ARRÊT DE LA COUR (dixième chambre)
23 novembre 2017 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Règlement (CE) no 207/2009 – Marque de l’Union européenne – Article 16 – Marque en tant qu’objet de propriété – Assimilation de la marque de l’Union européenne à la marque nationale – Article 18 – Transfert d’une marque enregistrée au nom de l’agent ou du représentant du titulaire de la marque – Disposition nationale ouvrant la possibilité d’exercer une action en revendication de la propriété d’une marque nationale enregistrée en portant atteinte aux droits du titulaire ou en
violation d’une obligation légale ou contractuelle – Compatibilité avec le règlement no 207/2009 »
Dans l’affaire C‑381/16,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne), par décision du 28 juin 2016, parvenue à la Cour le 11 juillet 2016, dans la procédure
Salvador Benjumea Bravo de Laguna
contre
Esteban Torras Ferrazzuolo,
LA COUR (dixième chambre),
composée de M. E. Levits, président de chambre, M. A. Borg Barthet (rapporteur) et Mme M. Berger, juges,
avocat général : M. M. Szpunar,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour M. Torras Ferrazzuolo, par Mme S. Díaz Pardeiro, procuradora, et M. J. A. López Martínez, abogado,
– pour le gouvernement espagnol, par M. M. A. Sampol Pucurull, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par M. É. Gippini Fournier et Mme J. Samnadda, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 16 et 18 du règlement (CE) no 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la [marque de l’Union européenne] (JO 2009, L 78, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Salvador Benjumea Bravo de Laguna à M. Esteban Torras Ferrazzuolo au sujet de la propriété d’une marque figurative de l’Union européenne enregistrée au nom de ce premier.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Le considérant 15 du règlement no 207/2009 est ainsi libellé :
« Pour renforcer la protection des marques [de l’Union européenne], il convient que les États membres désignent, eu égard à leur système national, un nombre aussi limité que possible de tribunaux nationaux de première et de deuxième instance compétents en matière de contrefaçon et de validité de la marque [de l’Union européenne]. »
4 Aux termes de l’article 16 de ce règlement, intitulé « Assimilation de la marque [de l’Union européenne] à la marque nationale » :
« 1. Sauf disposition contraire des articles 17 à 24, la marque [de l’Union européenne] en tant qu’objet de propriété est considérée en sa totalité et pour l’ensemble du territoire de [l’Union] comme une marque nationale enregistrée dans l’État membre dans lequel, selon le registre des marques [de l’Union européenne] :
a) le titulaire a son siège ou son domicile à la date considérée ;
b) si le point a) n’est pas applicable, le titulaire a un établissement à la date considérée.
2. Dans les cas non prévus au paragraphe 1, l’État membre visé audit paragraphe est celui dans lequel l’Office [de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO)] a son siège.
3. Si plusieurs personnes sont inscrites au registre des marques [de l’Union européenne] en tant que cotitulaires, le paragraphe 1 est applicable au premier inscrit ; à défaut, il s’applique dans l’ordre de leur inscription aux cotitulaires suivants. Lorsque le paragraphe 1 ne s’applique à aucun des cotitulaires, le paragraphe 2 est applicable. »
5 L’article 18 dudit règlement, intitulé « Transfert d’une marque enregistrée au nom d’un agent », prévoit :
« Si une marque [de l’Union européenne] a été enregistrée au nom de l’agent ou du représentant de celui qui est titulaire de cette marque, sans l’autorisation du titulaire, celui-ci a le droit de réclamer le transfert à son profit dudit enregistrement, à moins que cet agent ou représentant ne justifie de ses agissements. »
6 L’article 95, paragraphe 1, du même règlement dispose :
« Les États membres désignent sur leurs territoires un nombre aussi limité que possible de juridictions nationales de première et de deuxième instance, ci-après dénommées “tribunaux des marques [de l’Union européenne]”, chargées de remplir les fonctions qui leur sont attribuées par le présent règlement. »
7 Aux termes de l’article 105, paragraphe 3, du règlement no 207/2009 :
« Les dispositions nationales relatives au pourvoi en cassation sont applicables aux décisions des tribunaux des marques [de l’Union européenne] de deuxième instance. »
Le droit espagnol
8 L’article 2, paragraphe 2, de la Ley 17/2001 de Marcas (loi 17/2001 sur les marques), du 7 décembre 2001 (BOE no 294, du 8 décembre 2001, ci-après la « loi 17/2001 sur les marques »), dispose :
« Lorsque l’enregistrement d’une marque a été demandé en portant atteinte aux droits d’un tiers ou en violation d’une obligation légale ou contractuelle, la personne lésée peut revendiquer la propriété de la marque devant les tribunaux, si elle exerce l’action en revendication requise avant la date d’enregistrement ou dans un délai de cinq ans à compter de la publication de cet enregistrement ou du moment où la marque enregistrée a commencé à être utilisée conformément aux dispositions de
l’article 39. Lorsque l’action en revendication a été introduite, le tribunal la notifie à l’Office espagnol des brevets et des marques pour annotation dans le registre des marques et ordonne, le cas échéant, la suspension de la procédure d’enregistrement de la marque. »
Le litige au principal et la question préjudicielle
9 Le 24 janvier 2011, M. Benjumea Bravo de Laguna a présenté une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne à l’EUIPO.
10 La marque dont l’enregistrement a été demandé est le signe figuratif suivant :
Image
11 Le 29 août 2011, l’EUIPO a enregistré ledit signe, au nom de M. Benjumea Bravo de Laguna, en tant que marque figurative de l’Union européenne, sous le numéro 9679093.
12 Considérant être le titulaire légitime de celle-ci, M. Torras Ferrazzuolo a introduit devant le Juzgado de lo Mercantil de Alicante (tribunal de commerce d’Alicante, Espagne), notamment, une action en revendication de la propriété de ladite marque fondée sur l’article 18 du règlement no 207/2009 ainsi que sur l’article 2, paragraphe 2, de la loi 17/2001 sur les marques.
13 Ladite juridiction a rejeté cette action aux motifs, d’une part, que seul le régime prévu à l’article 18 du règlement no 207/2009 est applicable aux marques de l’Union européenne, à l’exclusion du régime général visé à l’article 2, paragraphe 2, de la loi 17/2001 sur les marques et, d’autre part, que les conditions posées à l’article 18 du règlement no 207/2009 n’étaient pas réunies.
14 Saisie en appel, l’Audiencia Provincial de Alicante (cour provinciale d’Alicante, Espagne) a jugé que, dans la mesure où le régime de revendication prévu à l’article 18 du règlement no 207/2009 ne visait que le cas de l’agent ou du représentant déloyal, il convenait d’appliquer, en l’espèce, les règles relatives à l’action en revendication d’une marque prévues à l’article 2 de la loi 17/2001 sur les marques.
15 Se fondant sur l’article 16 du règlement no 207/2009, ladite juridiction a en effet considéré que, en dehors des règles uniformes que prévoit ledit règlement, la marque de l’Union européenne, en tant qu’objet de propriété, est considérée en sa totalité et pour l’ensemble du territoire de l’Union comme une marque nationale enregistrée dans l’État membre dans lequel le titulaire a son siège ou son domicile ou, à défaut, un établissement.
16 Considérant, en outre, que les conditions requises pour faire droit à l’action en revendication étaient réunies en l’espèce, l’Audiencia Provincial de Alicante (cour provinciale d’Alicante) a déclaré que M. Torras Ferrazzuolo était titulaire de la marque en cause au principal.
17 Devant la juridiction de renvoi, le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne), M. Benjumea Bravo de Laguna a fait valoir que l’ordre juridique de l’Union ne prévoit la possibilité, pour une personne, de revendiquer la propriété d’une marque que lorsque l’enregistrement a été effectué au nom de l’agent de cette personne sans l’autorisation de celle-ci. À défaut, l’exercice d’une action en revendication d’une marque de l’Union européenne serait impossible.
18 Au contraire, M. Torras Ferrazzuolo a soutenu que le règlement no 207/2009 permet l’application supplétive du droit national, de sorte qu’il serait possible d’interpréter l’article 18 de ce règlement en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, en vertu des dispositions de la législation nationale d’un État membre, une action en revendication puisse être intentée dans des cas de figure autres que celui prévu audit article.
19 Considérant que le litige pendant devant lui soulève des questions d’interprétation du droit de l’Union européenne, le Tribunal Supremo (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« L’action en revendication d’une marque de l’Union européenne pour des motifs différents de ceux prévus à l’article 18 du [règlement no 207/2009] et, en particulier, conformes aux cas de figure prévus à l’article 2, paragraphe 2, de la [loi 17/2001 sur les marques] [...] est-elle compatible avec le droit de l’Union, et en l’occurrence, avec le règlement [no 207/2009] ? »
Sur la question préjudicielle
Sur la recevabilité
20 M. Torras Ferrazzuolo soutient, à titre liminaire, que la demande de décision préjudicielle est irrecevable au motif que le Tribunal Supremo (Cour suprême) n’est pas compétent pour introduire celle-ci.
21 Se fondant à cet égard sur l’article 95, paragraphe 1, du règlement no 207/2009, aux termes duquel les États membres « désignent sur leurs territoires un nombre aussi limité que possible de juridictions nationales de première et de deuxième instance, [...] dénommées “tribunaux des marques [de l’Union européenne]”, chargées de remplir les fonctions qui leur sont attribuées par [ce] règlement », il fait valoir que le Tribunal Supremo (Cour suprême) n’est pas compétent pour interpréter ledit
règlement.
22 Il prétend par ailleurs que, dans la mesure où la demande de décision préjudicielle n’a été formulée ni en première ni en deuxième instance, il s’agit d’une question nouvelle qui ne peut être examinée dans le cadre d’un pourvoi en cassation.
23 Une telle argumentation ne saurait toutefois être accueillie.
24 D’une part, il ressort en effet du considérant 15 du règlement no 207/2009 que l’article 95, paragraphe 1, de ce règlement vise à renforcer la protection des marques de l’Union européenne en imposant aux États membres d’instituer des juridictions de première et de deuxième instance compétentes en matière de contrefaçon et de validité de ces marques.
25 Lu à la lumière de l’article 105, paragraphe 3, du règlement no 207/2009, aux termes duquel « les dispositions nationales relatives au pourvoi en cassation sont applicables aux décisions des tribunaux des marques [de l’Union européenne] de deuxième instance », l’article 95, paragraphe 1, du règlement no 207/2009 ne saurait cependant être interprété en ce sens que les juridictions de cassation des États membres seraient privées du droit d’interpréter ce règlement dans le cadre des litiges pendants
devant elles.
26 D’autre part, il y a lieu de souligner que, en vertu d’une jurisprudence constante, il n’appartient pas à la Cour de vérifier si la décision de renvoi a été prise conformément aux règles nationales d’organisation et de procédure judiciaires (arrêt du 7 juillet 2016, Genentech, C‑567/14, EU:C:2016:526, point 22 et jurisprudence citée).
27 Au demeurant, il importe de rappeler que la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (arrêt du 5 juillet 2016, Ognyanov, C‑614/14, EU:C:2016:514, point 16 et jurisprudence citée).
28 Selon une jurisprudence également constante, l’article 267 TFUE confère aux juridictions nationales la faculté la plus étendue de saisir la Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions exigeant une interprétation ou une appréciation en validité des dispositions du droit de l’Union nécessaires au règlement du litige qui leur est soumis. Les juridictions nationales sont d’ailleurs libres d’exercer cette faculté à tout moment de la procédure qu’elles jugent
approprié (arrêt du 5 juillet 2016, Ognyanov, C‑614/14, EU:C:2016:514, point 17 et jurisprudence citée).
29 Enfin, il convient de rappeler que, conformément à l’article 267, troisième alinéa, TFUE, une juridiction nationale dont la décision n’est susceptible de faire l’objet d’aucun recours juridictionnel de droit interne est, en principe, tenue de saisir la Cour, dès lors qu’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union est soulevée devant elle (voir, notamment, arrêt du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., C‑160/14, EU:C:2015:565, point 37 et jurisprudence citée).
30 Il s’ensuit que la demande de décision préjudicielle est recevable.
Sur le fond
31 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le règlement no 207/2009 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’application, à l’égard d’une marque de l’Union européenne, d’une disposition nationale en vertu de laquelle une personne lésée, par l’enregistrement d’une marque qui a été demandé en portant atteinte à ses droits ou en violation d’une obligation légale ou contractuelle, est en droit de revendiquer la propriété de ladite marque.
32 À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que l’article 16, paragraphe 1, du règlement no 207/2009 dispose que, « sauf disposition contraire des articles 17 à 24, la marque [de l’Union européenne] en tant qu’objet de propriété est considérée en sa totalité et pour l’ensemble du territoire [de l’Union] comme une marque nationale enregistrée dans l’État membre dans lequel, selon le registre des marques [de l’Union européenne] [...] le titulaire a son siège ou son domicile [ou à défaut] un
établissement ».
33 À cet égard, il importe de relever que l’article 18 de ce règlement confère au titulaire d’une marque de l’Union européenne le droit de réclamer le transfert de l’enregistrement de cette marque à son profit si celle-ci a été enregistrée au nom de son agent ou de son représentant et sans son autorisation.
34 Il s’ensuit que l’action en revendication de la propriété d’une marque de l’Union européenne enregistrée au nom d’un agent ou d’un représentant du titulaire de cette marque sans l’autorisation de celui-ci est exclusivement régie par le règlement no 207/2009.
35 En revanche, l’article 18 de ce règlement ne régit pas l’action en revendication de la propriété d’une marque de l’Union européenne dans des cas autres que celui d’une marque enregistrée au nom d’un agent ou d’un représentant du titulaire de cette marque sans l’autorisation de celui-ci.
36 Partant, conformément à ce que prévoit l’article 16 du règlement no 207/2009, la marque de l’Union européenne en tant qu’objet de propriété doit, en dehors du cas de figure envisagé à l’article 18 de ce règlement, être considérée comme une marque nationale enregistrée dans l’État membre déterminé selon les critères énoncés audit article 16.
37 Ainsi, pour autant qu’il s’agit de situations qui n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 18 du règlement no 207/2009, c’est la réglementation nationale de cet État membre qui s’applique aux actions en revendication de la propriété d’une marque de l’Union européenne.
38 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que les articles 16 et 18 du règlement no 207/2009 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à l’application, à l’égard d’une marque de l’Union européenne, d’une disposition nationale, telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle une personne lésée, par l’enregistrement d’une marque qui a été demandé en portant atteinte à ses droits ou en violation d’une obligation
légale ou contractuelle, est en droit de revendiquer la propriété de ladite marque, pour autant que la situation concernée ne relève pas de celles couvertes par l’article 18 de ce règlement.
Sur les dépens
39 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) dit pour droit :
Les articles 16 et 18 du règlement (CE) no 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la [marque de l’Union européenne], doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à l’application, à l’égard d’une marque de l’Union européenne, d’une disposition nationale, telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle une personne lésée par l’enregistrement d’une marque qui a été demandé en portant atteinte à ses droits ou en violation d’une obligation légale ou contractuelle, est
en droit de revendiquer la propriété de ladite marque, pour autant que la situation concernée ne relève pas de celles couvertes par l’article 18 de ce règlement.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’espagnol.