CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. YVES BOT
présentées le 9 avril 2014 ( 1 )
Affaires jointes C‑119/13 à C‑121/13
eco cosmetics GmbH & Co. KG (C‑119/13)
contre
Virginie Laetitia Barbara Dupuy,
Raiffeisenbank St. Georgen reg. Gen. mbH (C‑120/13)
contre
Tetyana Bonchyk
et
Rechtsanwaltskanzlei CMS Hasche Sigle, Partnerschaftsgesellschaft (C‑121/13)
contre
Xceed Holding Ltd
[demandes de décision préjudicielle
formées par l’Amtsgericht Wedding (Allemagne)]
«Coopération judiciaire en matière civile — Injonction de payer européenne — Règlement (CE) no 1896/2006 — Absence de notification valide — Réexamen — Respect des droits de la défense — Article 47 de la Charte»
1. Les présentes affaires préjudicielles ont toutes pour cadre juridique le règlement (CE) no 1896/2006 ( 2 ) instituant une procédure européenne d’injonction de payer. Elles posent la question de savoir si, en cas de défaut de signification ou de notification de l’injonction de payer européenne au défendeur, ce dernier peut demander une application par analogie de l’article 20 du règlement no 1896/2006.
2. Cette disposition prévoit, après l’expiration du délai prévu à l’article 16, paragraphe 2, de ce règlement, la possibilité de demander, sous certaines conditions, le réexamen de l’injonction de payer européenne devant la juridiction compétente de l’État membre d’origine (ci-après la «juridiction d’origine») en raison de circonstances exceptionnelles. Notamment, le défendeur a le droit de demander le réexamen de cette injonction si celle-ci a été signifiée ou notifiée selon l’un des modes prévus
à l’article 14 dudit règlement et si la signification ou la notification n’est pas intervenue en temps utile pour lui permettre de préparer sa défense, sans qu’il y ait une faute de sa part.
3. Dans les présentes conclusions, nous exposerons les raisons pour lesquelles nous considérons que le règlement no 1896/2006 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une application par analogie de son article 20 à un cas dans lequel l’injonction de payer européenne n’a pas été notifiée ou n’a pas été notifiée de manière valable au défendeur. Afin de garantir le respect des droits de la défense, ce dernier doit disposer d’une voie de recours indépendante devant la juridiction d’origine lui
permettant de démontrer qu’il n’a pas reçu notification de cette injonction et, le cas échéant, d’en faire constater l’invalidité.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
4. L’article 1er, paragraphe 1, sous a), du règlement no 1896/2006 indique que celui-ci a pour objet «de simplifier, d’accélérer et de réduire les coûts de règlement dans les litiges transfrontaliers concernant des créances pécuniaires incontestées en instituant une procédure européenne d’injonction de payer».
5. L’article 13 de ce règlement prévoit ce qui suit:
«L’injonction de payer européenne peut être signifiée ou notifiée au défendeur, conformément au droit national de l’État dans lequel la signification ou la notification doit être effectuée, par l’un des modes suivants:
a) signification ou notification à personne, le défendeur ayant signé un accusé de réception portant la date de réception;
b) signification ou notification à personne au moyen d’un document signé par la personne compétente qui a procédé à la signification ou à la notification, spécifiant que le défendeur a reçu l’acte ou qu’il a refusé de le recevoir sans aucun motif légitime, ainsi que la date à laquelle l’acte a été signifié ou notifié;
c) signification ou notification par voie postale, le défendeur ayant signé et renvoyé un accusé de réception portant la date de réception;
d) signification ou notification par des moyens électroniques, comme la télécopie ou le courrier électronique, le défendeur ayant signé et renvoyé un accusé de réception portant la date de réception.»
6. L’article 14 dudit règlement, intitulé «Signification ou notification non assortie de la preuve de sa réception par le défendeur», est rédigé de la manière suivante:
«1. L’injonction de payer européenne peut également être signifiée ou notifiée au défendeur conformément au droit national de l’État dans lequel la signification ou la notification doit être effectuée, par l’un des modes suivants:
a) signification ou notification à personne, à l’adresse personnelle du défendeur, à des personnes vivant à la même adresse que celui-ci ou employées à cette adresse;
b) si le défendeur est un indépendant ou une personne morale, signification ou notification à personne, dans les locaux commerciaux du défendeur, à des personnes employées par le défendeur;
c) dépôt de l’injonction dans la boîte aux lettres du défendeur;
d) dépôt de l’injonction dans un bureau de poste ou auprès d’une autorité publique compétente et communication écrite de ce dépôt dans la boîte aux lettres du défendeur, à condition que la communication écrite mentionne clairement la nature judiciaire de l’acte ou le fait qu’elle vaut notification ou signification et a pour effet de faire courir les délais;
e) par voie postale non assortie de l’attestation visée au paragraphe 3, lorsque le défendeur a son adresse dans l’État membre d’origine;
f) par des moyens électroniques avec accusé de réception automatique, à condition que le défendeur ait expressément accepté à l’avance ce mode de signification ou de notification.
2. Aux fins du présent règlement, la signification ou la notification au titre du paragraphe 1 n’est pas admise si l’adresse du défendeur n’est pas connue avec certitude.
3. La signification ou la notification en application du paragraphe 1, points a), b), c) et d), est attestée par:
a) un acte signé par la personne compétente ayant procédé à la signification ou à la notification mentionnant les éléments suivants:
i) le mode de signification ou de notification utilisé,
et
ii) la date de la signification ou de la notification,
et
iii) lorsque l’injonction de payer a été signifiée ou notifiée à une personne autre que le défendeur, le nom de cette personne et son lien avec le défendeur,
ou
b) un accusé de réception émanant de la personne qui a reçu la signification ou la notification, pour l’application du paragraphe 1, points a) et b).»
7. L’article 16 du règlement no 1896/2006 dispose ce qui suit:
«1. Le défendeur peut former opposition à l’injonction de payer européenne auprès de la juridiction d’origine au moyen du formulaire type F figurant dans l’annexe VI, qui lui est transmis en même temps que l’injonction de payer européenne.
2. L’opposition est envoyée dans un délai de trente jours à compter de la signification ou de la notification de l’injonction au défendeur.
[…]»
8. Enfin, l’article 20 de ce règlement prévoit la possibilité, pour le défendeur, de demander un réexamen de l’injonction de payer européenne. Ainsi, cette disposition énonce:
«1. Après expiration du délai prévu à l’article 16, paragraphe 2, le défendeur a le droit de demander le réexamen de l’injonction de payer européenne devant la juridiction [...] d’origine si:
a) i) l’injonction de payer a été signifiée ou notifiée selon l’un des modes prévus à l’article 14;
et
ii) la signification ou la notification n’est pas intervenue en temps utile pour lui permettre de préparer sa défense, sans qu’il y ait faute de sa part,
ou
b) le défendeur a été empêché de contester la créance pour cause de force majeure ou en raison de circonstances extraordinaires, sans qu’il y ait faute de sa part,
pour autant que, dans un cas comme dans l’autre, il agisse promptement.
2. Après expiration du délai prévu à l’article 16, paragraphe 2, le défendeur a également le droit de demander le réexamen de l’injonction de payer européenne devant la juridiction [...] d’origine lorsqu’il est manifeste que l’injonction de payer a été délivrée à tort, au vu des exigences fixées par le présent règlement, ou en raison d’autres circonstances exceptionnelles.
3. Si la juridiction rejette la demande du défendeur au motif qu’aucune des conditions de réexamen énoncées aux paragraphes 1 et 2 n’est remplie, l’injonction de payer européenne reste valable.
Si la juridiction décide que le réexamen est justifié au motif que l’une des conditions énoncées aux paragraphes 1 et 2 est remplie, l’injonction de payer européenne est nulle et non avenue.»
B – La réglementation allemande
9. En droit allemand, c’est le code de procédure civile (Zivilprozessordnung, ci-après la «ZPO») qui indique la procédure à suivre en matière de procédure d’injonction de payer. Ainsi, dans la version de la ZPO applicable aux litiges au principal, les articles 692, paragraphe 1, point 1, et 700, paragraphe 3, première phrase, de celle-ci prévoient, après qu’une opposition a été formée – qu’elle soit recevable ou non, qu’elle soit dans les délais ou non ou bien qu’elle soit claire ou non –, que la
procédure d’injonction de payer relève automatiquement de la juridiction compétente pour le règlement du litige.
10. En vertu de l’article 690, paragraphe 1, point 5, de la ZPO, dès la demande de délivrance d’une injonction de payer, le créancier doit indiquer quelle juridiction serait compétente pour le règlement du litige en cas d’opposition.
11. Il en va autrement s’agissant de la demande d’injonction de payer européenne pour laquelle l’Amtsgericht Wedding (Allemagne) explique que l’indication de la juridiction compétente en cas de litige n’est pas prévue. Le dessaisissement au profit de la juridiction compétente pour le règlement du litige après opposition intervient, conformément à l’article 17, paragraphes 1 et 2, du règlement no 1896/2006, uniquement en application de la législation de l’État membre d’origine, à savoir l’État membre
dans lequel une injonction de payer européenne est délivrée.
12. La juridiction de renvoi nous indique que, selon l’article 1090, paragraphes 1, première phrase, et 2, première phrase, de la ZPO, cela signifie que la juridiction européenne compétente pour l’injonction de payer européenne enjoint au créancier de nommer la juridiction compétente en cas de litige. Tant que le créancier n’agit pas en ce sens ou s’il ne désigne aucune juridiction, il n’y a aucun dessaisissement de l’affaire au profit d’une autre juridiction. La juridiction de renvoi en tire la
conséquence suivante, à savoir que le demandeur dispose d’une injonction de payer européenne avec une déclaration relative au caractère exécutoire de celle-ci, mais le défendeur n’a aucune possibilité de faire vérifier par un juge le respect du délai d’opposition, voire le fait que celui-ci n’a jamais commencé à courir, au motif que le dossier n’a pas été transmis à un juge conformément aux règles procédurales générales et que le réexamen, prévu à l’article 20 du règlement no 1896/2006, n’est
pas directement applicable.
II – Les faits des litiges au principal
A – L’affaire C‑119/13
13. Eco cosmetics GmbH & Co. KG (ci-après «eco cosmetics»), domiciliée en Allemagne, a demandé à l’Amtsgericht Wedding la délivrance d’une injonction de payer européenne à l’encontre de Mme Dupuy, domiciliée en France. À cet effet, elle a indiqué une adresse en France comme étant le domicile de cette dernière. Le 22 mars 2010, l’Amtsgericht Wedding a fait droit à la demande d’eco cosmetics et a délivré l’injonction de payer européenne. Celle-ci a été notifiée par lettre recommandée avec accusé de
réception à l’adresse indiquée, l’accusé de réception indiquant le 31 mars 2010 comme date de notification.
14. Sans opposition de la part Mme Dupuy et conformément à l’article 18, paragraphe 1, du règlement no 1896/2006, l’Amtsgericht Wedding a, le 20 mai 2010, déclaré cette injonction exécutoire.
15. Ce n’est que par lettre du 28 juillet 2010, reçue le 3 août 2010 par l’Amtsgericht Wedding, que Mme Dupuy a formé opposition à l’injonction de payer européenne. Par lettre du 5 août 2010, l’Amtsgericht Wedding a signalé à Mme Dupuy que l’opposition était hors délai et qu’elle ne pouvait, tout au plus, que demander un réexamen de cette injonction en vertu de l’article 20 du règlement no 1896/2006. C’est ainsi que, par lettre du 7 octobre 2010, Mme Dupuy a demandé le réexamen de ladite injonction
et a, par lettre du 13 avril 2011, présenté la motivation tenant à cette demande de réexamen.
16. Selon Mme Dupuy, l’injonction de payer européenne ne lui a été notifiée à aucun moment, dans la mesure où elle avait quitté le logement situé à l’adresse indiqué par eco cosmetics depuis le mois d’octobre 2009. Elle indique, également, que ce n’est que par l’intermédiaire d’une lettre de sa banque datée du 23 juillet 2010 qu’elle a eu connaissance de cette injonction. Ces affirmations sont contestées par eco cosmetics.
B – L’affaire C‑120/13
17. Raiffeisenbank St. Georgen reg. Gen. mbH (ci-après «Raiffeisenbank»), domiciliée en Autriche, a demandé à ce que soit délivrée une injonction de payer européenne à l’encontre de Mme Bonchyk, domiciliée en Allemagne. Le 2 septembre 2010, l’Amtsgericht Wedding a fait droit à cette demande et a délivré cette injonction. Cette juridiction a tenté, à deux reprises, de faire notifier ladite injonction par voie postale aux adresses indiquées par Raiffeisenbank, en vain. Cette dernière a alors fourni
une nouvelle adresse. L’injonction de payer européenne a, dès lors, été notifiée à cette nouvelle adresse par dépôt dans la boîte aux lettres le 1er février 2011.
18. Sans opposition de la part de Mme Bonchyk, cette injonction a été déclarée exécutoire par l’Amtsgericht Wedding le 10 mars 2011. Par télécopie datant du 1er juin 2011, Mme Bonchyk a formé opposition à l’encontre de ladite injonction. Elle a, également, indiqué que ce n’est que par hasard qu’elle a eu connaissance de l’existence de cette même injonction. Elle a précisé, en outre, qu’elle n’habitait plus à l’adresse à laquelle a été notifiée l’injonction de payer européenne depuis l’année 2009.
Elle a, enfin, indiqué que cette injonction ne lui a été notifiée à aucun moment.
19. L’Amtsgericht Wedding a signalé, par lettre du 17 juin 2011, que l’opposition formée par Mme Bonchyk était hors délai et qu’elle ne pouvait, tout au plus, que faire une demande de réexamen conformément à l’article 20 du règlement no 1896/2006. Par lettre du 24 juin 2011, Mme Bonchyk a alors présenté une demande de réexamen à l’encontre de l’injonction de payer européenne.
C – L’affaire C‑121/13
20. Rechtsanwaltskanzlei CMS Hasche Sigle, Partnerschaftsgesellschaft (ci-après «CMS Hasche Sigle»), domiciliée en Allemagne, a demandé à ce que soit délivrée une injonction de payer européenne à l’encontre de Xceed Holding Ltd, domiciliée à Chypre. À cet effet, elle a indiqué une adresse à Nicosie (Chypre). L’Amtsgericht Wedding a, le 4 juin 2010, fait droit à cette demande et a, par la suite, notifiée l’injonction de payer européenne par lettre recommandée avec accusé de réception à l’adresse
indiquée par CMS Hasche Sigle. Il résulte de l’accusé de réception que cette injonction a été notifiée à cette adresse le 30 juin 2010, cet accusé de réception portant une signature et le tampon d’un cabinet d’avocats, sans qu’il n’y ait, pour autant, de croix dans la case «délivré» ni dans aucune autre case. Le 10 août 2010, l’Amtsgericht Wedding a déclaré ladite injonction exécutoire.
21. Par lettre du 19 octobre 2010, reçue le 20 octobre de la même année par l’Amtsgericht Wedding, Xceed Holding Ltd a introduit une demande de réexamen à l’encontre de l’injonction de payer européenne et a, à titre conservatoire, formé opposition contre cette injonction.
22. Xceed Holding Ltd fait valoir, sans que cela soit contesté, que ladite injonction ne lui a été notifiée à aucun moment. Elle indique que, jusqu’au 18 mai 2010, son siège se trouvait à Larnaka (Chypre), puis à Limassol (Chypre) et qu’elle n’a jamais eu de contact avec le cabinet d’avocats ayant reçu et signé l’accusé de réception. Ce ne serait que le 7 octobre 2010 qu’elle aurait eu connaissance de l’injonction de payer européenne, à la suite d’une mise en demeure du CMS Hasche Sigle.
23. Dans ces trois affaires, l’Amtsgericht Wedding éprouve des doutes quant à l’interprétation qu’il convient de donner du règlement no 1896/2006. La juridiction de renvoi se demande, notamment, si les demandes de réexamen formées par les trois parties défenderesses au principal constituent une voie de recours valable.
III – Les questions préjudicielles
24. Dans les trois litiges au principal, l’Amtsgericht Wedding a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour des questions préjudicielles. Nous reproduisons ici les questions posées dans l’affaire C‑119/13 dont les première et troisième sont identiques aux questions posées dans les affaires C‑120/13 et C‑121/13:
«1) Convient-il d’interpréter le règlement [...] no 1896/2006 [...] en ce sens que le défendeur peut également demander le réexamen, par le juge, de l’injonction de payer européenne lorsque l’injonction de payer ne lui a pas été notifiée ou si elle ne lui a pas été notifiée de manière valable? Peut-on, à cet effet, se fonder, par analogie, notamment sur l’article 20, paragraphe 1, ou sur l’article 20, paragraphe 2, du règlement no 1896/2006?
2) En cas de réponse affirmative à la première question, dans l’hypothèse où l’injonction de payer ne lui aurait pas été notifiée ou ne lui aurait pas été notifiée de manière valable, le défendeur doit-il respecter des limites dans le temps pour sa demande de réexamen? Convient-il, à cet effet, de se fonder notamment sur les dispositions de l’article 20, paragraphe 3, du règlement no 1896/2006?
3) Également en cas de réponse affirmative à la première question, quelles sont les conséquences juridiques en matière procédurale en cas de succès de la demande de réexamen; peut-on, dans ce contexte, se fonder, par analogie, notamment sur l’article 20, paragraphe 3, ou sur l’article 17, paragraphe 1, du règlement no 1896/2006?»
IV – Notre analyse
25. Par sa première question, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur le point de savoir si le règlement no 1896/2006 doit être interprété en ce sens que, lorsque l’injonction de payer européenne n’a pas été notifiée ou n’a pas été notifiée de manière valable au défendeur, ce dernier peut demander le réexamen de cette injonction en se fondant, par analogie, sur l’article 20, paragraphes 1 ou 2, de ce règlement.
26. Dans les trois affaires au principal, la juridiction de renvoi part du principe que la notification de l’injonction de payer européenne soit fait défaut, soit est invalide dans la mesure où elle n’aurait pas été faite selon les règles minimales prescrites par ledit règlement.
27. En réalité, les présentes affaires posent la question de savoir de quelle voie de recours dispose le défendeur à l’encontre d’une injonction de payer européenne qui ne lui a pas été notifiée ou qui ne lui a pas été notifiée de manière valable et qui est devenue exécutoire. En effet, le règlement no 1896/2006 reste muet quant aux éventuelles voies de recours qui s’offrent au défendeur dans de telles circonstances et crée, alors, un vide juridique. Toute la question est donc celle de savoir
quelles sont les conséquences juridiques d’une absence de notification ou d’une notification non valable.
28. La juridiction de renvoi et la plupart des parties au litige semblent estimer que l’unique voie de recours réside dans le réexamen de l’injonction de payer européenne sur le fondement de l’article 20 de ce règlement. Nous ne partageons pas cet avis.
29. Conformément à l’article 1er, paragraphe 1, sous a), dudit règlement, ce dernier a pour objet de simplifier, d’accélérer et de réduire les coûts de règlement dans les litiges transfrontaliers concernant des créances pécuniaires incontestées en instituant une procédure européenne d’injonction de payer. Cette procédure pourrait être qualifiée de «procédure unilatérale» dans la mesure où il n’y a aucun débat devant la juridiction d’origine et où le défendeur n’apparaît qu’à un stade ultérieur, une
fois que l’injonction de payer européenne a été délivrée par cette juridiction et qu’elle a été signifiée ou notifiée à celui-ci.
30. À cet égard, le règlement no 1896/2006 établit des normes minimales concernant les modes de signification ou de notification, réparties dans deux catégories.
31. En premier lieu, l’article 13 de ce règlement prévoit les modes de signification ou de notification assortie de la preuve de sa réception par le défendeur. Cela signifie qu’il est certifié que le défendeur aura été touché par l’injonction de payer européenne délivrée contre lui – et donc qu’il en aura eu connaissance – et que le mécanisme, prévu par ledit règlement, pourra alors produire ses effets.
32. Ainsi, si le défendeur décide de former opposition à l’injonction de payer européenne, conformément à l’article 16 du règlement no 1896/2006, la procédure se poursuit devant la juridiction d’origine conformément aux règles de la procédure civile ordinaire, sauf si le demandeur a expressément demandé qu’il soit mis un terme à la procédure dans ce cas ( 3 ). Si, en revanche, le défendeur reste silencieux face à cette injonction, une fois le délai prévu à l’article 16, paragraphe 2, dudit règlement
écoulé, ladite injonction est immédiatement déclarée exécutoire par la juridiction d’origine, conformément à l’article 18, paragraphe 1, du règlement no 1896/2006, l’article 19 de celui-ci précisant, notamment, qu’une injonction de payer européenne devenue exécutoire dans l’État membre d’origine est reconnue et exécutée dans les autres États membres.
33. Ce n’est qu’exceptionnellement que le défendeur pourra demander le réexamen de l’injonction de payer européenne, soit parce qu’il a été empêché de contester la créance pour cause de force majeure ou en raison de circonstances extraordinaires, sans qu’il y ait une faute de sa part ( 4 ), soit parce qu’il est manifeste que l’injonction de payer européenne a été délivrée à tort, au vu des exigences fixées par ce règlement, ou en raison d’autres circonstances exceptionnelles ( 5 ).
34. En second lieu, l’article 14 du règlement no 1896/2006 expose les modes de signification ou de notification non assortie de la preuve de sa réception par le défendeur, dans la mesure où l’injonction de payer européenne est remise à un tiers. Le législateur de l’Union part de l’hypothèse, dans ce cas-là, que le défendeur est momentanément absent lors du passage de l’huissier ou encore du facteur. Cela signifie que, en utilisant ces modes de signification ou de notification, il est uniquement
présumé que le défendeur a bien été touché par l’injonction de payer européenne délivrée contre lui et qu’il a donc normalement eu connaissance des droits qui sont les siens ainsi que des effets juridiques qui découleraient d’une opposition ou d’une absence de réponse dans le délai imparti, en l’occurrence la déclaration de la force exécutoire de cette injonction, conformément à l’article 18 de ce règlement.
35. Le législateur de l’Union a, cependant, ici aussi, prévu de prendre en considération un éventuel retard en donnant la possibilité au défendeur, conformément à l’article 20, paragraphes 1 et 2, dudit règlement, de demander le réexamen de l’injonction de payer européenne.
36. Nous constatons, eu égard à ce qui précède, toute l’importance d’une signification ou d’une notification valide dans la procédure européenne d’injonction de payer. Elle permet de s’assurer que le défendeur aura accès à toutes les informations qui lui sont nécessaires pour se défendre et garantit, par là-même, le respect des droits de la défense ( 6 ). Déjà, dans ses travaux préparatoires, la Commission européenne avait mis l’accent sur ce point en indiquant que, «[a]fin d’assurer un procès
équitable, le défendeur doit être mis parfaitement au courant de ses droits et obligations procéduraux dans le cadre de l’injonction de payer. […] Une information concise, quoique complète, constitue dès lors une condition indispensable pour assurer que les délais restent brefs et que le défendeur puisse décider, à l’intérieur de ce laps de temps, s’il souhaite ou non contester la créance en pleine connaissance de cause des conséquences sans devoir recourir à des conseils juridiques» ( 7 ).
37. C’est là tout l’intérêt de la procédure instaurée par le règlement no 1896/2006, à savoir concilier la rapidité et l’efficacité d’une procédure judiciaire avec le respect des droits de la défense dans les litiges transfrontaliers qui concernent des créances pécuniaires incontestées. Une fois informé, et connaissance prise des indications portées dans les documents accompagnant obligatoirement la signification ou la notification, le défendeur peut, alors, exercer ses droits en toute connaissance
de cause. C’est la raison pour laquelle il ne dispose plus, par la suite, que de moyens limités pour s’opposer à l’exécution de l’injonction de payer européenne.
38. Néanmoins, parce qu’il a été personnellement averti de la délivrance de cette injonction, ses droits, et notamment les droits de sa défense, ont été parfaitement respectés.
39. En est-il de même lorsque la mise à exécution de ladite injonction délivrée selon la procédure de l’article 14 du règlement no 1896/2006 a révélé que, en fait, et sans faute de sa part, le débiteur présumé n’a, en réalité, pas été touché?
40. Assurément non.
41. Ainsi que nous l’avons vu, la signification ou la notification dans le système instauré par ce règlement vise à préserver les droits de la défense. Elle constitue une présomption de réception de l’injonction de payer européenne par le défendeur, étape éminemment importante dans ce système. Le respect de ces conditions dans la procédure d’injonction de payer européenne est primordial si l’on souhaite préserver l’équilibre entre les différents objectifs que ledit règlement vise à atteindre.
42. Le respect des droits de la défense ne peut être assuré par le jeu d’une présomption lorsque l’exécution de cette injonction révèle que cette présomption est fausse. Il faudrait, alors, en faire une présomption irréfragable, ce qui, en matière de droits de la défense, n’aurait aucun sens.
43. À vouloir simplifier à l’excès le mécanisme prévu par le règlement no 1896/2006, c’est justement aux droits de la défense et donc à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») que l’on porterait atteinte.
44. En effet, tout d’abord, admettre une application par analogie de l’article 20 de ce règlement reviendrait à priver de ses droits les plus fondamentaux le défendeur de bonne foi qui, faute de s’être vu notifier, dans le respect des règles minimales, l’injonction de payer européenne, n’a pas été prévenu du mode de contestation qui s’offrait à lui, alors même que celui qui, au contraire, s’est vu notifier en bonne et due forme une telle injonction a pu bénéficier de ces droits. Outre le fait qu’une
telle interprétation serait contraire au respect des droits de la défense garanti par l’article 47 de la Charte, il en résulterait également une rupture dans l’égalité de traitement entre ces deux défendeurs de bonne foi.
45. Par ailleurs, en l’absence même de signification ou de notification de l’injonction de payer européenne au défendeur, il n’est pas possible d’admettre que la créance en cause est bien une créance incontestée, étant donné que le défendeur, en l’absence d’une telle signification ou notification, n’a justement pu, à aucun moment, la contester. Dès lors, non seulement nous irions, ici, à l’encontre de l’objet même du règlement no 1896/2006 qui, nous le rappelons, institue une procédure d’injonction
de payer européenne pour les «créances incontestées», mais en plus et surtout il s’agirait là encore d’une violation manifeste des droits de la défense qui, de surcroît, aurait des conséquences juridiques sérieuses pour le défendeur. En effet, si, dans une application par analogie de l’article 20 de ce règlement aux cas qui nous sont soumis, le réexamen est rejeté, l’injonction de payer européenne conserve son caractère exécutoire, puisqu’elle demeure valable conformément à l’article 20,
paragraphe 3, dudit règlement.
46. Nous notons, également, que le législateur de l’Union a bien pris soin d’indiquer que la juridiction d’origine a le devoir de s’assurer, dès le stade de la délivrance d’une injonction de payer européenne, que celle-ci soit signifiée ou notifiée au défendeur conformément au droit national, selon des modalités conformes aux normes minimales établies aux articles 13 à 15 du règlement no 1896/2006 ( 8 ). L’article 14 dudit règlement, qui prévoit les modes de signification ou de notification non
assortie de la preuve de la réception de l’injonction de payer européenne par le défendeur, est encore plus éclairant à cet égard, puisqu’il indique, à son paragraphe 2, que «la signification ou la notification au titre du paragraphe 1 n’est pas admise si l’adresse du défendeur n’est pas connue avec certitude».
47. En insistant sur le devoir de la juridiction d’origine de s’assurer que les règles minimales relatives à la signification ou à la notification sont bien respectées, le législateur de l’Union a marqué sa volonté de garantir que les droits de la défense seront respectés dans une procédure unilatérale dans laquelle le défendeur ne dispose, finalement, que tardivement de l’occasion de faire valoir ses droits.
48. Quelle est, alors, l’utilité de la procédure de l’article 14 du règlement no 1896/2006? Elle nous apparaît certaine. Elle crée une présomption qui permet à la procédure de suivre son cours et, en l’absence d’opposition, de déclarer l’injonction de payer européenne exécutoire. Cela est logique dans la mesure où le mode de signification ou de notification rend probable le fait qu’elle parviendra à son destinataire. Dans un souci d’efficacité, cette probabilité justifie que l’on puisse enclencher
les phases suivantes de la procédure, car, dans un très grand nombre de cas, la présomption aura rejoint la réalité. En revanche, dans le cas, statistiquement moins fréquent, où la réalité aura été différente, il faudra considérer la signification ou la notification comme si elle n’avait pas été effectuée. Globalement, l’efficacité du système aura été assurée et, individuellement, les libertés individuelles auront été préservées.
49. Ce n’est, d’ailleurs, que sous cette interprétation que la procédure de l’article 14 du règlement no 1896/2006 nous paraît exempte des critiques, notamment telles que formulées par la doctrine ( 9 ).
50. Dès lors, nous pensons qu’une application par analogie de l’article 20 du règlement no 1896/2006 à des cas tels que ceux qui nous sont soumis dans les présentes affaires n’est conforme ni au texte de ce règlement ni à son esprit et se trouve en opposition avec l’article 47 de la Charte. Selon nous, ledit règlement ne peut tolérer un tel déséquilibre dans les droits qu’il vise à protéger.
51. Nous estimons, par ailleurs, que le défendeur ne peut pas être privé d’une voie de recours au motif qu’il était simplement probable que la signification ou la notification a eu lieu alors même que sa contestation démontre qu’il n’a pas eu connaissance de l’injonction de payer européenne. Il doit donc bénéficier de manière effective d’une telle voie de recours afin de pouvoir démontrer, devant la juridiction d’origine, qu’il n’a pas été touché par cette injonction. Dans le cas où cette
juridiction constaterait l’absence de toute signification ou notification, la seule conséquence juridique qui en découle, à notre sens, est la déclaration de l’invalidité de ladite injonction.
52. À la lumière de ces éléments, nous sommes donc d’avis que le règlement no 1896/2006 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une application par analogie de son article 20 à un cas dans lequel l’injonction de payer européenne n’a pas été notifiée ou n’a pas été notifiée de manière valable au défendeur. Afin de garantir le respect des droits de la défense, ce dernier doit disposer d’une voie de recours indépendante devant la juridiction d’origine lui permettant de démontrer qu’il n’a pas
reçu notification de cette injonction et, le cas échéant, d’en faire constater l’invalidité.
53. Au vu de la réponse que nous proposons d’apporter à la première question, il n’est pas nécessaire, selon nous, de répondre aux deuxième et troisième questions.
V – Conclusion
54. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par l’Amtsgericht Wedding de la manière suivante:
Le règlement (CE) no 1896/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, instituant une procédure européenne d’injonction de payer, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une application par analogie de son article 20 à un cas dans lequel l’injonction de payer européenne n’a pas été notifiée ou n’a pas été notifiée de manière valable au défendeur.
Afin de garantir le respect des droits de la défense, le défendeur doit disposer d’une voie de recours indépendante devant la juridiction compétente de l’État membre d’origine lui permettant de démontrer qu’il n’a pas reçu notification de cette injonction et, le cas échéant, d’en faire constater l’invalidité.
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( 1 ) Langue originale: le français.
( 2 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer (JO L 399, p. 1).
( 3 ) Voir article 17, paragraphe 1, de ce règlement.
( 4 ) Voir article 20, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1896/2006.
( 5 ) Voir article 20, paragraphe 2, dudit règlement.
( 6 ) Voir, au sujet de la notification d’un acte introductif d’instance, arrêt Trade Agency (C‑619/10, EU:C:2012:531, points 32 et 33). Voir, également, arrêt Alder (C‑325/11, EU:C:2012:824, points 34 à 36).
( 7 ) Voir p. 38 du livre vert sur une procédure européenne d’injonction de payer et sur des mesures visant à simplifier et à accélérer le règlement des litiges portant sur des montants de faible importance [COM (2002) 746 final].
( 8 ) Voir article 12, paragraphe 5, de ce règlement.
( 9 ) La doctrine n’a pas manqué de pointer du doigt cette faiblesse dudit règlement. Voir, à cet égard, Guinchard, E., «L’Europe, la procédure civile et le créancier: l’injonction de payer européenne et la procédure européenne de règlement des petits litiges», Revue trimestrielle de droit commercial et de droit économique, 2008, p. 465, et Miguet, J., «Procédure d’injonction européenne», Jurisclasseur commercial, fascicule 185, 2008. Voir, également, Lopez de Tejada, M., et d’Avout, L., «Les
non-dits de la procédure européenne d’injonction de payer», Revue critique de droit international privé, 2007, p. 717.