CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NIILO JÄÄSKINEN
présentées le 30 janvier 2013 ( 1 )
Affaire C‑539/11
Ottica New Line di Accardi Vincenzo
contre
Comune di Campobello di Mazara
[demande de décision préjudicielle formée par le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Italie)]
«Activité d’opticien — Liberté d’établissement — Santé publique — Article 49 TFUE — Législation régionale subordonnant l’ouverture de nouveaux établissements d’optique à une autorisation — Limitations démographiques et géographiques — Justification — Aptitude à atteindre le but poursuivi — Proportionnalité»
1. Par sa demande de décision préjudicielle, le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Italie) interroge la Cour, en substance, sur le point de savoir si le droit de l’Union s’oppose à une réglementation régionale, telle celle en cause dans le litige au principal, qui subordonne l’installation de nouveaux établissements d’opticien à des critères tenant à la densité démographique et à la distance entre ces établissements.
2. Les questions préjudicielles ont été posées dans le cadre d’un litige opposant Ottica New Line di Accardi Vincenzo (ci‑après «Ottica New Line») au comune di Campobello di Mazara au sujet d’une décision de ce dernier, par laquelle il a autorisé Fotottica Media Vision di Luppino Natale Fabrizio e C. Snc (ci‑après «Fotottica») à exercer à titre permanent l’activité d’opticien sur le territoire de cette commune.
3. La présente affaire s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence concernant les mesures nationales qui subordonnent l’exercice de la liberté d’établissement, dans le cadre de professions présentant un lien avec la santé publique, à un régime d’autorisation constitutif d’une restriction ( 2 ). Il convient de rappeler que les spécificités de l’activité des opticiens ont d’ores et déjà été examinées par la jurisprudence, dont il ressort qu’elles se distinguent des services relevant pleinement de la
protection de la santé publique ( 3 ). En l’espèce, il s’agira pour la Cour de préciser si, et le cas échéant, dans quelle mesure les principes établis dans l’arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez ( 4 ), au sujet de l’établissement des officines de pharmacie, sont susceptibles de s’appliquer à des établissements d’optique.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
4. Le considérant 22 de la directive 2006/123/CE ( 5 ) est ainsi rédigé:
«L’exclusion des soins de santé du champ d’application de la présente directive devrait couvrir les services de soins de santé et pharmaceutiques fournis par des professionnels de la santé aux patients pour évaluer, maintenir ou rétablir leur état de santé lorsque ces activités sont réservées à une profession de santé réglementée dans l’État membre dans lequel les services sont fournis.»
5. L’article 1er, paragraphe 1, de ladite directive dispose:
«La présente directive établit les dispositions générales permettant de faciliter l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires ainsi que la libre circulation des services, tout en garantissant un niveau de qualité élevé pour les services.»
6. L’article 2, paragraphe 2, sous f), de la directive 2006/123 énonce:
«La présente directive ne s’applique pas aux activités suivantes:
[...]
f) les services de soins de santé, qu’ils soient ou non assurés dans le cadre d’établissements de soins et indépendamment de la manière dont ils sont organisés et financés au niveau national ou de leur nature publique ou privée».
B – La réglementation nationale
7. Aux termes de l’article 1er de la loi régionale sicilienne no 12, du 9 juillet 2004, portant réglementation de l’exercice de l’activité d’opticien et modification de la loi régionale no 28, du 22 février 1999 (ci‑après «la loi régionale no 12/2004»):
«1. Aux fins de la délivrance de l’autorisation d’exercer l’activité d’opticien par l’autorité municipale compétente, outre l’inscription au registre spécial visé à l’article 71 de la loi régionale no 25, du 1er septembre 1993, il est tenu compte du rapport entre le nombre de résidents et le nombre d’établissements d’optique, afin d’assurer une répartition rationnelle de l’offre sur le territoire. Ce rapport est fixé à un établissement d’optique par tranche de 8 000 résidents. La distance entre
deux établissements ne doit pas être inférieure à 300 mètres. Les limites susvisées ne s’appliquent pas aux établissements qui déménagent d’un local loué à un local dont ils sont propriétaires, ou qui sont contraints de déménager parce qu’ils sont expulsés ou pour d’autres raisons de force majeure. Les autorisations délivrées avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi demeurent valables.
2. Lorsqu’il existe des exigences territoriales démontrées, l’autorité municipale compétente procède à la délivrance de l’autorisation concernée ou au transfert d’une autorisation existante par dérogation aux dispositions prévues au paragraphe 1, après avoir obtenu l’avis obligatoire de la commission provinciale auprès de la chambre de commerce visée à l’article 8 du règlement d’application de l’article 71 de la loi régionale no 25, du 1er septembre 1993, promulgué par le décret présidentiel
no 64, du 1er juin 1995.
3. Dans les communes dans lesquelles la population résidente ne dépasse pas 8 000 habitants, l’autorité municipale compétente peut tout de même délivrer, sans l’avis de la commission visée au paragraphe 2, deux autorisations au plus. Les demandes instruites avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi ne sont pas affectées.»
II – Les faits à l’origine du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
8. Par décision du 18 décembre 2009, le comune di Campobello di Mazara a autorisé Fotottica à créer un établissement d’optique sur son territoire. Il ressort de la décision de renvoi que cette décision du 18 décembre 2009 a été délivrée en violation de l’article 1er, paragraphe 1, de la loi régionale no 12/2004, puisque l’installation dudit établissement ne respectait pas les conditions tenant à la densité démographique et à la distance entre les établissements d’optique qui étaient prévues par
ladite disposition.
9. Ottica New Line a attaqué ladite décision du 18 décembre 2009 devant le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia. Par décision du 18 mars 2010, cette juridiction a rejeté son recours après avoir écarté l’application de l’article 1er, paragraphe 1, de la loi régionale no 12/2004, estimant que celui‑ci était incompatible avec le droit de l’Union.
10. Ottica New Line a interjeté appel de cette dernière décision devant la juridiction de renvoi, qui s’interroge sur la possibilité de transposer à l’installation des établissements d’optique les principes découlant de l’arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez, précité. Selon la juridiction de renvoi, il est incontestable que la profession d’opticien, plus encore que celle de pharmacien, est soumise à des considérations commerciales. Pour autant, il ne saurait être tout à fait exclu que l’introduction et
le maintien d’un régime particulier de répartition territoriale des établissements d’optique relèvent d’un intérêt sanitaire analogue.
11. Dans ces conditions, le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Le droit de l’Union [...] en matière de liberté d’établissement et de libre prestation des services doit‑il être interprété en ce sens que relève d’une raison impérieuse d’intérêt général, liée à l’exigence de protéger la santé humaine, une réglementation interne – en l’espèce, l’article 1er de la loi no 12/2004 de la région autonome de Sicile – qui subordonne l’installation des établissements d’optique sur le territoire d’un État membre (en l’espèce, une partie dudit territoire) à des
limites tenant à la densité démographique et à la distance entre les établissements, limites qui constitueraient in abstracto une violation des libertés fondamentales susmentionnées?
2) En cas de réponse affirmative à la question précédente, conformément au droit de l’Union [...], les limites tenant à la densité démographique (un établissement pour 8 000 habitants) et à la distance (300 mètres entre deux établissements), fixées par la loi no 12/2004 de la région autonome de Sicile pour l’installation d’établissements d’optique sur le territoire régional, doivent‑elles être considérées comme adéquates pour atteindre l’objectif correspondant à la raison impérieuse d’intérêt
général susvisée?
3) En cas de réponse affirmative à la première question, conformément au droit de l’Union [...], les limites tenant à la densité démographique (un établissement pour 8 000 habitants) et à la distance (300 mètres entre deux établissements), fixées par la loi no 12/2004 de la région autonome de Sicile pour l’installation sur le territoire régional d’établissements d’optique, sont‑elles proportionnées, c’est‑à‑dire qu’elles ne sont pas excessives au regard de la réalisation de l’objectif
correspondant à la raison impérieuse d’intérêt général susvisée?»
12. La présente demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 21 octobre 2011. Des observations écrites ont été déposées par les gouvernements tchèque, espagnol et néerlandais ainsi que par la Commission européenne.
III – Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
13. À titre liminaire, j’observe que tous les éléments du litige en cause au principal sont circonscrits à l’intérieur d’un seul État membre, voire d’une seule région. Dès lors qu’elle ne comporte aucun aspect transfrontalier, la question préjudicielle pourrait donc être déclarée irrecevable.
14. En effet, il est constant que les dispositions du traité FUE en matière de liberté d’établissement ne trouvent pas à s’appliquer à une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre ( 6 ).
15. Conformément à la jurisprudence de la Cour, la réponse à une telle question peut, néanmoins, être utile à la juridiction de renvoi, notamment dans l’hypothèse où le droit national lui imposerait de faire bénéficier un ressortissant national des mêmes droits que ceux qu’un ressortissant d’un autre État membre tirerait du droit de l’Union dans la même situation ( 7 ).
16. En l’occurrence, l’hypothèse évoquée dans cette jurisprudence vise, dans le contexte de l’affaire au principal, les droits qu’un ressortissant d’un État membre autre que la République italienne pourrait tirer du droit de l’Union s’il se trouvait dans la même situation que Fotottica, qui souhaite créer un établissement d’optique et est confrontée au recours d’un autre établissement d’optique fondé sur une législation régionale instaurant un système d’autorisation préalable dont la délivrance est
soumise à des exigences particulièrement strictes et susceptibles d’entraver les droits dont ledit entrepreneur bénéficie en vertu du traité.
17. En conséquence, dès lors qu’il n’est pas manifeste que l’interprétation du droit de l’Union ne serait pas utile pour permettre à la juridiction de renvoi de statuer, la présente demande doit être considérée comme recevable.
IV – Analyse des questions préjudicielles
A – Observations liminaires sur les caractéristiques des activités d’opticien
18. La présente demande de décision préjudicielle pose essentiellement la question de savoir si les activités d’opticien présentent un lien suffisamment étroit avec la protection de la santé publique pour pouvoir justifier des mesures nationales restrictives au regard de la liberté d’établissement garantie par le traité. C’est pourquoi je me propose d’analyser, à titre introductif, certains aspects généraux qui y sont relatifs.
19. En premier lieu, je souhaiterais mettre en exergue le fait que, à mon sens, et nonobstant les différences existant au niveau national ( 8 ), l’activité exercée par un opticien présente, en général, un caractère mixte. Ainsi, aux fins d’analyser la législation en cause au principal régissant l’exercice des activités d’opticien, il convient d’opérer une distinction entre deux aspects.
20. D’une part, il est constant que les patients ou les clients se rendent le plus souvent dans des établissements d’optique principalement munis de prescriptions de médecins ophtalmologues, afin d’acheter des articles destinés à corriger les défauts de la vue tels que les lunettes ou les lentilles de contact. De surcroît, lorsqu’un opticien est autorisé à procéder à des examens de la vue, à mesurer l’acuité visuelle, à définir et à contrôler la correction oculaire nécessaire, à détecter les
troubles de la vision et à traiter des déficiences visuelles par le biais de moyens de correction optiques, à conseiller les clients à cet égard et à orienter ces derniers vers un spécialiste ophtalmologue, il exerce une activité relevant de la notion de soins de santé et répondant à des préoccupations de santé publique.
21. D’autre part, le personnel spécialisé des établissements d’optique exerce un certain nombre d’activités d’ordre technique, telles que l’assemblage de la monture, la réparation des lunettes, l’échange des verres et l’adaptation du positionnement des lunettes. Par ailleurs, les magasins d’optique vendent habituellement tout un éventail de produits et d’accessoires optiques, tels que les lunettes de soleil, les étuis à lunettes, les produits d’entretien, ainsi que des instruments optiques, tels que
les loupes binoculaires, etc. À cet égard, cette partie de l’activité des opticiens, qui pourrait être qualifiée de «paraoptique», ne saurait être considérée comme relevant de la notion de soins de santé et présente donc un caractère commercial.
22. Si ces deux aspects sont le plus souvent intrinsèquement liés, il ne saurait, pour autant, être exclu que le volet «paraoptique» prévale, voire soit exclusif, si tel est le choix retenu par un législateur national. Afin de pouvoir se prononcer sur la qualification de l’activité d’opticien dans un État membre en particulier, il convient donc d’examiner au cas par cas le champ de ses attributions conformément à la législation nationale applicable.
23. Je voudrais rappeler, à cet égard, quelques éléments découlant de l’arrêt Ker‑Optika, précité, et qui plaident, selon moi, en faveur de l’approche mixte proposée. En effet, appelée à se prononçer sur la licéité de l’interdiction de vente en ligne de lentilles de contact, la Cour a jugé que la mise en relation d’un client avec un opticien qualifié et les prestations fournies par celui‑ci étaient susceptibles de diminuer les risques pour la santé publique. Ainsi, tout en retenant que la
réglementation en cause ne satisfaisait pas à l’exigence de proportionnalité dans la poursuite de l’objectif de protection de la santé publique, la Cour a néanmoins admis que, en réservant la remise des lentilles de contact aux magasins d’optique, la réglementation nationale était à tout le moins propre à garantir la réalisation dudit objectif ( 9 ).
24. Dans le même ordre d’idées, il me semble que la règle explicitée par la Cour dans la jurisprudence issue de l’arrêt LPO ( 10 ), selon laquelle l’État membre peut exiger que les lentilles de contact soient délivrées par un personnel qualifié, pourrait être étendue, dans le respect du principe de proportionnalité, à tout matériel optique dont l’utilisation est susceptible d’engendrer des risques pour la santé des patients. C’est, au demeurant, ce qui semble ressortir désormais de l’arrêt Mac Quen
e.a. ( 11 ), selon lequel, sous certaines conditions, il est légal de réserver, pour des raisons de santé publique, l’examen de la correction de déficiences purement optiques à une catégorie de professionnels tels que les ophtalmologues, à l’exclusion des opticiens non‑médecins.
25. En revanche, la Cour a admis clairement dans l’arrêt Ker‑ Optika, précité, le caractère dissociable de la consultation médicale préalable, requérant un examen physique du patient, et de la vente de lentilles en tant que telle. Dès lors qu’il s’agit d’un acte pouvant être effectué par un non-spécialiste, ou éventuellement sous sa surveillance, la Cour a confirmé que, sous cet angle, l’activité des établissements d’optique se distinguait clairement des éléments relevant de la protection de la
santé publique.
26. Cette position s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence plus ancienne relative à la règle de l’unicité de cabinet aux fins de l’exercice des professions de médecin généraliste et de praticien dentiste ou vétérinaire, laquelle est, selon la Cour, constitutive d’une restriction à la liberté d’établissement insusceptible d’être justifiée par des impératifs de santé publique, dès lors qu’il ne serait pas nécessaire qu’un praticien se trouve proche du patient ou client de façon continue (
12 ). C’est à juste titre que, dans ses conclusions rendues dans l’affaire Commission/Grèce ( 13 ), l’avocat général Ruiz‑Jarabo Colomer a proposé d’étendre cette approche également aux opticiens ( 14 ). Il n’est, en outre, pas inutile de mentionner l’analyse de la dualité des rapports juridiques dans le cadre des établissements d’optique dans ces mêmes conclusions ( 15 ).
27. Par conséquent, il me semble que la jurisprudence de la Cour concernant l’activité d’opticien admet que ladite profession ne relève pas dans son ensemble de la protection de la santé publique au sens strict du terme.
28. Enfin, alors même que la directive 2006/123 n’est pas expressément visée par les questions préjudicielles, le texte même de la décision de renvoi y fait référence. Sans entrer dans une analyse exhaustive de l’applicabilité de cette directive au cas d’espèce, je relève, en tout état de cause, que ladite directive s’applique à toute forme de services, tels que définis à l’article 4, point 1, de celle-ci, sous réserve des exceptions énumérées à ses articles 1er à 4. Toutefois, conformément à
l’article 2, paragraphe 2, sous f), de la directive 2006/123, lu en combinaison avec le considérant 22 de celle-ci, les services de soins de santé sont exclus de son champ d’application sous réserve de quelques conditions. D’une part, il s’agit des services visant à évaluer, à maintenir ou à rétablir l’état de santé des patients. D’autre part, lesdits soins doivent être fournis par les représentants d’une profession de santé réglementée dans l’État membre.
29. Je note encore que, en Italie, la profession d’opticien constitue une profession réglementée au sens de la directive 2005/36/CE ( 16 ). La profession d’opticien relève du point 1 de l’annexe II, relatif aux formations dans le domaine paramédical et sociopédagogique, et constitue donc une profession pour laquelle une formation est nécessaire au sens de l’article 11, sous c), ii), de ladite directive.
30. C’est à la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent que je me propose d’analyser les questions préjudicielles posées.
B – Sur l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement
31. J’observe d’emblée que, alors même que la juridiction de renvoi pose à la Cour trois questions successives distinctes, la problématique dont l’interprétation est recherchée se concentre sur la question de savoir si le droit de l’Union s’oppose à une réglementation telle que la réglementation régionale en cause. Par conséquent, je suggère de reformuler les questions en ce sens et d’y apporter une réponse globale.
32. En outre, le litige au principal a trait à l’exercice de l’activité d’opticien de manière permanente, ce qui implique une stabilité et une continuité de l’activité économique exercée dans un État membre pour une durée indéterminée. Dès lors, nonobstant la formulation relativement large des questions préjudicielles qui visent tant la liberté d’établissement que la libre prestation des services, je considère que la réponse à apporter doit se limiter à la problématique de la liberté
d’établissement.
33. Par ses questions, la juridiction de renvoi cherche en substance à savoir si le droit de l’Union s’oppose à une réglementation telle que celle de la région sicilienne, qui subordonne l’installation des établissements d’optique à des conditions tenant à la densité démographique et à la distance entre ces établissements.
34. Selon une jurisprudence constante, l’article 49 TFUE impose la suppression des restrictions à la liberté d’établissement. Doivent être considérées comme de telles restrictions toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté ( 17 ).
35. Relève de cette catégorie, en particulier, une réglementation qui subordonne l’implantation d’une entreprise d’un autre État membre à la délivrance d’une autorisation préalable, car celle‑ci est susceptible de gêner l’exercice, par une telle entreprise, de la liberté d’établissement en l’empêchant d’exercer librement ses activités par l’intermédiaire d’un établissement stable. En effet, ladite entreprise risque, d’une part, de supporter les charges administratives et financières supplémentaires
que chaque délivrance d’une telle autorisation implique. D’autre part, le système d’autorisation préalable exclut de l’exercice d’une activité non salariée les opérateurs économiques qui ne répondent pas aux exigences prédéterminées dont le respect conditionne la délivrance de cette autorisation ( 18 ).
36. Par ailleurs, une réglementation nationale est constitutive d’une restriction lorsqu’elle soumet l’exercice d’une activité à une condition tenant aux besoins économiques ou sociaux auxquels cette activité doit satisfaire, puisqu’elle tend à limiter le nombre de prestataires de services ( 19 ).
37. S’agissant du litige au principal, il convient de relever, premièrement, que la réglementation nationale subordonne la création d’un établissement d’optique à la délivrance d’une autorisation préalable par l’autorité municipale compétente. Deuxièmement, cette réglementation permet la création d’un établissement d’optique par tranche de 8 000 habitants de la région. Troisièmement, ladite réglementation s’oppose à ce que les opticiens puissent exercer une activité économique indépendante dans les
locaux de leur choix, puisqu’ils sont tenus de respecter, en général, une distance minimale de 300 mètres par rapport aux établissements existants.
38. Aussi, cette réglementation décourage, voire empêche, des entreprises d’optique d’autres États membres d’exercer leurs activités en Sicile par l’intermédiaire d’un établissement stable.
39. De surcroît, je souhaite souligner que, en dépit de son apparence non discriminatoire, la réglementation régionale en cause au principal me paraît susceptible de comporter des effets indirectement discriminatoires par rapport à la nationalité des opérateurs concernés.
40. En effet, il ressort de la loi régionale no 12/2004 que les limites à la création d’établissements d’optique ne s’appliquent pas en cas de déménagement d’un local loué vers un local dont l’opticien est propriétaire, ou en cas de déménagement contraint, consécutif notamment à une expulsion. Il est fort probable qu’une telle dérogation joue davantage en faveur des habitants de la Sicile qu’en faveur de personnes d’origine non insulaire, notamment de ressortissants d’autres États membres.
41. Par conséquent, une réglementation régionale telle que celle en cause au principal constitue une restriction à la liberté d’établissement au sens de l’article 49 TFUE.
C – Sur la justification de la restriction
1. Identification d’une raison impérieuse d’intérêt général
42. Ainsi que l’envisage la juridiction de renvoi, il s’agit de savoir si, dans le domaine de la législation régionale en question qui limite l’implantation des établissements d’optique, une raison impérieuse d’intérêt général liée à la protection de la santé humaine pourrait trouver à s’appliquer.
43. Conformément à la jurisprudence, une mesure nationale qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, des libertés fondamentales garanties par le traité peut être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, à condition qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet
objectif ( 20 ).
44. Il est constant que la protection de la santé publique figure parmi les raisons impérieuses d’intérêt général qui peuvent, en vertu de l’article 46, paragraphe 1, CE, justifier des restrictions à la liberté d’établissement. Plus précisément, de telles restrictions peuvent être justifiées par l’objectif visant à assurer un approvisionnement en médicaments de la population qui soit sûr et de qualité. L’importance dudit objectif général est confirmée, notamment, par l’article 168, paragraphe 1,
TFUE en vertu duquel un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ( 21 ).
45. À cet égard, la juridiction de renvoi admet l’existence d’un lien entre l’activité d’opticien et l’intérêt collectif tenant à la protection de la santé publique, de sorte qu’il existerait, en l’espèce, une raison impérieuse susceptible de justifier la restriction à la liberté d’établissement ci-dessus évoquée.
46. La décision de renvoi précise, à ce sujet, que, selon la législation italienne, un opticien exerce une activité auxiliaire des professions de santé en ce qu’il fournit, contrôle et adapte les moyens de correction des déficiences visuelles: verres, montures de lunettes, lentilles de contact, aides visuelles pour les malvoyants. Selon cette législation, il peut effectuer des examens simples de mesure de la vue. En outre, s’il a le diplôme nécessaire, l’opticien-optométriste peut également
s’occuper du traitement des déficiences visuelles, en utilisant des moyens de correction optiques. L’opticien-optométriste mesure aussi, avec des appareils spécifiques, la qualité de la vision et en identifie les déficiences; il s’occupe donc de choisir, de prescrire et de fournir le moyen de correction le plus adéquat, en l’adaptant aux exigences du patient. En outre, il est chargé d’une activité de prévention des troubles visuels. Enfin, l’activité principale des établissements d’optique
consiste dans la vente de lunettes et de lentilles de contact, réalisée sur la base d’une prescription médicale.
47. J’observe, cependant, que cette description de la juridiction de renvoi est fondée sur le texte du décret royal no 1265 du 27 juillet 1934, et non sur la réglementation sicilienne litigieuse. Or, la juridiction de renvoi ne précise pas la relation susceptible d’exister entre ces deux sources.
48. Eu égard à mes considérations liminaires, je suis néanmoins enclin à penser que la conception de la profession d’opticien qui sous-tend la législation nationale permet d’admettre que la réglementation régionale en cause au principal est, en principe, susceptible de relever d’une raison impérieuse de santé publique.
49. Toutefois, encore faut‑il que ladite réglementation poursuive véritablement ledit objectif, ce qui devrait ressortir clairement de textes applicables à l’exercice de la profession d’opticien en Sicile. En effet, dès lors que l’objectif général de protection de la santé publique se décline de plusieurs manières, la justification d’une restriction exige, à mon sens, l’existence d’un lien fort et adéquat entre la finalité que poursuit la réglementation litigieuse et la raison impérieuse d’intérêt
général en question.
50. À cet égard, je regrette d’emblée que le gouvernement italien n’ait pas présenté d’observations qui pourraient apporter des éclaircissements utiles au sujet de la vocation et de la finalité de ladite réglementation sicilienne. Or, c’est à l’État membre intéressé qu’il incombe d’établir que la mesure – nationale ou locale – susceptible de constituer une restriction est bien justifiée.
51. De surcroît, compte tenu, d’une part, de la nature mixte des activités d’opticien évoquée dans mes considérations liminaires et, d’autre part, du fait que les mesures de planification des infrastructures d’optique présentent, le cas échéant, un caractère particulièrement restrictif, je suis d’avis que le niveau d’exigence à partir duquel une mesure nationale réglementant l’ouverture des établissements d’optique peut être considérée comme susceptible d’être justifiée par l’objectif de protection
de la santé publique doit être plus élevé que dans les cas où une activité réglementée se rattache clairement, dans son intégralité ou de manière prépondérante, à la fourniture de soins de santé (prestations médicales et hospitalières, pharmacies).
52. En l’occurrence, conformément à la loi régionale no 12/2004, la restriction à la liberté d’établissement résulte, d’une part, d’une limitation à caractère démographique et, d’autre part, d’une limitation à caractère géographique.
53. S’agissant de la limitation démographique, je conçois qu’une telle mesure puisse poursuivre l’objectif de la protection de la santé publique, en ce qu’elle viserait, notamment, l’approvisionnement équitable de la population en produits optiques et la répartition équilibrée des magasins d’optique sur le territoire de la Sicile. Ainsi que la Cour l’a déjà relevé, les États membres peuvent décider que les établissements et infrastructures sanitaires sont soumis à une planification en vue de
garantir l’accessibilité de services sanitaires dans les zones moins attractives, moyennant un seuil minimal du nombre d’habitants desservi par un tel établissement ( 22 ). Pour cette raison, une telle répartition des services d’optique pourrait contribuer à assurer à chaque magasin d’optique une clientèle suffisante.
54. S’agissant, en revanche, de la limitation géographique, alors même que, en principe, cette dernière pourrait s’avérer complémentaire à celle afférente aux tranches de population ( 23 ), je ne discerne, en l’espèce, aucun lien avec l’objectif de protection de la santé publique. En effet, une telle limitation se borne à restreindre la concurrence, en ayant pour effet d’empêcher une trop forte concentration de magasins d’optique dans un secteur donné (dans un voisinage ou même dans un centre
commercial). Or, un tel objectif me paraît étranger à la protection de la santé publique.
55. Je suis toutefois d’avis qu’une telle limitation à caractère géographique pourrait relever dudit objectif sous réserve d’être conçue de manière suffisamment large pour qu’elle réponde à la même finalité que la limitation à caractère démographique ( 24 ). Plus généralement, une limitation à caractère géographique ne peut participer d’un objectif de protection de la santé publique qu’à condition de se fonder sur des critères pertinents. Ainsi, une limitation à caractère géographique peut
contribuer, dans un environnement urbain, à assurer un approvisionnement équilibré en produits médicaux ou optiques, alors qu’elle peut, en revanche, n’avoir qu’un effet anticoncurrentiel dans un environnement rural ou périurbain.
56. Compte tenu des éléments du dossier, il ne me paraît pas, à première vue, établi que la réglementation sicilienne relève, dans son ensemble, de l’objectif de protection de la santé publique. Je rappelle que la jurisprudence de la Cour relative à la profession d’opticien n’assimile pas ladite profession aux professions de santé au sens strict.
57. Toutefois, dès lors que l’activité d’opticien peut couvrir tant le volet relatif à la santé publique que celui relatif aux services «paraoptiques», il importe d’examiner au cas par cas la pondération entre ces deux aspects ayant conduit à l’adoption d’un texte réglementaire national constitutif d’une restriction à la liberté d’établissement. Il est impératif que la juridiction de renvoi détermine, au regard des éléments susvisés, quelle est la véritable vocation poursuivie par la réglementation
sicilienne afin de pouvoir répondre avec certitude à la question de sa justification éventuelle.
58. Dans l’hypothèse où la Cour considérerait néanmoins, au vu des éléments du dossier, que, en imposant des limitations tenant à la densité démographique et à la distance à respecter entre les établissements d’optique, le législateur sicilien a été guidé par l’objectif de protection de la santé publique, il convient, à titre subsidiaire, d’examiner les critères justificatifs complémentaires établis dans la jurisprudence.
2. Analyse des autres critères requis pour justifier la restriction
59. Indépendamment de l’existence d’un objectif légitime au regard du droit de l’Union, la justification d’une restriction aux libertés fondamentales établies par le traité suppose que la mesure en cause soit propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et qu’elle n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi ( 25 ). En outre, une législation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que si elle répond véritablement
au souci de l’atteindre d’une manière cohérente et systématique ( 26 ).
60. Dans sa décision de renvoi, la juridiction a quo s’est interrogée, à cet égard, sur le point de savoir s’il était possible de transposer en l’espèce la solution découlant de l’arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez, précité, dans lequel la Cour a conclu que le droit de l’Union ne s’oppose pas, en principe, à une réglementation nationale qui subordonne l’établissement de nouvelles pharmacies à des limites tenant à la densité démographique et à la distance entre les pharmacies, en ce que de telles
limites sont susceptibles de répartir les pharmacies d’une manière équilibrée sur le territoire national, d’assurer ainsi à l’ensemble de la population un accès approprié au service pharmaceutique, et, par conséquent, d’augmenter la sûreté et la qualité de l’approvisionnement de la population en médicaments.
61. Cette conclusion se fondait sur la jurisprudence admettant que des établissements et infrastructures sanitaires fassent l’objet d’une planification. Celle‑ci peut comprendre une autorisation préalable pour l’installation de nouveaux prestataires de soins, lorsqu’elle s’avère indispensable pour combler d’éventuelles lacunes dans l’accès aux prestations sanitaires et pour éviter la création de structures faisant double emploi, de sorte que soit assurée une prise en charge sanitaire adaptée aux
besoins de la population, qui couvre l’ensemble du territoire et qui tienne compte des régions géographiquement isolées ou autrement désavantagées ( 27 ).
62. Je ne suis cependant pas convaincu que cette conclusion puisse être pleinement et directement transposée aux prestations fournies par les opticiens.
63. Certes, la juridiction de renvoi précise qu’il ne saurait être tout à fait exclu que l’introduction et le maintien d’un régime particulier de répartition territoriale des établissements d’optique relèvent d’un intérêt sanitaire. Selon ladite juridiction, il serait possible de soutenir que, en l’absence de toute réglementation, les établissements d’optique finiraient par se concentrer dans les localités réputées rentables du point de vue commercial, de sorte que les localités moins attrayantes
souffriraient d’un nombre d’opticiens insuffisant.
64. Il me semble néanmoins qu’il existe une différence sensible, en termes de santé publique, entre les missions pouvant être confiées aux officines de pharmacie, d’une part, et celles revenant aux établissements d’optique, d’autre part.
65. En premier lieu, cette différence s’accentue surtout au regard du critère de l’urgence caractérisant l’accès aux produits pharmaceutiques par rapport aux produits optiques.
66. En effet, ainsi que la Cour l’a déjà précisé, dans la création d’un cadre réglementaire applicable aux pharmacies, il est impératif de garantir à la population un accès approprié au service pharmaceutique, et, par conséquent d’augmenter la sûreté et la qualité de l’approvisionnement de la population en médicaments ( 28 ).
67. Pour cette raison, les réglementations nationales prévoient souvent non seulement des règles de répartition démographique ou géographique, mais imposent également aux pharmaciens des obligations visant à garantir l’accessibilité permanente aux médicaments. Il peut s’agir, à titre d’exemple, de jours de garde ou de l’obligation de la fourniture de médicaments sur prescription médicale dans un délai déterminé.
68. En revanche, le service fourni par les opticiens, même lorsqu’il répond à des préoccupations de santé publique, ne présente jamais un tel caractère d’urgence.
69. En deuxième lieu, la jurisprudence de la Cour a déjà abordé certains aspects de la distinction qu’il convient d’opérer entre les officines de pharmacie, les magasins d’optique et les laboratoires de biologie médicale, du point de vue du risque encouru par les patients en cas de délivrance erronée ou inappropriée d’un médicament par rapport au risque encouru en cas d’erreur commise lors de la délivrance des produits optiques. Ainsi, «à la différence des produits d’optique, les médicaments
prescrits ou utilisés pour des raisons thérapeutiques peuvent malgré tout se révéler gravement nuisibles à la santé s’ils sont consommés sans nécessité ou de manière incorrecte, sans que le consommateur soit en mesure d’en prendre conscience lors de leur administration. En outre, une vente médicalement injustifiée de médicaments entraîne un gaspillage des ressources financières publiques qui n’est pas comparable à celui résultant de ventes injustifiées de produits d’optique» ( 29 ).
70. La Cour a également précisé que le risque résultant d’une délivrance inappropriée de produits d’optique n’est pas comparable au risque encouru en cas d’exécution erronée d’analyses de biologie médicale, même s’il est susceptible d’avoir des conséquences négatives pour le patient ( 30 ).
71. Enfin, indépendamment de la question de savoir en quoi les activités des opticiens pourraient être assimilées aux activités des pharmaciens, aux fins de l’analyse des restrictions à la liberté d’établissement, il convient en tout état de cause d’examiner si la législation régionale sicilienne est appropriée pour garantir l’objectif de protection de la santé publique et ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.
72. Compte tenu de l’imprécision de la décision de renvoi à cet égard, il incombera au juge national de vérifier s’il existe, en Sicile, une véritable politique de planification applicable aux établissements d’opticien, fondée sur des considérations relatives à la protection de la santé publique. Il conviendrait d’exiger, en particulier, que les travaux préparatoires de la réglementation en cause comprennent un examen comparatif des critères sur lesquels se fonde la loi régionale no 12/2004 ainsi
qu’une justification de leur choix.
73. Alors même que les conditions fixées par ladite loi régionale apparaissent très rigoureuses, je n’exclus pas que, sous réserve de mesures d’ajustement du type de celles prévues dans la jurisprudence ( 31 ), la réglementation des établissements d’optique en cause puisse s’avérer adaptée.
74. En effet, la Cour a ainsi jugé que la santé et la vie des personnes occupent le premier rang parmi les biens et les intérêts protégés par le traité et qu’il appartient aux États membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique ainsi que de la manière dont ce niveau doit être atteint ( 32 ).
75. À cet égard, la loi régionale no 12/2004 prévoit une possibilité d’adapter les critères d’autorisation susmentionnés «lorsqu’il existe des exigences territoriales démontrées» et «après avoir obtenu l’avis obligatoire de la commission provinciale auprès de la chambre de commerce […]». En outre, ladite loi permet la délivrance, sans consultation de ladite commission, de deux autorisations au maximum dans les communes de moins de 8 000 habitants.
76. En l’espèce, cette méthode d’ajustement ne me paraît pas correspondre aux exigences découlant de la jurisprudence selon laquelle, «pour qu’un régime d’autorisation administrative préalable soit justifié alors même qu’il déroge à une telle liberté fondamentale, il doit, en tout état de cause, être fondé sur des critères objectifs, non discriminatoires et connus à l’avance, de manière à encadrer l’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités nationales afin que celui‑ci ne soit pas exercé de
manière arbitraire […] Un tel régime d’autorisation administrative préalable doit de même reposer sur un système procédural aisément accessible et propre à garantir aux intéressés que leur demande sera traitée dans un délai raisonnable et avec objectivité et impartialité, d’éventuels refus d’autorisations devant en outre pouvoir être mis en cause dans le cadre d’un recours juridictionnel» ( 33 ).
77. Or, l’expression «lorsqu’il existe des exigences territoriales démontrées» qui figure dans la loi régionale no 12/2004 ne semble pas assez précise pour pouvoir encadrer la marge d’appréciation de l’administration régionale.
78. Par ailleurs, ainsi que le souligne à juste titre la Commission, la composition de la commission provinciale dont l’avis doit être obligatoirement pris en compte aux fins d’autoriser l’ouverture d’un établissement d’optique par dérogation aux règles générales prête à discussion ( 34 ). En effet, dès lors que ladite commission est composée de quatre représentants de l’association professionnelle des opticiens, celle‑ci semble être contraire au principe dégagé par la jurisprudence en vertu duquel
l’intervention, dans la procédure d’autorisation, d’organismes composés d’opérateurs concurrents déjà présents sur le territoire visé, constitue une restriction à la libre prestation des services ou à la liberté d’établissement ( 35 ).
79. Enfin, j’observe que, dans l’affaire Blanco Pérez et Chao Gómez, précitée, la législation régionale prévoyait des mesures d’incitation à l’implantation de pharmacies dans les zones défavorisées ou moins rentables, élément qui fait clairement défaut dans la présente affaire ( 36 ).
80. Compte tenu de l’ensemble des arguments exposés ci‑dessus, j’éprouve des doutes sérieux quant au caractère approprié des critères régissant l’implantation des établissements d’optique prévus par la loi régionale no 12/2004.
81. À titre encore plus subsidiaire, il resterait à examiner si la restriction établie par la loi régionale no 12/2004 ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but poursuivi.
82. Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, de nombreuses communes siciliennes ont une population comprise entre 8 000 et 16 000 habitants, mais la réglementation régionale paraît moins restrictive dans le cas des communes dont la population ne dépasse pas 8 000 habitants. Il me semble donc que, dans ces conditions démographiques, la loi sicilienne a pour effet de limiter, de manière excessive, l’accès au service fourni par les opticiens dans les cas où le nombre d’habitants se situe dans les
zones intermédiaires, entre les tranches de population fixées par la loi régionale no 12/2004.
83. Ainsi, au regard de l’ensemble des observations qui précèdent, la réglementation sicilienne en cause au principal me paraît excessive, incohérente et inapte à atteindre le but recherché.
V – Conclusion
84. Je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana comme suit:
L’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’une réglementation de droit interne, telle que celle en cause au principal, qui prévoit des limitations tenant à la densité démographique et à la distance minimale obligatoire entre les établissements d’optique constitue une restriction à la liberté d’établissement. Dans des circonstances telles que celles du litige au principal, cette restriction ne paraît pas être justifiée par l’objectif de protection de la santé publique, à moins que la
réglementation en cause ne procède d’une politique cohérente visant à garantir un approvisionnement équilibré des soins de santé, ce qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier. En tout état de cause, en l’espèce, l’exigence d’une distance minimale entre les établissements d’optique ne saurait être justifiée au regard de la raison impérieuse d’intérêt général tenant à la protection de la santé publique.
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) Arrêt du 1er juin 2010, Blanco Pérez et Chao Gómez (C-570/07 et C-571/07, Rec. p. I-4629). Voir, également, arrêts du 21 avril 2005, Commission/Grèce (C-140/03, Rec. p. I-3177); du 10 mars 2009, Hartlauer (C-169/07, Rec. p. I-1721), et du 21 juin 2012, Susisalo e.a. (C‑84/11), ainsi que ordonnances du 6 octobre 2010, Sáez Sánchez et Rueda Vargas (C‑563/08), et du président de la Cour du 29 septembre 2011, Grisoli (C‑315/08).
( 3 ) Arrêts du 25 mai 1993, LPO (C-271/92, Rec. p. I-2899); du 1er février 2001, Mac Quen e.a. (C-108/96, Rec. p. I-837); du 21 avril 2005, Commission/Grèce (C-140/03, Rec. p. I-3177), et du 2 décembre 2010, Ker‑Optika (C-108/09, Rec. p. I-12213).
( 4 ) Voir arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez, précité.
( 5 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur (JO L 376, p. 36).
( 6 ) Arrêts du 3 octobre 1990, Nino e.a. (C-54/88, C-91/88 et C-14/89, Rec. p. I-3537, point 11); du 30 novembre 1995, Esso Española (C-134/94, Rec. p. I-4223, point 17); du 17 juillet 2008, Commission/France (C-389/05, Rec. p. I-5397, point 49), ainsi que Susisalo e.a., précité (point 18).
( 7 ) Voir, notamment, arrêts du 30 mars 2006, Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti (C-451/03, Rec. p. I-2941, point 29); du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C-94/04 et C-202/04, Rec. p. I-11421, point 30); Blanco Pérez et Chao Gómez, précité (point 36), ainsi que du 22 décembre 2010, Omalet (C-245/09, Rec. p. I-13771, point 15).
( 8 ) Force est, en effet, de constater, à cet égard, que l’activité d’opticien couvre, dans les différents États membres, plusieurs professions. Selon la base de données des professions réglementées dans l’Union européenne (accessible à l’adresse http://ec.europa.eu/internal_market/qualifications/regprof/index.cfm), le terme «opticien» regroupe, entre autres, les professions réglementées suivantes: opticien (opticien lunetier), opticien spécialisé en verres de contact, optométriste et «optical
equipment maker».
( 9 ) Voir arrêt Ker-Optika, précité (point 64).
( 10 ) Précité (point 11).
( 11 ) Précité (point 38).
( 12 ) Arrêt du 16 juin 1992, Commission/Luxembourg (C-351/90, Rec. p. I-3945, point 22).
( 13 ) Voir arrêt Commission/Grèce, précité, dans le cadre duquel la Cour s’est prononcée au sujet de l’interdiction faite à un opticien diplômé d’exploiter plus d’un magasin d’optique. La législation nationale en cause réservait la possibilité d’ouvrir un magasin d’optique aux seuls titulaires d’une licence d’opticien ayant obtenu une autorisation personnelle et incessible à cette fin.
( 14 ) Voir conclusions dans l’affaire Commission/Grèce, précitée (point 37).
( 15 ) Ibidem (point 34).
( 16 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (JO L 255, p. 22).
( 17 ) Voir, en ce sens, arrêts Mac Quen e.a., précité (point 26); du 17 octobre 2002, Payroll e.a. (C-79/01, Rec. p. I-8923, point 26); du 14 octobre 2004, Commission/Pays‑Bas (C-299/02, Rec. p. I-9761, point 15), ainsi que du 21 avril 2005, Commission/Grèce, précité (point 27).
( 18 ) Voir, en ce sens, arrêt Hartlauer, précité (points 34 et 35).
( 19 ) Ibidem (point 36).
( 20 ) Voir, notamment, arrêt du 31 mars 1993, Kraus (C-19/92, Rec. p. I-1663, point 32).
( 21 ) Voir arrêt Susisalo e.a., précité (point 37).
( 22 ) Voir arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez, précité (points 70 à 76).
( 23 ) Ibidem (point 84).
( 24 ) Il me semble que, à condition de viser à assurer une répartition géographique équilibrée des établissements d’optique, la condition liée au respect d’une distance minimale entre lesdits établissements peut relever de l’objectif de protection de la santé publique. Toutefois, la limite de 300 mètres ne me semble propre à réaliser ledit objectif que dans les zones urbaines, caractérisées par une densité de population élevée.
( 25 ) Voir, en ce sens, arrêts du 26 novembre 2002, Oteiza Olazabal (C-100/01, Rec. p. I-10981, point 43); du 16 octobre 2008, Renneberg (C‑527/06, p. I‑7735, point 81); du 11 juin 2009, X et Passenheim‑van Schoot (C-155/08 et C-157/08, Rec. p. I-5093, point 47), ainsi que du 17 novembre 2009, Presidente del Consiglio dei Ministri (C-169/08, Rec. p. I-10821, point 42).
( 26 ) Voir, notamment, arrêts précités Hartlauer (point 55) et Presidente del Consiglio dei Ministri (point 42).
( 27 ) Voir arrêts précités Hartlauer (points 51 et 52) ainsi que Blanco Pérez et Chao Gómez (point 70).
( 28 ) Arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez, précité (point 78).
( 29 ) Arrêt du 19 mai 2009, Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (C-171/07 et C-172/07, Rec. p. I-4171, point 60).
( 30 ) Arrêt du 16 décembre 2010, Commission/France (C-89/09, Rec. p. I-12941, point 58).
( 31 ) Voir, notamment, arrêt du 12 juillet 2001, Smits et Peerbooms (C-157/99, Rec. p. I-5473).
( 32 ) Voir arrêt Blanco Pérez et Chao Gómez, précité (point 44 et jurisprudence citée).
( 33 ) Arrêt Smits et Peerbooms, précité (point 90). Dans cet arrêt, la Cour a admis que des infrastructures de soins ambulatoires, telles que des cabinets de médecins et des policliniques, peuvent faire l’objet d’une planification.
( 34 ) Il ressort des observations de la Commission que, conformément à l’article 8 du décret no 64 du président de région, du 1er juin 1995, portant règlement d’application de l’article 71 de la loi régionale no 25 du 1er septembre 1993, la commission provinciale en question est composée de quatre représentants de l’association professionnelle, dont deux sont désignés par les organisations représentant la profession d’opticien au niveau provincial et deux par les organisations représentant la
profession d’opticien au niveau régional.
( 35 ) Arrêt du 15 janvier 2002, Commission/Italie (C-439/99, Rec. p. I-305, points 39 et 40).
( 36 ) Il s’agissait d’un système visant à accorder une priorité au moment de l’octroi de nouvelles autorisations aux titulaires de pharmacies.