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14/05/2014 | CJUE | N°C-244/13

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Ewaen Fred Ogieriakhi contre Minister for Justice and Equality et autres., 14/05/2014, C-244/13


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 14 mai 2014 ( 1 )

Affaire C‑244/13

Ewaen Fred Ogieriakhi

contre

Minister for Justice and Equality,

Irlande,

Attorney General,

An Post

[demande de décision préjudicielle formée par la High Court (Irlande)]

«Droit des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire d’un État membre — Directive 2004/38/CE — Notion de ‘période de séjour ininterrompue de cinq ans avec un citoye

n de l’Union dans l’État membre d’accueil’ — Droit de séjour permanent»

1.  Le présent renvoi préjudiciel amène, tou...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 14 mai 2014 ( 1 )

Affaire C‑244/13

Ewaen Fred Ogieriakhi

contre

Minister for Justice and Equality,

Irlande,

Attorney General,

An Post

[demande de décision préjudicielle formée par la High Court (Irlande)]

«Droit des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire d’un État membre — Directive 2004/38/CE — Notion de ‘période de séjour ininterrompue de cinq ans avec un citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil’ — Droit de séjour permanent»

1.  Le présent renvoi préjudiciel amène, tout d’abord, la Cour à préciser la notion de «séjour légal ininterrompu avec le citoyen de l’Union», au sens de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38/CE ( 2 ), et, plus particulièrement, à préciser les termes «avec le citoyen de l’Union».

2.  En effet, cette disposition prévoit que les membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre et qui ont séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans avec ce citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil acquièrent le droit de séjour permanent sur le territoire de cet État.

3.  Dans le litige au principal, toute la question est celle de savoir si un ressortissant d’un État tiers, conjoint d’une ressortissante de l’Union européenne ayant exercé son droit à la libre circulation, peut prétendre à un tel droit de séjour lorsque, durant la période de cinq ans requise, les époux n’ont vécu sous le même toit que deux ans et que, durant les trois ans restants, ils ont entrepris de vivre séparément avec des partenaires différents.

4.  Puis, la High Court (Irlande) cherche, également, à savoir si, dans le cadre d’un recours en indemnités pour violation du droit de l’Union, le juge national est tenu de prendre en considération le fait qu’il a été nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause dans le litige afin de déterminer le caractère suffisamment grave de la violation de ce droit par l’État membre.

5.  Dans les présentes conclusions, nous expliquerons les raisons pour lesquelles nous pensons que l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens que le ressortissant d’un État tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, peut se prévaloir, aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, d’une période de séjour accomplie sur le territoire de l’État membre d’accueil avant la transposition de cette directive dans l’ordre juridique des États membres, quand bien
même il est établi que, durant cette période, les époux ont entrepris de vivre séparément avec d’autres partenaires.

6.  Ensuite, nous indiquerons pourquoi, selon nous, dans le cadre d’un recours en indemnités pour violation du droit de l’Union, le juge national n’est pas tenu de prendre en considération le fait qu’il a été nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause dans le litige afin de déterminer le caractère suffisamment grave de la violation de ce droit par l’État membre.

I – Le cadre juridique

A – Le règlement (CEE) no 1612/68

7. Aux termes de l’article 10 du règlement (CEE) no 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté ( 3 ), en vigueur au moment des faits du litige au principal:

«1.   Ont le droit de s’installer avec le travailleur ressortissant d’un État membre employé sur le territoire d’un autre État membre, quelle que soit leur nationalité:

a) son conjoint et leurs descendants de moins de vingt et un ans ou à charge;

b) les ascendants de ce travailleur et de son conjoint qui sont à sa charge.

2.   Les États membres favorisent l’admission de tout membre de la famille qui ne bénéficie pas des dispositions du paragraphe 1 s’il se trouve à la charge ou vit, dans le pays de provenance, sous le toit du travailleur visé ci-dessus.

3.   Pour l’application des paragraphes 1 et 2, le travailleur doit disposer d’un logement pour sa famille, considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où il est employé, sans que cette disposition puisse entraîner de discriminations entre les travailleurs nationaux et les travailleurs en provenance d’autres États membres.»

B – La directive 2004/38

8. La directive 2004/38 rassemble et simplifie la législation de l’Union en matière de libre circulation des personnes et de droit de séjour des ressortissants de l’Union et des membres de leur famille. Elle a également pour effet de modifier le règlement no 1612/68 en abrogeant, notamment, l’article 10 de celui-ci.

9. En effet, cette directive supprime l’obligation pour les citoyens de l’Union d’obtenir une carte de résidence, introduit un droit de séjour permanent en faveur de ces citoyens et des membres de leur famille et circonscrit la possibilité pour les États membres de limiter le séjour sur leur territoire des ressortissants des autres États membres.

10. L’article 7 de ladite directive, intitulé «Droit de séjour de plus de trois mois», prévoit à ses paragraphes 1 et 2:

«1.   Tout citoyen de l’Union a le droit de séjourner sur le territoire d’un autre État membre pour une durée de plus de trois mois:

a) s’il est un travailleur salarié ou non salarié dans l’État membre d’accueil, ou

b) s’il dispose, pour lui et pour les membres de sa famille, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de son séjour, et d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil, ou,

c) — s’il est inscrit dans un établissement privé ou public, agréé ou financé par l’État membre d’accueil sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative, pour y suivre à titre principal des études, y compris une formation professionnelle et

— s’il dispose d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil et garantit à l’autorité nationale compétente, par le biais d’une déclaration ou par tout autre moyen équivalent de son choix, qu’il dispose de ressources suffisantes pour lui-même et pour les membres de sa famille afin d’éviter de devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de leur période de séjour; ou

d) si c’est un membre de la famille accompagnant ou rejoignant un citoyen de l’Union qui lui-même satisfait aux conditions énoncées aux points a), b) ou c).

2.   Le droit de séjour prévu au paragraphe 1 s’étend aux membres de la famille n’ayant pas la nationalité d’un État membre lorsqu’ils accompagnent ou rejoignent dans l’État membre d’accueil le citoyen de l’Union, pour autant que ce dernier satisfasse aux conditions énoncées au paragraphe 1, points a), b) ou c).»

11. L’article 16 de la directive 2004/38, intitulé «Règle générale pour les citoyens de l’Union et les membres de leur famille», est rédigé comme suit:

«1.   Les citoyens de l’Union ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil acquièrent le droit de séjour permanent sur son territoire. Ce droit n’est pas soumis aux conditions prévues au chapitre III.

2.   Le paragraphe 1 s’applique également aux membres de la famille qui n’ont pas la nationalité d’un État membre et qui ont séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans avec le citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil.

3.   La continuité du séjour n’est pas affectée par des absences temporaires ne dépassant pas au total six mois par an, ni par des absences plus longues pour l’accomplissement d’obligations militaires ou par une absence ininterrompue de douze mois consécutifs au maximum pour des raisons importantes, telles qu’une grossesse et un accouchement, une maladie grave, des études ou une formation professionnelle, ou le détachement pour raisons professionnelles dans un autre État membre ou un pays tiers.

4.   Une fois acquis, le droit de séjour permanent ne se perd que par des absences d’une durée supérieure à deux ans consécutifs de l’État membre d’accueil.»

12. L’article 35 de la directive 2004/38 prévoit que les États membres peuvent adopter les mesures nécessaires pour refuser, annuler ou retirer tout droit conféré par cette directive en cas d’abus de droit ou de fraude, tels que les mariages de complaisance. Toute mesure de cette nature est proportionnée et soumise aux garanties procédurales prévues aux articles 30 et 31 de ladite directive.

13. Enfin, aux termes de l’article 38 de la directive 2004/38, les articles 10 et 11 du règlement no 1612/68 sont abrogés avec effet au 30 avril 2006.

C – Le droit irlandais

14. Le règlement relatif aux Communautés européennes (Libre circulation des personnes) de 2006 [European Communities (Free Movement of Persons) Regulations 2006] (ci-après le «règlement de 2006») met en œuvre, en droit irlandais, les dispositions de la directive 2004/38.

15. L’article 12 du règlement de 2006 assure la transposition de l’article 16 de cette directive.

II – Les faits du litige au principal

16. M. Ogieriakhi, de nationalité nigériane, est arrivé en Irlande au mois de mai 1998, date à laquelle il a demandé l’asile politique. Au mois de mai 1999, il a épousé une ressortissante française, Mme Georges, et a retiré, alors, sa demande d’asile. Le 11 octobre 1999, le Minister for Justice and Equality lui a délivré un titre de séjour.

17. Durant la période comprise entre le mois d’octobre 1999 et le mois d’octobre 2004, Mme Georges a soit travaillé, soit perçu des prestations de sécurité sociale.

18. Il est constant que, entre les années 1999 et 2001, M. Ogieriakhi et Mme Georges ont vécu ensemble à différentes adresses à Dublin (Irlande). Cependant, peu après le mois d’août 2001, leur mariage ayant éclaté en cours d’année, Mme Georges a quitté le domicile familial afin d’emménager avec un autre homme. Par la suite, M. Ogieriakhi a, également, quitté ce domicile pour aller s’installer avec une ressortissante irlandaise, Mme Madden. La juridiction de renvoi précise, à cet égard, qu’il ne peut
être établi avec certitude les dates auxquelles ces événements se sont produits, la seule certitude étant qu’ils ont eu lieu après le mois d’août 2001 et au cours de l’année 2002.

19. Mme Georges et M. Ogieriakhi ont divorcé au mois de janvier 2009. Ce dernier a épousé Mme Madden au mois de juillet de la même année et a obtenu, en 2012, par naturalisation, la nationalité irlandaise. Au mois de décembre 2004, Mme Georges a définitivement quitté le territoire irlandais.

20. Au mois de septembre 2007, le Minister for Justice and Equality a refusé un droit de séjour permanent à M. Ogieriakhi, sur le fondement du règlement de 2006, au motif qu’il n’existait pas de preuve que Mme Georges, qui était alors son épouse, exerçait encore à ce moment-là les droits qu’elle tirait du droit de l’Union. M. Ogieriakhi a formé un appel à l’encontre de cette décision, appel qui a été rejeté par la High Court au mois de janvier 2008 au motif que le règlement de 2006 n’était pas
applicable aux séjours antérieurs à son entrée en vigueur. En conséquence de cela, M. Ogieriakhi a été licencié, le 24 octobre 2007, par An post, société postale d’État, pour laquelle il avait commencé à travailler le 11 novembre 2001, au motif qu’il ne disposait pas d’un permis de travail valable étant donné que les autorités irlandaises lui avaient refusé un droit de séjour permanent.

21. M. Ogieriakhi n’a pas fait immédiatement appel de ce jugement. Il ne l’a fait qu’après l’arrêt Lassal ( 4 ). La Supreme Court, qui a refusé d’allonger le délai de recours, a noté que le Minister for Justice and Equality avait accepté de réexaminer la décision du mois de septembre 2007 par laquelle il refusait un droit de séjour permanent à M. Ogieriakhi et a indiqué que celui-ci pouvait engager la responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union.

22. Au mois de novembre 2011, M. Ogieriakhi s’est vu octroyer un droit de séjour par le Minister for Justice and Equality au motif qu’il remplissait l’ensemble des conditions pertinentes prévues par le règlement de 2006. Il a, alors, entamé la procédure au principal devant la juridiction de renvoi dans le cadre de laquelle il réclame à l’Irlande des dommages et intérêts pour violation du droit de l’Union, sur le fondement de la jurisprudence Francovich e.a. ( 5 ). Il considère, en effet, qu’il y a
eu une mauvaise transposition des dispositions de la directive 2004/38 en droit irlandais. Du fait de cette mauvaise transposition, il soutient qu’il a subi un préjudice en raison de la résiliation de son contrat de travail par An post, résiliation fondée sur l’absence d’un droit de séjour permanent en Irlande.

23. La juridiction de renvoi estime que le succès du recours formé par M. Ogieriakhi au titre d’une transposition erronée du droit de l’Union dépend du fait de savoir, notamment, si ce dernier bénéficiait, au moment de son licenciement, d’un droit de séjour permanent sur le fondement de la directive 2004/38.

III – Les questions préjudicielles

24. Dans ces conditions, la High Court a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1) Peut-on dire que le conjoint d’un citoyen de l’Union, qui n’était pas lui-même à l’époque ressortissant d’un État membre, a ‘séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans avec le citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil’, au sens de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38[...], lorsque le couple s’est marié au mois de mai 1999, qu’un droit de séjour a été accordé au mois d’octobre 1999, que, au plus tard au début de l’année 2002, les parties ont convenu
de vivre séparément et que, dès la fin de l’année 2002, les deux conjoints ont entrepris de vivre avec des partenaires entièrement différents?

2) En cas de réponse affirmative à la première question, et sachant que le ressortissant d’un État tiers qui fait valoir un droit de séjour permanent en vertu de l’article 16, paragraphe 2, [de la directive 2004/38] au titre d’un séjour ininterrompu de cinq ans effectué avant l’année 2006 doit également démontrer que ce séjour répondait, notamment, aux conditions de l’article 10, paragraphe 3, du règlement [...] no 1612/68, faut-il considérer que lesdites conditions [...] ne sont pas remplies
dès lors que, durant cette période supposée de cinq ans, le citoyen de l’Union a quitté le domicile familial et que le ressortissant de l’État tiers a entrepris de vivre avec une autre personne dans un nouveau logement familial qui n’a pas été fourni ou mis à disposition par l’(ex-)conjoint citoyen de l’[Union]?

3) S’il est répondu par l’affirmative à la première question et par la négative à la deuxième question, faut-il considérer, aux fins d’apprécier si un État membre a transposé de façon erronée les conditions de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 ou, de manière plus générale, en a effectué une application incorrecte, que le fait qu’une juridiction nationale saisie d’un recours en indemnité pour infraction au droit de l’Union a jugé nécessaire de présenter une demande préjudicielle
portant sur la question de fond du droit de séjour permanent du requérant constitue en soi un facteur dont cette juridiction devrait tenir compte en appréciant le caractère manifeste de l’infraction au droit de l’Union?»

IV – Notre analyse

A – Remarques liminaires

25. À notre avis, il convient de traiter ensemble les première et deuxième questions. En effet, le requérant au principal se prévaut d’un droit de séjour permanent sur le fondement de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38, qu’il aurait acquis durant la période comprise entre l’année 1999 et l’année 2004. Cette période est antérieure à la date limite de transposition de cette directive dans l’ordre juridique des États membres, à savoir le 30 avril 2006.

26. Se pose donc, avant tout, la question de savoir s’il est possible de prendre en compte, aux fins du calcul du délai de cinq ans requis pour l’acquisition du droit de séjour permanent conformément à l’article 16, paragraphe 2, de ladite directive, les périodes de séjour accomplies sur le territoire de l’État membre d’accueil conformément au droit de l’Union alors applicable, à savoir ici le règlement no 1612/68, et plus particulièrement l’article 10 de celui-ci. Pour rappel, cette disposition
octroyait au conjoint du travailleur ressortissant d’un État membre le droit de s’installer avec lui dans l’État membre d’accueil, à condition que ce travailleur dispose d’un logement pour sa famille, considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où il était employé.

27. La Cour a déjà répondu à cette question dans son arrêt Lassal ( 6 ). Elle a, en effet, jugé que, «aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent prévu à l’article 16 de la directive 2004/38, des périodes de séjour ininterrompu de cinq ans, accomplies avant la date de transposition de cette directive, à savoir le 30 avril 2006, conformément à des instruments de droit de l’Union antérieurs à cette date, doivent être prises en considération» ( 7 ).

28. La portée de cet arrêt a été précisée récemment dans l’arrêt Alarape et Tijani ( 8 ). En effet, dans ce dernier arrêt, la Cour a indiqué que seules les périodes de séjour remplissant les conditions prévues par la directive 2004/38 peuvent être prises en considération aux fins de l’acquisition par les membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre du droit de séjour permanent au sens de cette directive ( 9 ). Elle a, en outre, rappelé que la directive
2004/38, d’une part, a pour but de dépasser une approche sectorielle et fragmentaire du droit de circuler et de séjourner librement aux fins de faciliter l’exercice de ce droit, en élaborant un acte législatif unique qui codifie et révise les instruments du droit de l’Union antérieurs à cette directive et, d’autre part, a prévu un système graduel en ce qui concerne le droit de séjour dans l’État membre d’accueil, qui, reprenant en substance les étapes et les conditions prévues dans les
différents instruments du droit de l’Union et la jurisprudence antérieurs à ladite directive, aboutit au droit de séjour permanent ( 10 ). La Cour a donc indiqué que les termes «instruments du droit de l’Union antérieurs» à la directive 2004/38, dont il est question au point 40 de l’arrêt Lassal (EU:C:2010:592), doivent être compris comme se rapportant aux instruments que cette directive a codifiés, révisés et abrogés et non pas à ceux qui, tel que l’article 12 du règlement no 1612/68, n’ont pas
été affectés par celle-ci ( 11 ).

29. De cette jurisprudence, nous déduisons ce qui suit. Lorsqu’il est fait référence aux instruments antérieurs devant être pris en compte pour la computation du séjour, il ne peut s’agir que des instruments codifiés, révisés et/ou abrogés par la directive 2004/38 et non de ceux qu’elle n’a pas affectés. Dans la mesure où l’article 10 du règlement no 1612/68 fait partie des dispositions qui ont été abrogées à la suite de l’entrée en vigueur de cette directive, seules les périodes de séjour
accomplies avant la date limite de transposition de celle-ci sur le fondement de l’article 10 de ce règlement, dans des conditions conformes à celles prévues par la directive 2004/38, peuvent être prises en compte aux fins du calcul du délai de cinq ans requis à l’article 16, paragraphe 2, de celle-ci.

30. Par conséquent, il convient de comprendre les première et deuxième questions posées par la juridiction de renvoi comme suit. L’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doit-il être interprété en ce sens que le ressortissant d’un État tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, peut se prévaloir, aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, d’une période de séjour accomplie sur le territoire de l’État membre d’accueil avant la transposition de cette directive dans l’ordre
juridique des États membres, lorsqu’il est établi que, durant cette période, les époux ont entrepris de vivre séparément avec d’autres partenaires?

B – Sur les première et deuxième questions

31. La question qui se pose, tout d’abord, est celle de savoir si M. Ogieriakhi a conservé, durant la période litigieuse, sa qualité de «membre de la famille», au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38. En effet, nous rappelons que l’article 3 de cette directive, intitulé «Bénéficiaires», dispose, à son paragraphe 1, qu’elle s’applique à tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité ainsi qu’aux membres de sa
famille, tels que définis à l’article 2, point 2, de ladite directive, qui l’accompagnent ou le rejoignent.

32. Or, si Mme Georges et M. Ogieriakhi étaient bien mariés jusqu’en 2009, ils ont cessé de vivre ensemble après deux ans de mariage et ont entrepris de s’installer avec d’autres partenaires. À cet égard, il est important de préciser, afin de dissiper tout doute éventuel, que, à aucun moment, que ce soit dans la demande de décision préjudicielle ou dans les autres pièces de procédure, il n’est évoqué le fait que le mariage de Mme Georges et de M. Ogieriakhi serait un mariage de complaisance.

33. Dès lors, se pose la question de savoir si M. Ogieriakhi, qui se prévaut des droits de la directive 2004/38, était encore un membre de la famille de Mme Georges durant la période litigieuse.

34. Au vu de la jurisprudence, il ne fait pas de doute, selon nous, que M. Ogieriakhi peut être considéré comme membre de la famille de Mme Georges durant cette période. En effet, il ressort de l’arrêt Iida ( 12 ) que, tant que le mariage des époux n’a pas été dissous par l’autorité compétente, le ressortissant d’un État tiers conjoint du citoyen de l’Union peut être considéré comme étant membre de la famille de ce dernier au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 ( 13 ).

35. Ensuite, nous rappelons que la Cour a jugé, au point 34 de l’arrêt Alarape et Tijani (EU:C:2013:290), que, pour l’application de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38, il y a lieu de constater que l’acquisition du droit de séjour permanent des membres de la famille du citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre dépend en tout état de cause du fait que, d’une part, ce citoyen remplit lui-même les conditions énoncées à l’article 16, paragraphe 1, de cette
directive et que, d’autre part, lesdits membres ont séjourné avec lui pendant la période concernée. En outre, conformément à la jurisprudence, la notion de séjour légal qu’impliquent les termes «ayant séjourné légalement» figurant à cette disposition doit s’entendre d’un séjour conforme aux conditions prévues par cette même directive, notamment celles énoncées à l’article 7, paragraphe 1, de celle-ci ( 14 ).

36. Dès lors, il convient de déterminer si Mme Georges, ressortissante de l’Union et conjointe de M. Ogieriakhi, remplissait bien ces conditions durant la période litigieuse. À cet égard, il ressort de la demande de décision préjudicielle que tel est bien le cas. En effet, durant cette période, il n’est pas contesté que Mme Georges avait la qualité de «travailleur», au sens du droit de l’Union en vigueur à l’époque des faits du litige au principal. Par conséquent, elle remplissait la condition
prévue à l’article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 2004/38. En outre, la juridiction de renvoi précisant que Mme Georges a séjourné légalement sur le territoire de l’État membre d’accueil durant cinq ans de manière ininterrompue, elle a acquis un droit de séjour permanent conformément à l’article 16, paragraphe 1, de cette directive.

37. Dans la mesure où Mme Georges bénéficiait bien d’un droit de séjour permanent, M. Ogieriakhi estime que, en tant que membre de la famille de cette dernière ayant séjourné légalement avec elle durant la période litigieuse, il doit également pouvoir bénéficier d’un droit de séjour permanent sur le fondement de l’article 16, paragraphe 2, de ladite directive. Cependant, les autorités compétentes estiment que les exigences de l’article 10, paragraphe 3, du règlement no 1612/68 n’étaient pas
satisfaites à l’époque des faits du litige au principal étant donné que Mme Georges n’avait pas fourni à M. Ogieriakhi ou mis à la disposition de celui-ci un logement considéré comme «normal», au sens de cette disposition. Pour ces autorités, si, faute de mise à disposition d’un logement considéré comme normal, le droit de séjour de M. Ogieriakhi durant la période litigieuse n’était pas constitué, celui-ci ne peut pas être considéré comme ayant séjourné légalement sur le territoire de l’État
membre d’accueil au sens de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 et il ne peut donc pas bénéficier d’un droit de séjour permanent.

38. Nous ne partageons pas cette analyse.

39. En effet, nous rappelons que, dans l’arrêt Diatta ( 15 ), la Cour a jugé que l’article 10 du règlement no 1612/68, en prévoyant que le membre de la famille du travailleur migrant a le droit de s’installer avec le travailleur, n’exige pas que le membre de la famille concerné y habite en permanence, mais, ainsi que l’indique le paragraphe 3 dudit article, seulement que le logement dont le travailleur dispose puisse être considéré comme normal pour l’accueil de sa famille. L’exigence de l’unicité
du logement familial permanent ne saurait donc être admise implicitement ( 16 ). En outre, la Cour a ajouté que le lien conjugal ne peut être considéré comme dissous tant qu’il n’y a pas été mis un terme par l’autorité compétente. Tel n’est pas le cas des époux qui vivent simplement de façon séparée, même lorsqu’ils ont l’intention de divorcer ultérieurement ( 17 ).

40. Par ailleurs, dans l’arrêt Commission/Allemagne ( 18 ), la Cour a indiqué que la condition de disposer d’un logement considéré comme normal s’impose uniquement comme condition d’accueil de chaque membre de la famille auprès du travailleur et que, le regroupement de la famille une fois achevé, la situation du travailleur migrant ne saurait différer de celle des travailleurs nationaux au regard d’exigences de logement ( 19 ). Ainsi, a poursuivi la Cour, si le logement considéré comme normal lors
de l’arrivée des membres de la famille du travailleur migrant ne correspond plus à cette exigence à la suite d’un événement nouveau, tel que la naissance ou l’accès à la majorité d’un enfant, les mesures à prendre éventuellement à l’égard des membres de la famille du travailleur ne sauraient être différentes de celles requises à l’égard des nationaux et conduire à des discriminations entre les ressortissants nationaux et ceux de l’Union ( 20 ).

41. À notre avis, il ressort de ces deux arrêts ce qui suit. La condition, imposée au travailleur, de la mise à disposition d’un logement normal pour les membres de sa famille, requise à l’article 10, paragraphe 3, du règlement no 1612/68, est un préalable à l’accueil de la famille de celui-ci. Ce préalable vise à s’assurer que le travailleur concerné souhaite, avant tout, reconstituer la cellule familiale, et ce afin de ne pas être dissuadé d’exercer son droit à la libre circulation. Pour autant,
une fois cette cellule reconstituée, une cohabitation permanente entre ces membres de la même famille ne saurait être requise pour toute la durée du séjour légal sur le territoire de l’État membre d’accueil. Les aléas qui peuvent survenir dans la vie de tout un chacun, qui peuvent mener des époux à vivre séparément, ne doivent pas avoir pour conséquence de priver ces personnes des droits qu’ils tirent des textes de l’Union.

42. Exiger des personnes concernées qu’elles vivent en permanence sous le même toit constitue, à notre sens, une ingérence dans leur vie privée et familiale, contraire à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Les autorités étatiques n’ont pas pour rôle d’imposer une conception de la vie en couple ou un mode de vie particulier aux ressortissants des autres États membres et aux membres de leur famille, et ce d’autant plus que pareille exigence n’existe pas pour leurs
nationaux.

43. Dès lors, nous pensons que les relations personnelles entre les époux et les conditions de logement qui suivent l’accueil du conjoint ressortissant d’un État tiers sur le territoire de l’État membre d’accueil sont dénuées de pertinence aux fins de l’octroi d’un droit de séjour à ce conjoint ressortissant.

44. Par conséquent, les exigences posées par l’article 10 du règlement no 1612/68 ne cessent pas d’être respectées lorsque le travailleur ressortissant d’un État membre et son conjoint, ressortissant d’un État tiers, ont, comme dans le litige au principal, entrepris de vivre séparément. Il en découle, à notre avis, que le séjour de M. Ogieriakhi était bien conforme au droit de l’Union en vigueur à l’époque des faits du litige au principal.

45. Pour autant, reste la question de savoir si ces périodes de séjour accomplies conformément à l’article 10, paragraphe 3, du règlement no 1612/68 répondent aux exigences de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 dans la mesure où cette dernière disposition requiert du membre de la famille d’un citoyen de l’Union qu’il ait séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans «avec» ce dernier.

46. Selon nous, tel est bien le cas. En effet, dans l’arrêt Onuekwere ( 21 ), la Cour a énoncé que le terme «avec» contenu à l’article 16, paragraphe 2, de cette directive renforce la condition selon laquelle les membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre doivent accompagner ou rejoindre ce même citoyen ( 22 ). Ainsi que nous l’avons indiqué aux points 38 à 41 de nos conclusions dans l’affaire Onuekwere ( 23 ), ce terme ne doit donc pas être
interprété littéralement et n’exige pas une vie commune des époux sous le même toit. Il renforce simplement le fait que, afin d’être considéré comme «bénéficiaire» de ladite directive, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci, le membre de la famille doit accompagner ou rejoindre le citoyen de l’Union sur le territoire de l’État membre d’accueil ( 24 ). Ainsi, un ressortissant d’un État tiers membre de la famille d’un citoyen de l’Union, qui, tout en étant marié à ce citoyen, résiderait
sur le territoire d’un État membre autre que celui de l’État membre d’accueil sur lequel réside ledit citoyen, ne répondrait pas à l’exigence requise à l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 de vivre «avec» le citoyen de l’Union, dans la mesure où il ne serait pas considéré comme ayant accompagné ou rejoint ce dernier. En revanche, une fois que la condition initiale d’accompagner ou de rejoindre le citoyen de l’Union sur le territoire de l’État membre d’accueil est remplie, il
importe peu de savoir si les époux cohabitent ou non.

47. Une telle interprétation n’est pas, à notre avis, contraire à l’esprit et à la finalité de l’article 16 de cette directive. En effet, le droit de séjour permanent vise à promouvoir la cohésion sociale et à renforcer le sentiment de citoyenneté de l’Union. L’élément essentiel à l’acquisition de ce droit de séjour est donc l’intégration du citoyen de l’Union et du membre de la famille de celui-ci dans l’État membre d’accueil ( 25 ), la continuité du séjour légal répondant à l’obligation
d’intégration qui préside à l’acquisition du droit de séjour permanent ( 26 ). Or, les relations personnelles d’un couple et son choix de vie ne sont pas, selon nous, révélateurs du degré d’intégration de ces personnes. Le cas de M. Ogieriakhi en est, du reste, une parfaite illustration. Le parcours de celui-ci démontre, en effet, qu’il a su s’intégrer dans la société de l’État membre d’accueil dès son arrivée. Il a, jusqu’à son licenciement pour absence de droit de séjour permanent, travaillé
au service d’une entreprise publique du mois de novembre 2001 au mois d’octobre 2007 et a poursuivi avec succès des études de droit.

48. Dès lors, il ressort de l’ensemble des éléments qui précèdent que, tant que le lien conjugal n’a pas été dissous par une autorité compétente, le conjoint d’un citoyen de l’Union, ressortissant d’un État tiers, qui a accompagné ou rejoint ce citoyen sur le territoire de l’État membre d’accueil et qui a séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans avec lui, doit pouvoir bénéficier d’un droit de séjour permanent, et ce même si les époux ont entrepris de vivre séparément.

49. Un autre élément milite, selon nous, en faveur d’une telle interprétation. L’article 13, paragraphe 2, premier alinéa, sous a), de la directive 2004/38 prévoit, en effet, que le divorce, l’annulation du mariage ou la rupture d’un partenariat enregistré n’entraîne pas la perte du droit de séjour des membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre, lorsque le mariage ou le partenariat enregistré a duré au moins trois ans avant le début de la procédure
judiciaire de divorce ou d’annulation ou la rupture, dont un an au moins dans l’État membre d’accueil. L’article 13, paragraphe 2, deuxième alinéa, de cette directive indique, en outre, que, avant l’acquisition du droit de séjour permanent, le droit de séjour des intéressés reste soumis à l’obligation de pouvoir démontrer, notamment, qu’ils sont travailleurs salariés ou non ou qu’ils disposent de ressources suffisantes pour ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État
membre d’accueil. Par ailleurs, l’article 18 de ladite directive énonce que les membres de la famille d’un citoyen de l’Union visés, notamment, à l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2004/38, qui remplissent les conditions énoncées à cette disposition, acquièrent un droit de séjour permanent après avoir séjourné légalement, de façon continue, pendant cinq ans dans l’État membre d’accueil.

50. En résumé, un ressortissant d’un État tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, qui a été marié à ce dernier au moins trois ans, dont un an passé sur le territoire de l’État membre d’accueil, conserve son droit de séjour et peut acquérir un droit de séjour permanent s’il remplit les conditions énoncées précédemment, et ce alors même que le lien conjugal a été dissous par une autorité compétente.

51. Force est donc de constater que si l’on admettait qu’un ressortissant d’un État tiers se trouvant dans la situation de M. Ogieriakhi ne puisse pas bénéficier d’un droit de séjour permanent, celui-ci, pour qui il est établi qu’il a conservé son statut de membre de la famille d’un citoyen de l’Union étant donné que le lien conjugal n’a pas été dissous par une autorité compétente, serait fortement désavantagé par rapport à un ressortissant d’un État tiers qui, lui, aurait cessé d’être considéré
comme membre de la famille d’un citoyen de l’Union au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38, mais qui remplirait les conditions de l’article 13, paragraphe 2, de cette directive.

52. Un ressortissant d’un État tiers membre de la famille d’un citoyen de l’Union bénéficierait, ainsi, de moins de droits et d’une protection moindre du droit de l’Union qu’un ressortissant d’un État tiers qui n’a plus aucun lien avec le citoyen de l’Union. Une telle interprétation irait à l’encontre de l’esprit et de la finalité de ladite directive qui sont d’octroyer à tous les citoyens de l’Union le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres dans des
conditions objectives de liberté et de dignité, en accordant ce même droit aux membres de leur famille quelle que soit leur nationalité ( 27 ).

53. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous sommes d’avis que l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens que le ressortissant d’un État tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, peut se prévaloir, aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, d’une période de séjour accomplie sur le territoire de l’État membre d’accueil avant la transposition de cette directive dans l’ordre juridique des États membres, quand bien même il est
établi que, durant cette période, les époux ont entrepris de vivre séparément avec d’autres partenaires.

C – Sur la troisième question

54. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si, dans le cadre d’un recours en indemnités pour violation du droit de l’Union, le juge national est tenu de prendre en considération le fait qu’il a été nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause dans le litige afin de déterminer le caractère suffisamment grave de la violation de ce droit par l’État membre.

55. Nous rappelons que le droit de l’Union confère aux particuliers, sous certaines conditions, un droit à réparation pour des dommages causés par des violations du droit de l’Union. Selon une jurisprudence constante de la Cour, le principe de la responsabilité de l’État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables est inhérent au système des traités sur lesquels cette dernière est fondée ( 28 ).

56. À cet égard, la Cour a itérativement jugé que les particuliers lésés ont un droit à réparation dès lors que trois conditions sont réunies, à savoir que la règle de droit de l’Union violée a pour objet de leur conférer des droits, que la violation de cette règle est suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le préjudice subi par les particuliers ( 29 ).

57. Concernant la deuxième condition, qui fait l’objet de la troisième question, il convient de rappeler que le critère décisif pour considérer qu’une violation du droit de l’Union est suffisamment caractérisée est celui de la méconnaissance manifeste et grave, par un État membre comme par une institution de l’Union, des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation ( 30 ).

58. Afin de déterminer si cette condition est remplie, le juge national saisi d’une demande en réparation doit, à cet égard, tenir compte de tous les éléments caractérisant la situation qui lui est soumise et, notamment, le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère délibéré de la violation, le caractère excusable ou inexcusable de l’erreur de droit, la position prise, le cas échéant, par une institution de l’Union, ainsi que l’inexécution, par la juridiction en cause, de son
obligation de renvoi préjudiciel au titre de l’article 267, troisième alinéa, TFUE ( 31 ).

59. Le fait de poser une question préjudicielle à la Cour afin d’obtenir l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union signifie-t-il, alors, qu’il n’existe pas de violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union? Il pourrait, en effet, être considéré que, à partir du moment où une telle question est posée, cela signifie que la disposition en cause était imprécise et supportait diverses interprétations, ce qui constituerait un élément déterminant dans l’appréciation du juge national.

60. Cependant, nous pensons que tel ne peut pas être le cas, et ce pour une raison qui nous paraît capitale.

61. La procédure préjudicielle prévue à l’article 267 TFUE instaure un vrai dialogue, une réelle coopération entre les juridictions nationales et la Cour. Cette coopération est essentielle afin d’assurer une application uniforme du droit de l’Union dans les ordres juridiques nationaux. Ainsi que l’écrivait l’avocat général Léger, «la Cour confère au juge national un rôle capital dans la mise en œuvre du droit communautaire et dans la protection des droits qui en découlent pour les particuliers. On
se plaît d’ailleurs à qualifier le juge national, selon une expression communément employée, de ‘juge communautaire de droit commun’» ( 32 ).

62. À notre avis, ce rôle capital du «juge communautaire de droit de commun» pourrait être mis à mal si l’on admettait que le simple fait, pour le juge national, de poser une question préjudicielle afin de se voir interpréter une disposition de droit de l’Union suffit pour conclure qu’il n’existe pas de violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union entraînant la responsabilité de l’État membre. Une telle conséquence qui serait, finalement, obligatoire pour le juge national pourrait
conduire à la fermeture du dialogue entre celui-ci et le juge de l’Union. Dans cette hypothèse, en effet, le juge national qui souhaiterait poser une question préjudicielle pour être sûr de son interprétation du droit de l’Union, avant de condamner l’État membre à des dommages et intérêts, pourrait être conduit à s’abstenir. Plus généralement, le simple fait de poser une question ne saurait limiter la liberté du juge du fond. C’est non pas dans la question posée à la Cour, mais dans la réponse
donnée par elle qu’il trouvera matière à nourrir sa libre réflexion.

63. Dès lors, afin de préserver le mécanisme mis en place par l’article 267 TFUE et le rôle capital des juridictions nationales dans la mise en œuvre du droit de l’Union, nous sommes d’avis que, dans le cadre d’un recours en indemnités pour violation du droit de l’Union, le juge national n’est pas tenu de prendre en considération le fait qu’il a été nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause dans le litige afin de déterminer le caractère suffisamment
grave de la violation de ce droit par l’État membre.

V – Conclusion

64. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par la High Court de la manière suivante:

1) L’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, doit être interprété en ce sens que le ressortissant d’un État
tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union, peut se prévaloir, aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, d’une période de séjour accomplie sur le territoire de l’État membre d’accueil avant la transposition de cette directive dans l’ordre juridique des États membres, quand bien même il est établi que, durant cette période, les époux ont entrepris de vivre séparément avec d’autres partenaires.

2) Dans le cadre d’un recours en indemnités pour violation du droit de l’Union, le juge national n’est pas tenu de prendre en considération le fait qu’il a été nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause dans le litige afin de déterminer le caractère suffisamment grave de la violation de ce droit par l’État membre.

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( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO L 158, p. 77, et rectificatifs JO L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34).

( 3 ) JO L 257, p. 2.

( 4 ) C‑162/09, EU:C:2010:592.

( 5 ) C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428.

( 6 ) EU:C:2010:592.

( 7 ) Point 40. Italique ajouté par nos soins.

( 8 ) C‑529/11, EU:C:2013:290.

( 9 ) Point 42.

( 10 ) Point 46.

( 11 ) Point 47.

( 12 ) C‑40/11, EU:C:2012:691.

( 13 ) Voir points 57 à 60.

( 14 ) Point 35 de cet arrêt.

( 15 ) 267/83, EU:C:1985:67.

( 16 ) Point 18.

( 17 ) Point 20.

( 18 ) 249/86, EU:C:1989:204.

( 19 ) Point 12.

( 20 ) Point 13.

( 21 ) C‑378/12, EU:C:2014:13.

( 22 ) Point 23.

( 23 ) C‑378/12, EU:C:2013:640.

( 24 ) Voir, en ce sens, arrêt Iida (EU:C:2012:691, point 61).

( 25 ) Voir arrêt Onuekwere (EU:C:2014:13, points 24 et 25).

( 26 ) Ibidem (point 30).

( 27 ) Voir considérant 5 de la directive 2004/38.

( 28 ) Voir arrêt Leth (C‑420/11, EU:C:2013:166, point 40 et jurisprudence citée).

( 29 ) Ibidem (point 41et jurisprudence citée).

( 30 ) Voir arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 55).

( 31 ) Voir arrêt Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, EU:C:2006:391, point 32 et jurisprudence citée).

( 32 ) Voir point 66 de ses conclusions dans l’affaire Köbler (C‑224/01, EU:C:2003:207).


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : C-244/13
Date de la décision : 14/05/2014
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: High Court - Irlande.

Renvoi préjudiciel - Directive 2004/38/CE - Article 16, paragraphe 2 - Droit de séjour permanent des membres de la famille d’un citoyen de l’Union ressortissants de pays tiers - Fin de la vie commune des conjoints - Installation immédiate avec d’autres partenaires pendant la période de séjour ininterrompue de cinq ans - Règlement (CEE) nº 1612/68 - Article 10, paragraphe 3 - Conditions - Violation par un État membre du droit de l’Union - Examen de la nature de la violation en cause - Nécessité d’un renvoi préjudiciel.

Libre circulation des travailleurs

Citoyenneté de l'Union


Parties
Demandeurs : Ewaen Fred Ogieriakhi
Défendeurs : Minister for Justice and Equality et autres.

Composition du Tribunal
Avocat général : Bot

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2014:323

Source

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