CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. NIILO JÄÄSKINEN
présentées le 16 avril 2013 ( 1 )
Affaires jointes C‑105/12 à C‑107/12
Staat der Nederlanden
contre
Essent NV et Essent Nederland BV (C‑105/12),
Eneco Holding NV (C‑106/12),
Delta NV (C‑107/12)
[demandes de décision préjudicielle formées par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas)]
«Gestionnaires de réseaux de distribution d’énergie — Interdiction absolue de privatisation — Régime de propriété — Interdiction de former des groupes incluant à la fois des gestionnaires de réseaux de distribution d’énergie et des sociétés commercialisant, fournissant ou produisant de l’énergie — Interdiction des activités tierces imposée aux gestionnaires de réseaux de distribution d’énergie — Libre circulation des capitaux — Restrictions — Justification — Proportionnalité — Justification dite
‘purement économique’ — Concurrence non faussée»
I – Introduction
1. Le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) demande à la Cour d’interpréter les articles 63 TFUE et 345 TFUE dans le cadre de litiges opposant le Staat der Nederlanden à Essent NV et Essent Nederland BV (affaire C‑105/12) ainsi qu’à Eneco Holding NV (affaire C‑106/12) et à Delta NV (affaire C‑107/12) (ci-après, ensemble, les «sociétés»), soit diverses sociétés actives dans la distribution d’électricité et de gaz aux Pays-Bas, au sujet de plusieurs dispositions de la législation
néerlandaise applicable à ces secteurs.
2. Dans le cadre de ces trois affaires, qui ont été jointes par la Cour, le Hoge Raad der Nederlanden a posé trois questions préjudicielles:
— la première question porte sur l’«interdiction de privatisation» établie par la législation néerlandaise, qui empêche que des gestionnaires de réseaux de distribution d’électricité et de gaz ( 2 ) tombent aux mains de personnes privées, au regard de l’article 345 TFUE;
— la deuxième question concerne l’appréciation, à l’égard de la libre circulation des capitaux, de deux autres interdictions établies par la législation néerlandaise, s’opposant respectivement à ce que les gestionnaires de tels réseaux de distribution entretiennent des liens avec des entreprises produisant, fournissant ou commercialisant de l’électricité ou du gaz aux Pays-Bas (ci-après les «sociétés d’énergie») (ci-après l’«interdiction de groupe») ou qu’ils se livrent à d’autres activités
étrangères à la gestion de réseau (ci-après l’«interdiction des activités tierces»), et
— la troisième question a trait à l’existence de «raisons impérieuses d’intérêt général» constituant une justification à une restriction à la libre circulation des capitaux dans la mesure où l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces visées par la deuxième question en constituent une restriction.
3. Les présentes affaires invitent donc la Cour à se prononcer une nouvelle fois sur l’interprétation du traité FUE, et notamment sur l’articulation entre les articles 345 TFUE et 63 TFUE, concernant des mesures de libéralisation d’un secteur économique stratégique. Cependant, les présentes affaires revêtent certaines particularités par rapport à celles ayant donné lieu à la jurisprudence concernant les «golden shares». D’une part, il est question non de privatisation partielle, mais d’une
interdiction de privatisation qui se traduit par une séparation nette entre le régime de la propriété des gestionnaires de réseau de distribution, qui fonctionne en «vase clos» parmi des personnes publiques, et celui de la propriété des entreprises produisant, fournissant ou commercialisant de l’électricité ou du gaz, qui est susceptible d’être transmise à des personnes privées. D’autre part, les interdictions en cause ne reposent pas sur un mécanisme dérogatoire au droit privé conférant un
privilège aux personnes publiques. Enfin, les dispositions du droit néerlandais litigieuses ne résultent pas seulement d’une action spontanée au niveau national, mais s’inscrivent également dans une politique de libéralisation initiée par l’Union européenne, qui s’est traduite par l’adoption de directives imposant un découplage entre les gestionnaires et les utilisateurs de réseaux de transport et de distribution d’énergie.
4. À ce titre, il est utile de préciser d’emblée que les deux directives du deuxième paquet énergie de 2003, à savoir les directives 2003/54/CE ( 3 ) et 2003/55/CE ( 4 ), et celles du troisième paquet énergie de 2009, à savoir les directives 2009/72/CE ( 5 ) et 2009/73/CE ( 6 ), qui ne font pas l’objet de la demande de décision préjudicielle, sont néanmoins importantes. En effet, elles définissent le degré de libéralisation voulu par le législateur communautaire entre l’année 2003 et l’année 2009
dont les sociétés soutiennent que les États membres ne peuvent pas le dépasser sans enfreindre les règles du droit de l’Union sur les libertés fondamentales. En outre, elles contiennent des définitions pertinentes pour encadrer les présentes affaires.
II – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
1. Le traité FUE
5. Selon l’article 63, paragraphe 1, TFUE, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.
6. L’article 345 TFUE prévoit que les traités ne préjugent en rien du régime de la propriété dans les États membres.
2. Les directives 2003/54 et 2003/55
7. Les directives 2003/54 sur l’électricité et 2003/55 sur le gaz font partie du deuxième paquet énergie adopté aux fins de la libéralisation du secteur de l’énergie. Les règles concernant l’électricité sont, en substance, identiques à celles concernant le gaz. Afin d’éviter les redondances, ne sont reproduites ici que les dispositions relatives à l’électricité.
8. Les considérants 6 à 8 et 10 de la directive 2003/54 prévoient:
«(6) Pour le bon fonctionnement de la concurrence, l’accès au réseau doit être non discriminatoire, transparent et disponible au juste prix.
(7) Afin d’achever le marché intérieur de l’électricité, l’accès non discriminatoire au réseau du gestionnaire de réseau de transport ou de distribution revêt une importance primordiale. Un gestionnaire de réseau de transport ou de distribution peut comprendre une ou plusieurs entreprises.
(8) Afin d’assurer l’accès au réseau dans des conditions efficaces et non discriminatoires, il convient que les réseaux de transport et de distribution soient exploités par l’intermédiaire d’entités distinctes sur le plan juridique lorsque les entreprises sont verticalement intégrées. […]
Il est nécessaire que l’indépendance des gestionnaires de réseau de distribution (GRD) et des gestionnaires de réseau de transport (GRT) soit garantie, en particulier au regard des intérêts des producteurs et des fournisseurs. Dès lors, il convient de mettre en place des structures de gestion indépendantes entre les GRD et les GRT et toute entreprise de production/fourniture.
Il est important, toutefois, de faire la distinction entre cette séparation juridique et le découplage de la propriété. La séparation juridique n’implique pas de changement de la propriété des actifs et rien n’empêche que des conditions d’emploi similaires ou identiques s’appliquent dans la totalité de l’entreprise verticalement intégrée. Toutefois, il convient d’assurer un processus décisionnel non discriminatoire à travers des mesures d’organisation concernant l’indépendance des preneurs de
décisions responsables.
[...]
(10) Bien que la présente directive ne traite pas des questions de propriété, il est rappelé que, dans le cas d’une entreprise assurant le transport ou la distribution et distincte, quant à sa forme juridique, des entreprises assurant la production et/ou la fourniture, l’entreprise propriétaire de l’infrastructure peut être désignée comme gestionnaire de réseau.»
9. Il ressort de son article 2, points 3 et 5, que, par «transport», la directive 2003/54 entend le transport d’électricité sur le réseau à très haute tension et à haute tension interconnecté aux fins de fourniture à des clients finals ou à des distributeurs, mais ne comprenant pas la fourniture, tandis que, par «distribution», elle entend le transport d’électricité sur des réseaux de distribution à haute, à moyenne et à basse tension aux fins de fourniture à des clients, mais ne comprenant pas la
fourniture.
10. L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2003/54, intitulé «Séparation juridique des gestionnaires de réseau de distribution», dispose:
«Lorsque le gestionnaire de réseau de distribution fait partie d’une entreprise verticalement intégrée, il doit être indépendant, au moins sur le plan de la forme juridique, de l’organisation et de la prise de décision, des autres activités non liées à la distribution. Ces règles ne créent pas d’obligation de séparer la propriété des actifs du gestionnaire de réseau de distribution, d’une part, de l’entreprise verticalement intégrée, d’autre part.»
11. L’article 15, paragraphe 2, de ladite directive prévoit des obligations supplémentaires concernant les entreprises verticalement intégrées. En particulier, les personnes responsables de la gestion du gestionnaire de réseau de distribution doivent présenter des garanties d’indépendance à l’égard des structures chargées de la gestion des activités de production, de transport et de fourniture, le gestionnaire de réseau doit disposer de pouvoirs de décision effectifs et adopter un programme
d’engagements concernant l’absence de pratiques discriminatoires.
3. Les directives 2009/72 et 2009/73
12. Prenant acte des insuffisances du découplage achevé en application des directives antérieures et afin de poursuivre la libéralisation de ce secteur, le législateur de l’Union a, dans le cadre du troisième paquet énergie, adopté les directives 2009/72 et 2009/73, concernant des règles communes pour le marché intérieur, respectivement, de l’électricité et du gaz naturel. Ratione temporis, elles ne sont pas pertinentes dans les affaires au principal, mais les parties s’y réfèrent dans leurs
observations.
13. Selon le considérant 11 de la directive 2009/72, «[s]eule la suppression des éléments qui incitent les entreprises verticalement intégrées à pratiquer des discriminations à l’encontre de leurs concurrents en matière d’accès au réseau et d’investissements est de nature à garantir un découplage effectif. La dissociation des structures de propriété, qui implique que le propriétaire du réseau soit désigné comme gestionnaire de réseau et qu’il soit indépendant des structures de fourniture et de
production, est clairement un moyen efficace et stable de résoudre le conflit d’intérêts intrinsèque et d’assurer la sécurité de l’approvisionnement. C’est pourquoi, dans sa résolution du 10 juillet 2007 sur les perspectives du marché intérieur du gaz et de l’électricité [ ( 7 )], le Parlement européen considère que la séparation entre la propriété et le transport est le moyen le plus efficace de promouvoir de façon non discriminatoire l’investissement dans les infrastructures, un accès
équitable au réseau pour les nouveaux arrivants et la transparence du marché. Conformément au principe de la dissociation des structures de propriété, les États membres devraient par conséquent être tenus de faire en sorte que la ou les mêmes personnes ne puissent exercer un contrôle sur une entreprise de production ou de fourniture et, simultanément, un contrôle ou des pouvoirs sur un réseau de transport ou un gestionnaire de réseau de transport. Inversement, il ne devrait pas être possible
d’exercer un contrôle ou des pouvoirs sur une entreprise de production ou de fourniture en même temps qu’un contrôle sur un réseau de transport ou un gestionnaire de réseau de transport. Dans le respect de ces limites, une entreprise de production ou de fourniture devrait pouvoir détenir une participation minoritaire dans un gestionnaire de réseau de transport ou dans un réseau de transport».
B – Le droit néerlandais
14. Les dispositions du droit national pertinentes dans les affaires au principal figurent dans la loi portant réglementation de la production, du transport et de la livraison de l’électricité (Wet houdende regels met betrekking tot de productie, het transport en de levering van elektriciteit), du 2 juillet 1998 ( 8 ) et la loi relative aux règles concernant le transport et la livraison du gaz (Wet houdende regels omtrent het transport en de levering van gas), du 22 juin 2000 ( 9 ), telles que
modifiées notamment en 2004 et en 2006 (ci-après respectivement l’«Elektriciteitswet 1998» et la «Gaswet»).
15. Ces lois ont été modifiées d’abord par la loi d’intervention et de mise en œuvre (Interventie- en Implementatiewet), du 1er juillet 2004 ( 10 ), notamment pour transposer les directives du deuxième paquet énergie.
16. Elles ont ensuite été modifiées par la loi sur la gestion indépendante des réseaux (Wet onafhankelijk netbeheer), du 23 novembre 2006 ( 11 ) (ci-après la «loi Won»). Ladite loi a introduit des obligations plus contraignantes pour le gestionnaire de réseau, dont l’interdiction de privatisation, l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces susmentionnées. Ce sont notamment les modifications introduites par la loi Won dans l’Elektriciteitswet 1998 et la Gaswet qui font l’objet
du litige entre les parties devant la juridiction nationale.
17. Sur la base de ces actes, les interdictions suivantes, pertinentes en l’espèce, sont applicables aux Pays-Bas.
1. L’interdiction de privatisation
18. L’arrêté sur les actions de gestionnaires de réseau (Besluit aandelen netbeheerders), du 9 février 2008 ( 12 ), lu en combinaison avec l’article 93 de l’Elektriciteitswet 1998 et l’article 85 de la Gaswet, fixe le régime de la propriété applicable aux gestionnaires de réseau.
19. Les actions dans les sociétés désignées comme gestionnaires de réseaux et le contrôle sur les réseaux doivent être entièrement aux mains d’actionnaires qui appartiennent au «cercle des autorités». Selon l’arrêté sur les actions de gestionnaires de réseau, seuls des organismes publics, tels que les communes, les provinces ou l’État, ou des personnes morales dont la propriété est, directement ou indirectement, entièrement aux mains des autorités, y inclus Essent NV ( 13 ), Eneco Holding NV et
Delta NV, peuvent être, ou devenir, propriétaires d’actions dans un gestionnaire de réseau.
20. Par conséquent, selon l’arrêté sur les actions de gestionnaires de réseau, l’autorisation relative à toute modification portant sur la propriété d’un réseau ou des actions dans un gestionnaire de réseau doit être refusée par le ministre des Affaires économiques, si le transfert est susceptible d’avoir pour conséquence que les actions passent aux mains de personnes extérieures au cercle des autorités.
2. L’interdiction de groupe
21. L’interdiction de groupe découle de l’article 10b, paragraphe 1, de l’Elektriciteitswet 1998 et de l’article 2c, paragraphe 1, de la Gaswet.
22. Sur la base de ces dispositions, les gestionnaires de réseau ne peuvent pas faire partie d’un groupe, tel que défini à l’article 2:24b du code civil néerlandais (Burgerlijk Wetboek), auquel appartient également une société d’énergie, à savoir une personne morale qui produit, fournit ou commercialise aux Pays-Bas de l’électricité ou du gaz. Dans le prolongement de cela, l’interdiction de groupe s’oppose également à ce qu’un gestionnaire de réseau détienne une action ou une participation dans une
société d’énergie ou dans toute entité d’un groupe auquel appartient une société d’énergie. Réciproquement, une société d’énergie ne peut détenir aucune action ou participation dans un gestionnaire de réseau ou dans une entité membre d’un groupe auquel appartient un gestionnaire de réseau.
23. En vertu de ladite interdiction, les entreprises verticalement intégrées actives dans le secteur de l’énergie doivent être scindées en une partie chargée de la gestion du réseau et une partie chargée de la production, de la fourniture et du commerce d’énergie, autrement dit en un ou plusieurs gestionnaires de réseau et sociétés d’énergie. Un gestionnaire de réseau et les sociétés du groupe qui lui sont liées ne peuvent, en effet, pas appartenir à un groupe dont font également partie des sociétés
d’énergie. L’obligation de se scinder est désignée par la juridiction de renvoi comme «l’obligation de scission».
3. L’interdiction des activités tierces
24. L’interdiction des activités tierces est prévue à l’article 17, paragraphes 2 à 4, de l’Elektriciteitswet 1998 et à l’article 10b, paragraphes 2 à 4, de la Gaswet ( 14 ). Elle se compose de trois éléments.
25. D’abord, il n’est pas permis à un gestionnaire de réseau de distribution et aux sociétés du groupe qui lui sont liées de se livrer à des opérations ou à des activités qui peuvent entrer en conflit avec l’intérêt de la gestion d’un réseau. Ensuite, au titre de cette interdiction, il n’est pas permis à une entreprise du groupe de déployer des activités qui n’ont pas de lien étroit avec les missions de base d’une infrastructure. Enfin, l’interdiction des activités tierces empêche également que le
gestionnaire de réseau fournisse, au profit des activités de l’entreprise de réseau, des garanties financières ou se porte garant des dettes d’autres composantes du gestionnaire de réseau de distribution.
III – Les litiges au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
A – Le cadre factuel
26. Il ressort des observations du gouvernement néerlandais que, lors de l’entrée en vigueur de la loi Won en 2006, trois types d’entreprises étaient actives sur le marché de l’énergie néerlandais. Le premier type concernait les entreprises qui n’étaient actives que dans la production, la fourniture ou le commerce d’électricité ou de gaz. Le deuxième type concernait les entreprises verticalement intégrées qui étaient actives tant dans la production, la fourniture ou le commerce d’électricité ou de
gaz que dans la gestion et l’exploitation de réseaux d’électricité et de gaz pour la distribution d’électricité et de gaz. Le troisième type concernait des entreprises qui étaient principalement actives dans la gestion et l’exploitation des réseaux d’électricité et de gaz et ne déployaient aucune activité en matière de production, de fourniture ou de commerce d’électricité ou de gaz. Les sociétés requérantes au principal étaient les entreprises d’énergie verticalement intégrées les plus
importantes sur le marché néerlandais. Elles appartenaient ainsi au deuxième type d’entreprises.
27. Essent est active sur les marchés de l’énergie néerlandais, belge et d’autres États. Pour Essent, l’interdiction de groupe signifie qu’Essent NV s’est scindée en deux pour former, d’une part, l’entreprise de réseau Enexis Holding NV, qui, conformément à l’interdiction de privatisation, est détenue à 100 % par des actionnaires publics et, d’autre part, l’entreprise de commercialisation, de fourniture et de production d’électricité et de gaz, Essent NV. L’obligation de scission a entraîné des
coûts considérables pour Essent, si bien que le juge national a considéré que, dans le cadre du litige au principal, elle avait un intérêt à la demande de dire pour droit. Depuis son rachat par le groupe allemand spécialiste de l’énergie RWE, Essent NV appartient à 100 % à RWE Benelux Holding BV, une filiale du groupe RWE AG.
28. Eneco Holding NV est une entreprise dont l’activité, via ses filiales, consiste à produire, acheter, vendre, transporter et fournir de l’électricité et du gaz notamment à des utilisateurs d’énergie. Le capital d’Eneco Holding NV est détenu par 60 communes. Son activité de fourniture couvre l’ensemble du pays tandis que son entreprise de réseau couvre une zone qui englobe six provinces néerlandaises.
29. Delta NV est elle aussi active sur les marchés de la production, du transport, du commerce et de la fourniture d’électricité. Elle distribue et fournit également du gaz. Delta NV est en outre active sur d’autres marchés. Les réseaux d’énergie jouent un rôle important dans le cadre de sa stratégie pluriutilitaire qui inclut une participation majoritaire dans une entreprise belge spécialisée dans le traitement de déchets. La valeur représentée par ces réseaux renforce l’assise financière de Delta
NV. La province de Zélande en est l’actionnaire principal, les actions restantes étant détenues par des communes néerlandaises.
30. Les sociétés devaient – compte tenu de la présence du réseau d’électricité ou de gaz – être détenues, directement ou indirectement, à concurrence de 100 % par des actionnaires (publics) appartenant au cercle des autorités. Il était interdit à ces entreprises et à leurs actionnaires de vendre le réseau ou le gestionnaire de réseau, en tout ou en partie, à des investisseurs privés. Comme je l’ai déjà relevé, Essent NV a depuis été scindée en gestionnaire de réseau et société d’énergie, les deux
autres sociétés demeurant des sociétés verticalement intégrées.
B – La procédure nationale
31. Les sociétés ont introduit trois actions séparées devant le Rechtbank Den Haag afin qu’il soit dit pour droit que l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces sont contraires aux libertés fondamentales consacrées par les articles 49 TFUE et 63 TFUE et, par conséquent, sans effet. Le Rechtbank Den Haag a rejeté lesdites actions.
32. Les sociétés ont interjeté appel contre ces décisions auprès du Gerechtshof Den Haag. Le Gerechtshof Den Haag a annulé les décisions du Rechtbank Den Haag aux motifs que les dispositions attaquées étaient contraires à l’article 63 TFUE et, par conséquent, sans effet.
33. Le Staat der Nederlanden a, par la suite, introduit un pourvoi en cassation contre les arrêts du Gerechtshof Den Haag en invoquant que le droit de l’Union ne ferait pas obstacle aux dispositions attaquées.
34. C’est dans le cadre de ladite procédure que le Hoge Raad der Nederlanden a, par trois décisions du 24 février 2012, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans les trois affaires concernées, les questions préjudicielles suivantes:
«1) L’article 345 TFUE doit-il être interprété en ce sens que tombe sous la notion de ‘régime de la propriété dans les États membres’ également le régime de l’interdiction absolue de privatisation en cause en l’espèce, tel qu’établi dans l’arrêté sur les actions de gestionnaires de réseau, en combinaison avec l’article 93 de [l’Elektriciteitswet 1998] et l’article 85 de la [Gaswet], qui implique que les actions dans un gestionnaire de réseau ne peuvent être transférées qu’exclusivement au sein
du cercle des autorités?
2) En cas de réponse affirmative à la première question, cela a-t-il pour conséquence que les règles relatives à la libre circulation des capitaux ne sont pas applicables à l’interdiction de groupe et à l’interdiction des [activités auxiliaires] ( 15 ) ou du moins qu’on ne va pas jusqu’à apprécier l’interdiction de groupe et l’interdiction des [activités auxiliaires] au regard des règles relatives à la libre circulation des capitaux?
3) Les objectifs, qui sous-tendent également la loi Won, visant, par la lutte contre les subventions croisées au sens large (y compris l’échange d’information stratégique), à assurer la transparence sur le marché de l’énergie et à prévenir les distorsions de concurrence, sont-ils des intérêts économiques purs, ou peuvent-ils être considérés également comme des intérêts de nature non économique, en ce sens que, selon les circonstances, ils peuvent constituer, en tant que raisons impérieuses
d’intérêt général, une justification à une limitation à la libre circulation des capitaux?»
C – La procédure devant la Cour
35. Par ordonnance du 26 mars 2012, le président de la Cour a décidé de joindre les affaires C‑105/12, C‑106/12 et C‑107/12.
36. Des observations écrites ont été présentées à la Cour par les sociétés concernées, les gouvernements néerlandais, tchèque et polonais ainsi que par la Commission européenne, qui, à l’exception de la République tchèque et la République de Pologne, étaient également représentés lors de l’audience qui s’est tenue le 14 janvier 2013.
IV – Analyse
A – Sur la première question préjudicielle portant sur l’interdiction de privatisation au regard de l’article 345 TFUE
37. Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi cherche à savoir si l’article 345 TFUE doit être interprété en ce sens que relève de la notion de «régime de la propriété dans les États membres» également le régime de l’interdiction absolue de privatisation en cause en l’espèce qui implique que les actions dans un gestionnaire de réseau ne peuvent être transférées qu’exclusivement au sein du cercle des autorités.
38. Je constate d’emblée que l’interdiction de privatisation prévue par la législation néerlandaise signifie, en ce qui concerne les réseaux, que seules les «autorités», au sens de l’arrêté sur les actions de gestionnaires de réseau susmentionné ( 16 ), peuvent en être propriétaires, que ce soit de manière directe ou indirecte.
39. Toutefois, les biens liés à l’exploitation du réseau, de même que les actions ou les participations directes ou indirectes dans les réseaux, ne sont pas des res extra commercium, car il s’agit de droits de propriété relevant du droit privé parfaitement ordinaires qui peuvent être vendus, achetés et utilisés notamment comme sûreté d’une créance. Néanmoins, le transfert de participations ne peut avoir lieu qu’au sein d’une catégorie particulière de propriétaires, à savoir lesdites «autorités».
40. Le Hoge Raad der Nederlanden estime, au regard de la législation nationale applicable ratione temporis, qu’il s’agit d’une interdiction de privatisation absolue. Je partage cet avis. Le fait que le contenu de cette limitation ne se concrétise que dans un acte de nature réglementaire n’affecte pas cette conclusion, contrairement à ce que soutiennent les sociétés.
41. Comme l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer l’a rappelé, l’article 345 TFUE est la seule disposition des traités qui soit directement inspirée de la déclaration Schuman du 9 mai 1950 et elle était initialement prévue à l’article 83 du traité CECA ( 17 ). Son objectif originel était d’assurer que l’établissement de la nouvelle communauté n’empiéterait pas sur une délicate question politique de l’époque tenant à la nature juridique et sociale de la propriété des mines allemandes et des entreprises
actives dans le secteur de l’acier «décartellisées» ( 18 ). Ainsi, l’article 345 TFUE consacre le principe de neutralité à l’égard de la propriété, publique ou privée, des «moyens de production» et des entreprises ( 19 ).
42. Selon moi, cela signifie, d’une part, que, dans la mesure où ce système n’est pas discriminatoire ou disproportionné, une conséquence inhérente au système de propriété retenu ne peut pas être considérée comme une entrave relevant du champ d’application des interdictions prévue par le traité. D’autre part, les conséquences restrictives autres que celles découlant directement et de manière inévitable du régime de propriété publique ou privée sont, à l’inverse, soumises aux libertés fondamentales
du traité ( 20 ).
43. Par exemple, il découle du fait que le secteur de l’industrie sidérurgique est nationalisé dans un État membre que les établissements, voire les investissements directs par les investisseurs d’autres États membres, en sont exclus. Comme la Commission le relève, la Cour a confirmé la compatibilité des nationalisations avec le droit de l’Union dès l’arrêt Costa ( 21 ).
44. En outre, il convient, à mon avis, de se référer à l’arrêt rendu par la Cour de l’Association européenne de libre-échange (AELE) ( 22 ) dans l’affaire ayant opposé l’autorité de surveillance de l’Association européenne de libre-échange (AELE) et le Royaume de Norvège au sujet de concessions pour l’acquisition de chutes d’eau. La Cour AELE a interprété l’article 125 de l’accord sur l’Espace économique européen ( 23 ), du 2 mai 1992, qui correspond à l’article 345 TFUE, en ce sens que le droit
d’un État de l’Espace économique européen (EEE) de décider si la propriété des ressources hydroélectriques et des installations s’y rapportant se trouve aux mains d’autorités publiques ou de personnes privées n’est pas, en soi, affecté par l’accord sur l’Espace économique européen. Il en résultait selon cette cour que le Royaume de Norvège pouvait légitimement poursuivre l’objectif qui consiste à établir un régime de la propriété publique pour ces biens, à condition qu’il le fasse de manière
proportionnée et non discriminatoire.
45. Selon cette logique, le fait qu’aucun investisseur privé ne puisse acheter d’actions ou de participations d’une société réservée aux actionnaires publics ne peut pas être considéré comme une restriction interdite par le traité dans la mesure où il s’agit précisément d’un élément du système de propriété que le traité ne tend pas à changer.
46. En revanche, comme la jurisprudence sur les «golden shares» le démontre, le traitement privilégié des intérêts publics au sein d’un régime de propriété en principe privé, comme celui des sociétés par actions prévu par le droit des sociétés, n’échappe pas aux dispositions du traité sur les libertés fondamentales ( 24 ).
47. Le système néerlandais en cause repose sur un choix fondamental en vertu duquel la propriété du réseau de distribution d’énergie a été réservée à un actionnariat public (res publica), mais pas à un seul propriétaire. Suivant cet objectif, les droits de propriété sur le réseau sont détenus par différents sujets répondant à la définition d’autorité au sens de l’arrêté sur les actions de gestionnaires de réseau. Il s’ensuit inévitablement la nécessité d’interdire une détention privée indirecte.
48. Dès lors, des restrictions au transfert des parts dans la société sont nécessaires pour que les participations dans le bien puissent être achetées et vendues entre les différents sujets qui y sont autorisés, sans faire perdre à ce bien son caractère public. L’interdiction de privatisation est donc une conséquence inévitable du choix de la propriété publique et de l’idée de maintenir la propriété entre les mains du pouvoir public. J’en conclus que, dans les affaires au principal, il s’agit bel et
bien d’un système de propriété tel que visé à l’article 345 TFUE.
49. Je propose donc à la Cour de répondre à la première question en ce sens qu’un régime d’un État membre tel que celui en cause dans les affaires au principal, en vertu duquel les actions dans un gestionnaire de réseau de distribution ne peuvent être transférées qu’à des organismes publics et à certaines sociétés détenues à 100 % par des autorités publiques (interdiction de privatisation), constitue un régime de la propriété au sens de l’article 345 TFUE et est, à ce titre, compatible avec le droit
de l’Union.
B – Sur la deuxième question préjudicielle portant sur l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces à l’égard de la libre circulation des capitaux
50. La deuxième question préjudicielle porte sur la libre circulation des capitaux. Le Hoge Raad der Nederlanden cherche à savoir si une réponse positive à la première question aurait pour conséquence que les règles relatives à la libre circulation des capitaux ne seraient pas applicables à l’interdiction de groupe et à l’interdiction des activités tierces ( 25 ) ou, si, du moins, on n’irait pas jusqu’à apprécier ces interdictions au regard des règles relatives à cette liberté.
51. Il y a lieu, tout d’abord, conformément à la distinction que j’ai proposée plus haut ( 26 ), de déterminer si ces deux interdictions sont des conséquences inhérentes au choix de principe fait par le Staat der Nederlanden, discuté dans le cadre de la première question, de réserver la propriété des gestionnaires de réseaux aux autorités publiques, qui ne seraient pas susceptibles de constituer des entraves. Selon moi, la réponse est négative.
52. L’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces ne sont pas des conséquences directes et inévitables de l’interdiction de privatisation, qui, quant à elle, relève du régime de propriété au sens de l’article 345 TFUE, mais sont plutôt des mesures législatives qui visent à empêcher que la gestion des réseaux de distribution ne soit exploitée afin de promouvoir des intérêts dissociés des besoins de ces réseaux, notamment les intérêts liés à la fourniture ou à la production
d’énergie. En réalité, il s’agit d’empêcher le contournement du principe du découplage des structures de propriété des réseaux, d’une part, et des services de fourniture et de production les exploitant, d’autre part, indépendamment de la nature publique ou privée de l’une et de l’autre de ces structures. De surcroît, l’interdiction des activités tierces est de nature à isoler la gestion des réseaux des risques liés à des activités non connexes et, réciproquement, d’éviter que la gestion des
réseaux ne soit utilisée comme base de financement des activités non connexes.
53. En d’autres termes, il s’agit non pas de mesures visant, par le contrôle des chaînes de propriété intermédiaires, à réserver la propriété des réseaux aux autorités publiques, mais plutôt de mesures visant à maintenir «pur» le système ciblant une dissociation de structures de propriété, de sorte que les intérêts du réseau et ceux de la vente d’énergie ne se mélangent pas. Selon moi, une réglementation analogue serait tout aussi nécessaire dans l’hypothèse où le découplage de propriété serait mis
en œuvre sans interdiction de privatisation. Même si la législation nationale autorisait qu’un gestionnaire de réseau soit détenu par des personnes privées, il serait tout aussi nécessaire d’introduire des interdictions analogues pour assurer le respect du découplage de propriété ( 27 ) afin de prévenir les conflits d’intérêts.
54. L’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces étant dissociables de l’interdiction de privatisation, il y a lieu d’envisager si elles constituent une restriction à la libre circulation des capitaux.
55. En l’absence de définition des mouvements de capitaux dans le traité, la Cour a reconnu une valeur indicative à la nomenclature des mouvements de capitaux figurant à l’annexe I de la directive 88/361/CEE ( 28 ), notamment dans l’arrêt Commission/Portugal ( 29 ). Selon cette nomenclature, constituent notamment des mouvements de capitaux les investissements dits «directs», sous forme de participation à une entreprise par la détention d’actions qui confère la possibilité de participer effectivement
à sa gestion et à son contrôle, et les investissements dits «de portefeuille», effectués dans la seule intention de réaliser un placement financier sans intention d’influer sur la gestion et le contrôle de l’entreprise ( 30 ). Ladite nomenclature inclut aussi les cautionnements, les autres garanties et les droits de gage.
56. La Cour a précisé que doivent être qualifiées de restrictions, au sens de l’article 63, paragraphe 1, TFUE, des mesures nationales qui sont susceptibles d’empêcher ou de limiter l’acquisition d’actions dans les entreprises concernées ou qui sont susceptibles de dissuader les investisseurs d’autres États membres d’investir dans le capital de celles-ci ( 31 ).
57. Il me semble que l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces relèvent clairement des mouvements de capitaux au sens de l’article 63, paragraphe 1, TFUE et qu’elles en constituent des restrictions. De plus, dès lors qu’il s’agit d’interdictions absolues empêchant, par hypothèse, toutes les transactions entrant dans leur champ d’application, il n’est pas nécessaire d’établir séparément leur caractère d’obstacles à la libre circulation des capitaux.
58. En faisant obstacle à toute stratégie de diversification financière ou opérationnelle des entités concernées, fondée sur la complémentarité des deux secteurs, les interdictions en question empêchent tant les investissements directs que les investissements de portefeuille. En effet, elles limitent les investissements par les sociétés étrangères dans les opérateurs actifs dans le secteur de l’énergie aux Pays-Bas ainsi que les investissements par ces derniers dans les opérateurs étrangers
disposant de participations dans les autres groupes énergétiques aux Pays-Bas. L’interdiction des activités tierces est également susceptible d’altérer les termes de financement des sociétés concernées. Par conséquent, l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces sont constitutives de restrictions aux mouvements des capitaux au sens de l’article 63, paragraphe 1, TFUE, interdites sous réserve d’une justification.
59. Il est utile de préciser que ces deux interdictions pourraient également être analysées sous l’angle de la liberté d’établissement. En effet, l’interdiction de groupe fait obstacle aux prises de participations minoritaires comme majoritaires dans les gestionnaires de réseau et les sociétés d’énergie ainsi que dans les entités membres de groupes auxquels appartiennent de telles sociétés. L’interdiction des activités tierces limite quant à elle le champ d’activité des gestionnaires de réseaux et
des sociétés qui leur sont liées dans le cadre d’un groupe, ce qui constitue potentiellement une restriction à la liberté d’établissement du point de vue de l’entreprise concernée. À cet égard, il suffit de relever que, selon une jurisprudence constante, dans la mesure où les mesures nationales en cause entraînent des restrictions à la liberté d’établissement, de telles restrictions sont la conséquence directe des obstacles à la libre circulation des capitaux dont elles sont indissociables. Dès
lors, il ne sera pas nécessaire d’examiner les mesures en cause à la lumière de la liberté d’établissement ( 32 ).
60. Par conséquent, je propose à la Cour de répondre à la deuxième question préjudicielle en ce sens que, bien que l’interdiction de privatisation des gestionnaires de réseau de distribution telle que celle en cause dans la procédure au principal constitue un régime de propriété au sens de l’article 345 TFUE compatible avec le droit de l’Union, d’autres régimes nationaux, tels que l’interdiction de groupe incluant tant les gestionnaires de réseau de distribution d’énergie que des personnes morales
commercialisant, fournissant ou produisant de l’électricité ou du gaz aux Pays-Bas et l’interdiction des activités tierces applicable aux gestionnaires de réseau de distribution, relèvent du champ d’application de la libre circulation des capitaux au regard de laquelle leur compatibilité doit être vérifiée.
C – Sur la troisième question préjudicielle portant sur l’existence de raisons impérieuses d’intérêt général constituant une justification à une restriction à la libre circulation des capitaux
61. Par sa troisième question préjudicielle, la juridiction de renvoi cherche à savoir si les objectifs de la loi Won, à savoir assurer la transparence sur le marché de l’énergie et prévenir les distorsions de concurrence par la lutte contre les subventions croisées au sens large (y compris l’échange d’information stratégique), sont des intérêts économiques purs ou s’ils peuvent être considérés également comme des intérêts de nature non économique, en ce sens que, selon les circonstances, ils
peuvent constituer, en tant que raisons impérieuses d’intérêt général, une justification à une restriction à la libre circulation des capitaux.
1. Sur les caractéristiques des réseaux de distribution d’électricité et de gaz
62. Avant d’analyser l’existence d’une éventuelle justification et sa proportionnalité, il me paraît nécessaire de rappeler les caractéristiques des réseaux de distribution d’électricité et de gaz sur les plans concurrentiel et stratégique.
63. Ces réseaux relient le réseau de transport national au consommateur au niveau régional, voire local. Ils constituent des monopoles dits «naturels», puisqu’ils ne peuvent pas raisonnablement être dédoublés compte tenu des économies d’échelle très grandes qui y sont liées. Du point de vue de la concurrence, le propriétaire du réseau de distribution contrôle donc une infrastructure essentielle («essential facility») entre la fourniture et la consommation qui lui confère un pouvoir de marché tant en
aval qu’en amont.
64. Les réseaux de distribution d’électricité et de gaz sont importants pour les consommateurs à deux titres. Premièrement, il est indispensable que le propriétaire du réseau n’utilise pas sa position monopolistique pour exiger une rémunération disproportionnée de son service, c’est-à-dire de l’accès à la fourniture d’énergie par le réseau de distribution. C’est pourquoi le tarif d’acheminement pour la distribution de l’énergie est susceptible d’être contrôlé par les autorités nationales, ce qui
semble être le cas aux Pays-Bas ( 33 ). Deuxièmement, il est nécessaire que la qualité de la gestion du réseau soit satisfaisante en termes, notamment, de réparation des défauts affectant la réception de l’énergie et la fiabilité de facturation de la consommation.
65. Du point de vue de la sécurité de l’approvisionnement en énergie, les réseaux de distribution sont essentiels, puisqu’il est inutile de disposer d’un approvisionnement suffisant en énergie si celle-ci ne peut pas être distribuée aux consommateurs. C’est pourquoi les gestionnaires de réseaux revêtent aussi de l’importance du point de vue de la sécurité nationale, car celui qui contrôle la distribution de l’électricité contrôle aussi la société moderne dans toutes ses fonctions. Le même
raisonnement vaut pour le gaz dans les États membres où il constitue une source d’énergie importante.
66. Eu égard aux spécificités des secteurs exploitant des réseaux non «dédoublables» pour la fourniture de services ou d’énergie, l’importance d’assurer une structure concurrentielle adaptée apparaît plus clairement. Dans cette perspective, il est nécessaire d’assurer un accès non discriminatoire des tiers à ces réseaux pour achever le processus de libéralisation, c’est-à-dire la réalisation d’un marché concurrentiel sur lequel est assurée la libre prestation des services, dans l’exploitation de
réseaux tels que, notamment, les réseaux de distribution d’électricité, de gaz ou les transports ferroviaires. Le législateur de l’Union, comme celui de plusieurs États membres, ont pour ce faire adopté la stratégie du découplage, autrement dit une dissociation de la gestion du réseau et de son exploitation pour la fourniture des services. Le degré de découplage visé ou atteint a varié selon les secteurs et les États membres concernés, allant du découplage comptable ou fonctionnel au découplage
juridique et même jusqu’à la dissociation des structures de propriété.
2. L’incidence du droit dérivé de l’Union sur l’appréciation d’une législation nationale au regard des libertés de circulation
67. Les affaires au principal soulèvent le problème de l’incidence de mesures du droit dérivé de l’Union sur l’appréciation de la justification d’une mesure nationale de transposition qui constitue une restriction à l’une des libertés de circulation et qui va au-delà des exigences de la directive qu’elle transpose.
68. Il me paraît effectivement important au regard de la jurisprudence antérieure de la Cour de déterminer si le contrôle de la mesure de transposition en jeu dans les affaires au principal implique de contrôler la compatibilité avec le droit primaire de l’Union de la directive transposée.
69. Dans les affaires au principal, l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces résultent de la loi Won, adoptée notamment afin de transposer les directives 2003/54 et 2003/55 du deuxième paquet énergie, lesquelles n’exigent pas de découplage de la propriété des actions du gestionnaire de réseau de transport ou de distribution et celle des autres opérateurs et n’en font pas une modalité explicite de transposition ( 34 ). À l’instar d’autres législateurs nationaux qui avaient
opté pour la dissociation des structures de propriété entre les gestionnaires de réseaux de transport, d’une part, et les entreprises de production et de fourniture d’énergie, d’autre part ( 35 ), le législateur néerlandais me semble être allé en 2006 avec la loi Won, de sa propre initiative, au-delà des exigences du droit dérivé de l’Union en vigueur en optant pour la dissociation des structures de propriété des gestionnaires de réseaux de distribution, d’une part, et des entreprises de
production et de fourniture d’énergie, d’autre part. Je souligne que les directives en question sont des dispositions d’harmonisation minimale.
70. Dans le cadre juridique applicable ratione temporis à ces affaires au principal, la loi Won, bien qu’elle ait été adoptée en vue de leur transposition, apparaît ainsi comme une mesure nationale détachable des directives de 2003. Elle est donc susceptible d’être contrôlée de manière autonome au regard des libertés de circulation.
71. Cependant, bien qu’elles ne soient pas applicables ratione temporis aux affaires au principal, il ne me semble pas pouvoir être fait abstraction de l’adoption ultérieure des directives 2009/72 et 2009/73, qui, quant à elles, font de la dissociation des structures de propriété l’une des modalités explicites de transposition. Je rappelle en effet que le considérant 11 de la directive 2009/72 qualifie une telle dissociation de moyen stable et efficace de résoudre le conflit d’intérêts intrinsèque
et que le considérant 21 de celles-ci consacre un droit d’opter pour la dissociation intégrale des structures de propriété ( 36 ).
72. Certes, une interprétation littérale et restrictive desdits considérants pourrait donner à penser qu’ils ne concernent que les gestionnaires de réseaux de transport d’énergie. Néanmoins, à l’instar du gouvernement néerlandais et de la Commission, j’estime que ces considérants sont également pertinents s’agissant des réseaux de distribution, eu égard à leurs caractéristiques, que j’ai déjà décrites, et à la nécessité de supprimer les conflits d’intérêts entre les gestionnaires et les utilisateurs
des réseaux qui me semble tout aussi aiguë en matière de distribution que de transport même si seuls ces derniers réseaux sont déterminants du point de vue de la libre prestation de services au niveau transfrontalier.
73. Par conséquent, dans le cadre juridique actuel, il me semble que l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces ne pourraient plus être contestées, à tout le moins dans leur principe, sans impliquer directement un contrôle de la compatibilité des directives de 2009 à la libre circulation des capitaux. Je note cependant que la dissociation des structures de propriété envisagée au considérant 11 de ces directives ne va pas aussi loin que celle résultant de l’interdiction de
groupe en droit néerlandais, dans la mesure où ce considérant réserve expressément la possibilité d’investissements réciproques minoritaires entre le gestionnaire de réseau et une entreprise de production ou de fourniture.
74. La Commission souligne dans ses observations que la compatibilité de l’interdiction de groupe avec la libre circulation des capitaux doit être appréciée dans le cadre des règles pertinentes du droit dérivé de l’Union et elle semble faire valoir que la seule compatibilité de l’interdiction de groupe avec les objectifs des directives peut tenir lieu de justification à cette mesure.
75. À mon avis, la véritable question est plutôt la suivante, à savoir la dissociation des structures de propriété ultérieurement prévue par les directives de 2009 est-elle compatible avec le traité et notamment avec les libertés de circulation qu’elle est susceptible d’entraver?
76. De jurisprudence constante, le législateur de l’Union est, en principe, tenu au respect des libertés de circulation instituées par le traité, à l’instar du législateur national ( 37 ). Un débat doctrinal ( 38 ) s’est développé, afin de déterminer si la législation dérivée est soumise à un contrôle de même nature et de même intensité dans le cadre de l’appréciation de sa conformité au droit primaire de l’Union, en particulier aux libertés de circulation ( 39 ), ou si ledit contrôle doit être
adapté aux spécificités et aux finalités propres du droit de l’Union.
77. Dans l’affaire Bauhuis, la Cour a jugé que des mesures édictées par le Conseil dans l’intérêt général de la Communauté, et non unilatéralement par les États membres en vue de la protection de leurs intérêts propres, ne sauraient être considérées comme des mesures entravant les échanges ( 40 ). En d’autres termes, la législation dérivée de l’Union semble bénéficier d’une présomption de conformité aux libertés de circulation garanties par le traité. Une illustration plus récente de la spécificité
du contrôle des mesures de droit dérivé à l’égard des libertés de circulation résulte de l’arrêt Allemagne/Parlement et Conseil ( 41 ) dans lequel il a été jugé que l’objectif de lutte contre toute perturbation du marché pouvait justifier une entrave à la liberté d’établissement résultant de la directive sur les dépôts de garantie. Un tel objectif n’aurait sans doute pas permis de justifier une mesure nationale similaire qui aurait été jugée de nature purement économique.
78. Ainsi, la jurisprudence de la Cour a admis que les finalités économiques du traité peuvent justifier des entraves aux libertés fondamentales découlant de la législation de l’Union. Dans le cadre des affaires au principal, il convient donc de s’interroger sur le point de savoir si, et dans quelle mesure, les objectifs d’une législation nationale visant les finalités du traité le peuvent également. Ce problème peut se poser en des termes identiques en dehors de la libéralisation des secteurs des
réseaux de distribution d’électricité et de gaz, notamment dans le cadre de l’analyse d’une législation nationale en matière de concurrence qui, dans son propre champ d’application, s’avérerait être plus stricte que celle de l’Union et serait ainsi susceptible de constituer une restriction à la liberté d’établissement.
3. Sur les justifications dites «purement économiques»
79. J’ai établi, dans le cadre de la deuxième question préjudicielle, que tant l’interdiction de groupe que l’interdiction des activités tierces applicables aux gestionnaires de réseaux de distribution relèvent du champ d’application de la libre circulation des capitaux dont elles constituent des restrictions.
80. La Cour a itérativement jugé que la libre circulation des capitaux ne peut être limitée par une réglementation nationale que si elle est justifiée par l’une des raisons mentionnées à l’article 58 CE ou par des raisons impérieuses d’intérêt général au sens de la jurisprudence de la Cour. De surcroît, de telles restrictions doivent être appropriées à l’objectif poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif visé ( 42 ).
81. La juridiction de renvoi observe que les objectifs de transparence sur le marché de l’énergie et de prévention des distorsions de concurrence en vue de la création de conditions de concurrence équitables («level playing field»), invoqués par l’État pour justifier l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces, ont également été utilisés par le Parlement et par le Conseil comme fondement des directives 2009/72 et 2009/73. Selon leurs préambules, ces directives visent notamment à
assurer un accès équitable au réseau et la transparence sur le marché en vue de l’application de tarifs transparents et non discriminatoires ( 43 ). Bien que ces directives n’imposent pas de dissociation des structures de propriété du gestionnaire de réseau de distribution et des activités commerciales, la juridiction de renvoi remarque que les mesures prescrites, notamment de découplage et de séparation fonctionnelle, l’ont été pour atteindre les objectifs qui viennent d’être mentionnés.
82. En revanche, les sociétés considèrent que la transparence et la prévention des subventions croisées visent principalement à renforcer la structure de la concurrence du marché néerlandais de l’énergie. Se prévalant d’une jurisprudence constante de la Cour, elles font valoir que de tels objectifs sont de nature purement économique et ne sauraient, comme tels, constituer une raison impérieuse d’intérêt général ( 44 ).
83. La Commission, quant à elle, estime que, certes, l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces aboutissent à une séparation des gestionnaires de réseaux de distribution allant au-delà de celle prescrite par les directives 2003/54 et 2003/55, mais que celle-ci est conforme à l’économie et aux objectifs de ces directives.
84. À mon avis, il découle clairement tant du préambule des directives de 2009 que des débats parlementaires aux Pays-Bas que les objectifs principaux de la dissociation des structures de propriété et de l’interdiction de groupe sont respectivement, dans l’Union, l’accroissement des investissements et de la concurrence sur le marché de l’énergie et la baisse des prix au niveau européen ( 45 ) et, aux Pays-Bas, la lutte contre les comportements anticoncurrentiels à travers une meilleure
transparence ( 46 ). Il suffit de relever que ces objectifs constituent prima facie des motifs de nature économique au sens de la jurisprudence de la Cour.
85. Concrètement, en dépit des motifs économiques critiqués en l’espèce, les interdictions de groupe et des activités tierces me semblent pouvoir être justifiées de trois façons. Premièrement, en considérant que les objectifs économiques ne sont pas «purs», mais sont plutôt des moyens au service de fins non économiques. Deuxièmement, en précisant la notion d’objectif économique pour y inclure un élément relatif à la finalité protectionniste, voire «égoïste», de la mesure contrôlée. Ou,
troisièmement, en justifiant, abstraction faite du caractère économique ou non du motif avancé, les interdictions litigieuses par référence à l’un des objectifs du traité.
86. Le premier raisonnement s’inscrirait dans la lignée des aménagements, d’ores et déjà admis par la Cour, à l’interdiction des motifs économiques ( 47 ). En particulier, le gouvernement néerlandais se prévaut d’un courant jurisprudentiel qui admet la légitimité de mesures qui, tout en ayant un motif économique, poursuivraient une autre finalité à caractère non économique ( 48 ).
87. Suivre ce raisonnement poserait néanmoins deux difficultés dans les affaires au principal. L’une tient à la formulation de la troisième question préjudicielle du Hoge Raad der Nederlanden qui ne porte que sur les objectifs de transparence sur le marché de l’énergie et sur les distorsions de concurrence, ne permettant pas à la Cour de prendre en considération les objectifs non économiques mis en avant par le gouvernement néerlandais, à savoir notamment la protection des clients, la garantie de la
sécurité de la fourniture et l’intérêt que les gestionnaires de réseaux se concentrent sur cette tâche.
88. L’autre tient à ce que le lien entre l’interdiction de groupe et l’interdiction des activités tierces et la sécurité publique et la protection du consommateur n’apparaît clairement ni du point de vue de l’adéquation de ces mesures ni de leur proportionnalité à ces objectifs ( 49 ), ainsi que le soulignent justement les sociétés. En effet, l’interdiction de privatisation me semble déjà répondre de manière suffisante aux exigences tirées du souci de protection de la sécurité publique, car elle
exclut, notamment, la gestion des réseaux de distribution d’électricité par des sociétés contrôlées par des États tiers. En revanche, les exigences découlant du souci de protection des consommateurs devraient faire l’objet d’une attention spécifique même si le législateur avait admis le maintien de sociétés verticalement intégrées.
89. Le deuxième raisonnement repose sur l’idée que la raison pour laquelle les mesures issues du droit de l’Union ne font pas l’objet d’un contrôle aussi strict à l’égard des libertés de circulation que celui auquel sont soumises de pures mesures nationales est que, ce que vise la Cour en distinguant les motifs susceptibles de justifier une mesure restrictive des autres motifs, n’est pas tant en soi la nature économique de l’objectif poursuivi que la finalité protectionniste implicite de cette
justification explicite ( 50 ). Ainsi, la classification statique de l’expression législative d’une politique publique importe moins que sa finalité dynamique, eu égard au système et aux objectifs du traité.
90. Cette analyse est confirmée par l’étude des mesures en cause dans certaines affaires dans lesquelles la Cour a rejeté la justification d’une restriction à la liberté d’établissement ou à la libre circulation des capitaux comme étant de nature purement économique.
91. Par exemple, dans l’affaire Commission/Portugal ( 51 ), précitée, la Cour n’a pas admis que le régime national en cause, qui tendait à limiter le nombre d’investisseurs ressortissants d’un autre État et à soumettre à l’approbation préalable de la République portugaise l’acquisition d’actions au-delà d’un certain seuil, soit justifié par le renforcement de la structure concurrentielle du marché en cause ainsi que par la modernisation et le renforcement de l’efficacité des moyens de production sur
le fondement de leur caractère économique. Il me semble que la motivation implicite de cet arrêt consiste en la suspicion de motifs protectionnistes dans l’exercice du pouvoir d’appréciation réservé de l’autorité nationale chargée de délivrer une telle autorisation.
92. Au demeurant, la prééminence du risque de détournement protectionniste sur la nature du motif avancé transparaît a fortiori dans la jurisprudence de la Cour ne se rapportant pas aux justifications économiques. Ainsi, dans la récente affaire Commission/Grèce ( 52 ), la Cour a refusé la justification d’une mesure d’autorisation préalable à l’acquisition d’actions dans des sociétés stratégiques en raison du pouvoir d’appréciation discrétionnaire des autorités nationales dans l’exercice de cette
faculté, nonobstant l’existence d’une raison de sécurité publique, susceptible de justifier un tel dispositif, tenant à la sécurité de l’approvisionnement énergétique. En d’autres termes, la finalité du dispositif national contrôlé prévaut sur sa qualification économique.
93. L’affaire Commission/Italie ( 53 ) concernait elle aussi une loi de privatisation qui, à titre de mesure transitoire en vue de la libéralisation complète du secteur de l’énergie, privait de droit de vote toutes les actions au-delà d’un seuil consolidé de 2 %. La République italienne a tenté de justifier cette mesure par la sauvegarde de conditions de concurrence saines et équitables sur les marchés de l’énergie, objectif rejeté par la Cour. Là encore, il me semble que c’était moins la nature
économique de la mesure qui faisait obstacle à ce que la Cour l’admette que le fait que cette mesure contribuait à maintenir le statu quo, soit, en l’espèce, le contrôle des autorités publiques italiennes sur des sociétés en cours de privatisation, objectif par essence protectionniste.
94. De même concernant la jurisprudence relative aux «golden shares», ce n’est pas tant la nature économique de la justification avancée que le caractère exorbitant du droit que se réserve tel gouvernement, conduisant là aussi à un protectionnisme public, qui me semble avoir justifié que la Cour ait systématiquement considéré que de tels dispositifs étaient incompatibles avec la liberté de circulation des capitaux et la liberté d’établissement ( 54 ).
95. Un objectif qui serait a priori incompatible avec la jurisprudence classique de la Cour, pourrait au contraire être jugé compatible avec le traité à l’issue d’un test de finalité dans le cadre d’une approche renouvelée du motif économique. Celle-ci supposerait, notamment, de créer une distinction entre, d’une part, les motifs économiques ayant pour effet de protéger, d’une manière ou d’une autre, des intérêts économiques des États membres et, d’autre part, ceux ayant pour effet d’organiser un
secteur conformément aux objectifs économiques du traité.
96. En l’espèce, dans le cadre de la situation de départ aux Pays-Bas, à savoir que les gestionnaires de réseaux comme les sociétés d’énergie verticalement intégrées sont détenus par des entités publiques, il ne me semble pas que l’interdiction de groupe ou l’interdiction des activités tierces favorisent directement ou indirectement les opérateurs nationaux. Au contraire, Essent NV ayant été forcée de se scinder avant de pouvoir être privatisée, elle estime qu’en ayant été contrainte de céder des
participations dans le gestionnaire de réseau de distribution Enexis Holding NV, elle a été placée dans une situation de désavantage concurrentiel par rapport aux concurrents d’autres États membres dans lesquels le modèle verticalement intégré continue à être approuvé. Par conséquent, il semblerait que l’interdiction de groupe ne poursuive pas une finalité protectionniste, contrairement aux mesures jugées incompatibles avec les libertés de circulation dans les affaires précitées.
97. Au demeurant, l’interdiction de groupe ou l’interdiction des activités tierces ne poursuivent guère une finalité protectionniste en faveur des autorités publiques qui, certes, se voient réserver la propriété des gestionnaires de réseaux, mais sont également exclues de celle des sociétés d’énergie, dès lors qu’elles sont gestionnaires de réseaux.
98. Le troisième raisonnement consiste à reconnaître un nouveau fondement à la justification d’une restriction aux libertés de circulation, tiré de la disposition du traité selon laquelle le marché intérieur comprend toujours un système garantissant que la concurrence n’est pas faussée. Cette disposition, qui figurait déjà à l’article 3, sous f), du traité CEE originel, se trouve actuellement au protocole 27 du traité FUE ( 55 ).
99. Or, la réglementation nationale qui vise à remplacer au niveau régional, voire local, les monopoles historiques des sociétés d’énergie verticalement intégrées par une structure qui, en dissociant la propriété de la gestion du réseau de distribution de celle des services l’exploitant, permet l’établissement d’un marché concurrentiel de la commercialisation, de la fourniture et de la production de l’énergie constitue bel et bien une mesure apte à garantir que la concurrence n’est pas faussée.
100. Selon moi, les limitations à la liberté d’agir tant du gestionnaire de réseau de distribution que des sociétés d’énergie sont susceptibles de garantir un accès non discriminatoire au marché de l’énergie et d’assurer que la concurrence n’est pas faussée concernant la commercialisation, la fourniture et la production de l’énergie. À mon avis, cet objectif doit être considéré comme une importante justification d’intérêt général aux restrictions nationales non discriminatoires qui s’avèrent
nécessaires pour pouvoir libéraliser un marché teinté par un monopole naturel. Il importe peu que cette justification soit qualifiée de justification non purement économique ou non protectionniste.
101. Plus particulièrement, l’interdiction de groupe renforce la séparation entre, d’une part, la fourniture et la production et, d’autre part, la distribution de l’énergie ce qui, selon le considérant 11 des directives 2009/72 et 2009/73, est le moyen le plus efficace de promouvoir de façon non discriminatoire l’investissement dans les infrastructures, un accès équitable au réseau pour les nouveaux arrivants et la transparence du marché.
102. L’interdiction des activités tierces, quant à elle, isole simultanément les autres secteurs, comme par exemple la gestion des déchets d’un «spill over», des ressources accrues dans le cadre d’une activité ayant le caractère d’un monopole naturel tout en protégeant la gestion des réseaux contre les risques liés aux activités non connectées. Il s’ensuit qu’une telle interdiction est susceptible de garantir que les potentiels excédents d’exploitation accrus dans le cadre de la gestion des réseaux
soient investis dans la maintenance et l’amélioration du réseau et non dans des activités externes.
103. S’agissant de la proportionnalité, dans le cadre de la décision de principe adoptée par le législateur national, à savoir le découplage structurel entre la gestion des réseaux de distribution et la commercialisation, la fourniture et la production d’électricité et de gaz, cette interdiction ne va pas plus loin que ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de transparence sur le marché de l’énergie et de la prévention des distorsions de concurrence.
104. Par conséquent, je propose à la Cour de répondre à la troisième question préjudicielle en ce sens que les régimes nationaux en cause, tels que l’interdiction de groupe incluant tant les gestionnaires de réseau de distribution d’énergie que des personnes morales commercialisant, fournissant ou produisant de l’électricité ou du gaz aux Pays-Bas et l’interdiction des activités tierces applicables aux gestionnaires de réseau de distribution, peuvent être considérés comme des restrictions justifiées
à la libre circulation des capitaux, puisqu’ils sont susceptibles de garantir que la concurrence n’est pas faussée par l’exploitation d’une position monopolistique de gestionnaire de réseaux de distribution dans la commercialisation, la fourniture ou la production ou dans d’autres secteurs dissociés de la gestion de réseau.
V – Conclusion
105. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante aux questions préjudicielles posées par le Hoge Raad der Nederlanden:
1) Un régime d’un État membre tel que celui en cause dans les affaires au principal, en vertu duquel les actions dans un gestionnaire de réseau de distribution ne peuvent être transférées qu’à des organismes publics et à certaines sociétés détenues à 100 % par des autorités publiques (interdiction de privatisation), constitue un régime de la propriété au sens de l’article 345 TFUE et est, à ce titre, compatible avec le droit de l’Union.
2) Bien que l’interdiction de privatisation des gestionnaires de réseau de distribution telle que celle en cause dans la procédure au principal constitue un régime de propriété au sens de l’article 345 TFUE compatible avec le droit de l’Union, d’autres régimes nationaux, tels que l’interdiction de groupe incluant tant les gestionnaires de réseau de distribution d’énergie que des personnes morales commercialisant, fournissant ou produisant de l’électricité ou du gaz aux Pays-Bas et
l’interdiction des activités tierces applicable aux gestionnaires de réseau de distribution, relèvent du champ d’application de la libre circulation des capitaux au regard de laquelle leur compatibilité doit être vérifiée.
3) Les régimes nationaux en cause, tels que l’interdiction de groupe incluant tant les gestionnaires de réseau de distribution d’énergie que des personnes morales commercialisant, fournissant ou produisant de l’électricité ou du gaz aux Pays-Bas et l’interdiction des activités tierces applicables aux gestionnaires de réseau de distribution, peuvent être considérés comme des restrictions justifiées à la libre circulation des capitaux, puisqu’ils sont susceptibles de garantir que la concurrence
n’est pas faussée par l’exploitation d’une position monopolistique de gestionnaire de réseaux de distribution dans la commercialisation, la fourniture ou la production ou dans d’autres secteurs dissociés de la gestion de réseau.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) Dans ces conclusions, les termes «réseau» et «gestionnaire de réseau» renvoient toujours aux réseaux de distribution d’électricité ou de gaz aux Pays-Bas. Dans les cas où il s’agit de réseaux de transport, cela est expressément mentionné.
( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 96/92/CE (JO L 176, p. 37).
( 4 ) Directive du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2003, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE (JO L 176, p. 57).
( 5 ) Directive du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE (JO L 211, p. 55).
( 6 ) Directive du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 2003/55/CE (JO L 211, p. 94).
( 7 ) JO 2008, C 175 E, p. 206.
( 8 ) Stb. 1998, no 427.
( 9 ) Stb. 2000, no 305.
( 10 ) Stb. 2004, no 328.
( 11 ) Stb. 2006, no 614.
( 12 ) Stb. 2008, no 62.
( 13 ) Voir point 27 des présentes conclusions.
( 14 ) Dans les présentes conclusions, la terminologie «interdiction des activités tierces» a été substituée à celle d’«interdiction des activités auxiliaires», utilisée dans la version française des décisions de renvoi, afin d’éviter toute confusion avec la notion de «services auxiliaires», au sens des articles 2, point 17, de la directive 2003/54 et 2, point 14, de la directive 2003/55, étant précisé que la définition de cette notion est différente dans chacune des directives visées.
( 15 ) La terminologie utilisée dans les présentes conclusions pour l’analyse des deuxième et troisième questions reprend la convention expliquée à la note en bas de page 14 des présentes conclusions («activités tierces»).
( 16 ) Il convient de préciser que la définition de l’autorité comprend aussi les personnes morales qui sont une société filiale à 100 % d’une société d’énergie visée par l’arrêté sur les actions de gestionnaires de réseau, y inclus Essent NV (avant sa scission), Eneco Holding NV et Delta NV. Ces sociétés filiales peuvent être des personnes morales étrangères.
( 17 ) Voir point 45 des conclusions jointes de l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 4 juin 2002, Commission/Portugal (C-367/98, Rec. p. I-4731); Commission/France (C-483/99, Rec. p. I-4781), et Commission/Belgique (C-503/99, Rec. p. I-4809).
( 18 ) Delta NV se réfère dans ses observations à la description de la genèse de ladite disposition faite par le professeur Reuter, P., dans son livre La Communauté européenne du charbon et de l’acier, Paris, 1953.
( 19 ) Selon l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer, l’article 345 TFUE ne concerne pas les régimes de propriété au sens de l’ordre civil des relations patrimoniales (voir point 54 de ses conclusions jointes dans les affaires précitées Commission/Portugal [C‑367/98]; Commission/France [C‑483/99] et Commission/Belgique [C‑503/99]).
( 20 ) La Cour a récemment rappelé dans l’arrêt du 8 novembre 2012, Commission/Grèce (C‑244/11, points 15 et 16), que «l’article [295 CE] n’a pas pour effet de faire échapper les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité […]. Plus particulièrement, la Cour a jugé que, si l’article 295 CE ne met pas en cause la faculté des États membres d’instituer un régime d’acquisition de la propriété foncière, un tel régime n’échappe pas aux règles fondamentales du
droit de l’Union, notamment celles de non-discrimination, de liberté d’établissement et de liberté des mouvements de capitaux (arrêt du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg, C-452/01, Rec. p. I-9743, point 24 ainsi que jurisprudence citée)».
( 21 ) Arrêt du 15 juillet 1964 (6/64, Rec. p. 1141).
( 22 ) Arrêt de la Cour AELE du 26 juin 2007, ESA/Norvège (affaire dite «chutes d’eau en Norvège») (E-2/06, Report of EFTA Court, p. 163, point 72).
( 23 ) JO 1994, L 1, p. 3.
( 24 ) Voir, notamment, arrêts précités Commission/Portugal (C‑367/98), Commission/France (C‑483/99), et Commission/Belgique (C‑503/99).
( 25 ) Voir points 21 à 25 des présentes conclusions.
( 26 ) Au point 42 des présentes conclusions.
( 27 ) Selon la Commission, à l’époque de l’adoption de ces deux interdictions, le gouvernement néerlandais n’avait pas encore exclu la possibilité d’une privatisation des gestionnaires de réseau. Je rappelle que, en fait, les régimes limitant la formation de groupes et/ou l’exercice d’activités tierces sont assez courants dans les réglementations applicables aux secteurs soumis à un contrôle étatique renforcé, telles que celles applicables au secteur financier ou à celui de la santé.
( 28 ) Directive du Conseil du 24 juin 1988 pour la mise en œuvre de l’article [67 CE] (JO L 178, p. 5).
( 29 ) Arrêt du 8 juillet 2010 (C-171/08, Rec. p. I-6817, point 49). Voir, également, arrêt du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation (C-446/04, Rec. p. I-11753, point 179).
( 30 ) Voir, notamment, arrêts du 1er octobre 2009, Woningstichting Sint Servatius (C-567/07, Rec. p. I-9021, point 19), et du 8 juillet 2010, Commission/Portugal (C‑171/08), précité (points 49 à 50).
( 31 ) Arrêt du 8 juillet 2010, Commission/Portugal (C‑171/08), précité (point 50).
( 32 ) Arrêts du 28 septembre 2006, Commission/Pays-Bas (C-282/04 et C-283/04, Rec. p. I-9141, point 43), ainsi que du 8 juillet 2010, Commission/Portugal (C‑171/08), précité (point 80).
( 33 ) Selon les indications données par le gouvernement néerlandais lors de l’audience.
( 34 ) Voir considérant 8 et article 15 de la directive 2003/54 susmentionnés.
( 35 ) Avant l’adoption du troisième paquet énergie, treize États membres avaient opté pour le découplage de la propriété des gestionnaires de réseaux de transport d’électricité, six pour le transport de gaz, selon Hunt, M., «Ownership Unbundling: The Main Legal Issues in a Controversial Debate», EU Energy Law and Policy Issues, éd. Delvaux, B., e.a., Rixensart: Euroconfidentiel, 2008.
( 36 ) Néanmoins, il ne s’agit pas d’une obligation. À cet égard, l’article 26 de la directive 2009/72, intitulé «Dissociation des gestionnaires de réseau de distribution», dispose, à l’instar de l’article 15 de la directive 2003/54, que «ces règles ne créent pas d’obligation de séparer la propriété des actifs du gestionnaire de réseau de distribution, d’une part, de l’entreprise verticalement intégrée, d’autre part».
( 37 ) Voir, en matière de libre circulation des marchandises, arrêt du 20 avril 1978, Les Commissionnaires Réunis et Les Fils de Henri Ramel (80/77 et 81/77, Rec. p. 927), dans lequel il est indiqué que «[l]’interdiction des restrictions quantitatives ainsi que des mesures d’effet équivalent, vaut, comme la Cour l’a itérativement déclaré, non seulement pour des mesures nationales, mais également pour des mesures émanant des institutions communautaires». Voir, également, arrêt du 17 mai 1984,
Denkavit Nederland (15/83, Rec. p. 2171, point 15). Il me semble qu’il n’y a pas lieu d’adopter un raisonnement différent en matière de libre circulation des capitaux.
( 38 ) À propos duquel, Mortelmans, K., «The relationship between the Treaty rules and Community measures for the establishment and functioning of the internal market», Common Market Law Review, vol. 39, 2002, p. 1303.
( 39 ) En faveur de cette thèse, Petersmann, E.-U., Constitutional Functions and Constitutional Problems of International Economic Law, Fribourg, 1991.
( 40 ) Arrêt du 25 janvier 1977 (46/76, Rec. p. 5, points 27 à 30).
( 41 ) Arrêt du 13 mai 1997 (C-233/94, Rec. p. I-2405, point 57).
( 42 ) Voir arrêt du 21 décembre 2011, Commission/Pologne (C-271/09, Rec. p. I-13613, points 55 et 58).
( 43 ) – Voir, notamment, considérants 4, 7, 26 et 32 de la directive 2009/72 et considérants 4, 5, 25 et 31 de la directive 2009/73.
( 44 ) Arrêts du 10 juillet 1984, Campus Oil e.a. (72/83, Rec. p. 2727, points 35 et 36); du 17 mars 2005, Kranemann (C-109/04, Rec. p. I-2421, point 34), ainsi que du 15 avril 2010, CIBA (C-96/08, Rec. p. I-2911, point 48).
( 45 ) Voir, sur ce point, l’exposé des motifs de la proposition de directive [COM(2007) 528 final, p. 5].
( 46 ) Les observations d’Essent NV et Essent Nederland BV reprennent les motifs mis en avant par le législateur néerlandais à diverses étapes du processus.
( 47 ) Pour un essai de rationalisation de ces aménagements, voir Snell, J., «Economic Aims as Justification for Restrictions on Free Movement», dans Rule of reason: rethinking another classic of European legal doctrine, éd. Schrauwen, A., Groningen, Europa Law Publishing, 2005.
( 48 ) Arrêt Campus Oil e.a., précité.
( 49 ) D’autant que la Cour estime que l’exception de sécurité publique de l’actuel article 65, paragraphe 1, TFUE doit être entendue strictement et ne peut couvrir que les cas dans lesquels l’intérêt public est réellement et suffisamment gravement menacé, voir arrêts du 13 mai 2003, Commission/Espagne (C-463/00, Rec. p. I-4581, point 72), et du 8 juillet 2010, Commission/Portugal (C‑171/08), précité (point 73).
( 50 ) Ainsi que l’a fait valoir la Commission lors de l’audience.
( 51 ) C‑367/98 (point 52).
( 52 ) Précitée (point 79).
( 53 ) Arrêt du 2 juin 2005 (C-174/04, Rec. p. I-4933, point 37).
( 54 ) Voir, notamment, arrêt du 8 juillet 2010, Commission/Portugal (C‑171/08), précité, dans lequel étaient en cause des actions assorties de droits spéciaux (droit de veto) devant être obligatoirement et majoritairement détenues par l’État ou d’autres actionnaires publics.
( 55 ) Sur la jurisprudence portant sur l’article 3, sous f), du traité CEE, voir arrêt du 10 janvier 1985, Association des Centres distributeurs Leclerc et Thouars Distribution (229/83, Rec. p. 1, points 20 et suiv.).