ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
20 décembre 2017 ( *1 )
« Pourvoi – Règlement (CE) no 834/2007 – Production et étiquetage des produits biologiques – Règlement (CE) no 889/2008 – Règlement d’exécution (UE) no 1358/2014 – Intérêt à agir – Notion de “bénéfice personnel” »
Dans l’affaire C‑268/16 P,
ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduit le 13 mai 2016,
Binca Seafoods GmbH, établie à Munich (Allemagne), représentée par Me H. Schmidt, Rechtsanwalt,
partie requérante,
l’autre partie à la procédure étant :
Commission européenne, représentée par MM. A. Lewis et G. von Rintelen ainsi que par Mme K. Walkerová, en qualité d’agents,
partie défenderesse en première instance,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. T. von Danwitz, président de chambre, MM. C. Vajda, E. Juhász (rapporteur), Mme K. Jürimäe et M. C. Lycourgos, juges,
avocat général : M. M. Bobek,
greffier : M. K. Malacek, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 29 mars 2017,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 8 juin 2017,
rend le présent
Arrêt
1 Par son pourvoi, Binca Seafoods GmbH (ci‑après « Binca ») demande l’annulation de l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 11 mars 2016, Binca Seafoods/Commission (T‑94/15, non publiée, ci‑après l’« ordonnance attaquée », EU:T:2016:164), par laquelle celui‑ci a rejeté son recours tendant à l’annulation du règlement d’exécution (UE) no 1358/2014 de la Commission, du 18 décembre 2014, modifiant le règlement (CE) no 889/2008 portant modalités d’application du règlement (CE) no 834/2007 du
Conseil en ce qui concerne l’origine des animaux utilisés en aquaculture biologique, les pratiques d’élevage en aquaculture, l’alimentation des animaux utilisés en aquaculture biologique ainsi que les produits et substances dont l’utilisation est autorisée en aquaculture biologique (JO 2014, L 365, p. 97, ci‑après le « règlement litigieux »).
Le cadre juridique
Le règlement de base
2 Le règlement (CE) no 834/2007 du Conseil, du 28 juin 2007, relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques et abrogeant le règlement (CEE) no 2092/91 (JO 2007, L 189, p. 1, ci‑après le « règlement de base »), dispose, à son article 1er :
« 1. Le présent règlement contient les dispositions de base du développement durable de la production biologique et, parallèlement, assure le bon fonctionnement du marché intérieur, garantit une concurrence loyale, donne confiance aux consommateurs et protège leurs intérêts.
Il fixe les objectifs et les principes communs qui fondent les règles qu’il énonce concernant :
a) tous les stades de la production, de la préparation et de la distribution des produits biologiques et les contrôles y afférents ;
[...]
2. Le présent règlement s’applique aux produits agricoles ci-après, y compris les produits de l’aquaculture, lorsqu’ils sont mis sur le marché ou destinés à être mis sur le marché :
a) produits agricoles vivants ou non transformés ;
b) produits agricoles transformés destinés à l’alimentation humaine ;
c) aliments pour animaux ;
d) matériel de reproduction végétative et semences utilisés aux fins de culture.
Les produits de la chasse et de la pêche d’animaux sauvages ne sont pas considérés comme relevant du mode de production biologique.
[...] »
3 L’article 2 du règlement de base énonce :
« Aux fins du présent règlement, on entend par :
a) “production biologique”, l’utilisation du mode de production conforme aux règles fixées dans le présent règlement à tous les stades de la production, de la préparation et de la distribution ;
[...]
d) “opérateur”, les personnes physiques ou morales chargées de veiller au respect des exigences du présent règlement au sein de l’activité biologique qui est sous leur contrôle ;
[...] »
4 L’article 15 du règlement de base, qui prévoit les règles applicables à la production d’animaux d’aquaculture, est libellé comme suit :
« 1. Outre les règles générales applicables à la production agricole énoncées à l’article 11, les règles suivantes s’appliquent à la production d’animaux d’aquaculture :
a) en ce qui concerne l’origine des animaux d’aquaculture :
i) l’aquaculture biologique est fondée sur l’élevage de juvéniles de géniteurs biologiques et d’exploitations biologiques ;
ii) lorsque des juvéniles issus de géniteurs ou d’exploitations biologiques ne sont pas disponibles, des animaux issus d’une production non biologique peuvent être introduits dans une exploitation dans des conditions particulières ;
[...]
c) en ce qui concerne la reproduction :
[...]
iii) les conditions spécifiques aux espèces pour la gestion des géniteurs, la reproduction et la production de juvéniles sont définies ;
[...] »
5 L’article 38 du règlement de base habilite la Commission européenne à arrêter les modalités d’application de ce règlement.
6 En vertu de son article 42, le règlement de base est applicable depuis le 1er janvier 2009.
Le règlement d’application
7 Dans sa version initiale, l’article 1er, paragraphe 2, sous a), du règlement (CE) no 889/2008 de la Commission, du 5 septembre 2008, portant modalités d’application du règlement no 834/2007 en ce qui concerne la production biologique, l’étiquetage et les contrôles (JO 2008, L 250, p. 1, ci-après le « règlement d’application »), applicable à compter du 1er janvier 2009 en vertu de son article 97, excluait, de son champ d’application, les produits issus de l’aquaculture.
Le premier règlement de modification du règlement d’application
8 Par le règlement (CE) no 710/2009 de la Commission, du 5 août 2009 (JO 2009, L 204, p. 15, ci-après le « premier règlement de modification du règlement d’application »), l’application du règlement d’application a été étendue à certains animaux d’aquaculture et des règles de production spécifiques aux produits issus de l’aquaculture ont été intégrées dans le règlement d’application.
9 Le premier règlement de modification du règlement d’application a introduit, au titre II du règlement d’application, un chapitre 2 bis, intitulé « Production d’animaux aquacoles ». Au sein de la section 2 dudit chapitre, relative à l’origine des animaux d’aquaculture, l’article 25 sexies a énoncé les conditions dans lesquelles les animaux d’aquaculture non issus de l’élevage biologique pouvaient être introduits dans une exploitation.
10 Dans sa version initiale, issue du premier règlement de modification du règlement d’application, l’article 25 sexies disposait :
« 1. En l’absence d’animaux d’aquaculture issus de l’élevage biologique, des animaux aquatiques capturés à l’état sauvage ou issus de l’aquaculture non biologique peuvent être introduits dans une exploitation à des fins de reproduction ou d’amélioration du stock génétique. Ces animaux sont soumis au régime de l’élevage biologique pendant au moins trois mois avant de pouvoir être utilisés comme reproducteurs.
2. À des fins de grossissement et en l’absence de juvéniles issus de l’aquaculture biologique, il est autorisé d’introduire dans l’exploitation des juvéniles issus de l’aquaculture non biologique. Toutefois, pendant au moins les deux derniers tiers du cycle de production, ces animaux sont soumis aux règles de l’élevage biologique.
3. Le pourcentage maximal de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique introduits dans l’exploitation est réduit à 80 % jusqu’au 31 décembre 2011, à 50 % jusqu’au 31 décembre 2013 et à 0 % à compter du 31 décembre 2015.
4. Aux fins du grossissement, le prélèvement de juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture est spécifiquement limité aux cas suivants :
a) afflux naturel de larves et de juvéniles de poissons ou de crustacés lors du remplissage des bassins, structures de confinement et parcs ;
b) civelle européenne, dès lors qu’un plan agréé de gestion de l’espèce est en place sur le site concerné et que la reproduction artificielle de l’animal demeure irréalisable. »
11 L’article 25 decies, intitulé « Interdiction des hormones », inséré dans la section 4, consacrée à l’élevage, du chapitre 2 bis du titre II du règlement d’application, par le premier règlement de modification du règlement d’application, dispose :
« Toute utilisation d’hormones ou de dérivés hormonaux est interdite. »
12 L’article 25 duodecies, intitulé « Règles particulières applicables à l’alimentation des animaux d’aquaculture carnivores », introduit dans le règlement d’application par le premier règlement de modification du règlement d’application, est, dans sa version issue du règlement d’exécution (UE) no 505/2012 de la Commission, du 14 juin 2012, modifiant et rectifiant le règlement no 889/2008 (JO 2012, L 154, p. 12), libellé comme suit :
« 1. Les aliments destinés aux animaux d’aquaculture carnivores proviennent prioritairement des catégories suivantes :
a) aliments issus de l’aquaculture biologique ;
b) farines et huiles de poisson provenant de chutes de parage de produits issus de l’aquaculture biologique ;
c) farines, huiles de poisson et ingrédients issus de poissons dérivés de chutes de parage de poissons déjà capturés dans des pêcheries durables aux fins de l’alimentation humaine ;
d) les matières premières biologiques pour l’alimentation animale d’origine animale ou végétale.
[...]
3. La ration peut comprendre au maximum 60 % de produits végétaux biologiques.
4. Dans la limite des besoins physiologiques de ces espèces, les rations destinées aux saumons et aux truites peuvent comprendre de l’astaxanthine issue principalement de sources biologiques, telles que des carapaces de crustacés élevés selon le mode biologique. En l’absence d’astaxanthine d’origine biologique, il est autorisé d’utiliser de l’astaxanthine issue de sources naturelles (telle que la levure Phaffia). »
13 En vertu de son article 2, le premier règlement de modification du règlement d’application s’appliquait à compter du 1er juillet 2010.
14 Toutefois, à l’article 95 du règlement d’application, le premier règlement de modification du règlement d’application a ajouté le paragraphe suivant :
« 11. L’autorité compétente peut autoriser, pour une période dont le terme est fixé au 1er juillet 2013, les unités de production d’animaux d’aquaculture et d’algues marines établies et opérant déjà conformément à des règles de production biologique admises sur le plan national avant l’entrée en vigueur du présent règlement à conserver leur statut de production biologique pendant qu’elles se mettent en conformité avec les dispositions du présent règlement, pourvu toutefois que les eaux ne
subissent aucune pollution indue par des substances interdites dans l’aquaculture biologique. Les producteurs bénéficiant de cette mesure déclarent les installations, étangs, cages ou lots d’algues marines concernés à l’autorité compétente. »
15 L’article 2, dernier alinéa, du premier règlement de modification du règlement d’application disposait :
« Le présent règlement peut être révisé sur la base des propositions pertinentes présentées par les États membres et dûment justifiées visant à modifier le présent règlement à compter du 1er juillet 2013. »
Le deuxième règlement de modification du règlement d’application
16 Par le règlement d’exécution (UE) no 1030/2013 de la Commission, du 24 octobre 2013 (JO 2013, L 283, p. 15, ci-après le « deuxième règlement de modification du règlement d’application »), la date de fin de la période transitoire au cours de laquelle le premier règlement de modification du règlement d’application ne pouvait être révisé (ci-après la « période transitoire »), qui était fixée au 1er juillet 2013 par l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application, a été remplacée par la date
du 1er janvier 2015.
Le troisième règlement de modification du règlement d’application
17 Le règlement d’exécution (UE) no 1364/2013 de la Commission, du 17 décembre 2013, modifiant le [règlement d’application] en ce qui concerne l’utilisation de juvéniles issus de l’aquaculture non biologique et de semences de mollusques bivalves non biologiques dans l’aquaculture biologique (JO 2013, L 343, p. 29, ci–après le « troisième règlement de modification du règlement d’application »), a modifié l’article 25 sexies, paragraphe 3, du règlement d’application.
18 La période pendant laquelle le pourcentage maximal de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique introduits dans l’exploitation peut s’élever à 50 % a été prolongée jusqu’au 31 décembre 2014.
19 La date à laquelle le pourcentage maximal devra s’élever à 0 %, fixée au 31 décembre 2015, n’a pas été modifiée.
Le règlement litigieux
20 L’article 1er, point 1, du règlement litigieux a remplacé l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application comme suit :
« 4. Aux fins du grossissement, le prélèvement de juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture est spécifiquement limité aux cas suivants :
a) afflux naturel de larves et de juvéniles de poissons ou de crustacés lors du remplissage des bassins, structures de confinement et parcs ;
b) civelle européenne, dès lors qu’un plan agréé de gestion de l’espèce est en place sur le site concerné et que la reproduction artificielle de l’animal demeure irréalisable ;
c) prélèvement d’alevins sauvages d’espèces autres que l’anguille européenne aux fins du grossissement dans l’élevage aquacole extensif traditionnel dans les zones humides, telles que les étangs d’eau saumâtre, les zones de marée et les lagunes côtières, fermées par des digues et des berges, à condition que :
i) la reconstitution des stocks soit conforme aux mesures de gestion approuvées par les autorités compétentes chargées de la gestion des stocks halieutiques considérés afin d’assurer l’exploitation durable des espèces concernées ; et
ii) les poissons soient nourris exclusivement avec des aliments naturellement disponibles dans l’environnement. »
21 Les considérants 3 et 4 de ce règlement ont justifié les ajouts insérés à l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application comme suit :
« (3) En application de l’article 15, paragraphe 1, point a) ii), du règlement [de base], des animaux issus d’une production non biologique peuvent être introduits dans une exploitation dans des conditions particulières, lorsque des juvéniles issus de géniteurs ou d’exploitations biologiques ne sont pas disponibles. Le règlement [d’application] prévoit des restrictions spécifiques en ce qui concerne les animaux utilisés en aquaculture capturés à l’état sauvage, y compris le prélèvement de
juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture. Certaines pratiques traditionnelles de pisciculture extensive dans les zones humides, telles que les étangs d’eau saumâtre, les zones de marée et les lagunes côtières, fermées par des digues et des berges, existent depuis des siècles et sont appréciables en termes de patrimoine culturel, de conservation de la biodiversité et de perspectives économiques pour les communautés locales. Dans certaines conditions, ces pratiques n’ont pas d’incidence
sur l’état du stock de l’espèce concernée.
(4) Par conséquent, le prélèvement d’alevins sauvages aux fins du grossissement dans le cadre de ces pratiques aquacoles traditionnelles est jugé conforme aux objectifs, critères et principes de la production aquacole biologique, à condition que des mesures de gestion approuvées par l’autorité compétente chargée de la gestion des stocks halieutiques considérés soient en place pour garantir l’exploitation durable des espèces concernées, que la reconstitution des stocks soit conforme à ces mesures
et que les poissons soient nourris exclusivement avec des aliments disponibles naturellement dans l’environnement. »
22 L’article 1er, point 3, du règlement litigieux a complété l’article 25 duodecies, paragraphe 1, du règlement d’application comme suit :
« e) les produits alimentaires issus de poissons entiers capturés dans des pêcheries certifiées durables au titre d’un système reconnu par l’autorité compétente conforme aux principes établis dans le règlement (UE) no 1380/2013 du Parlement européen et du Conseil[, du 11 décembre 2013, relatif à la politique commune de la pêche, modifiant les règlements (CE) no 1954/2003 et (CE) no 1224/2009 du Conseil et abrogeant les règlements (CE) no 2371/2002 et (CE) no 639/2004 du Conseil et la décision
2004/585/CE du Conseil (JO 2013, L 354, p. 22)]. »
23 L’article 1er, point 5, du règlement litigieux a également inséré, à l’article 25 duodecies du règlement d’application, un nouveau paragraphe libellé comme suit :
« 5. L’histidine d’origine fermentative peut être utilisée dans la ration alimentaire des salmonidés lorsque les sources alimentaires énumérées au paragraphe 1 n’apportent pas une quantité suffisante d’histidine pour satisfaire les besoins alimentaires du poisson et pour éviter la formation de cataractes. »
Les antécédents du litige
24 Binca, société de droit allemand bénéficiant de la certification écologique, importe en Allemagne du poisson dénommé « pangasius », produit au Viêt Nam au sein de la ferme aquacole portant le nom de Binca Organic Farm dans le cadre de l’aquaculture biologique, puis le vend à des partenaires commerciaux établis en Allemagne, en Autriche et dans les pays scandinaves.
25 Binca achète les pangasius sous une forme congelée, par l’intermédiaire d’une entreprise établie au Viêt Nam (ci-après l’« intermédiaire »), cotée et bénéficiant de la certification écologique, qui procède à la transformation et à la congélation des poissons issus de l’aquaculture et facture la marchandise livrée à Binca, agissant en tant qu’exportateur.
26 Binca achète elle-même la nourriture pour poissons qu’elle livre à l’intermédiaire, et déduit le montant correspondant du prix payé à celui‑ci.
27 Par lettre adressée à la Commission au mois de septembre 2014, Binca a soumis des propositions de modifications du règlement d’application, notamment de l’article 25 sexies, paragraphe 3, tel qu’amendé par le troisième règlement de modification du règlement d’application, aux fins de prolonger, jusqu’en 2021, la possibilité d’introduire dans les exploitations des juvéniles non issus de l’aquaculture biologique.
28 Par lettre du 15 octobre 2014, la Commission a informé Binca que la procédure de modification du règlement d’application était en cours et qu’il serait tenu compte des positions des États membres et de toutes les parties prenantes.
29 Le règlement litigieux a été adopté le 18 décembre 2014.
30 Par lettre du 18 février 2015, Binca a demandé à la Commission, au titre de l’article 265 TFUE, de prolonger, jusqu’au 1er janvier 2018, la période transitoire, visée à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application, pour ce qui concerne le pangasius produit au Viêt Nam.
La procédure devant le Tribunal et l’ordonnance attaquée
31 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 19 février 2015, Binca a introduit un recours tendant à l’annulation du règlement litigieux. Elle a soutenu qu’elle faisait l’objet d’une discrimination, dès lors que, dans le règlement litigieux, la Commission avait prévu des mesures transitoires et des règles dérogatoires spécifiques pour d’autres aquacultures biologiques que la sienne. Ce règlement aurait ainsi bénéficié à ses concurrents, mais aucune mesure transitoire et dérogatoire n’y aurait été
prévue dont elle aurait pu tirer profit. Selon Binca, de telles mesures transitoires et dérogatoires concernaient en particulier l’origine des animaux juvéniles.
32 Binca a indiqué que d’autres opérateurs économiques pouvaient continuer à utiliser le label « bio » sous certaines conditions, qui ne lui étaient cependant pas offertes. À cet égard, une inégalité de traitement dans la production de poissons entre le delta du Mékong (Viêt Nam) et les zones d’eau saumâtre situées en Europe a été spécifiquement invoquée dans son recours.
33 Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le 21 mai 2015, la Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité au titre de l’article 114 du règlement de procédure du Tribunal du 2 mai 1991.
34 Par l’ordonnance attaquée, le Tribunal a rejeté le recours de Binca comme irrecevable au motif qu’elle n’avait pas un intérêt à agir en annulation contre le règlement litigieux.
Les conclusions des parties devant la Cour
35 Par son pourvoi, Binca demande à la Cour :
– d’annuler l’ordonnance attaquée, et
– d’annuler le règlement litigieux.
36 La Commission demande à la Cour :
– de rejeter le pourvoi, et
– de condamner Binca aux dépens.
Sur le pourvoi
37 À l’appui de son pourvoi, Binca invoque, en substance, cinq moyens, tirés, le premier, de l’omission de prendre en compte les arguments relatifs à la protection de la concurrence et de constater une violation du principe d’égalité de traitement, le deuxième, d’une violation du droit à un recours effectif, le troisième, d’une violation du droit d’être entendu équitablement et de l’obligation de motivation, le quatrième, d’une violation du droit à une audience publique et, le cinquième, d’une
violation de la liberté d’entreprendre.
Argumentation des parties
38 Par son premier moyen, Binca reproche au Tribunal d’avoir effectué une évaluation qui a abouti à une requalification erronée de son recours. Alors qu’elle aurait dénoncé une discrimination par rapport aux concurrents qui pouvaient conserver le label « bio » en raison d’une prolongation arbitraire et sélective de la période transitoire, le Tribunal aurait traité ce recours comme tendant uniquement à obtenir la prolongation de la période transitoire.
39 La Commission prétend que la motivation de l’ordonnance attaquée s’appuie principalement, et à juste titre, sur l’intérêt de Binca à demander l’annulation du règlement litigieux en vue de pouvoir continuer à commercialiser du pangasius avec le label « bio », dès lors que sa requête avait expressément défini, comme objectif du recours, la prolongation de la période transitoire prévue à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application. Cet objectif serait également poursuivi par les
démarches extrajudiciaires entreprises par Binca et évoquées dans l’ordonnance attaquée.
40 En outre, selon la Commission, Binca ne se trouve pas dans les mêmes conditions de concurrence que les destinataires du règlement litigieux que sont les exploitants de fermes aquacoles, dès lors qu’elle a pour activité l’importation de pangasius en tant que produit biologique.
41 La Commission ajoute que Binca n’a présenté aucun élément convaincant de nature à justifier qu’il existe un rapport de concurrence entre elle et les autres producteurs de poissons issus de l’aquaculture biologique. Par conséquent, le Tribunal n’aurait pas commis d’erreur de droit en n’ayant pas examiné de manière plus détaillée les arguments de Binca relatifs à la protection de la concurrence.
Appréciation de la Cour
42 À titre liminaire, il convient de constater que le Tribunal, au stade de l’examen de la recevabilité du recours introduit devant lui, a abordé celui-ci comme visant uniquement la prolongation, en faveur de Binca, de la période transitoire prévue à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application. Étant donné que le règlement litigieux n’a pas modifié cette période transitoire, le Tribunal a considéré, dans l’ordonnance attaquée, que l’annulation de celui-ci ne modifierait pas le cadre
juridique applicable. Sans examiner les autres conditions de recevabilité du recours, le Tribunal a, dès lors, conclu, au point 73 de l’ordonnance attaquée, que Binca ne disposait pas d’un intérêt à agir en annulation contre le règlement litigieux et que, partant, son recours était irrecevable.
43 Par son pourvoi, Binca fait valoir que, dans le cadre de l’examen de la recevabilité de son recours devant le Tribunal, celui-ci aurait dû constater que ce recours dénonçait une inégalité de traitement introduite par le règlement litigieux, dont l’application conduisait à une concurrence faussée.
44 Il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, un recours en annulation intenté par une personne physique ou morale n’est recevable que dans la mesure où cette dernière a un intérêt à voir annuler l’acte attaqué. Un tel intérêt suppose que l’annulation de cet acte soit susceptible, par elle-même, d’avoir des conséquences juridiques et que le recours puisse ainsi, par son résultat, procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté (arrêts du 4 juin 2015, Andechser
Molkerei Scheitz/Commission, C‑682/13 P, non publié, EU:C:2015:356, point 25 ; du 17 septembre 2015, Mory e.a./Commission, C‑33/14 P, EU:C:2015:609, point 55, ainsi que ordonnance du 6 avril 2017, Proforec/Commission, C‑176/16 P, non publiée, EU:C:2017:290, point 32).
45 Selon cette jurisprudence, il appartient au requérant d’apporter la preuve de son intérêt à agir, qui constitue la condition essentielle et première de tout recours en justice (voir, en ce sens, arrêt du 17 septembre 2015, Mory e.a./Commission, C‑33/14 P, EU:C:2015:609, point 58). En particulier, pour qu’un recours en annulation d’un acte, présenté par une personne physique ou morale, soit recevable, il faut que la partie requérante justifie de façon pertinente l’intérêt que présente pour elle
l’annulation de cet acte (arrêt du 4 juin 2015, Andechser Molkerei Scheitz/Commission, C‑682/13 P, non publié, EU:C:2015:356, points 26 à 28, et ordonnance du 6 avril 2017, Proforec/Commission, C‑176/16 P, non publiée, EU:C:2017:290, points 33 et 34).
46 En l’espèce, il ressort des points 60 et 62 de l’ordonnance attaquée que Binca a fait valoir, devant le Tribunal, que le règlement litigieux permettait à certains de ses concurrents, mais pas à elle, de poursuivre la commercialisation de leurs produits avec le label « bio » et que, dans la mesure où elle ne pouvait plus vendre le pangasius avec ce label, les consommateurs reporteraient leur choix sur des poissons relevant d’autres espèces issues de l’aquaculture biologique. Binca a donc soutenu
que, en cas d’annulation du règlement litigieux, elle pourrait conserver ses clients puisque ses concurrents ne seraient plus autorisés non plus à utiliser le label « bio ».
47 Il ressort également du point 70 de l’ordonnance attaquée que, devant le Tribunal, Binca a prétendu que, par son recours en annulation, il lui semblait possible d’obtenir des conditions équitables et égales entre elle et d’autres producteurs de poissons issus de l’aquaculture biologique, de manière à ce que ces derniers ne puissent plus, tout comme elle, utiliser le label « bio » sur le marché.
48 Il s’ensuit que Binca a soutenu, devant le Tribunal, qu’elle disposait d’un intérêt à demander l’annulation du règlement litigieux en ce qu’une telle annulation serait de nature à remédier à l’inégalité de traitement que ce règlement aurait créée entre elle et d’autres producteurs de poissons issus de l’aquaculture biologique et non pas uniquement en ce que le règlement litigieux ne prolongeait pas la période transitoire prévue à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application.
49 En outre, ainsi qu’il ressort du point 69 de l’ordonnance attaquée, Binca a admis devant le Tribunal que, par son recours, elle ne pourrait pas bénéficier d’une prolongation de la période transitoire, prévue à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application, tel que modifié par le deuxième règlement de modification du règlement d’application, tout en soutenant qu’il serait possible de mettre un terme à la discrimination dont elle serait victime, en privant les autres producteurs de
poissons issus de l’aquaculture biologique de l’utilisation du label « bio ».
50 Dans ces conditions, le Tribunal, en ayant estimé à tort que le recours introduit devant lui par Binca tendait à l’annulation du règlement litigieux uniquement au motif que ce dernier ne prolongeait pas ladite période transitoire, ce qui a abouti à une requalification erronée du recours, a commis une erreur de droit.
51 En conséquence, il y a lieu d’annuler l’ordonnance attaquée, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres moyens invoqués par Binca.
Sur le recours devant le Tribunal
52 Conformément à l’article 61, premier alinéa, seconde phrase, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour peut, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, statuer définitivement sur le litige lorsque celui-ci est en état d’être jugé.
53 En l’espèce, la Cour dispose des éléments nécessaires pour statuer définitivement sur le point de savoir si Binca disposait d’un intérêt à agir.
54 À cet égard, il y lieu de relever, d’emblée, que Binca, dans sa requête introductive en première instance, a soutenu qu’il y avait lieu d’annuler le règlement litigieux en raison d’une inégalité de traitement arbitraire entre les différentes aquacultures biologiques et que cette annulation permettrait de mettre fin à la discrimination et de contraindre la Commission à prendre une décision non discriminatoire relative aux mesures transitoires. Dans cette requête, Binca a précisé, concernant
l’origine des animaux juvéniles, que la modification de l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application par l’article 1er, point 1, du règlement litigieux entraînait une inégalité de traitement entre l’aquaculture pratiquée dans le delta du Mékong et celle pratiquée dans les zones d’eau saumâtre en Europe.
55 Dans ses observations sur l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Commission devant le Tribunal, Binca a encore spécifié que les producteurs de saumons et de truites biologiques ont été privilégiés par deux dérogations issues, la première, de l’article 25 duodecies, paragraphe 1, sous e), du règlement d’application, introduite par l’article 1er, point 3, du règlement litigieux, et, la seconde, de l’article 25 duodecies, paragraphe 5, du règlement d’application, introduite par l’article 1er,
point 5, du règlement litigieux, qui permettent, respectivement, l’utilisation de poissons entiers comme source d’alimentation pour les animaux carnivores et l’ajout d’histidine en vue de garantir les besoins alimentaires des salmonidés.
56 Ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 69 à 73 de ses conclusions, les arguments spécifiques concernant l’article 1er, points 3 et 5, du règlement litigieux, insérant respectivement le point e) de l’article 25 duodecies, paragraphe 1, et le paragraphe 5 de l’article 25 duodecies du règlement d’application, n’ayant pas été présentés par Binca dans sa requête en première instance ne peuvent être pris en compte aux fins de vérifier si Binca avait un intérêt à demander l’annulation du
règlement litigieux. Il résulte en effet des dispositions de l’article 21 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et de celles de l’article 44, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal du 2 mai 1991 (devenu article 76 du règlement de procédure du Tribunal du 23 avril 2015) que la requête présentée en première instance doit, notamment, contenir l’objet du litige et un exposé sommaire des moyens invoqués.
57 S’agissant, en revanche, de la question de savoir si Binca avait un intérêt à agir en annulation contre l’article 1er, point 1, du règlement litigieux, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application, la Commission relève, d’une part, que cette société, ayant seulement la qualité d’importateur de poissons, ne se trouve pas en concurrence avec les producteurs prétendument avantagés par le règlement litigieux et, d’autre part, que le pangasius n’est pas en concurrence avec
les autres types de poissons auxquels, selon Binca, le règlement litigieux accorderait un traitement privilégié.
58 Toutefois, en premier lieu, ainsi qu’il découle des points 25 et 26 du présent arrêt, le rôle de Binca dans la chaîne d’approvisionnement du pangasius biologique en provenance du Viêt Nam est plus large et plus complexe que celui d’un importateur classique. En tout état de cause, étant donné que les exigences en matière d’étiquetage biologique auxquelles les importateurs de produits issus de l’aquaculture biologique sont soumis incluent les exigences de production imposées par le règlement
litigieux, ce qui a été admis par la Commission lors de l’audience tenue devant la Cour, il ne saurait être considéré, dans le cas d’espèce, que seuls les producteurs de poissons sont susceptibles d’avoir un intérêt à voir annuler le règlement litigieux.
59 En second lieu, il n’appartient pas à la Cour, au stade de l’examen de la recevabilité, de se prononcer de façon définitive sur l’existence d’un rapport de concurrence entre Binca et les producteurs de poissons prétendument avantagés par le règlement litigieux ou entre le pangasius biologique et les autres poissons issus de l’aquaculture biologique, en vue d’établir l’intérêt à agir de Binca (voir, par analogie, arrêt du 28 janvier 1986, Cofaz e.a./Commission, 169/84, EU:C:1986:42, point 28). En
l’espèce, il suffit de vérifier que Binca a justifié de façon pertinente l’intérêt que présente pour elle l’annulation du règlement litigieux.
60 À cet égard, Binca a non seulement soutenu devant le Tribunal qu’elle tirerait un bénéfice de l’annulation de l’article 1er, point 1, du règlement litigieux, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application, mais a également expliqué de quelle manière cette modification apportée par le règlement litigieux conférerait des avantages à certains des autres producteurs de poissons issus de l’aquaculture biologique et entraînerait pour elle des conséquences commerciales
négatives.
61 Dans le cadre de cette argumentation, Binca a également exposé que, en raison des conditions spécifiques naturelles de l’élevage aquacole dans le delta du Mékong, l’exploitation approvisionnant Binca ne pouvait pas bénéficier, contrairement aux exploitations situées dans les eaux européennes, de l’article 25 sexies, paragraphe 4, sous c), du règlement d’application, dans sa version issue de l’article 1er, point 1, du règlement litigieux.
62 Il y a lieu de relever à cet égard, ainsi qu’il ressort du point 87 des conclusions de M. l’avocat général, que, selon les considérants 3 et 4 du règlement litigieux, les exceptions prévues à l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application visent à faciliter la production de poissons biologiques en cours qui serait, dans le cas contraire, interrompue. L’annulation demandée par Binca conduirait donc à éliminer ces exceptions et rendrait plus difficile, voire impossible, la
production, par les autres producteurs, de certains types de poissons selon le mode biologique, au sens du règlement de base, du règlement d’application et des règlements de modification du règlement d’application.
63 Il y a lieu, dès lors, de considérer que Binca a justifié à suffisance de droit son intérêt à agir en invoquant de façon pertinente devant le Tribunal les effets négatifs, à son égard, des dispositions du règlement litigieux visées par son recours en annulation ainsi que le bénéfice qui est susceptible de résulter, pour elle, de l’annulation de ces dispositions. Au stade de l’examen de la recevabilité du recours introduit devant le Tribunal, ce bénéfice doit être reconnu indépendamment de la
circonstance que le Tribunal, à l’issue de la procédure devant lui, annule ou non la disposition mise en cause.
64 Il s’ensuit que Binca disposait d’un intérêt à agir.
65 Il y a cependant lieu de relever que la Cour ne dispose pas des éléments suffisants pour se prononcer sur les autres argumentations développées dans l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Commission, contre le recours en annulation de Binca ainsi que sur le fond du litige.
66 Il y a lieu, dès lors, de renvoyer l’affaire devant le Tribunal et de réserver les dépens.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) déclare et arrête :
1) L’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 11 mars 2016, Binca Seafoods/Commission (T‑94/15, non publiée, EU:T:2016:164), est annulée.
2) L’affaire est renvoyée devant le Tribunal de l’Union européenne.
3) Les dépens sont réservés.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.