CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 10 septembre 2015 ( 1 )
Affaire C‑315/14
Marchon Germany GmbH
contre
Yvonne Karaszkiewicz
[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne)]
«Directive 86/653/CEE — Article 17 — Agents commerciaux indépendants — Cessation d’un contrat — Droit de l’agent commercial à une indemnité — Notion de ‘nouveaux clients’»
I – Introduction
1. Peut-on avoir le beurre et l’argent du beurre? C’est la question à laquelle fait immanquablement songer la présente affaire, où la juridiction de renvoi voudrait savoir si les clients existants d’un commettant peuvent, aux fins d’une disposition du droit dérivé de l’Union, être considérés dans certaines circonstances comme des «nouveaux clients».
2. Aux termes de l’article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants ( 2 ), un agent commercial a droit à une indemnité après la cessation de son contrat si «il a apporté de nouveaux clients au commettant ou développé sensiblement les opérations avec les clients existants». La juridiction de renvoi veut déterminer si l’expression «nouveaux
clients» peut, dans certaines circonstances, englober les clients existants, c’est-à-dire des clients ayant déjà eu des relations d’affaires avec le commettant, mais qui ne lui ont jamais acheté certains produits de marque faisant partie de l’ensemble de la gamme commercialisée par le commettant.
3. Partant, l’expression «nouveaux clients» se rapporte-t-elle en substance à l’identité des clients ou aux produits qu’ils achètent?
4. La présente demande de décision préjudicielle, qui a été introduite par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) dans le cadre d’une procédure opposant Mme Karaszkiewicz, un agent commercial, à Marchon Germany GmbH (ci-après «Marchon Germany»), un producteur et grossiste de diverses marques de montures de lunettes, en vue du paiement d’une indemnité pour la cessation d’un contrat d’agence, fournit pour la première fois à la Cour l’occasion d’interpréter la notion de «nouveaux
clients» figurant à l’article 17 de la directive 86/653.
5. Je propose à la Cour de répondre qu’à l’article 17 de la directive 86/653, le législateur n’exclut pas, dans certaines circonstances, l’application d’une disposition nationale aux termes de laquelle les «nouveaux clients» peuvent également être des clients apportés par l’agent commercial et qui ont auparavant été en relation d’affaires avec le commettant.
6. Comme une telle interprétation aboutit à imposer au commettant de payer l’indemnité, je considère que l’article 17 de la directive 86/653 a pour conséquence qu’un commettant ne peut avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre.
II – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
7. Le deuxième considérant du préambule de la directive 86/653 énonce:
«[…] les différences entre les législations nationales en matière de représentation commerciale affectent sensiblement, à l’intérieur de la Communauté, les conditions de concurrence et l’exercice de la profession et portent atteinte au niveau de protection des agents commerciaux dans leurs relations avec leurs commettants, ainsi qu’à la sécurité des opérations commerciales; que […] ces différences sont de nature à gêner sensiblement l’établissement et le fonctionnement des contrats de
représentation commerciale entre un commettant et un agent commercial établis dans des États membres différents».
8. L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 86/653 dispose:
«Aux fins de la présente directive, l’agent commercial est celui qui, en tant qu’intermédiaire indépendant, est chargé de façon permanente, soit de négocier la vente ou l’achat de marchandises pour une autre personne, ci-après dénommée ‘commettant’, soit de négocier et de conclure ces opérations au nom et pour le compte du commettant.»
9. L’article 3, paragraphe 2, de la directive 86/653 dispose:
«[e]n particulier, l’agent commercial doit:
a) s’employer comme il se doit à la négociation et, le cas échéant, à la conclusion des opérations dont il est chargé;
[…]»
10. L’article 17 de la directive 86/653 dispose:
«1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour assurer à l’agent commercial, après cessation du contrat, une indemnité selon le paragraphe 2 ou la réparation du préjudice selon le paragraphe 3.
a) L’agent commercial a droit à une indemnité si et dans la mesure où:
— il a apporté de nouveaux clients au commettant ou développé sensiblement les opérations avec les clients existants et le commettant a encore des avantages substantiels résultant des opérations avec ces clients
et
— le paiement de cette indemnité est équitable, compte tenu de toutes les circonstances, notamment des commissions que l’agent commercial perd et qui résultent des opérations avec ces clients. Les États membres peuvent prévoir que ces circonstances comprennent aussi l’application ou non d’une clause de non-concurrence au sens de l’article 20.
b) Le montant de l’indemnité ne peut excéder un chiffre équivalent à une indemnité annuelle calculée à partir de la moyenne annuelle des rémunérations touchées par l’agent commercial ou cours des cinq dernières années et, si le contrat remonte à moins de cinq ans, l’indemnité est calculée sur la moyenne de la période.
c) L’octroi de cette indemnité ne prive pas l’agent commercial de faire valoir des dommages-intérêts.
3. L’agent commercial a droit à la réparation du préjudice que lui cause la cessation de ses relations avec le commettant.
Ce préjudice découle notamment de l’intervention de la cessation dans des conditions:
— qui privent l’agent commercial des commissions dont l’exécution normale du contrat lui aurait permis de bénéficier tout en procurant au commettant des avantages substantiels liés à l’activité de l’agent commercial,
— et/ou qui n’ont pas permis à l’agent commercial d’amortir les frais et dépenses qu’il a engagés pour l’exécution du contrat sur la recommandation du commettant.
4. Le droit à l’indemnité visé au paragraphe 2 ou la réparation du préjudice visée au paragraphe 3 naît également lorsque la cessation du contrat intervient à la suite du décès de l’agent commercial.
5. L’agent commercial perd le droit à l’indemnité dans les cas visés au paragraphe 2 ou à la réparation du préjudice dans les cas visés au paragraphe 3 s’il n’a pas notifié au commettant, dans un délai d’un an à compter de la cessation du contrat, qu’il entend faire valoir ses droits.
6. La Commission soumet au Conseil, dans un délai de huit ans à compter de la notification de la présente directive, un rapport consacré à la mise en œuvre du présent article et lui soumet, le cas échéant, des propositions de modifications.»
11. L’article 18 de la directive 86/653 dispose:
«L’indemnité ou la réparation visée à l’article 17 n’est pas due:
a) lorsque le commettant a mis fin au contrat pour un manquement imputable à l’agent commercial et qui justifierait, en vertu de la législation nationale, une cessation du contrat sans délai;
b) lorsque l’agent commercial a mis fin au contrat, à moins que cette cessation ne soit justifiée par des circonstances attribuables au commettant ou par l’âge, l’infirmité ou la maladie de l’agent commercial en raison desquels la poursuite de ses activités ne peut raisonnablement plus être exigée de lui;
c) lorsque, selon un accord avec le commettant, l’agent commercial cède à un tiers les droits et obligations qu’il détient en vertu du contrat d’agence.»
B – Le droit allemand
12. L’article 89b, paragraphe 1, du code de commerce (Handelsgesetzbuch, ci‑après le «HGB») dispose:
«L’agent commercial peut exiger du commettant, après cessation du contrat, une indemnité appropriée si et dans la mesure où
1. le commettant retire, même après la cessation du contrat, des avantages substantiels des opérations effectuées avec les nouveaux clients apportés par l’agent commercial et
2. le paiement de cette indemnité est équitable, compte tenu de toutes les circonstances, notamment des commissions que l’agent commercial perd et qui résultent des opérations avec ces clients.
Est assimilé à l’apport d’un nouveau client le fait pour l’agent commercial d’avoir développé le volume des opérations avec un client existant à un point tel que cela équivaut, d’un point de vue commercial, à l’apport d’un nouveau client.»
III – Les faits, la procédure et la question préjudicielle déférée
13. Mme Karaszkiewicz, la requérante au principal, a travaillé du mois de septembre 2008 au mois de juin 2009 en qualité d’agent commercial pour la partie défenderesse au principal, la société Marchon Germany, qui est un producteur et grossiste de diverses marques de montures de lunettes. Les parties sont en litige sur la revendication de Mme Karaszkiewicz tendant au versement d’une indemnité à la suite de la cessation de son contrat.
14. Marchon Germany collabore avec un certain nombre d’agents commerciaux; elle confie à chacun des collections de montures de lunettes de marques spécifiques, mais non la totalité de sa gamme de produits. Mme Karaszkiewicz a été chargée de la vente de collections de montures des marques C. K. et F. Elle entrait ainsi en concurrence avec d’autres agents locaux de Marchon Germany, auxquels avait été confiée la vente d’autres collections de marques de montures.
15. Marchon Germany a fourni à Mme Karaszkiewicz une liste de clients incluant des opticiens qui avaient déjà acheté des collections de montures d’autres marques à Marchon Germany.
16. Après la cessation de son contrat, Mme Karaszkiewicz a demandé au titre de l’article 89b, paragraphe 1, du HGB une indemnité d’agent commercial, que Marchon Germany a refusé de payer. Mme Karaszkiewicz a notamment fait valoir que les opticiens qui, grâce à ses efforts, avaient pour la première fois acheté des montures des marques C. K ou F. devaient être considérés comme des «nouveaux clients», même s’ils avaient déjà été clients de Marchon Germany pour d’autres marques de montures.
17. Le Landgericht München I (tribunal régional de Munich I) a considéré que les clients apportés par Mme Karaszkiewicz, qui avaient auparavant acheté d’autres collections à Marchon Germany, étaient bien des «nouveaux clients». Il a toutefois appliqué en équité une déduction de 50 % pour tenir compte de la liste de clients que Mme Karaszkiewicz avait reçue de Marchon Germany, tant il a jugé vrai que la vente de lunettes est plus facile pour l’agent commercial si un client connaît déjà le partenaire
contractuel de ce dernier.
18. Marchon Germany a fait appel devant l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich). Ce dernier a rejeté l’appel.
19. Marchon Germany s’est pourvue en «Revision» devant le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) en soutenant que la revendication relative à l’indemnité d’agent commercial devait être rejetée.
20. Estimant que l’issue de la procédure nationale relative à l’indemnité dépend de l’interprétation de l’article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive 86/653 et, en particulier, de celle du concept de «nouveaux clients», le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a sursis à statuer et a déféré à la Cour au titre de l’article 267, premier alinéa, sous b), TFUE la question préjudicielle suivante:
«L’article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’application d’une disposition nationale en vertu de laquelle les ‘nouveaux clients’ peuvent également être des clients apportés par l’agent commercial qui effectuent déjà des opérations avec le commettant en ce qui concerne des produits de l’assortiment de produits distribué par ce dernier, mais non en ce qui concerne les produits que le commettant a exclusivement chargé
l’agent commercial de placer?»
21. Des observations écrites ont été présentées par Marchon Germany, par les gouvernements allemand et tchèque ainsi que par la Commission européenne. Une audience a eu lieu le 4 juin 2015.
IV – Analyse
22. Les parties dans la procédure au principal sont en litige sur le point de savoir si, après la cessation d’un contrat, un agent commercial est en droit d’obtenir du commettant le versement d’une indemnité au titre de l’article 89b, paragraphe 1, du HGB, qui a transposé l’article 17, paragraphe 2, de la directive 86/653.
A – La question préjudicielle déférée prise dans son contexte
1. Les objectifs de la directive 86/653
23. L’article 17 de la directive 86/653 doit être interprété au regard de l’objectif poursuivi par cette dernière et du système qu’elle institue ( 3 ).
24. Il est constant que la directive 86/653 a pour objectif d’harmoniser le droit des États membres en ce qui concerne les rapports juridiques entre les parties à un contrat d’agence commerciale ( 4 ), indépendamment de quelque élément transfrontalier que ce soit ( 5 ). Aux termes de son deuxième considérant, la directive 86/653 vise notamment à uniformiser les conditions de concurrence au sein de l’Union européenne, à éliminer les restrictions dans la poursuite des activités des agents commerciaux
et à accroître la sécurité des transactions commerciales ( 6 ). La Cour a aussi maintes fois souligné que la directive vise à protéger les agents commerciaux dans leurs relations avec leurs commettants et qu’à cette fin, elle établit notamment des règles régissant la conclusion et la fin du contrat d’agence (articles 13 à 20 de la directive) ( 7 ). La directive établit les règles impératives ( 8 ) qui fixent des normes de protection minimale pour l’agent commercial ( 9 ).
25. Partant, les règles en matière d’octroi d’une réparation aux agents commerciaux au moment de la cessation des relations contractuelles avec le commettant, consacrées à l’article 17 de la directive 86/653, doivent être comprises comme visant à protéger les agents commerciaux ( 10 ).
2. Le régime d’indemnisation ou de réparation établi par l’article 17 de la directive 86/653
26. À l’article 17 de la directive 86/653, le législateur impose aux États membres de mettre en place un mécanisme permettant d’accorder une réparation à un agent commercial après la cessation d’un contrat. Les États membres peuvent choisir entre deux options: une indemnisation conformément aux critères établis à l’article 17, paragraphe 2, de la directive ou une réparation du préjudice conformément à l’article 17, paragraphe 3, de la directive ( 11 ). Le gouvernement allemand a opté pour le
mécanisme d’indemnisation prévu à l’article 17, paragraphe 2 ( 12 ).
27. Une telle indemnité représente les avantages que le commettant continue de tirer des efforts de l’agent ( 13 ). Ce régime d’indemnisation a été jugé nécessaire par le législateur communautaire parce que ce n’est que pendant la durée du contrat que l’agent aura perçu une commission, qui, en général, ne reflète pas le montant de la survaleur générée pour le commettant ( 14 ).
28. Partant, l’agent commercial doit recevoir une indemnité pour la survaleur qu’il a générée pour le commettant grâce aux opérations réalisées avec les clients. Aucune indemnité n’est donc due si aucune survaleur n’a été générée ou s’il y a une clientèle de laquelle le commettant ne peut tirer aucun avantage ( 15 ). Aux termes de l’article 17, paragraphe 2, de la directive 86/653, l’agent commercial doit se voir reconnaître le droit à une indemnité si et dans la mesure où sont remplies un certain
nombre de conditions, que je vais détailler ci-après. Ainsi, l’article 17, paragraphe 2, de la directive 86/653 expose à la fois les conditions auxquelles une indemnité doit être accordée et la méthode employée pour le calcul de cette indemnité ( 16 ).
29. Ce mécanisme d’indemnisation est régi par cinq conditions énoncées à l’article 17, paragraphe 2, de la directive 86/653.
30. La première condition à remplir pour entrer dans le champ d’application de l’article 17 de la directive 86/653 est que le contrat entre l’agent commercial et le commettant ait pris fin.
31. Deuxièmement, l’agent commercial doit avoir apporté de «nouveaux clients» au commettant ou il doit avoir «développé sensiblement les opérations avec les clients existants» [l’article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive 86/653].
32. Troisièmement, le commettant doit continuer de tirer des avantages substantiels des opérations réalisées avec ses clients [article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive 86/653].
33. Quatrièmement, le montant établi sur la base des critères ci‑dessus doit être équitable, compte tenu de toutes les circonstances propres au cas d’espèce et notamment des commissions perdues par l’agent commercial dans le cadre des opérations effectuées avec ses clients [article 17, paragraphe 2, sous a), deuxième tiret, de la directive 86/653].
34. Cinquièmement, l’indemnité est plafonnée à un montant égal à une indemnité annuelle calculée à partir de la moyenne annuelle des rémunérations touchées par l’agent commercial au cours des années précédentes (jusqu’à cinq) [article 17, paragraphe 2, sous b), de la directive 86/653] ( 17 ).
35. En outre, aucune indemnité n’est due à la cessation du contrat s’il se présente un des cas de figure visés à l’article 18 de la directive 86/653 (c’est‑à‑dire si le commettant a mis fin au contrat pour un manquement imputable à l’agent commercial, si l’agent commercial a mis au fin au contrat sans que cette cessation soit justifiée par les circonstances évoquées dans cet article ou si, selon un accord avec le commettant, l’agent commercial a cédé à un tiers les droits et obligations qu’il
détient en vertu du contrat d’agence); dans la mesure où elle constitue une exception au droit de l’agent commercial à une indemnité, cette dernière règle est d’interprétation stricte ( 18 ).
36. L’affaire en cause ici concerne uniquement la deuxième condition décrite ci-dessus et plus précisément la notion de «nouveaux clients». Elle ne traite pas de la deuxième branche de l’alternative énoncée à l’article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive 86/653 («[développer] sensiblement les opérations avec les clients existants») ni des méthodes de calcul de l’indemnité.
B – La notion de «nouveaux clients»
1. Arguments des parties
37. Marchon Germany souligne que le juste équilibre des intérêts entre l’agent commercial et le commettant serait compromis si la directive 86/653 imposait au commettant de verser une indemnité même lorsque le travail de l’agent commercial a simplement conduit à l’élargissement de sa gamme de produits. Elle soutient encore que la présente affaire concerne des produits de la même nature simplement revêtus d’une autre marque. Partant, selon Marchon Germany, le paiement de la commission normale ( 19 )
était suffisant puisqu’en dépit d’un accroissement des ventes de produits, aucun avantage durable n’a été généré pour Marchon Germany.
38. Mme Karaszkiewicz estime que Marchon Germany interprète la notion de «nouveaux clients» trop étroitement. Elle soutient que les clients existants peuvent être considérés comme de «nouveaux clients» s’ils sont apportés pour de «nouveaux produits», conduisant ainsi à une expansion qualitative des opérations commerciales entre le commettant et un client.
39. Dans une veine similaire, le gouvernement allemand est en faveur d’une interprétation large de la notion de «nouveaux clients» et considère que tout dépend des transactions que l’agent commercial est invité à prendre en charge. Dans des circonstances où le commettant ne confie à ses agents commerciaux l’exclusivité que de certaines parties de sa gamme de produits, l’agent commercial peut également acquérir de «nouveaux clients» en vendant des produits nouveaux à des clients existants du
commettant, puisqu’il en découle de nouvelles relations commerciales pour le commettant.
40. Par contraste, le gouvernement tchèque estime que, dans une situation comme celle de la présente affaire, la deuxième branche de l’alternative énoncée à l’article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive 86/653 est plus pertinente parce qu’elle comprend des aspects tant quantitatifs que qualitatifs. Le gouvernement tchèque se réfère aux versions en langues allemande ( 20 ) et française ( 21 ) qui ont, selon lui, une portée bien plus large que la version en langue anglaise ( 22
).
41. La Commission soutient qu’il faut prendre en considération la structure de distribution que le commettant a choisie: la notion de «nouveaux clients» peut aussi englober les clients apportés par l’agent commercial, qui avaient auparavant réalisé des opérations avec le commettant, mais qui achètent maintenant pour la première fois des produits dont la vente a été confiée en exclusivité à l’agent commercial.
2. Proposition de réponse à la question préjudicielle posée
42. Il est manifeste qu’en l’espèce, Mme Karaszkiewicz n’a pas apporté de «nouveaux clients» au sens de l’article 17, paragraphe 2, sous a), de la directive 86/653 si l’on considère que ce concept désigne uniquement les clients qui n’avaient auparavant eu aucun rapport avec le commettant, mais qui ont pour la première fois effectué une opération avec lui, par l’intermédiaire de l’agent.
43. Je ne crois cependant pas qu’il faille interpréter la notion de «nouveaux clients» visée à l’article 17, paragraphe 2, sous a), de la directive 86/653 d’une façon aussi étroite.
44. Pour commencer par le libellé, l’article 17 de la directive 86/653 distingue certes «nouveaux clients» et «clients existants», mais il ne précise nulle part la notion de «nouveaux clients» ( 23 ).
45. Il est de jurisprudence constante ( 24 ) que la nécessaire application uniforme du droit de l’Union exige que, dans la mesure où aucune disposition du droit de l’Union ne renvoie expressément au droit des États membres pour la détermination du sens et de la portée d’une notion, cette dernière trouve, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme, qui doit être recherchée en tenant compte du libellé de la disposition ainsi que de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause (
25 ).
46. Puisque la Cour a jugé qu’«une interprétation de l’article 17 de la directive […] ne saurait être admise que s’il est exclu qu’une telle interprétation s’avérera être au détriment de l’agent commercial» ( 26 ), il n’y a pas lieu de faire une lecture trop restrictive des termes de cette disposition.
47. Sur un plan général, la directive 86/653 adopte une approche basée sur les opérations plutôt que sur les personnes. Ainsi, aux termes de son article 3, paragraphe 2, sous a), «l’agent commercial doit […] s’employer comme il se doit à la négociation et […] à la conclusion des opérations ( 27 ) dont il est chargé».
48. Le concept de «nouveaux clients» devrait être vu sous cet éclairage et ne pas être limité à la personne physique ou morale qui peut être un client. Il conviendrait plutôt de l’interpréter comme incluant certains aspects de l’opération commerciale («Geschäftsabschluss») elle‑même entre le client et le commettant ( 28 ).
49. Par ailleurs, comme le gouvernement allemand l’a souligné dans ses observations écrites, la notion qu’il s’agit d’interpréter comporte deux parties, à savoir «nouveaux» et «clients». L’élément «clients» doit être vu dans le contexte d’une relation commerciale spécifique («Geschäftsbeziehung»); un acheteur ne devient donc pas nécessairement le client du commettant en général par le seul fait d’acheter un produit spécifique.
50. L’objectif du travail effectué par l’agent commercial est déterminé par l’accord contractuel entre l’agent et le commettant. Cet objectif particulier doit être pris en compte pour décider si des clients doivent être considérés comme de «nouveaux clients». Cet accord contractuel et, par conséquent, l’objectif particulier dépendent de la structure de distribution délibérément choisie par le commettant et qui, par conséquent, doit être prise en considération également.
51. Marchon Germany a délibérément confié à Mme Karaszkiewicz l’exclusivité de la vente de deux collections de produits uniquement, sur la totalité de sa gamme, à savoir des montures de lunettes C.K. et F. Elle a ainsi limité la capacité de Mme Karaszkiewicz de vendre, en appliquant des catégories créées par elle-même. Mme Karaszkiewicz a été délibérément exclue de la vente d’autres produits concurrents.
52. Si un commettant différencie ainsi la gamme globale de ses produits en fonction des caractéristiques d’une marque, il signale à ses agents commerciaux que les transactions doivent être menées séparément pour chaque marque. Un tel comportement indique en outre que l’effort de vente particulier doit viser à persuader un client d’acheter la marque spécifiquement confiée à l’agent commercial. Le commettant a recours aux services de l’agent commercial pour bénéficier de sa stratégie, de son approche
et de ses compétences à l’heure de persuader les clients d’acquérir les produits du commettant. S’il a choisi de partager les canaux de distribution, ces canaux doivent être examinés séparément.
53. En d’autres termes, il découle de la stratégie de distribution de Marchon Germany qu’est «nouveau» tout client achetant une marque particulière de Marchon Germany qu’il n’avait jamais achetée auparavant ( 29 ).
54. Je plaide dès lors pour une approche fonctionnelle dans la détermination de la notion de «nouveaux clients»: l’essentiel est de savoir si une catégorie de produits a été vendue pour la première fois par l’agent commercial. Partant, le concept de «nouveaux clients» doit être compris en relation avec la «nouvelle catégorie de produits»; le client est nouveau s’il achète une nouvelle catégorie de produits pour la première fois.
55. Une dernière considération: il me semble que la difficulté en l’espèce découle du fait que les produits fabriqués et vendus par Marchon Germany, à savoir des montures de lunettes, sont comparables. Une monture de la marque A peut être comparée à une monture de la marque B. Si, à titre d’exemple, une entreprise vend des voitures et des chaussures, je ne crois pas que l’on hésitera à qualifier de «nouveau» un client qui avait auparavant acheté uniquement des voitures, mais achète maintenant des
chaussures. Dans une telle situation, un client devient «nouveau» à cause de l’élément objectif que les produits en question ne sont pas comparables. La récompense s’adresse cependant à la stratégie, à l’approche et aux compétences de l’agent commercial, qui a créé la survaleur pour le commettant en ce qui concerne la nouvelle catégorie de produits.
56. Je ne vois aucune raison de traiter différemment une affaire comme celle ici en cause. Après tout, c’est l’agent commercial qui, chargé par une décision du commettant de la vente de deux marques seulement, a réussi, grâce à sa stratégie, son approche et ses compétences, à vendre des produits à un client qui n’avait jamais auparavant acheté ces produits.
57. Par conséquent, si l’agent commercial vend pour la première fois des produits faisant partie de cette catégorie particulière que le commettant a créée pour fractionner le marché (en l’occurrence, «les marques»), il apporte au commettant des «nouveaux clients» au sens de l’article 17, paragraphe 2, sous a), de la directive 86/653, indépendamment du point de savoir si le commettant a eu auparavant une relation commerciale avec l’acheteur de ces produits.
V – Conclusion
58. À la lumière des considérations qui précèdent, je propose de répondre à la question préjudicielle posée par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) dans le sens suivant:
L’article 17, paragraphe 2, sous a), premier tiret, de la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à l’application d’une disposition nationale en vertu de laquelle les «nouveaux clients» peuvent également être des clients apportés par l’agent commercial qui ont déjà effectué des opérations avec le commettant sur des produits
d’un assortiment distribué par ce dernier, mais non sur les produits que le commettant a exclusivement chargé l’agent commercial de placer.
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( 1 ) Langue originale: l’anglais.
( 2 ) JO 1986, L 382, p. 17.
( 3 ) Voir arrêts Honyvem Informazioni Commerciali (C‑465/04, EU:C:2006:199, point 17) et Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195, point 13). Voir également Thume, K.‑H., «Grenzüberschreitende Vertriebsverträge», dans Internationales Handelsrecht, 2009, p. 141 à 153, et, en particulier, p. 142.
( 4 ) Voir arrêts Bellone (C‑215/97, EU:C:1998:189, point 10); Centrosteel (C‑456/98, EU:C:2000:402, point 13); Honyvem Informazioni Commerciali (C‑465/04, EU:C:2006:199, point 18); Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195, point 14), et Unamar (C‑184/12, EU:C:2013:663, point 36). Voir également, notamment, Fock, T., Die europäische Handelsvertreter-Richtlinie, Nomos Verlagsgesellschaft, Baden‑Baden, 2001, p. 25.
( 5 ) Voir arrêt Centrosteel (C‑456/98, EU:C:2000:402, point 13). Voir, pour des informations complémentaires sur le droit applicable dans divers États membres avant l’entrée en vigueur de la directive 86/653, notamment l’aperçu historique par Fock, T., op. cit., p. 43 et suiv.
( 6 ) Voir arrêts Bellone (C‑215/97, EU:C:1998:189, point 17); Ingmar (C‑381/98, EU:C:2000:605, point 23); Honyvem Informazioni Commerciali (C‑465/04, EU:C:2006:199, point 19), et Unamar (C‑184/12, EU:C:2013:663, point 37).
( 7 ) Voir arrêts Bellone (C‑215/97, EU:C:1998:189, point 13); Ingmar (C‑381/98, EU:C:2000:605, points 20 et 21); Honyvem Informazioni Commerciali (C‑465/04, EU:C:2006:199, points 19 et 22); Chevassus-Marche (C‑19/07, EU:C:2008:23, point 22), ainsi que Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195, point 14). Voir également Macgregor, L., «Case Comment Compensation for commercial agents: an end to plucking figures from the air?», dans Edinburgh Law Review, 2008, p. 86 à 93, et, en particulier, p. 87.
( 8 ) Voir arrêts Ingmar (C‑381/98, EU:C:2000:605, points 21 et 22); Honyvem Informazioni Commerciali (C‑465/04, EU:C:2006:199, points 22 et 34), ainsi qu’Unamar (C‑184/12, EU:C:2013:663, point 40).
( 9 ) Voir arrêt Unamar (C‑184/12, EU:C:2013:663, point 52). Voir également Rott-Pietrzyk, E., Agent Handlowy – Regulacje Polskie i Europejskie, C. H. Beck, Varsovie, 2006, p. 68.
( 10 ) Voir arrêt Ingmar (C‑381/98, EU:C:2000:605, point 24).
( 11 ) Voir, pour une explication de ces deux options, notamment, Rott-Pietrzyk, E., «Komentarz do Dyrektywy Rady nr 86/653 z 18 grudnia 1986 roku w sprawie harmonizacju praw państw członkowskich dotyczących niezależnych agentów handlowych», dans Pazdan, M. (éd), Problemy Prawne Handlu Zagranicznego, Tom 19/20, Katowice, 2000, p. 235 à 294, et, en particulier, p. 275; McGee, A., «Termination of a commercial agency – the agent’s rights», dans Journal of Business Law, 2011, p. 782 à 799, et, en
particulier, p. 786; Carr, B., «Legislative Comment – The UK Commercial Agents Regulation 1993 (Council Directive 86/653/EC)», dans International Business Law Journal, 1995, p. 51 à 62, et, en particulier, p. 59; Gardiner, C., «The EC (Commercial Agents) Directive: twenty years after its introduction, divergent approaches still emerge from Irish and UK courts», dans Journal of Business Law, 2007, p. 412 à 441, et, en particulier, p. 426.
( 12 ) Voir arrêt Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195, point 16). Voir également Stellhorst, U., Der Ausschluß des Ausgleichs gemäß §89b Abs 3 HGB, dans Saenger, I., et Schulze, R. (éd.), op. cit., p. 17.
( 13 ) Voir notamment Guski, R., «Der Ausgleichsanspruch des Handelsvertreters und seine Verwirkung: zur prinzipienorientierten Teleologie des Gemeinschaftsprivatrechts», dans Zeitschrift für Gemeinschaftsprivatrecht, 2009, p. 286 à 296, et, en particulier, p. 288. Voir Ball, W., Rechtsnatur und Funktion des Ausgleichsanspruchs nach §89b HGB unter besonderer Berücksichtigung der Rechtsprechung des Bundesgerichtshofs, dans Saenger, I., et Schulze, R. (éd.), op. cit., p. 17.
( 14 ) Voir rapport de la Commission européenne du 23 juillet 1996 sur l’application de l’article 17 de la directive du Conseil relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants (86/653/CEE) [COM(96) 364 final, p. 1].
( 15 ) Idem.
( 16 ) Voir arrêts Honyvem Informazioni Commerciali (C‑465/04, EU:C:2006:199, points 33 à 35) et Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195, point 18).
( 17 ) L’analyse esquissée ci-dessus au sujet du système établi par l’article 17, paragraphe 2, sous a), de la directive 86/653 ajoute deux phases à l’analyse élaborée dans l’arrêt Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195, point 19), puisque dans ce dernier la Cour se référait uniquement aux avantages, au caractère équitable et aux limites maximales, ce qui correspond à mes phases 3, 4 et 5.
( 18 ) Voir arrêt Volvo Car Germany (C‑203/09, EU:C:2010:647, point 42).
( 19 ) Voir article 7 de la directive 86/653.
( 20 ) «oder die Geschäftsverbindung mit vorhandenen Kunden wesentlich erweitert hat».
( 21 ) «ou développé sensiblement les opérations avec les clients existants».
( 22 ) «significantly increased the volume of business with existing customers».
( 23 ) Pas plus, au demeurant, que la Commission dans le rapport cité ci-dessus.
( 24 ) Arrêt A (C‑184/14, EU:C:2015:479, points 31 et 32 ainsi que jurisprudence citée).
( 25 ) J’ai parfaitement conscience du fait que le système d’indemnisation de la directive 86/653 était initialement modelé sur les dispositions du HGB (même si l’article 89b du HGB a été modifié à la suite d’un arrêt de la Cour; voir arrêt Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195). Voir notamment Genzow, C., «§89 HGB: Die Falschberechnung des Ausgleichsanspruchs», dans Internationales Handelsrecht, 2014, p. 133 à 136; Balke, M., Groot, S., «Der Handelsvertreterausgleich nach §89b HGB im Umbruch», dans Neue
Juristische Online-Zeitschrift, 2010, p. 1551 à 1556; Christoph, M., «Muss der Handelsvertreterausgleich neu berechnet werden?», dans Neue Juristische Wochenschrift, 2010, p. 647 à 651; Steinhauer, M., «Auswirkungen der Neufassung des §89bI HGB», dans Europäische Zeitschrift für Wirtschaftsrecht, 2009, p. 887 à 889; Emde, R., «Das Handelsvertreterausgleichsrecht muss neu geschrieben werden – Folgen des EuGH‑Urteils vom 26.3.2009, C‑348/07, DStR 759», dans Deutsches Steuerrecht, 2009, p. 1478 à 1486.
Bien entendu, dès lors que la directive 86/653 s’applique, les juridictions nationales sont liées par la jurisprudence de la Cour en la matière et pas inversement.
( 26 ) Voir arrêt Semen (C‑348/07, EU:C:2009:195, point 21).
( 27 ) Mis en italique par mes soins.
( 28 ) Nombreux sont les universitaires qui soutiennent ce point de vue. Voir notamment Busche, J., dans Oetker, H. (éd.), Handelsgesetzbuch, C. H. Beck, 4e édition, Munich, 2015, § 89b HGB, point 12; Roth, W.-H., dans Koller, I., Kindler, P., Roth, W.-H., et Morck, W. (éd.), HGB, C. H. Beck, 8e édition, Munich, 2015, § 89b HGB, point 5a; Löwisch, G., dans Ebenroth, C., Boujong, K., Joost, D., et Strohn, L. (éd.), Handelsgesetzbuch, C. H. Beck, 3e édition, Munich, 2014, § 89b HGB, point 82;
Hoyningen-Huene, G., dans Schmidt, K. (éd.), Münchener Kommentar zum HGB, C. H. Beck, 3e édition, Munich, 2010, § 89b HGB, point 59.
( 29 ) Voir, pour une approche similaire, notamment, Hopt, K., dans Baumbach, A., Hopt, K. (éd.), Handelsgesetzbuch, C. H. Beck, 36e édition, Munich, 2014, § 89b HGB, point 12.