de la décision-cadre 2008/909 que les aspects juridiques liés à l’exécution d’une peine prononcée dans un autre État membre sont réglés, je ne peux manquer de relever que, en n’ayant pas mis en œuvre, dans les délais impartis, ladite décision-cadre, le législateur français est, depuis le 5 décembre 2011, seul responsable de la prétendue carence de son droit interne et pourrait ainsi, si la
Cour devait accueillir favorablement l’argument relatif aux difficultés causées par l’état du droit positif français, continuer à tirer avantage de sa propre négligence. Or — et le gouvernement français l’a également admis lors de l’audience —, l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 contient une référence mobile au droit interne de sorte que, même si les demandes reçues par l’État d’exécution avant le 5 décembre 2011, continuent d’être régies par la décision-cadre 2002/584, les
apports de la décision-cadre 2008/909 pourraient être pris en compte précisément parce que, au travers de sa mise en œuvre, elle aura conduit à une modification et à une adaptation des droits internes des États membres.
58. Par ailleurs, il est manifeste qu’une législation qui a pour résultat d’exclure, purement et simplement, tous les citoyens de l’Union qui n’ont pas la nationalité française du bénéfice du motif de non-exécution prévu à l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 est disproportionnée. Elle prive, de manière systématique, les autorités judiciaires compétentes de leur pouvoir d’appréciation des situations individuelles et présume, de manière aussi péremptoire qu’irréfragable,
l’impossibilité juridique de procéder à l’exécution de la peine sur le territoire français. Or, il ressort de l’argumentation développée par le gouvernement français que la situation est plus nuancée et que, faute de pouvoir établir un cadre juridique uniforme pour tous les cas de figure susceptibles de se présenter aux autorités judiciaires de l’État d’exécution, il est nécessaire de déterminer, au cas par cas, le droit applicable puisqu’il est susceptible de changer selon l’État de nationalité
de la personne condamnée. La législation en cause au principal est disproportionnée en ce qu’elle exclut a priori du bénéfice dudit motif des personnes condamnées qui pourraient pourtant potentiellement prétendre, eu égard aux règles de droit applicables à leur demande, à l’exécution sur le territoire français de leur peine.
59. Pour l’ensemble des raisons qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre à la première question posée par la juridiction de renvoi en ce sens que le principe de non-discrimination consacré par l’article 18 TFUE s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause au principal qui réserve la faculté de refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen délivré aux fins d’exécution d’une peine au cas où la personne recherchée est de nationalité française et que les autorités françaises
compétentes s’engagent à procéder à cette exécution.
D – Sur l’obligation d’interprétation conforme
60. À l’occasion de l’arrêt Pupino, la Cour a dit pour droit que «le principe d’interprétation conforme s’impose au regard des décisions-cadres adoptées dans le cadre du titre VI du traité sur l’Union européenne. En appliquant le droit national, la juridiction de renvoi appelée à interpréter celui-ci est tenue de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la décision-cadre afin d’atteindre le résultat visé par celle-ci et de se conformer ainsi à l’[ancien]
article 34, paragraphe 2, sous b), UE» ( 29 ). Par ailleurs, «[l]’obligation pour le juge national de se référer au contenu d’une décision-cadre dans l’interprétation des règles pertinentes de son droit national cesse lorsque ce dernier ne peut pas recevoir une application telle qu’il aboutisse à un résultat compatible avec celui visé par cette décision-cadre. En d’autres termes, le principe d’interprétation conforme ne peut servir de fondement à une interprétation contra legem du droit
national» ( 30 ).
61. Il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier si, dans ladite affaire, une interprétation conforme de son droit national est possible. Je me bornerai à rappeler que, dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi considère une telle interprétation possible, par exemple en interprétant l’expression «de nationalité française» contenue à l’article 695-24, paragraphe 2, du code de procédure pénale comme visant également les nationalités équivalentes que sont celles des autres États membres de
l’Union, ladite juridiction devra tenir compte des divers objectifs poursuivis par la décision-cadre 2002/584, lesquels incluent la réussite de la réinsertion sociale de la personne condamnée, et pourra utilement s’inspirer des critères dégagés par la Cour au point 48 de l’arrêt Kozłowski ainsi que de l’affirmation contenue au point 76 de l’arrêt Wolzenburg, précité, pour procéder à l’appréciation globale du lien de rattachement entre le défendeur au principal et la société française aux fins de
déterminer si, oui ou non, il peut prétendre à l’exécution de sa peine sur le territoire français.
V – Conclusion
62. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux deux questions préjudicielles posées par la cour d’appel d’Amiens:
«1) Sans préjudice de l’exercice de la marge d’appréciation dont ils jouissent, dans le respect du droit de l’Union, quant à la détermination des conditions auxquelles l’application du motif de non-exécution prévu à l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, peut être subordonnée pour les ressortissants d’autres États membres qui résident ou demeurent sur leur territoire,
les États membres sont tenus de mettre en œuvre le point 6 dudit article 4 de sorte que les autorités judiciaires d’exécution soient pourvues de la faculté de refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt européen émis aux fins de l’exécution d’une peine tant en ce qui concerne leurs propres ressortissants qu’en ce qui concerne les ressortissants d’autres États membres qui demeurent ou résident sur leur territoire, lesdites autorités devant pouvoir exercer cette faculté à la lumière des
circonstances entourant chaque cas d’espèce.
2) En tout état de cause, le principe de non-discrimination consacré par l’article 18 TFUE s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause au principal qui réserve la faculté de refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen délivré aux fins d’exécution d’une peine au cas où la personne recherchée est de nationalité française et que les autorités françaises compétentes s’engagent à procéder à cette exécution.»
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) JO L 190, p. 1.
( 3 ) JO L 327, p. 27.
( 4 ) Arrêt du 6 octobre 2009 (C-123/08, Rec. p. I-9621).
( 5 ) Si les écritures, et notamment la demande de décision préjudicielle, font mention de l’article 12 CE, il faut à l’évidence considérer que c’est l’article 18 TFUE qui est visé.
( 6 ) Voir l’information concernant les déclarations par lesquelles la République française et la République de Hongrie acceptent la compétence de la Cour de justice pour statuer à titre préjudiciel sur les actes visés à l’article 35 du traité sur l’Union européenne (JO 2005, C 318, p. 1).
( 7 ) Voir article 3 de la décision-cadre 2008/909.
( 8 ) Voir article 29 de la décision-cadre 2008/909. La République française n’a pas respecté ce délai puisque le projet de loi qui a vocation à mettre en œuvre, dans l’ordre juridique français, la décision-cadre 2008/909 est toujours, au jour de la présentation de mes conclusions dans cette affaire, en discussion devant le Parlement (voir le projet de loi portant diverses dispositions en matière pénale et de procédure pénale en application des engagements internationaux de la France déposé au Sénat
le 11 janvier 2012).
( 9 ) La dignité humaine est le premier des droits fondamentaux énoncés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (voir article 1er de ladite charte).
( 10 ) Le libellé est tout aussi clair dans les autres versions linguistiques: je renvoie ici pour l’essentiel à l’intitulé de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 dans ses versions en langues espagnole («Motivos de no ejecución facultativa de la orden de detención europea»), anglaise («Grounds for optional non-execution of the European arrest warrant»), italienne («Motivi di non esecuzione facoltativa del mandato di arresto europeo») ainsi que portugaise («Motivos de não execução
facultativa do mandado de detenção europeu»).
( 11 ) C’est le cas, notamment, des versions en langues espagnole, anglaise, française, italienne et portugaise.
( 12 ) Arrêt Wolzenburg, précité (point 57).
( 13 ) Ibidem (point 67).
( 14 ) Ibidem (point 62).
( 15 ) Voir point 43 des présentes conclusions.
( 16 ) Arrêt Wolzenburg, précité (point 61).
( 17 ) Ibidem (point 45).
( 18 ) Arrêt du 17 juillet 2008, Kozłowski (C-66/08, Rec. p. I-6041).
( 19 ) La Cour a d’ailleurs conclu que la législation néerlandaise qui réserve le bénéfice de l’article 4, point 6, de la décision-cadre 2002/584 aux ressortissants néerlandais de manière inconditionnelle ainsi qu’aux ressortissants d’autres États membres à la condition qu’ils aient séjourné légalement sur le territoire néerlandais de manière continue depuis au moins cinq ans était conforme au droit de l’Union.
( 20 ) Le huitième considérant de la décision-cadre 2002/584 plaide clairement dans ce sens en énonçant que «[l]es décisions relatives à l’exécution du mandat d’arrêt européen doivent faire l’objet de contrôles suffisants, ce qui implique qu’une autorité judiciaire de l’État membre où la personne recherchée a été arrêtée devra prendre la décision de remise de cette dernière».
( 21 ) Voir arrêt Wolzenburg, précité (point 45).
( 22 ) Ibidem (point 47).
( 23 ) Voir, notamment, arrêts du 3 mai 2007, Advocaten voor de Wereld (C-303/05, Rec. p. I-3633, point 56 et jurisprudence citée), ainsi que Wolzenburg, précité (point 62).
( 24 ) Arrêt Wolzenburg, précité (point 69).
( 25 ) Voir point 2 des présentes conclusions.
( 26 ) Voir article 3, paragraphe 1, sous a), de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées.
( 27 ) Voir article 3, paragraphe 4, de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées.
( 28 ) Il ressort d’ailleurs de l’analyse des déclarations unilatérales des États parties à la convention sur le transfèrement des personnes condamnées qu’au moins sept États membres de l’Union ont étendu la notion de «ressortissants», au sens de ladite convention, aux personnes qui ont leur résidence ou leur domicile sur le territoire de l’État d’exécution ou qui s’y sont établis de manière définitive (Royaume de Danemark, Hongrie, Royaume des Pays-Bas, République portugaise, République slovaque,
République de Finlande et Royaume de Suède). L’Irlande et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord prévoient, pour leur part, la possibilité d’étendre ladite notion en fonction d’une appréciation des liens étroits unissant la personne condamnée à l’État concerné.
( 29 ) Arrêt du 16 juin 2005 (C-105/03, Rec. p. I-5285, point 43).
( 30 ) Ibidem (point 47).