CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 29 novembre 2018 ( 1 )
Affaire C‑235/17
Commission européenne
contre
Hongrie
« Manquement d’État – Article 63 TFUE – Libre circulation des capitaux – Droits d’usufruit sur des terres agricoles – Réglementation nationale supprimant, sans prévoir d’indemnisation, les droits antérieurement constitués au profit de personnes morales ou de personnes physiques ne pouvant justifier d’un lien de proche parenté avec le propriétaire des terres – Compétence de la Cour pour constater, de manière autonome, une violation de l’article 17 de la charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne »
I. Introduction
1. Par le présent recours en manquement, la Commission européenne demande à la Cour de constater que la Hongrie – eu égard en particulier aux dispositions en vigueur depuis le 1er janvier 2013 du termőföldről szóló 1994. évi LV. törvény (loi no LV de 1994 sur les terres productives, ci‑après la « loi de 1994 sur les terres productives »), aux dispositions pertinentes du mező‑ és erdőgazdasági földek forgalmáról szóló 2013. évi CXXII. törvény (loi no CXXII de 2013 relative à la vente de terres
agricoles et sylvicoles, ci-après la « loi de 2013 sur les terres agricoles »), ainsi qu’à certaines dispositions du mező‑ és erdőgazdasági földek forgalmáról szóló 2013. évi CXXII. törvénnyel összefüggő egyes rendelkezésekről és átmeneti szabályokról szóló 2013. évi CCXII. törvény (loi no CCXII de 2013, portant dispositions diverses et mesures transitoires concernant la [loi de 2013 sur les terres agricoles], ci-après la « loi de 2013 relative aux mesures transitoires ») et enfin à l’article 94,
paragraphe 5, du ingatlan‑nyilvántartásról szóló 1997. évi CXLI. törvény (loi no CXLI de 1997, relative au registre foncier, ci-après la « loi relative au registre foncier »), en restreignant de façon manifestement disproportionnée les droits d’usufruit et les droits d’usage sur les terres agricoles et sylvicoles ( 2 ) – a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de la liberté d’établissement (article 49 TFUE), de la libre circulation des capitaux (article 63 TFUE) et du droit
fondamental de propriété (article 17 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci‑après la « Charte »).
2. L’incompatibilité de la réglementation litigieuse avec la libre circulation des capitaux garantie à l’article 63 TFUE a déjà donné lieu à l’arrêt du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth ( 3 ) et a été traitée dans mes conclusions dans ces deux affaires jointes ( 4 ). Cette problématique n’appellera donc pas de développements nouveaux de ma part, la Cour ne pouvant, conformément à cet arrêt, que constater la violation du droit de l’Union sur ce point.
3. Cela étant, l’intérêt de la présente affaire réside ailleurs. Je rappelle que, dans cet arrêt, la Cour avait également été interrogée sur la compatibilité de cette réglementation avec l’article 17 de la Charte. La Cour n’avait cependant pas jugé nécessaire d’aborder la question. Or, selon la Commission, la Cour devrait cette fois-ci se prononcer sur cette disposition, et ce indépendamment de l’examen au titre des libertés de circulation.
4. Dans les présentes conclusions, j’expliquerai les raisons pour lesquelles, selon moi, la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur l’article 17 de la Charte comme le demande la Commission. À titre subsidiaire, j’exposerai les motifs pour lesquels, à mon sens, un examen de la réglementation litigieuse à l’aune de cette disposition serait en tout état de cause surabondant. Enfin, à titre infiniment subsidiaire, j’examinerai cette réglementation au regard dudit article 17, examen qui m’amènera
à conclure à l’incompatibilité de ladite réglementation avec le droit fondamental de propriété garanti par cet article.
II. Le droit hongrois
A. La réglementation sur l’acquisition des terres agricoles
5. La loi de 1994 sur les terres productives prévoit l’interdiction pour toute personne physique ne possédant pas la citoyenneté hongroise, à l’exception des personnes disposant d’un permis de séjour permanent et de celles dont le statut de réfugié a été reconnu, ainsi que pour toute personne morale tant étrangère que hongroise d’acquérir des terres agricoles.
6. Cette loi a été modifiée, avec effet au 1er janvier 2002, par le termőföldről szóló 1994. évi LV. törvény módosításáról szóló 2001. évi CXVII. törvény (loi no CXVII de 2001 portant modification de la [loi de 1994 sur les terres productives]), aux fins d’exclure également la possibilité de constituer contractuellement un droit d’usufruit sur les terres agricoles au profit de personnes physiques ne possédant pas la nationalité hongroise ou de personnes morales. L’article 11, paragraphe 1, de la loi
de 1994 sur les terres productives disposait ainsi, à la suite de ces modifications, que « [p]our la constitution contractuelle du droit d’usufruit et du droit d’usage, les dispositions du chapitre II relatives à la restriction de l’acquisition de la propriété doivent être appliquées. [...] ».
7. L’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives a, par la suite, été modifié par le egyes agrár tárgyú törvények módosításáról szóló 2012. évi CCXIII. törvény (loi no CCXIII de 2012 portant modification de certaines lois relatives à l’agriculture). Dans sa nouvelle version intégrant cette modification et entrée en vigueur le 1er janvier 2013, ledit article 11, paragraphe 1, disposait que « [l]e droit d’usufruit constitué par un contrat est nul, sauf s’il est constitué au
bénéfice d’un parent proche ».
8. La loi no CCXIII de 2012 portant modification de certaines lois relatives à l’agriculture a également introduit dans la loi de 1994 sur les terres productives un nouvel article 91, paragraphe 1, aux termes duquel « [t]out droit d’usufruit existant à la date du 1er janvier 2013 et constitué, pour une durée indéterminée ou pour une durée déterminée expirant après le 30 décembre 2032, par un contrat conclu entre des personnes qui ne sont pas des membres proches de la même famille, s’éteindra de
plein droit le 1er janvier 2033 ».
9. La loi de 2013 sur les terres agricoles a été adoptée le 21 juin 2013 et est entrée en vigueur le 15 décembre 2013. L’article 37, paragraphe 1, de cette loi maintient la règle selon laquelle un droit d’usufruit ou un droit d’usage sur de telles terres constitué par contrat est nul sauf s’il est constitué au bénéfice d’un membre proche de la même famille.
10. L’article 5, point 13, de ladite loi définit la notion de « membre proche de la même famille » comme visant « les conjoints, les ascendants en ligne directe, les enfants adoptifs, les enfants propres et les enfants du conjoint, les parents adoptants, les beaux-parents et les frères et sœurs ».
11. La loi de 2013 relative aux mesures transitoires a été adoptée le 12 décembre 2013 et est entrée en vigueur le 15 décembre 2013. L’article 108, paragraphe 1, de cette loi, qui a abrogé l’article 91, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives, énonce que « [t]out droit d’usufruit ou d’usage existant à la date du 30 avril 2014 et constitué, pour une durée indéterminée ou pour une durée déterminée expirant après le 30 avril 2014, par un contrat conclu entre des personnes qui ne sont
pas membres proches de la même famille s’éteindra de plein droit le 1er mai 2014 ».
12. L’article 94 de la loi relative au registre foncier dispose :
« 1. En vue de la radiation du registre foncier des droits d’usufruit et des droits d’usage frappés d’extinction en vertu de l’article 108, paragraphe 1, de la [loi de 2013 relative aux mesures transitoires] (ci‑après conjointement, dans le présent article, les “droits d’usufruit”), la personne physique titulaire de droits d’usufruit doit, sur mise en demeure envoyée le 31 octobre 2014 au plus tard par l’autorité chargée de la gestion du registre, dans les 15 jours suivant la remise de la mise
en demeure, déclarer, sur le formulaire établi à cet effet par le ministre, la relation de membre proche de la même famille qui l’unit le cas échéant à la personne mentionnée comme propriétaire de l’immeuble sur le document ayant servi de base à l’enregistrement. En cas d’absence de déclaration dans les délais, il ne sera pas donné suite à la demande d’attestation après le 31 décembre 2014.
[...]
3. Si la déclaration ne fait pas apparaître de relation de membre proche de la même famille ou si aucune déclaration n’a été faite dans les délais, l’autorité chargée de la gestion du registre foncier radie d’office les droits d’usufruit dudit registre, dans les six mois suivant l’expiration du délai dans lequel la déclaration doit être faite et le 31 juillet 2015 au plus tard.
[...] »
B. Le droit civil
13. Les dispositions du a polgári törvénykönyvről szóló 1959. évi IV. törvény (loi no IV de 1959 instituant le code civil, ci‑après, l’« ancien code civil ») sont demeurées en vigueur jusqu’au 14 mars 2014.
14. L’article 215 de l’ancien code civil disposait :
« (1) Si l’accord d’une tierce personne ou l’approbation des autorités est nécessaire à l’entrée en vigueur du contrat, le contrat ne peut entrer en vigueur jusqu’à ce que cet accord ou cette approbation soit donné(e), mais les parties restent tenues par leurs déclarations. Les parties sont libérées de leur engagement si la tierce personne ou l’autorité concernée ne se prononce pas dans le délai que ces parties ont fixé ensemble.
[...]
(3) En l’absence de l’accord, ou de l’approbation, nécessaire, les effets juridiques de l’invalidité s’appliquent au contrat.
[...] »
15. L’article 237 de l’ancien code civil prévoyait :
« (1) En cas de contrat invalide, il convient de rétablir la situation qui prévalait antérieurement à la conclusion dudit contrat.
(2) S’il n’est pas possible de rétablir la situation qui prévalait antérieurement à la conclusion du contrat, le juge peut déclarer le contrat applicable jusqu’à ce qu’il ait statué. Un contrat dépourvu de validité peut être déclaré valide s’il est possible de supprimer la cause de l’invalidité, en particulier par la suppression de l’avantage disproportionné en cas de disproportion des prestations des parties dans un contrat usuraire. Dans de tels cas, il convient d’ordonner la restitution de
la prestation restée, le cas échéant, sans contre‑prestation. »
16. Les dispositions du a polgári törvénykönyvről szóló 2013. évi V. törvény (loi no V de 2013 instituant le code civil, ci‑après, le « nouveau code civil ») sont entrées en vigueur le 15 mars 2014.
17. Les articles 6:110 et 6:111 du nouveau code civil figurant dans le chapitre XIX de celui-ci, intitulé « Effets juridiques de l’invalidité », sont libellés comme suit :
« Article 6:110 [Déclaration de validité du contrat par le juge, avec effet rétroactif]
(1) Un contrat invalide peut être déclaré valide par le juge, avec effet rétroactif à la date de conclusion du contrat, si
a) le préjudice subi du fait de l’invalidité peut être éliminé par une modification adéquate du contrat, ou si
b) la cause de l’invalidité a disparu après coup.
(2) Dans le cas où le contrat invalide est déclaré valide, les parties au contrat sont tenues de s’acquitter de leurs obligations mutuelles prévues dans ce cadre et, en cas de rupture du contrat postérieure à la déclaration de validité, doivent répondre de la même façon que si le contrat avait été valide dès sa conclusion.
Article 6:111 [Validité du contrat découlant de la volonté des parties]
(1) Un contrat devient valide avec effet rétroactif à la date de sa conclusion si les parties éliminent après coup la cause de l’invalidité ou si elles confirment, en cas de disparition de cette cause pour toute autre raison, leur volonté de passer contrat.
(2) Dans le cas où un contrat invalide devient valide, les parties au contrat sont tenues de s’acquitter de leurs obligations mutuelles prévues dans ce cadre et, en cas de rupture du contrat postérieure à la validation de celui‑ci, doivent répondre de la même façon que si le contrat avait été valide dès sa conclusion.
(3) Dans le cas où les parties éliminent après coup la cause d’invalidité et conviennent de la validité du contrat pour l’avenir, les réalisations effectuées jusqu’alors sont soumises aux effets juridiques de l’invalidité. »
III. Les faits et la procédure précontentieuse
18. En Hongrie, l’acquisition de terres agricoles par des ressortissants étrangers fait, de longue date, l’objet de restrictions. La loi no I de 1987 relative à la terre ( 5 ) prévoyait ainsi que les personnes physiques ou morales étrangères ne pouvaient obtenir la propriété de ces terres par achat, échange ou donation que moyennant une autorisation préalable du gouvernement hongrois.
19. Par la suite, un décret gouvernemental ( 6 ), entré en vigueur le 1er janvier 1992, a exclu toute possibilité pour les personnes ne possédant pas la citoyenneté hongroise, à l’exception de celles disposant d’un permis de séjour permanent et de celles ayant le statut de réfugié, d’acquérir des terres agricoles. La loi de 1994 sur les terres productives a ensuite étendu cette interdiction aux personnes morales tant étrangères que hongroises.
20. Ce cadre légal n’imposait pas, en revanche, de restrictions particulières en ce qui concerne la constitution de droits d’usufruit sur les terres agricoles.
21. Toutefois, à la suite d’une modification de la loi de 1994 sur les terres productives ( 7 ), entrée en vigueur le 1er janvier 2002, les restrictions concernant l’acquisition de terres agricoles ont été étendues à la constitution de tels droits d’usufruit sur ces terres. En conséquence, ni les personnes physiques de nationalité étrangère ni les personnes morales ne pouvaient obtenir pareils droits.
22. Dans le cadre de l’adhésion de la Hongrie à l’Union européenne, cet État membre a bénéficié d’une période transitoire l’autorisant à maintenir en vigueur pendant une période de dix ans à partir de la date d’adhésion, soit jusqu’au 30 avril 2014, les restrictions concernant l’acquisition de terres agricoles. Toutefois, ce même État membre a été tenu d’autoriser, dès le 1er mai 2004, les citoyens de l’Union vivant et exerçant leur activité en Hongrie depuis trois ans à acquérir des terres
agricoles dans les mêmes conditions que les ressortissants hongrois ( 8 ).
23. À l’approche de l’expiration de cette période transitoire, le législateur hongrois a adopté un nouvel amendement à la loi de 1994 sur les terres productives ( 9 ) interdisant de manière générale, à compter du 1er janvier 2013, la constitution de droits d’usufruit sur les terres agricoles, sauf entre parents proches. La loi de 2013 sur les terres agricoles, adoptée à la fin de l’année 2013 et entrée en vigueur le 1er janvier 2014, a maintenu cette interdiction ( 10 ).
24. Les règles entrées en vigueur le 1er janvier 2013 prévoyaient que les droits d’usufruit existant à cette date et constitués, pour une durée indéterminée ou pour une durée déterminée expirant après le 31 décembre 2032, par contrat conclu entre personnes sans lien de parenté proche, devaient être supprimés ex lege endéans une période transitoire de vingt années. Ces droits devaient ainsi s’éteindre de plein droit, au plus tard, le 1er janvier 2033.
25. Cependant, l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, entrée en vigueur le 15 décembre 2013, a substantiellement raccourci la période transitoire susmentionnée. Conformément à cette dernière disposition, les droits d’usufruit existant au 30 avril 2014 devaient désormais s’éteindre de plein droit le 1er mai 2014, à l’exception des contrats conclus entre parents proches.
26. Le 17 octobre 2014, la Commission a adressé une lettre de mise en demeure à la Hongrie, estimant notamment ( 11 ) que, en supprimant de la sorte certains droits d’usufruit antérieurement constitués sur les terres agricoles, cet État membre a enfreint les articles 49 et 63 TFUE ainsi que l’article 17 de la Charte. Celui-ci y a répondu par courrier en date du 18 décembre 2014, dans lequel il contestait lesdites infractions.
27. Insatisfaite de cette réponse, la Commission a émis, le 19 juin 2015, un avis motivé dans lequel elle maintenait que, en supprimant ex lege, conformément à l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, certains droits d’usufruit avec effet au 1er mai 2014, la Hongrie a enfreint les dispositions du droit de l’Union susmentionnées. Cet État membre a répondu par courriers datés des 9 octobre 2015 et 18 avril 2016, en concluant à l’inexistence des manquements
allégués.
28. En parallèle, la juridiction nationale à l’origine des demandes de décision préjudicielle ayant donné lieu à l’arrêt SEGRO et Horváth a saisi l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle, Hongrie) de demandes portant, notamment, sur la compatibilité dudit article 108, paragraphe 1, avec la loi fondamentale hongroise.
29. Par son arrêt no 25, du 21 juillet 2015, l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle) a jugé que cette disposition enfreint partiellement ladite loi fondamentale, en ce que le législateur national n’a pas prévu de mécanisme d’indemnisation pour les propriétaires des terres sur lesquelles les droits d’usufruit supprimés avaient été constitués, et a laissé à celui-ci jusqu’au 31 décembre 2015 pour y remédier. Cette même juridiction a rejeté le recours pour le surplus. Le délai accordé par
l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle) au législateur hongrois a expiré sans que celui-ci n’ait adopté les mesures requises.
IV. La procédure devant la Cour et les conclusions des parties
30. Le présent recours en manquement a été introduit le 5 mai 2017.
31. Dans sa requête, la Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour :
– de constater qu’en adoptant une réglementation restreignant l’usufruit sur les terres agricoles, la Hongrie n’a pas respecté les obligations qui lui incombent en vertu des articles 49 et 63 TFUE, et en vertu de l’article 17 de la Charte, et
– de condamner la Hongrie aux dépens.
32. La Hongrie demande à la Cour :
– de rejeter le recours de la Commission comme étant infondé, et
– de condamner la Commission aux dépens.
33. Une audience de plaidoirie s’est tenue le 9 juillet 2018, à laquelle la Commission et la Hongrie ont été représentées.
V. Analyse
A. Sur la recevabilité
34. Le gouvernement hongrois n’a pas excipé, dans son mémoire en défense ou sa duplique, de l’irrecevabilité du présent recours en manquement. Néanmoins, selon une jurisprudence constante de la Cour, les conditions de recevabilité d’un tel recours sont d’ordre public, de sorte que la Cour doit les examiner d’office ( 12 ).
35. Or, il ressort d’une lecture comparée de l’avis motivé et de la requête que la Commission semble avoir, dans ce second document, élargi l’objet du litige, tel que circonscrit dans le premier, en violation de la jurisprudence constante de la Cour interdisant une telle extension ( 13 ).
36. À cet égard, j’observe que la Commission a reproché à la Hongrie, dans cet avis motivé, d’avoir supprimé ex lege, en vertu de l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, les droits d’usufruit constitués sur des terres agricoles entre personnes qui ne sont pas proches parents et existant à la date du 30 avril 2014.
37. En revanche, il ressort du petitum figurant en introduction de la requête, reproduit au point 1 des présentes conclusions, que la Commission vise, dans son recours contentieux, des dispositions nationales plus nombreuses que celles contestées dans l’avis motivé et portant, pour certaines, non pas sur la suppression de droits d’usufruit préexistant sur des terres agricoles, mais sur la constitution de droits sur ces terres ( 14 ). En outre, dans les conclusions de sa requête, la Commission fait
grief à la Hongrie non pas d’avoir « supprimé » des droits d’usufruit antérieurement constitués, mais, plus généralement, d’avoir « restreint » les droits d’usufruit sur lesdites terres.
38. Ces éléments tendent à indiquer que, au‑delà de la suppression ex lege, résultant de l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, de certains droits d’usufruit existants sur les terres agricoles, la Commission vise à obtenir la condamnation de la Hongrie également en ce qu’elle a limité la possibilité de constituer, à l’avenir, de tels droits au bénéficie des seuls parents proches du propriétaire des terres.
39. Interrogée sur ce point lors de l’audience, la Hongrie a indiqué qu’elle comprend le recours de la Commission comme portant, pour l’essentiel, sur la suppression ex lege des droits d’usufruit antérieurement constitués. Cet État membre considère néanmoins que la requête de la Commission, compte tenu de l’ambiguïté expliquée dans les trois points précédents des présentes conclusions, n’est pas présentée de façon cohérente et compréhensible. Cette institution a, pour sa part, argué qu’elle
n’entendait pas modifier l’objet du litige tel que circonscrit dans l’avis motivé : est uniquement en cause la suppression des droits d’usufruit préexistants.
40. À mon sens, l’ambiguïté de la requête de la Commission n’est pas d’une ampleur suffisante pour considérer son recours irrecevable dans son ensemble. La Hongrie a pu faire valoir ses droits de la défense et a même admis avoir compris l’essence de ce recours, à savoir la suppression ex lege, prévue à l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, des droits d’usufruit, constitués sur les terres agricoles au bénéfice de personnes n’ayant pas un lien de proche
parenté avec le propriétaire des terres, existant à la date du 30 avril 2014. Partant, je suis d’avis que ledit recours est recevable dans la mesure où il porte sur cette seule problématique – et qu’il est, donc, irrecevable pour le surplus.
B. Sur le premier grief (compatibilité de la réglementation litigieuse avec les articles 49 et 63 TFUE)
41. Par son premier grief, la Commission demande à la Cour, en substance, de constater l’incompatibilité de l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires avec la liberté d’établissement prévue à l’article 49 TFUE et la libre circulation des capitaux garantie à l’article 63 TFUE.
42. À cet égard, je rappelle que, dans l’arrêt SEGRO et Horváth, la Cour avait été interrogée sur la compatibilité de la réglementation litigieuse avec ces deux libertés de circulation. Elle a néanmoins jugé que cette réglementation devait être examinée uniquement au regard de la libre circulation des capitaux ( 15 ).
43. Dans la présente affaire, la Commission soutient que la Cour doit cette fois examiner la réglementation litigieuse sous l’angle des deux libertés de circulation invoquées.
44. En effet, cette réglementation serait susceptible, selon les cas, d’enfreindre l’une ou l’autre de ces libertés. À cet égard, certains des particuliers affectés avaient acquis un droit d’usufruit sur une terre agricole en Hongrie dans un but spéculatif, tandis que d’autres exerçaient leur activité économique au moyen d’un tel droit. Or, tandis que la première hypothèse relèverait de la liberté de circulation des capitaux, la seconde se rattacherait à la liberté d’établissement. Dans ce contexte,
si, dans l’arrêt SEGRO et Horváth, la Cour a pu se borner, eu égard aux circonstances en cause dans les affaires ayant donné lieu à cet arrêt, à examiner ladite réglementation au regard de la seule liberté de circulation des capitaux, elle ne saurait faire de même en l’occurrence. Dans le cadre du présent recours en manquement, qui a un caractère objectif ( 16 ), cette même réglementation devrait être examinée de manière générale, en envisageant toutes les libertés susceptibles d’être appliquées
dans ces différentes hypothèses.
45. En revanche, le gouvernement hongrois est d’avis que, dans la présente affaire, il n’y a pas lieu d’adopter, sur ce point, une approche différente de celle retenue dans l’arrêt SEGRO et Horváth.
46. Je partage l’avis du second. Selon moi, il convient également, en l’occurrence, d’examiner la réglementation litigieuse au regard de la seule liberté de circulation des capitaux garantie à l’article 63 TFUE.
47. Certes, cette réglementation donne lieu à un cumul de libertés de circulation potentiellement applicables ( 17 ) : d’une part, un particulier ayant acquis un droit d’usufruit sur une terre agricole aux fins d’exercer son activité économique pourrait se prévaloir de la liberté d’établissement prévue à l’article 49 TFUE puisque « le droit d’acquérir, d’exploiter et d’aliéner des biens immobiliers sur le territoire d’un autre État membre constitue le complément nécessaire » de cette liberté ( 18
) ; d’autre part, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, les mesures nationales réglementant les investissements immobiliers relèvent de la libre circulation des capitaux garantie à l’article 63 TFUE, et ce même lorsque ces investissements sont destinés à permettre l’exercice d’une activité économique ( 19 ).
48. Toutefois, dans une telle situation de cumul de libertés applicables, la Cour, à tout le moins dans sa jurisprudence récente, vérifie si l’une de ces deux libertés est secondaire par rapport à l’autre et peut lui être rattachée. Si tel est le cas, la Cour procède conformément à l’adage « l’accessoire suit le principal » et examine la réglementation litigieuse uniquement au regard de la liberté prédominante ( 20 ). Dans ce cadre, l’existence d’un rapport « principal/accessoire » entre les
libertés en question est appréciée au regard non pas de la situation des particuliers concernés par le litige, mais de l’objet de la réglementation nationale en cause ( 21 ).
49. Or, s’agissant d’une réglementation telle que l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, l’aspect de cette réglementation relatif à la libre circulation des capitaux prévaut sur celui lié à la liberté d’établissement. En effet, ladite réglementation porte sur la propriété foncière et s’applique de manière générale à l’usufruit sur les terres agricoles, sans, donc, se limiter aux situations dans lesquelles un tel droit a été constitué aux fins de l’exercice
d’une activité économique ( 22 ). Dans ce contexte, les éventuelles restrictions à la liberté d’établissement résultant de cette même réglementation constitueraient une conséquence inévitable de la restriction à la libre circulation des capitaux. En d’autres termes, les éventuelles restrictions à la liberté d’établissement sont indissociables de celles concernant la libre circulation des capitaux ( 23 ).
50. En conséquence, il n’y a pas lieu de procéder à un examen autonome de la réglementation litigieuse au regard de l’article 49 TFUE ( 24 ). Contrairement à ce qu’avance la Commission, le caractère objectif de la procédure en manquement ne justifie pas que la Cour se départisse de sa jurisprudence relative au cumul de libertés applicables. Outre le fait que cela serait difficilement conciliable avec l’impératif d’une gestion avisée de ses ressources, je rappelle que la Cour ne détermine pas le
rapport « principal/accessoire » de manière subjective, à l’aune de la situation des particuliers concernés par le litige, mais de manière objective, au regard de l’objet de la réglementation litigieuse. Je constate, au demeurant, que la Cour a appliqué cette jurisprudence dans un nombre significatif d’arrêts en constatation de manquement ( 25 ).
51. Cela étant précisé, je rappelle que dans l’arrêt SEGRO et Horváth, la Cour a jugé qu’une réglementation telle que l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires non seulement entrave la libre circulation des capitaux, mais est également susceptible d’être indirectement discriminatoire sur le fondement de la nationalité ou de l’origine des capitaux.
52. En outre, la Cour a exclu, dans cet arrêt, que cette réglementation puisse être justifiée par les motifs invoqués par le gouvernement hongrois pour défendre celle‑ci ( 26 ), eu égard notamment à son caractère disproportionné.
53. Il n’est donc pas nécessaire de s’étendre, dans les présentes conclusions, sur la compatibilité de ladite réglementation avec la libre circulation des capitaux garantie à l’article 63 TFUE. Sur ce point, le premier grief de la Commission est incontestablement fondé, pour les motifs figurant dans l’arrêt SEGRO et Horváth, et je renvoie le lecteur auxdits motifs ainsi qu’à mes conclusions dans ces affaires ( 27 ).
54. Certes, la Commission s’est prévalue, dans sa requête, d’une violation des principes généraux du droit de l’Union de sécurité juridique et de confiance légitime, au motif que la réglementation litigieuse n’a prévu, dans le cadre de la suppression ex lege des droits d’usufruit en cause, ni période transitoire ni indemnisation ( 28 ). Toutefois, il ressort de cette requête que la Commission invoque lesdits principes « à titre surabondant », soit en tant que simples arguments supplémentaires dans
l’analyse de la compatibilité de cette réglementation avec les libertés de circulation invoquées. Dès lors que son premier grief est fondé pour d’autres motifs, la Cour n’aura pas à se prononcer sur les principes en question ( 29 ). Lors de l’audience, la Commission a d’ailleurs confirmé qu’elle n’entendait pas obtenir un examen autonome de ces principes et a fait valoir que, au demeurant, le respect desdits principes ne saurait être apprécié indépendamment de l’examen au titre des libertés de
circulation. Je partage entièrement cette analyse, comme je l’expliquerai dans la suite des présentes conclusions ( 30 ).
C. Sur le second grief (compatibilité de la réglementation litigieuse avec l’article 17 de la Charte)
55. Par son second grief, la Commission demande à la Cour, en substance, de constater que l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires est contraire au droit de propriété garanti à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte.
1. Argumentation des parties
56. La Commission fait valoir que les droits fondamentaux garantis par la Charte sont applicables lorsqu’une réglementation nationale entre dans le champ d’application du droit de l’Union. Or, tel serait le cas lorsque cette réglementation est de nature à entraver l’une ou plusieurs des libertés de circulation garanties par le traité FUE et que l’État membre concerné invoque des raisons impérieuses d’intérêt général pour justifier une telle entrave.
57. Par ailleurs, si la Cour n’a pas abordé la question du respect des droits fondamentaux dans l’arrêt SEGRO et Horváth, elle serait tenue de trancher cette question dans le présent recours.
58. À cet égard, la Commission fait valoir que le droit de propriété garanti à l’article 17 de la Charte couvre les droits d’usufruit supprimés par la réglementation litigieuse. En effet, cet article viserait, de manière large, tous droits ayant une valeur patrimoniale dont découle, eu égard à l’ordre juridique, une position juridique acquise permettant un exercice autonome de ces droits par et au profit de leur titulaire.
59. Quant à l’ingérence dans ce droit, elle se produirait, à la manière d’une expropriation, en cas de suppression, de retrait ou de privation de facto d’un bien, y compris lorsqu’une telle suppression porte, comme en l’occurrence, sur deux seulement des trois éléments constitutifs de la propriété, à savoir le droit d’usage et de possession.
60. Or, la suppression en cause dans la présente affaire ne saurait être justifiée. Cette suppression, d’une part, reposerait sur la présomption générale erronée selon laquelle tous les contrats d’usufruit conclus entre personnes non apparentées l’auraient été dans le but d’échapper aux règles restreignant l’acquisition de la propriété sur les terres agricoles. D’autre part, ladite suppression aurait revêtu un caractère inattendu et imprévisible, sans prévoir la période transitoire requise tout en
raccourcissant celle de vingt ans précédemment concédée aux investisseurs. En outre, même à la supposer justifiable, cette même suppression ne serait pas proportionnée.
61. Le gouvernement hongrois fait pour sa part valoir qu’un examen séparé de la réglementation litigieuse à la lumière de la Charte n’est pas nécessaire.
62. En tout état de cause, en premier lieu, il ressortirait de l’arrêt no 25 du 21 juillet 2015 de l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle) que la suppression ex lege des droits d’usufruit en question ne serait pas comparable à l’expropriation. De surcroît, cette suppression serait justifiée par l’intérêt général. En outre, les règles du droit civil, qui prescrivent l’obligation pour le propriétaire de mener à bien avec l’ancien usufruitier un règlement, pouvant être immédiatement exigé lors de
l’extinction du droit d’usufruit, permettraient à ce dernier d’obtenir une compensation juste, globale et en temps utile pour les pertes encourues.
63. En second lieu, les droits d’usufruit en cause dans la présente affaire ne sauraient être couverts par l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, dès lors qu’ils ont été obtenus illégalement et de mauvaise foi.
2. Analyse
a) Considérations liminaires
64. Le second grief de la Commission est remarquable. En effet, à ma connaissance, il s’agit de la première fois que cette institution demande à la Cour de constater qu’un État membre a manqué à une disposition de la Charte ( 31 ). Un grief de ce genre était pourtant annoncé. Dès sa communication de 2010 relative à la mise en œuvre de la Charte, la Commission avait indiqué qu’elle lancerait « chaque fois que cela est nécessaire des procédures d’infraction contre les États membres pour non‑respect de
la Charte dans la mise en œuvre du droit de l’Union» ( 32 ). Cette institution avait néanmoins fait preuve, jusqu’à présent, d’une apparente retenue ( 33 ).
65. La présente affaire est la première d’une série de recours ( 34 ) dans lesquels la Commission demande à la Cour, dans un premier grief, de se prononcer sur la compatibilité d’une réglementation d’un État membre avec les libertés de circulation garanties par le traité FUE puis, dans un grief distinct, un examen de la même réglementation au titre de la Charte.
66. L’admissibilité d’un tel recours ne soulève pas de questions au regard de l’article 258 TFUE ( 35 ). Aux termes de cet article, la Commission peut intenter un recours visant à faire constater qu’un État membre a « manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu des traités ». Les obligations en question incluent incontestablement les droits garantis par la Charte, dont la force obligatoire résulte du renvoi opéré à l’article 6, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, lequel confère à celle‑ci
« la même valeur juridique que les traités ».
67. Cela étant, la Cour a compétence pour constater un manquement aux droits garantis dans la Charte uniquement si les dispositions de celles‑ci lient cet État membre dans la situation en cause ( 36 ). La présente affaire soulève donc, à nouveau, la question de la compétence de la Cour pour juger du respect, par les États membres, des droits fondamentaux reconnus dans l’ordre juridique de l’Union.
68. Il importe de ne pas perdre de vue le contexte dans lequel s’inscrit cette question. En substance, la mesure dans laquelle les États membres sont liés, au titre du droit de l’Union, par les exigences en matière de protection des droits fondamentaux est une problématique d’ordre constitutionnel, délicate et fondamentale, touchant au partage des compétences dans l’Union. Imposer aux États membres, dans leurs actions, de respecter les droits fondamentaux tels qu’ils sont prévus en droit de l’Union
a pour effet de limiter les approches politiques et réglementaires disponibles dans ces mêmes États membres, tandis que le pouvoir de l’Union de déterminer le champ des possibles augmente corrélativement. Les droits fondamentaux ont, ainsi, un potentiel de centralisation ( 37 ). Par ailleurs, sur le plan institutionnel, est en jeu la mesure dans laquelle la Cour, en tant qu’ultime juridiction, a compétence pour se substituer aux juridictions constitutionnelles nationales et à la Cour européenne
des droits de l’homme ( 38 ) dans le contrôle des réglementations et actions des États membres à l’aune des droits fondamentaux.
69. Certainement soucieux de ces problématiques, les rédacteurs de la Charte ont pris soin de limiter expressément les circonstances dans lesquelles celle‑ci s’applique aux législations nationales. Conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, ses dispositions s’adressent aux États membres « uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». Par ailleurs, la Charte et les traités précisent que celle‑ci n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au‑delà des
compétences de l’Union, ni ne crée aucune compétence ou tâche nouvelles pour celle‑ci et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les traités ( 39 ).
70. Dans son arrêt Åkerberg Fransson ( 40 ), la Cour a jugé que « [l]es droits fondamentaux garantis par la Charte [doivent] être respectés lorsqu’une réglementation nationale entre dans le champ d’application du droit de l’Union » et qu’« il ne saurait exister de cas de figure qui relèvent ainsi du droit de l’Union sans que lesdits droits fondamentaux trouvent à s’appliquer », de sorte que « [l]’applicabilité du droit de l’Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la Charte ». Ce
faisant, la Cour a affirmé l’existence d’une « continuité historique» ( 41 ) entre sa jurisprudence concernant l’invocabilité des droits fondamentaux reconnus en tant que principes généraux du droit de l’Union et le champ d’application de la Charte.
71. À cet égard, je rappelle que, conformément à la jurisprudence de la Cour, les situations dans lesquelles les États membres sont liés par les droits fondamentaux reconnus dans l’ordre juridique de l’Union peuvent habituellement être classées en – au moins – deux catégories.
72. D’une part, selon une jurisprudence constante depuis l’arrêt Wachauf ( 42 ), ces droits fondamentaux lient les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre des réglementations de l’Union, de telle sorte que ceux‑ci sont tenus, dans toute la mesure du possible, d’appliquer ces réglementations dans des conditions qui ne méconnaissent pas lesdits droits ( 43 ).
73. D’autre part, conformément à la jurisprudence issue de l’arrêt ERT ( 44 ), lorsqu’un État membre déroge, par une réglementation nationale, au droit de l’Union et invoque une justification reconnue par ce droit pour défendre cette réglementation, il peut bénéficier de cette justification uniquement si ladite réglementation est conforme à ces mêmes droits fondamentaux.
74. La Commission fonde son second grief sur cette dernière ligne de jurisprudence. Selon elle, l’article 17, paragraphe 1, de la Charte est applicable en l’occurrence, dès lors que la Hongrie a, par la réglementation litigieuse, dérogé à la liberté d’établissement et à la libre circulation des capitaux.
75. Néanmoins, la Commission demande à la Cour d’examiner la question d’une éventuelle violation de la Charte non pas dans le cadre d’une possible justification de la réglementation litigieuse au titre des libertés de circulation invoquées – qui fait l’objet du premier grief –, mais indépendamment de cette question, afin d’obtenir un constat autonome de manquement à la Charte. En effet, cette institution est d’avis, en substance, que, lorsqu’une réglementation nationale dérogeant à une liberté de
circulation est également susceptible de restreindre les droits fondamentaux garantis par la Charte, la violation éventuelle de la Charte doit être examinée de manière distincte.
76. Je ne partage pas ce point de vue. Ainsi que je l’ai conclu dans les affaires jointes SEGRO et Horváth ( 45 ), en accord avec la jurisprudence « ERT », la question d’une potentielle violation d’un droit fondamental garanti par la Charte, tout comme celle du respect des principes de sécurité juridique et de confiance légitime invoqués par la Commission dans son premier grief ( 46 ), ne peut pas être examinée par la Cour indépendamment de la question de la violation des libertés de circulation.
J’estime donc nécessaire d’exposer plus en détail, dans les présentes conclusions, les raisons sous-tendant ma position.
b) La « raison d’être » et les limites de la jurisprudence « ERT »
77. Il convient de rappeler que l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt ERT concernait une réglementation grecque attribuant à un opérateur national un monopole sur la radio et la télévision. Dans ce contexte, la Cour avait été saisie d’une série de questions concernant la compatibilité d’un tel monopole avec le droit de l’Union ainsi qu’avec l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 47 ), garantissant le droit à la liberté
d’expression.
78. La réglementation en cause entraînait des effets discriminatoires au détriment des émissions en provenance d’autres États membres. Elle était partant incompatible avec la libre circulation des services prévue à l’article 59 CE (devenu article 56 TFUE), à moins qu’elle ne puisse bénéficier de l’une des justifications expressément prévues aux articles 56 et 66 CE ( 48 ), à savoir l’ordre public, la sécurité publique et la santé publique ( 49 ).
79. À ce stade, l’article 10 de la CEDH présentât, pour la Cour, un intérêt. Tout en rappelant qu’il ne lui appartenait pas d’apprécier, au regard de cette convention, les réglementations nationales qui ne se situent pas dans le champ d’application du droit de l’Union ( 50 ), la Cour a considéré que, en l’occurrence, il lui revenait d’aborder la question des droits fondamentaux ( 51 ).
80. Plus précisément, dans la mesure où la République hellénique entendait se prévaloir des dispositions combinées des articles 56 et 66 CE pour justifier la réglementation litigieuse, la Cour a jugé que « cette justification, prévue par le droit communautaire » devait être « interprétée à la lumière des principes généraux du droit et notamment des droits fondamentaux ». En conséquence, cette réglementation ne pourrait bénéficier des exceptions prévues par ces dispositions que « si elle est conforme
aux droits fondamentaux dont la Cour assure le respect» ( 52 ), y compris la liberté d’expression consacrée à l’article 10 de la CEDH, intégré dans l’ordre communautaire en tant que principe général du droit ( 53 ). En d’autres termes, le respect des droits fondamentaux s’intégrait aux conditions devant être remplies pour bénéficier des justifications tenant à l’ordre public, la sécurité publique et la santé publique ( 54 ).
81. De prime abord, la jurisprudence « ERT » ne procède pas d’une logique aussi évidente que celle sous-tendant l’arrêt Wachauf ( 55 ), relative aux cas dans lesquels les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union.
82. En effet, la jurisprudence « Wachauf » s’inscrit pleinement dans la logique ayant poussé la Cour à reconnaître les droits fondamentaux comme faisant partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union ( 56 ) : d’une part, il est nécessaire de prémunir les particuliers contre les intrusions illégitimes de l’Union dans leurs droits ; d’autre part, les États membres ne sauraient revoir l’action de l’Union à l’aune de leur propre standard constitutionnel, sauf à porter atteinte à l’unité, à la
primauté et à l’effectivité du droit de l’Union. Les standards nationaux sont donc écartés mais, en contrepartie, la Cour intègre les droits fondamentaux inspirés des « traditions constitutionnelles communes aux États membres » dans les principes généraux du droit dont elle assure le respect ( 57 ). Or, puisque la mise en œuvre de la plupart des politiques de l’Union repose sur les États membres, il est indispensable d’étendre l’application des droits fondamentaux reconnus dans l’ordre juridique
de l’Union à ces mêmes États lorsqu’ils agissent ainsi en tant qu’« agents »de l’Union. Dès lors qu’une politique de l’Union est mise en œuvre, il est de la responsabilité de cette dernière d’assurer que les États membres ne commettent pas de violation des droits fondamentaux en son nom ( 58 ).
83. En revanche, dans une situation « ERT », par la réglementation nationale en cause, l’État membre concerné met en œuvre non pas une politique de l’Union, mais une politique nationale relevant de ses compétences ( 59 ). Il se trouve simplement que, en agissant ainsi, cet État membre « heurte » – volontairement ou non – une règle du droit de l’Union, telle que les libertés de circulation garanties par le traité FUE, et cherche à se justifier ( 60 ).
84. Cela étant, à mes yeux, trois justifications normatives, liées mais néanmoins distinctes, sous-tendent la jurisprudence « ERT » et en constituent la « raison d’être ».
85. Tout d’abord, la mesure dans laquelle les États membres peuvent valablement déroger aux libertés de circulation est incontestablement une question de droit de l’Union ( 61 ). L’étendue de cette possibilité dépend de l’interprétation des dispositions des traités relatives à ces libertés et ne saurait être déterminée par chaque État membre en fonction de ses propres valeurs, sauf à porter atteinte à l’effectivité et à l’application uniforme desdites libertés dans l’ensemble des États membres.
Cette même possibilité doit être encadrée au regard des principes et valeurs de l’Union ( 62 ).
86. Ensuite, l’arrêt ERT reflète le principe selon lequel le droit de l’Union, y compris les dispositions des traités relatives aux libertés de circulation, doit toujours être interprété conformément aux droits fondamentaux dont la Cour assure le respect. En effet, si la Cour considérait comme admissible, au regard de ces libertés, une réglementation nationale violant ces mêmes droits fondamentaux, cela reviendrait à accepter que, contrairement au principe d’interprétation ici rappelé, les libertés
en question puissent avoir une acception qui tolère de telles violations ( 63 ).
87. Enfin, une analyse au titre des droits fondamentaux est, dans certaines circonstances, indispensable pour résoudre le litige en matière de libertés de circulation. En effet, certaines justifications sont inextricablement liées à des questions de droits fondamentaux. Tel est le cas, en particulier, lorsqu’un État membre invoque, pour se justifier, un motif tenant à la sécurité publique ou un droit fondamental de son ordre juridique national ( 64 ). Considérons, par exemple, l’affaire ayant donné
lieu à l’arrêt Society for the Protection of Unborn Children Ireland (SPUC) ( 65 ). Je rappelle qu’était en cause, dans cette affaire, une réglementation irlandaise interdisant de communiquer toute information sur les possibilités d’avortement – constitutionnellement interdit en Irlande jusqu’à une date récente – disponibles dans d’autres États membres. À supposer que, dans cet arrêt, la Cour ait considéré, contrairement à ce qu’elle a jugé, que cette réglementation constitue une entrave à la
libre circulation des services, la Cour aurait dû aborder la justification de l’Irlande fondée sur le droit à la vie, tel que conçu dans la Constitution irlandaise. Dans ce cadre, il aurait été particulièrement difficile, sur les plans méthodologique et normatif, de ne pas mettre en balance ce droit avec la liberté d’expression ( 66 ).
88. Dans ses arrêts subséquents, en particulier l’arrêt Familiapress ( 67 ), la Cour a étendu la jurisprudence « ERT » aux situations où un État membre cherche à justifier une dérogation aux libertés de circulation en invoquant, non pas une exception expressément prévue par le traité FUE – ordre public, sécurité publique, santé publique –, mais l’une des justifications non écrites admises par la jurisprudence de la Cour – appelées « exigences impératives », « raisons impérieuses d’intérêt général »
ou encore « objectifs d’intérêt général ».
89. Il s’agissait d’une extension notable, mais à mon sens justifiée. En effet, il n’y a pas lieu de distinguer selon qu’un État membre invoque une exception expressément prévue par le traité FUE ou une justification non écrite ( 68 ). Dans un cas comme dans l’autre, il s’appuie sur une disposition du traité FUE permettant cette dérogation – dans le cadre des justifications non écrites, c’est la règle de libre circulation elle‑même – et la logique est identique : cette disposition est « interprétée
à la lumière des principes généraux du droit et notamment des droits fondamentaux» ( 69 ).
90. Il résulte des considérations qui précèdent que la jurisprudence « ERT » repose sur l’interprétation des dispositions des traités relatives aux libertés de circulation au regard des droits fondamentaux. L’examen des droits fondamentaux a pour fonction de trancher la question du respect de ces libertés de circulation ( 70 ). Cette jurisprudence permet le rejet d’une justification invoquée par un État membre en raison d’une atteinte à un droit fondamental reconnu dans l’ordre juridique de
l’Union ( 71 ).
91. Ainsi, dans le cadre de la jurisprudence « ERT », la question des droits fondamentaux et celle des libertés de circulation sont inextricablement liées. Il s’ensuit qu’il n’est pas possible, selon moi, tant sur le plan méthodologique que sur le plan normatif, de dissocier ces deux questions, comme le suggère la Commission dans la présente affaire.
92. L’entrée en vigueur de la Charte n’a pas, dans les arrêts de la Cour rendus jusqu’à présent, bouleversé cette analyse. À cet égard, je rappelle que la Cour a confirmé dans l’arrêt Pfleger e.a. ( 72 ) que la jurisprudence « ERT » continue à s’appliquer dans le cadre de la Charte. Plus précisément, dans cet arrêt, la Cour a jugé que « [l]’emploi, par un État membre, d’exceptions prévues par le droit de l’Union pour justifier une entrave à une liberté fondamentale garantie par le traité [FUE] doit
[…] être considéré […] comme “mettant en œuvre le droit de l’Union”, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte» ( 73 ).
93. Or, dans les arrêts Berlington Hungary e.a. ( 74 ), AGET Iraklis ( 75 ) ainsi que Global Starnet ( 76 ), rendus à l’aune de la Charte, la Cour a fait une application tout à fait orthodoxe de la jurisprudence « ERT », en prenant en compte les droits fondamentaux dans le cadre de l’analyse d’une possible justification des réglementations nationales en cause au regard des libertés de circulation applicables.
94. Certes, dans l’arrêt Pfleger e.a. ( 77 ), la Cour a séparé, sur le plan formel, la question de la conformité de la réglementation nationale en cause au regard des articles 15 à 17 de la Charte de la question des libertés de circulation. Toutefois, selon moi, il n’est pas possible de tirer de conclusions univoques de cet arrêt. D’une part, la réglementation nationale en question était susceptible d’être justifiée au regard des libertés de circulation, la Cour ayant renvoyé à la juridiction de
renvoi le soin de procéder à l’examen de proportionnalité ( 78 ). Dans ce contexte, une analyse supplémentaire de ladite réglementation au regard des dispositions de la Charte se justifiait dans une perspective « ERT ». D’autre part, la Cour a évacué la nécessité de procéder à un examen séparé de ces dispositions de la Charte in concreto, indiquant que, si la réglementation nationale devait constituer une restriction disproportionnée à la libre prestation de services, elle serait automatiquement
incompatible avec ces dispositions, de sorte qu’un tel examen n’était pas nécessaire ( 79 ). Ainsi, comme je l’ai indiqué dans mes conclusions dans les affaires jointes SEGRO et Horváth ( 80 ), l’arrêt Pfleger e.a. ( 81 ) crée tout au plus un doute quant à la possibilité d’examiner une violation alléguée de la Charte indépendamment de la question de la violation des libertés de circulation.
c) Les considérations qui, selon moi, devraient pousser la Cour à ne pas aller au-delà de la jurisprudence « ERT »
95. À mes yeux, le second grief de la Commission ne résulte pas de la simple logique de la jurisprudence « ERT ». Il s’agit, d’après moi, d’une nouvelle extension – voire d’une dénaturation – de cette jurisprudence.
96. La Commission demande à la Cour, ni plus ni moins, de se prononcer sur un droit fondamental garanti par la Charte, concernant une réglementation nationale d’ores et déjà contraire au droit primaire de l’Union. En acceptant ou, au contraire, en déclinant sa compétence pour se prononcer sur le second grief de la Commission, la Cour fera un choix entre deux philosophies distinctes quant à la place des droits fondamentaux dans les situations de « dérogation ».
97. Selon une première philosophie – celle ressortant de l’arrêt ERT –, la Cour ne résout pas, dans les situations de « dérogation », un problème de droits fondamentaux en tant que tel, à l’instar d’une cour constitutionnelle. Elle aborde un tel problème dans la mesure où cela est nécessaire pour vérifier si un État membre est fondé à déroger, en particulier, à une liberté de circulation. En d’autres termes, la Cour se prononce sur des questions de droits fondamentaux lorsque celles‑ci relèvent du
champ d’application du droit de l’Union, compris dans sa dimension fonctionnelle.
98. Selon une seconde philosophie – celle suggérée en l’occurrence par la Commission –, le contrôle du respect des droits fondamentaux est distinct de la question de la conformité aux libertés de circulation. La restriction auxdites libertés opère comme une porte d’entrée dans le champ d’application de la Charte. En entrouvrant cette porte, l’État membre s’oblige à respecter le catalogue des droits fondamentaux qui y figure, et la Cour a compétence pour se prononcer de manière autonome sur la
compatibilité de la réglementation nationale concernée avec chacun d’entre eux.
99. Pour la Commission, un examen des législations des États membres au regard de la Charte dans les affaires telles que la présente serait nécessaire afin d’assurer le respect de l’État de droit dans ces États. Le constat d’une violation de la Charte dans ces affaires constituerait, pour les particuliers affectés par les législations en question, une concrétisation de cet État de droit. En outre, une telle application de la Charte augmenterait la visibilité de celle‑ci et entraînerait une
légitimation du droit de l’Union aux yeux de l’ensemble des citoyens de l’Union.
100. À mon sens, la Cour devrait s’en tenir à la première philosophie, et ne pas s’engager sur le terrain où la Commission souhaite l’amener.
101. En premier lieu, il importe de rappeler que, dans l’ordre juridique de l’Union, une dimension de l’État de droit tout aussi importante que la promotion d’une politique de droits fondamentaux consiste dans le respect de la répartition des compétences entre l’Union et les États membres ( 82 ). Est en jeu la légitimité d’une intervention de la Cour, au titre des droits fondamentaux dont elle assure le respect, dans une politique nationale.
102. Selon moi, du point de vue d’une juste répartition des compétences, plus l’Union dispose, conformément à ses compétences, d’une politique et d’instruments établissant des règles communes dans un domaine, plus il est légitime pour celle‑ci d’y imposer le respect des droits fondamentaux tels que prévus en droit de l’Union. Or, je rappelle que, dans une situation de dérogation, l’État membre concerné agit, par hypothèse, dans un domaine où il n’existe pas d’instrument de l’Union unifiant,
harmonisant ou même coordonnant la question. Cet État membre met en œuvre une politique nationale, relevant de ses compétences. N’est applicable qu’une liberté de circulation, soit une norme d’harmonisation négative, aussi importante qu’elle soit. En d’autres termes, le droit de l’Union vient encadrer la compétence des États membres de mettre en œuvre leurs choix de politique nationale, mais ils ne tirent pas cette compétence du droit de l’Union ( 83 )et ce droit n’en définit pas l’exercice (
84 ).
103. Malgré cela, ainsi qu’il a été relevé aux points 85 à 87 des présentes conclusions, la jurisprudence « ERT » a des justifications normatives : (1) l’impératif d’assurer l’uniformité et l’effectivité des libertés de circulation, (2) l’obligation d’interpréter le traité FUE, en toutes circonstances, d’une manière qui respecte les droits fondamentaux et (3) la nécessité de se prononcer sur ces droits pour trancher le litige relatif à ces libertés.
104. Toutefois, en suivant la philosophie proposée par la Commission dans la présente affaire, ces justifications ne tiennent plus : (1) il peut difficilement être soutenu qu’il existe un risque pour l’uniformité et l’effectivité des libertés de circulation auquel il conviendrait de remédier – la réglementation nationale n’étant en tout état de cause pas compatible avec ces libertés –, (2) il ne s’agit plus d’interpréter le traité FUE à la lumière des droits fondamentaux, mais d’appliquer de manière
autonome un droit fondamental, et (3) une intervention dans le champ des droits fondamentaux n’est pas nécessaire pour trancher le litige relatif à ces libertés. Ne reste que l’argument du « champ d’application du droit de l’Union », compris non pas dans sa dimension fonctionnelle, mais d’une manière purement formelle : il y a dérogation au droit de l’Union, donc la Charte est applicable. Or, je ne suis pas certain que cet argument constitue une justification normative suffisante pour légitimer
le contrôle, par la Cour, d’une politique nationale au titre des droits fondamentaux dont elle assure le respect ( 85 ).
105. En deuxième lieu, l’entrée en vigueur de la Charte ne saurait justifier d’étendre la compétence de la Cour en matière de droits fondamentaux dans les situations de « dérogation ». À cet égard, je ne peux que rappeler que celle‑ci ne devait précisément pas étendre les compétences de l’Union ( 86 ). Une extension de la jurisprudence « ERT » serait, du reste, de l’ordre du contresens historique, eu égard au processus d’adoption de cet instrument.
106. En effet, il doit être rappelé que l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, aux termes duquel celle‑ci ne lie les États membres que lorsqu’ils « mettent en œuvre » le droit de l’Union, a fait l’objet d’un processus rédactionnel pour le moins houleux, au cours duquel a transparu la crainte que la Charte soit appliquée largement par la Cour pour contrôler les législations nationales ( 87 ). Le résultat, comme chacun le sait, est ambigu : d’une part, le libellé de cette disposition, dans sa
version définitive, semble exclure les situations de « dérogation », mais, d’autre part, les explications accompagnant la Charte ( 88 ) mentionnent l’arrêt ERT. De ce processus ressort néanmoins clairement un souhait de prudence dans l’application de la Charte aux politiques nationales : celle‑ci s’applique avant tout aux institutions, organes et organismes de l’Union et « uniquement » dans certains cas limités aux États membres. Eu égard aux termes choisis par les rédacteurs de la Charte audit
article 51, paragraphe 1, et nonobstant les explications relatives à celle-ci, cette prudence est de mise tout particulièrement en ce qui concerne les situations de « dérogation ».
107. Dans ce contexte, la Cour pouvait légitimement, dans l’arrêt Åkerberg Fransson ( 89 ), affirmer la continuité de sa compétence en matière de droits fondamentaux ( 90 ) et assurer ainsi une cohérence bienvenue entre le champ d’application de la Charte et celui des principes généraux du droit de l’Union. En revanche, il serait difficilement conforme à la volonté des rédacteurs de la Charte d’aller au‑delà de ce qui se faisait antérieurement à celle‑ci en situation de « dérogation ». En
particulier, je ne suis pas certain qu’examiner une réglementation nationale à l’aune des droits fondamentaux garantis par la Charte alors que cela n’est pas nécessaire pour résoudre la question des libertés de circulation soit conforme à la logique sous‑tendant la limite posée, par ces mêmes rédacteurs, à l’article 51, paragraphe 1, de celle‑ci. Il serait d’autant moins conforme à cette logique, par exemple, de saisir l’opportunité d’une entrave à la libre circulation des marchandises pour
revoir une législation nationale, de manière distincte et autonome, sous l’angle d’un droit fondamental reconnu aux travailleurs, tel que l’article 31 de la Charte (« Conditions de travail justes et équitables »).
108. En troisième lieu, il convient de rappeler que, dans l’Union, les droits fondamentaux font l’objet d’un système de protection multi‑niveaux, impliquant les constitutions nationales et la CEDH, à laquelle tous les États membres sont parties ( 91 ).
109. Ainsi, le fait pour la Cour de ne pas se prononcer, dans une situation de « dérogation », sur une question de droits fondamentaux ne signifie pas, sur le plan systémique, qu’il y ait de lacunes dans la protection des droits fondamentaux des citoyens de l’Union. Ceux‑ci disposent de voies de recours nationales et, lorsque ces voies sont épuisées, peuvent introduire un recours devant la Cour EDH.
110. L’intervention de la Cour dans le champ des droits fondamentaux devrait ainsi se concentrer sur les domaines qui relèvent véritablement de sa responsabilité, soit en premier lieu l’action de l’Union elle‑même et des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre ses politiques ( 92 ). En la matière, la Cour doit remplir son office avec la plus grande vigueur ( 93 ). En situation de « dérogation », en revanche, est‑ce véritablement la responsabilité de l’Union et de la Cour d’intervenir lorsque cela
n’est pas nécessaire pour régler la question des libertés de circulation et assurer l’unité ou l’efficacité du droit de l’Union ?
111. En tant qu’interprète suprême du droit de l’Union, il revient à la Cour d’assurer le respect de ces droits dans la sphère de compétence de l’Union ( 94 ). La Cour n’a pas, contrairement aux cours constitutionnelles nationales et la Cour EDH, pour mandat spécifique de sanctionner les éventuelles violations des droits fondamentaux commises par les États membres. Ainsi, je ne peux que lui conseiller, dans les situations de « dérogation », de faire une interprétation stricte de sa compétence en la
matière.
112. L’ensemble de ces considérations m’incite à proposer à la Cour, à titre principal, de rejeter le second grief de la Commission.
d) À titre subsidiaire : le caractère surabondant d’un examen distinct de l’article 17 de la Charte dans la présente affaire
113. À supposer que la Cour s’estime compétente pour se prononcer sur le second grief de la Commission, je conclus, à titre subsidiaire, qu’un examen séparé de l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires au regard de l’article 17 de la Charte serait en tout état de cause surabondant.
114. En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une réglementation nationale restrictive au titre des libertés de circulation restreint également les droits consacrés à l’article 15 (« Liberté professionnelle et droit de travailler »), à l’article 16 (« Liberté d’entreprise ») et à l’article 17 (« Droit de propriété ») de la Charte. Par ailleurs, dans la mesure où cette restriction ne peut être justifiée dans le cadre de ces libertés de circulation, elle n’est pas non plus admissible, en
vertu de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte ( 95 ), par rapport auxdits articles 15, 16 et 17 ( 96 ).
115. La Commission avance cependant que, bien qu’une analyse séparée au titre des articles 15 et 16 de la Charte ne se justifie en général pas – le contenu de ces articles coïncidant avec celui des libertés de circulation garanties par le traité FUE –, une telle analyse est nécessaire en l’occurrence, au motif que le contenu de l’article 17 de la Charte est plus large que celui de la libre circulation des capitaux ou de la liberté d’établissement.
116. Cet argument peine à me convaincre. D’emblée, j’observe que, dans la jurisprudence évoquée au point 114 des présentes conclusions, la Cour n’a pas fait de distinction entre les articles 15, 16 et 17 de la Charte, à mon avis pour une raison simple : le droit de propriété est un droit économique protégé, à l’instar de la liberté professionnelle et de la liberté d’entreprise, au titre des libertés de circulation, de sorte que leurs contenus respectifs se chevauchent, sinon complètement, du moins
largement ( 97 ). En particulier, ainsi que je l’ai rappelé dans le cadre de l’analyse du premier grief ( 98 ), les législations nationales qui restreignent l’accès à la propriété, notamment foncière, ou réglementent son usage constituent des restrictions à la libre circulation des capitaux (à titre principal) et à la liberté d’établissement (à titre accessoire).
117. Or, s’agissant d’une législation telle que l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, il y a bien un chevauchement complet entre le droit de propriété et la libre circulation des capitaux.
118. En effet, dans l’arrêt SEGRO et Horváth, la Cour a jugé que « par son objet même », une réglementation qui prévoit l’extinction des droits d’usufruit acquis contractuellement sur des terres agricoles restreint la libre circulation des capitaux, aux motifs que ladite réglementation « prive l’intéressé tant de la possibilité de continuer à jouir du droit qu’il a acquis […] que de la possibilité d’aliéner ce dernier» ( 99 ). Or, les mêmes motifs amènent à la conclusion que la réglementation
litigieuse emporte une « privation de propriété » prohibée à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte ( 100 ).
119. En outre, dans cet arrêt, la Cour a jugé que la réglementation litigieuse ne saurait être justifiée, au titre des articles 63 et 65 TFUE, en tenant compte, notamment, d’éléments de nature à démontrer l’incompatibilité de cette réglementation avec l’article 17 et l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, à savoir, d’une part, le fait que des mesures moins attentatoires aux droits d’usufruit concernés auraient pu être adoptées afin de mettre en œuvre les objectifs poursuivis par la Hongrie ( 101
) et, d’autre part, l’absence d’un mécanisme d’indemnisation adéquat destiné aux titulaires d’usufruit affectés ( 102 ).
120. En d’autres termes, les analyses à effectuer pour établir tant une ingérence dans les droits garantis à l’article 63 TFUE et à l’article 17 de la Charte que l’impossibilité de justifier cette ingérence reposent sur les mêmes éléments, amenant à un résultat en substance identique.
121. Dans ce contexte, l’artificialité qui découlerait d’un examen distinct de la réglementation litigieuse au regard de l’article 17 de la Charte en sus de l’examen préalablement effectué au titre de l’article 63 TFUE ressort encore du fait que les parties avancent, dans le cadre du second grief, essentiellement les mêmes arguments que dans le cadre du premier grief – voire se bornent à renvoyer à ceux‑ci.
122. Je ne suis pas convaincu non plus par l’argument de la Commission selon lequel un examen séparé de la réglementation litigieuse au titre de l’article 17 de la Charte serait indispensable pour assurer aux particuliers une meilleure position devant les juridictions nationales, en particulier dans le cadre d’éventuels recours en responsabilité intentés contre l’État hongrois.
123. En effet, je doute fort de la valeur ajoutée qu’apporterait aux particuliers concernés un éventuel arrêt de la Cour constatant un manquement à l’article 17 de la Charte. Leurs intérêts sont d’ores et déjà protégés par l’article 63 TFUE, qui constitue une norme d’effet direct invocable devant le juge national. Ce dernier article « reproche » à la réglementation litigieuse les mêmes écueils que ceux sanctionnés par ledit article 17 – la privation de propriété sans indemnité – et leur ouvre
corrélativement le droit à une juste compensation pour leur privation. En somme, la Cour ne faillirait pas dans sa mission de sauvegarde des droits que les particuliers tirent du droit de l’Union en ne se prononçant pas sur ce dernier article. En particulier, quant à d’éventuelles actions en responsabilité de l’État, les conditions prévues par le droit de l’Union en la matière ( 103 ) sont déjà susceptibles d’être remplies eu égard à l’incompatibilité de la réglementation litigieuse avec
l’article 63 TFUE. Dans ce contexte, multiplier les normes de droit de l’Union invoquées ne permettra pas auxdits particuliers de faire valoir un préjudice plus important.
124. Un tel examen de la réglementation litigieuse à l’aune de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte ne saurait non plus être effectué, à mon sens, dans le seul but de permettre à la Commission, dans une éventuelle future procédure de manquement sur manquement, de demander une amende ou une astreinte plus importante à l’encontre de la Hongrie. Les libertés de circulation garanties par le traité FUE constituant des normes fondamentales du droit primaire de l’Union, une violation de l’une de ces
libertés est déjà considérée, en soi, comme « grave » aux fins du calcul des sanctions financières ( 104 ). Je ne vois pas ce qu’un constat de manquement au droit de propriété viendrait ajouter à l’équation dans la présente affaire.
125. Enfin, un examen autonome dudit article 17, paragraphe 1, ne saurait s’imposer au seul motif que la procédure en manquement est une procédure objective et que, à ce titre, il revient à la Commission de déterminer les règles prétendument violées par l’État membre, la Cour étant tenue d’examiner si le manquement existe ou non ( 105 ).
126. À cet égard, il convient de rappeler que la procédure instituée à l’article 258 TFUE vise à faire constater un comportement d’un État membre violant le droit de l’Union. L’objectif de cette procédure est d’aboutir à l’élimination effective de tels manquements et de leurs conséquences ( 106 ). Or, en l’occurrence, ainsi que j’ai tâché de le démontrer, l’article 63 TFUE et l’article 17, paragraphe 1, de la Charte protègent les mêmes intérêts et sanctionnent les mêmes écueils de la législation
nationale. En conséquence, répondre sous l’angle du seul premier article suffit pour remplir cet objectif.
127. Du reste, à ma connaissance, dans le cadre du renvoi préjudiciel, la Cour n’examine pas une réglementation nationale au regard de la Charte à titre surabondant, lorsque cette réglementation est déjà contraire à une autre règle du droit de l’Union ( 107 ). L’arrêt SEGRO et Horváth fournit un exemple de cette approche. Il s’agit, à mon sens, d’une bonne politique juridictionnelle ( 108 ), et il serait regrettable, selon moi, d’y renoncer dans le cadre de la procédure de manquement.
e) À titre infiniment subsidiaire : examen de la réglementation litigieuse au regard de l’article 17 de la Charte
128. Si la Cour devait ne pas partager mon point de vue et faire le choix d’examiner la réglementation litigieuse au regard de l’article 17 de la Charte, je fournis, à titre infiniment subsidiaire, les observations qui suivent.
1) Considérations liminaires
129. Le droit fondamental de propriété figure, de longue date, parmi les principes généraux du droit de l’Union dont la Cour assure le respect ( 109 ). Ce droit est désormais inscrit à l’article 17 de la Charte, dont le paragraphe 1 ( 110 ) dispose que « [t]oute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et
conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général ».
130. Les explications relatives à la Charte précisent que, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de celle‑ci, le droit de propriété reconnu à son article 17, paragraphe 1, a le même sens et la même portée que celui garanti à l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH ( 111 ). Il y a donc lieu, aux fins de l’interprétation du premier, de s’attacher à l’acception que la Cour EDH donne au second ( 112 ).
131. Eu égard à ces deux textes, j’exposerai, dans la suite des présentes conclusions, les motifs pour lesquels, selon moi, les droits d’usufruit supprimés conformément à l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires constituent des « biens » (2), ayant été « acquis légalement » (3), la réglementation litigieuse emportant une ingérence dans ces droits s’analysant en une « privation de propriété » (4), ne pouvant être justifiée (5).
2) Sur la notion de « bien »
132. Conformément à la jurisprudence de la Cour EDH relative à l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH et à celle de la Cour concernant l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, la notion de « bien » protégé par le droit fondamental de propriété a une portée autonome, c’est‑à‑dire indépendante des qualifications retenues en droit interne, et ne se limite pas à la propriété stricto sensu ( 113 ).
133. Selon la Cour EDH, afin de déterminer si une personne dispose d’un « bien », il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu celle‑ci titulaire d’un « intérêt substantiel » protégé par l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH. Sont ainsi protégés non seulement les « biens actuels », mais également toutes les « valeurs patrimoniales », y compris les créances en vertu desquelles cette personne peut prétendre avoir au moins, eu égard au droit
interne, une espérance légitime et raisonnable d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété ( 114 ).
134. La Cour juge, pour sa part, que les « biens » visés à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte sont tous les « droits ayant une valeur patrimoniale » dont découle, eu égard à l’ordre juridique, « une position juridique acquise permettant un exercice autonome de ces droits par et au profit de leur titulaire» ( 115 ). Si ce test diffère dans sa formulation de celui posé par la Cour EDH, les intérêts garantis sont, selon moi, en substance les mêmes.
135. En accord avec le test retenu par la Cour, afin de déterminer si les droits d’usufruit en cause dans la présente affaire sont des « biens » protégés, il y a lieu de vérifier si deux conditions sont remplies, à savoir, d’une part, si ces droits ont une valeur patrimoniale et, d’autre part, s’il découle desdits droits une position juridique acquise permettant un exercice autonome de ceux‑ci par et au profit de leur titulaire.
136. S’agissant de la première condition, j’observe, à l’instar de la Commission, qu’un droit d’usufruit confère à son titulaire une maîtrise partielle de la chose d’autrui. Il permet en effet de se servir de celle‑ci (usus) et d’en percevoir les revenus (fructus) tandis que le droit de disposer de la chose (abusus) reste au propriétaire – lequel, ainsi réduit dans ses prérogatives, est dénommé nu‑propriétaire ( 116 ). À ce titre, l’usufruit est traditionnellement considéré comme un démembrement du
droit de propriété ou comme un droit réel limité devant être qualifié de servitude personnelle ( 117 ).
137. Un droit permettant de jouir ainsi d’une chose constitue incontestablement pour son titulaire un élément de richesse et, partant, a une valeur patrimoniale. De surcroît, les droits d’usufruit en cause dans la présente affaire portent, je le rappelle, sur des terres agricoles et permettent l’exploitation de ces terres. De tels droits ont ainsi une valeur patrimoniale substantielle. À cet égard, contrairement à ce que le gouvernement hongrois semble suggérer, les circonstances selon lesquelles
les usufruits en cause ont été constitués par contrat et n’ont conféré à leurs titulaires, par définition, qu’une maîtrise partielle des terres concernées sont dénuées de pertinence ( 118 ).
138. Cette interprétation n’est pas remise en cause par l’argument, avancé par le gouvernement hongrois lors de l’audience, selon lequel pareils droits d’usufruit sont intransmissibles et n’ont, partant, selon ce gouvernement, pas de valeur de marché.
139. En effet, les éventuelles restrictions d’origine légale ou contractuelle concernant la transmissibilité de ces droits d’usufruit ( 119 ) n’affectent pas leur caractère patrimonial. À cet égard, il suffit de faire observer que les droits en question ont bien été cédés, dans le cadre d’une relation contractuelle, par les propriétaires des terres aux usufruitiers. Ainsi que l’a reconnu le gouvernement hongrois lors de l’audience, la constitution desdits droits a donné lieu à une contrepartie
financière. Ces circonstances démontrent, en elles‑mêmes, cette patrimonialité ( 120 ).
140. Quant à la seconde condition, il est inutile de rappeler que, puisque l’usufruit est un droit réel, les droits qu’il confère à son titulaire sont des droits exclusifs, c’est‑à‑dire opposables à tous ( 121 ). Par conséquent, il découle manifestement des droits d’usufruit en cause dans la présente affaire une position juridique acquise permettant un exercice autonome de ces droits par et au profit de leurs titulaires.
3) Sur la condition tenant à l’acquisition légale des biens en question
141. Je rappelle que, selon le gouvernement hongrois, les droits d’usufruit supprimés par la réglementation litigieuse ne bénéficient pas de la protection prévue à l’article 17, paragraphe 1, de la Charte au motif que leur acquisition était illégale et invalide ab initio au regard des règles du droit civil applicables.
142. En effet, d’une part, dans la mesure où ces droits ont été constitués avant le 1er janvier 2002 au bénéfice de non‑résidents, leur acquisition par ces personnes aurait été soumise, en vertu de la réglementation nationale applicable en matière de contrôle des changes, à une autorisation délivrée par l’autorité chargée des changes, à savoir la Banque nationale de Hongrie. Néanmoins, il ressortirait d’une indication fournie par cette dernière institution que, en ce qui concerne l’acquisition de
droits d’usufruit sur des terres agricoles, aucune autorisation de change n’a jamais été sollicitée. Or, en l’absence d’une telle autorisation, les usufruits en cause n’auraient pas été valablement constitués.
143. D’autre part, les contrats par lesquels lesdits usufruits ont été constitués auraient été conclus frauduleusement, afin de contourner l’interdiction légale faite aux personnes physiques ne possédant pas la nationalité hongroise et aux personnes morales d’acquérir la propriété de terres agricoles.
144. À cet égard, il résulte du libellé de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte que cette disposition protège uniquement les biens « acquis légalement ». Cette condition ne figure pas dans le texte de l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH. Partant, elle ne doit pas, selon moi, être interprétée trop largement – sauf à descendre en dessous du seuil de protection offert par cette dernière disposition. Dès lors, à mon sens, cette même condition doit être considérée comme remplie
lorsque l’acquisition des biens en cause pouvait raisonnablement être considérée comme valide et légale, jusqu’à l’intervention des mesures d’ingérence litigieuses, et eu égard aux espérances légitimes des titulaires de ces biens.
145. En l’occurrence, s’agissant de la prétendue invalidité ab initio de l’acquisition des droits d’usufruit supprimés par la réglementation litigieuse, je ne suis, en premier lieu, pas convaincu que le gouvernement hongrois ait véritablement démontré l’interprétation des règles du droit civil qu’il propose.
146. En effet, concernant le fait que les titulaires des droits d’usufruit supprimés n’aient pas obtenu d’autorisation de l’autorité chargée des changes, il résultait certes de l’article 215, paragraphes 1 et 3, de l’ancien code civil que, si l’approbation d’une autorité publique est nécessaire à l’entrée en vigueur d’un contrat, les effets juridiques de l’invalidité s’appliquent à ce contrat si cette approbation n’est pas obtenue.
147. Toutefois, d’une part, comme le soutient la Commission, et ainsi que le gouvernement hongrois l’a lui‑même admis dans sa réponse à l’avis motivé, aucun jugement rendu par une juridiction hongroise n’a considéré l’absence d’une autorisation d’échange de devises comme un vice justifiant de considérer un contrat d’usufruit comme étant nul ab initio.
148. D’autre part, la Commission fait valoir qu’il résultait de la jurisprudence des juridictions hongroises afférente à l’article 237, paragraphes 1 et 2, de l’ancien code civil que, avant de déclarer qu’un contrat donné est nul, le juge doit d’abord vérifier s’il est possible de valider le contrat en question, ce qui est le cas lorsque le motif d’invalidité a disparu après sa conclusion, notamment en cas de modification des règles applicables. Or, l’obligation d’obtenir une autorisation de change
a été abrogée à compter du 16 juin 2001 pour l’acquisition de valeurs patrimoniales ( 122 ). Partant, à supposer même que les contrats par lesquels les usufruits en cause ont été constitués aient pu, à un moment donné, être invalides pour défaut d’une telle autorisation, ces contrats auraient pu être validés rétroactivement à cette date ( 123 ). Cette interprétation du droit national me semble tout à fait raisonnable.
149. Quant au prétendu motif de nullité tenant au contournement des restrictions concernant l’acquisition des terres agricoles, ici encore, le gouvernement hongrois n’a pas rapporté l’existence d’un jugement national ayant déclaré illicite un droit d’usufruit pour ce motif. En revanche, la Commission s’est appuyée sur un arrêt de la Kúria (Cour suprême, Hongrie) dans lequel celle‑ci a jugé, en substance, que la simple constitution d’un droit d’usufruit sur une terre agricole ne peut, en soi,
s’analyser comme un tel contournement.
150. En second lieu, à supposer même que l’interprétation des règles du droit civil national suggérée par le gouvernement hongrois soit correcte, cela n’empêcherait pas de considérer les usufruits en cause comme des biens « légalement acquis », eu égard aux espérances légitimes que les circonstances ont pu faire naître aux yeux de leurs titulaires.
151. À cet égard, je rappelle que, après les modifications législatives introduites au cours des années 1991 et 1994 aux fins d’interdire l’acquisition de terres agricoles aux personnes physiques ne possédant pas la nationalité hongroise et aux personnes morales, toute personne demeurait, selon toute vraisemblance, libre d’acquérir un droit d’usufruit sur de telles terres. Ce n’est qu’à partir du 1er janvier 2002 que la loi de 1994 sur les terres productives a été modifiée, afin d’exclure également
la possibilité de constituer contractuellement un droit d’usufruit sur les terres agricoles au profit de ces personnes physiques ou morales. Or, les droits visés par le présent recours sont ceux constitués avant cette date.
152. Ainsi, comme le fait valoir la Commission, les droits d’usufruit en cause avaient été constitués – à tout le moins en apparence – légalement et inscrits sans réserve au registre foncier par les autorités publiques compétentes. Cette inscription constitue une circonstance décisive ( 124 ), compte tenu de son importance sur le plan probatoire ( 125 ) et sur le plan de l’opposabilité aux tiers des droits en question ( 126 ). En outre, nul n’avait remis en question la légalité de ces droits jusqu’à
l’adoption de la réglementation litigieuse – soit potentiellement pendant de nombreuses années ( 127 ).
153. Le gouvernement hongrois ne saurait, dans ce contexte, réfuter l’existence de telles espérances légitimes en invoquant la mauvaise foi des titulaires d’usufruit concernés. En effet, la mauvaise foi ne se présume pas, elle doit être prouvée ( 128 ). Comme le fait valoir la Commission, ce gouvernement ne peut se borner à affirmer in abstracto, sans examen au cas par cas, que tout usufruitier qui n’a pas la qualité de proche parent du propriétaire de la terre, et qui n’a fait qu’utiliser les
possibilités que lui offrait le cadre légal existant, a agi de mauvaise foi.
4) Sur la notion de « privation de propriété »
154. À l’instar de l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH ( 129 ), l’article 17, paragraphe 1, de la Charte contient trois normes distinctes, à savoir une règle générale (première phrase, « Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens… »), une règle relative à la privation de la propriété (deuxième phrase, « Nul ne peut être privé de sa propriété… ») et une règle concernant la réglementation de l’usage des biens (troisième phrase, « L’usage des biens peut être
réglementé par la loi… »).
155. Ainsi que je l’ai indiqué, la réglementation litigieuse emporte selon moi une ingérence dans le droit fondamental de propriété des titulaires des droits d’usufruit affectés par celle‑ci, qui s’analyse en une privation de cette propriété (deuxième phrase dudit article 17, paragraphe 1).
156. En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour EDH qu’une telle privation existe en cas de transfert de propriété résultant d’une dépossession formelle du bien ( 130 ).
157. Or, d’une part, la réglementation litigieuse, en supprimant ex lege certains droits d’usufruit existant sur les terres agricoles, a bien dépossédé les titulaires des droits en question. Ces personnes ont effectivement été privées du droit de se servir (usus) et du droit de percevoir les fruits (fructus) des terres concernées ( 131 ).
158. D’autre part, consécutivement à la suppression des droits d’usufruit en question, les attributs de propriété dont ces mêmes personnes jouissaient sur les terres agricoles en cause (usus et fructus) ont été transférés – ou, plus précisément, sont retournés – aux propriétaires des terres. Comme le soutient à juste titre la Commission, le fait que ce transfert ait bénéficié non pas à l’État lui‑même, mais à des particuliers – lesdits propriétaires – est dénué de pertinence ( 132 ).
159. Ainsi, les deux composantes de la privation d’un bien – dépossession et transfert – sont, à mon sens, présentes en l’occurrence.
5) Sur la possibilité de justifier une telle privation de propriété
160. La question d’une possible justification de la réglementation litigieuse appelle, à titre liminaire, une clarification quant à la méthodologie à appliquer.
161. À cet égard, dans le cadre de l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH, le test de justification d’une mesure emportant privation de propriété consiste à vérifier, tout d’abord, ainsi que le prévoit le texte, si cette privation est intervenue pour une « cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ».
162. Puis, conformément aux exigences posées dans la jurisprudence de la Cour EDH, il y a lieu de déterminer si le législateur national a ménagé un « juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu », ce qui implique de vérifier l’existence d’un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété» ( 133 ).
163. Afin de déterminer si la privation de propriété en cause respecte le juste équilibre voulu, la Cour doit notamment rechercher si elle ne fait pas peser sur le particulier affecté une « charge disproportionnée» ( 134 ). Pour apprécier si tel est le cas, la Cour EDH a égard aux conditions de dédommagement ( 135 ). Selon une jurisprudence constante de cette juridiction, sans le versement d’une « somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien» ( 136 ), une privation de propriété constitue
normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1er, que dans des circonstances exceptionnelles ( 137 ). En outre, pour satisfaire à l’exigence de proportionnalité, cette indemnisation doit avoir lieu dans un délai raisonnable ( 138 ).
164. Dans le système de la Charte, les choses semblent se compliquer. D’une part, selon les termes de l’article 17, paragraphe 1, de celle‑ci, une mesure emportant privation de propriété ne peut intervenir que (1) pour une cause d’utilité publique, (2) en étant prévue par la loi et (3) moyennant une indemnité « juste » et versée « en temps utile » – ces deux derniers éléments constituant une codification des exigences posées dans la jurisprudence de la Cour EDH.
165. D’autre part, l’article 52, paragraphe 1, de la Charte s’applique en tant que « clause générale de dérogation ». Or, conformément à cette disposition, toute limitation à l’exercice du droit de propriété doit être (4) prévue par la loi, (5) respecter le « contenu essentiel » de ce droit et (6) satisfaire au principe de proportionnalité, lequel exige à son tour que cette limitation soit (a) nécessaire et (b) réponde effectivement à un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union ou au besoin de
protection des droits et libertés d’autrui.
166. Néanmoins, eu égard à l’impératif, ressortant de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, de ne pas aboutir à un niveau de protection qui soit inférieur à celui prévu par la CEDH, il me semble possible de regrouper ces multiples conditions comme suit :
– la privation de propriété doit être prévue par la loi [conditions (2) et (4)],
– cette privation doit poursuivre un objectif d’intérêt général [conditions (1) et (6.b)],
– ladite privation doit être proportionnée à cet objectif [condition (6.a)], et
– une indemnisation raisonnablement en rapport avec la valeur du bien doit être versée dans un délai raisonnable [conditions (3) et (5) ( 139 )].
167. Il y a donc lieu, en l’occurrence, d’examiner la réglementation litigieuse à l’aune de ces quatre conditions.
i) L’exigence de légalité
168. Conformément à la jurisprudence de la Cour EDH, les termes « prévus par la loi » impliquent que les conditions et les modalités de la privation de propriété en question soient définies par des normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles ( 140 ).
169. En l’occurrence, la réglementation litigieuse énonce de manière accessible, précise et prévisible la suppression des droits d’usufruit constitués sur des terres agricoles au profit de personnes n’ayant pas un lien de proche parenté avec le propriétaire des terres. En outre, la loi hongroise définit précisément les personnes ayant un tel lien de parenté ( 141 ). J’estime donc que cette première condition est remplie.
ii) L’existence d’un objectif d’intérêt général
170. En ce qui concerne l’existence d’une cause « d’utilité publique » justifiant la privation en cause, la Cour EDH reconnaît aux États parties à la CEDH une large marge d’appréciation. Cette juridiction respecte la manière dont le législateur national conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable» ( 142 ).
171. Je rappelle que le gouvernement hongrois a invoqué trois objectifs différents pour justifier la réglementation litigieuse, à savoir un objectif de politique agricole, la volonté de sanctionner des violations de la réglementation nationale en matière de contrôle des changes et l’objectif de lutter, au titre de l’ordre public, contre des pratiques d’acquisition abusives ( 143 ).
172. Compte tenu de la marge d’appréciation dont doivent disposer les États membres en la matière, de tels objectifs peuvent, selon moi, être considérés comme des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union, au sens de l’article 17, paragraphe 1, et de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte.
iii) La proportionnalité de la réglementation litigieuse
173. En règle générale, la Cour devrait, à l’instar de la Cour EDH, reconnaître une marge d’appréciation au législateur national en ce qui concerne la proportionnalité d’une privation de propriété ( 144 ).
174. Cela étant, même en tenant compte de cette marge d’appréciation, j’estime que la privation de propriété litigieuse ne peut pas être considérée comme proportionnée au regard des objectifs poursuivis par la Hongrie.
175. D’une part, la charge de la preuve de la proportionnalité de la suppression ex lege des droits d’usufruit concernés reposait, à mon sens, sur cet État membre. Or, celui‑ci n’a pas véritablement apporté d’éléments à cet effet, se bornant, pour l’essentiel, à soutenir l’illégalité des droits d’usufruit en question.
176. D’autre part, et en tout état de cause, la Commission a indiqué qu’un certain nombre de mesures moins drastiques qu’une telle suppression ex lege aurait permis d’atteindre les objectifs poursuivis par la Hongrie. S’agissant de l’objectif de politique agricole, il aurait été possible d’exiger de l’usufruitier qu’il maintienne l’affectation agricole de la terre concernée, le cas échéant, en assurant lui‑même et de manière effective l’exploitation, dans des conditions propres à assurer la
viabilité de cette dernière. En ce qui concerne l’objectif de sanctionner d’éventuelles violations à la réglementation nationale en matière de contrôle des changes, de simples amendes auraient suffi. Quant à l’objectif de lutter, au titre de l’ordre public, contre des pratiques d’acquisition abusives, il ne saurait justifier de supprimer les droits d’usufruit concernés sans examen au cas par cas de leur réel caractère frauduleux ( 145 ). Du reste, à mes yeux, ces objectifs ne justifiaient pas
de supprimer les droits d’usufruit en question en accordant une période transitoire aussi courte ( 146 ).
iv) Les modalités d’indemnisation
177. Je rappelle que la réglementation litigieuse ne prévoit pas de mécanisme d’indemnisation spécifique pour les usufruitiers dépossédés. Ceux‑ci peuvent uniquement obtenir un dédommagement auprès des propriétaires des terres dans le cadre du règlement devant intervenir à l’extinction de l’usufruit, conformément aux règles du droit civil ( 147 ).
178. La Commission et le gouvernement hongrois sont en désaccord quant aux règles spécifiques devant s’appliquer et à l’étendue de l’indemnisation pouvant être obtenu du propriétaire par l’usufruitier. La première considère qu’il s’agit de l’article 5:150, paragraphe 2, du nouveau code civil ( 148 ), lequel se limiterait à prévoir le remboursement, à l’extinction de l’usufruit, du coût des travaux de rénovation et de réparation extraordinaires effectués par l’usufruitier et incombant en principe au
propriétaire. En revanche, le second avance que les dispositions de l’article 6:180, paragraphe 1, de ce code ( 149 ), relatif au règlement des conséquences de l’impossibilité juridique d’exécuter un contrat, s’appliquent, éventuellement complétées par un règlement au titre dudit article 5:150, paragraphe 2. Au total, selon ce gouvernement, l’usufruitier pourrait obtenir une indemnisation équivalente à une quote‑part de la contrepartie financière que ce dernier avait initialement versée pour
l’usufruit et aux investissements qu’il a réalisés – outils, plantations, etc. – et qui améliorent le fonds. La Commission rétorque que, en tout état de cause, pareille indemnisation ne couvrirait ni les investissements qui ne sont pas directement quantifiables mais que l’usufruitier a réalisés en ayant l’espérance de continuer à jouir de la terre, ni le manque à gagner.
179. À mon sens, quel que soit l’article du code civil hongrois applicable, les modalités d’indemnisation prévues ne sont pas conformes aux exigences de l’article 17, paragraphe 1, de la Charte – et ce, ici encore, malgré la marge d’appréciation qu’il convient de reconnaître aux États membres en la matière.
180. En effet, tout d’abord, les règles du droit civil ainsi invoquées font reposer sur l’usufruitier la charge de poursuivre le recouvrement de l’indemnité qui lui est due, moyennant des procédures pouvant se révéler longues et coûteuses ( 150 ). Or, la jurisprudence de la Cour EDH tend à indiquer qu’une réglementation nationale qui ne verse pas automatiquement l’indemnité nécessaire et qui oblige le particulier affecté à faire valoir son droit dans le cadre d’une telle procédure judiciaire ne
satisfait pas aux exigences de l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH ( 151 ).
181. Ensuite, ces mêmes règles du droit civil n’offrent pas à l’usufruitier la garantie qu’il obtiendra une indemnisation raisonnablement en rapport avec la valeur de son bien ( 152 ). Elles lui permettent, tout au plus, de récupérer une quote-part de la contrepartie initialement versée – qui, donc, ne tient pas compte de la valeur effective de l’usufruit au jour où celui-ci a été supprimé ex lege – et le montant de certains investissements faits sur la terre. De surcroît, dans la mesure où, en
l’occurrence, les biens dont les usufruitiers ont été dépossédés constituaient leur « outil de travail » l’indemnisation doit nécessairement couvrir cette perte spécifique, ce qui implique de compenser non seulement les pertes réalisées au jour de cette suppression, mais également une appréciation raisonnable de la perte de la part supplémentaire de revenus futurs que ceux‑ci tireraient de l’exploitation de la terre si leurs droits n’avaient pas été supprimés ( 153 ).
182. Enfin, de telles modalités d’indemnisation font supporter à l’usufruitier le risque que le propriétaire soit insolvable et ne puisse pas s’acquitter de ce dédommagement ( 154 ).
183. Compte tenu de tout ce qui précède, je suis d’avis que l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires est incompatible avec l’article 17, paragraphe 1, de la Charte.
VI. Conclusion
184. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de constater que :
1) En supprimant ex lege, conformément à l’article 108, paragraphe 1, du mező‑ és erdőgazdasági földek forgalmáról szóló 2013. évi CXXII. törvénnyel összefüggő egyes rendelkezésekről és átmeneti szabályokról szóló 2013. évi CCXII. törvény (loi no CCXII de 2013, portant dispositions diverses et mesures transitoires concernant la loi no CXXII de 2013 relative à la vente de terres agricoles et sylvicoles), les droits d’usufruit et les droits d’usage sur les terres agricoles et sylvicoles
antérieurement constitués au profit de personnes morales ou de personnes physiques ne pouvant justifier d’un lien de proche parenté avec le propriétaire des terres, la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 63 TFUE.
2) Le recours est rejeté pour le surplus.
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( 1 ) Langue originale : le français.
( 2 ) Dans la suite des présentes conclusions, j’utiliserai, par commodité, d’une part, les termes « usufruit » ou « droit d’usufruit » pour désigner indifféremment les droits d’usufruit stricto sensu et les droits d’usage ainsi que, d’autre part, l’expression « terre agricole » pour désigner tant les terres agricoles que les terres sylvicoles.
( 3 ) C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2018:157, ci-après l’« arrêt SEGRO et Horváth ».
( 4 ) Conclusions dans les affaires jointes SEGRO et Horváth (C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2017:410).
( 5 ) Article 38, paragraphe 1, du földről szóló 1987. évi I. törvény (loi no I de 1987 relative à la terre), telle que précisée par le 26/1987. (VII. 30.) MT rendelet a földről szóló 1987. évi I. törvény végrehajtásáról (décret no 26 du Conseil des ministres du 30 juillet 1987 portant application de la loi no I de 1987 relative à la terre) puis par le a földről szóló 1987. évi I. törvény végrehajtásáról rendelkező 26/1987. (VII. 30.) MT rendelet módosításáról szóló 73/1989. (VII. 7.) (décret no 73
du Conseil des ministres du 7 juillet 1989).
( 6 ) Article 1er, paragraphe 5, du a külföldiek ingatlanszerzéséről 171/1991. (XII. 27.) Korm (décret gouvernemental no 171 du 27 décembre 1991).
( 7 ) Loi modifiée par la loi no CXVII de 2001 portant modification de la [loi de 1994 sur les terres productives].
( 8 ) Conformément au chapitre 3, point 2, de l’annexe X de l’acte relatif aux conditions d’adhésion à l’Union européenne de la République tchèque, de la République d’Estonie, de la République de Chypre, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la République de Hongrie, de la République de Malte, de la République de Pologne, de la République de Slovénie et de la République slovaque, et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l’Union européenne (JO 2003, L 236,
p. 33) ainsi qu’à la décision 2010/792/UE de la Commission, du 20 décembre 2010, relative à la prorogation de la période transitoire prévue pour l’acquisition de terres agricoles en Hongrie (JO 2010, L 336, p. 60).
( 9 ) Loi no CCXIII de 2012 portant modification de certaines lois relatives à l’agriculture.
( 10 ) Conformément à l’article 37, paragraphe 1, de cette loi.
( 11 ) Dans la lettre de mise en demeure, la Commission avait également reproché à la Hongrie d’avoir autorisé, conformément à l’article 60, paragraphe 5, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, à compter du 25 février 2014, la résiliation unilatérale des contrats de bail d’une durée supérieure à vingt années établis sur des terres agricoles avant le 27 juillet 1994. La Commission a, semble-t-il, renoncé par la suite à ce grief, qui est absent de l’avis motivé.
( 12 ) Voir notamment arrêts du 9 septembre 2004, Commission/Grèce (C‑417/02, EU:C:2004:503, point 16), du 1er février 2007, Commission/Royaume‑Uni (C‑199/04, EU:C:2007:72, point 20), et du 22 février 2018, Commission/Pologne (C‑336/16, EU:C:2018:94, point 42). La jurisprudence de la Cour n’est pas figée quant au point de savoir si le relevé d’office des fins de non‑recevoir d’ordre public présente un caractère facultatif ou obligatoire. Néanmoins, tant l’impérativité des règles d’ordre public que
des considérations tenant à l’égalité des justiciables devant le juge et à l’égalité des armes des parties militent en faveur de son caractère obligatoire (voir Clausen, F., Les moyens d’ordre public devant la Cour de justice de l’Union européenne, Thèses, Bruylant, 2018, p. 455 à 472).
( 13 ) L’objet d’un recours intenté en application de l’article 258 TFUE est circonscrit par la procédure précontentieuse prévue à cette disposition et ne peut plus, dès lors, être étendu lors de la procédure judiciaire. L’avis motivé de la Commission et le recours doivent être fondés sur les mêmes motifs et moyens, de sorte que la Cour ne peut pas examiner un grief qui n’a pas été formulé dans l’avis motivé. Voir notamment arrêts du 9 février 2006, Commission/Royaume‑Uni (C‑305/03, EU:C:2006:90,
point 22), du 29 avril 2010, Commission/Allemagne (C‑160/08, EU:C:2010:230, point 43), et du 10 mai 2012, Commission/Pays‑Bas (C‑368/10, EU:C:2012:284, point 78).
( 14 ) En effet, l’article 11, paragraphe 1, de la loi de 1994 sur les terres productives, dans sa version en vigueur au 1er janvier 2013, et l’article 37, paragraphe 1 de la loi de 2013 sur les terres agricoles concernent la constitution de (nouveaux) droits d’usufruit sur les terres agricoles.
( 15 ) Voir points 50 à 60 de cet arrêt.
( 16 ) Selon une jurisprudence constante de la Cour, le recours en manquement a un caractère objectif. Il incombe à la Commission d’apprécier l’opportunité d’agir contre un État membre et de déterminer les dispositions qu’il aurait violées, la Cour étant tenue d’examiner si le manquement reproché existe ou non. Voir, en ce sens, arrêts du 21 juin 1988 (Commission/Royaume‑Uni, 416/85, EU:C:1988:321, point 9), du 11 août 1995, Commission/Allemagne (C‑431/92, EU:C:1995:260, point 22), ainsi que du
8 décembre 2005, Commission/Luxembourg (C‑33/04, EU:C:2005:750, point 66).
( 17 ) Voir, en ce sens, arrêt SEGRO et Horváth, point 55.
( 18 ) Arrêts du 30 mai 1989, Commission/Grèce (305/87, EU:C:1989:218, point 22), ainsi que du 5 mars 2002, Reisch e.a. (C‑515/99, C‑519/99 à C‑524/99 et C‑526/99 à C‑540/99, EU:C:2002:135, point 29).
( 19 ) Voir notamment arrêts du 5 mars 2002, Reisch e.a. (C‑515/99, C‑519/99 à C‑524/99 et C‑526/99 à C‑540/99, EU:C:2002:135, points 28 à 31) ; du 23 septembre 2003, Ospelt et Schlössle Weissenberg (C‑452/01, EU:C:2003:493, point 24), ainsi que du 25 janvier 2007, Festersen (C‑370/05, EU:C:2007:59, points 22 à 24). Voir également mes conclusions dans les affaires jointes SEGRO et Horváth (C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2017:410, points 48 à 63).
( 20 ) Voir, notamment, arrêts du 3 octobre 2006, Fidium Finanz (C‑452/04, EU:C:2006:631, point 34), et du 17 septembre 2009, Glaxo Wellcome (C‑182/08, EU:C:2009:559, point 37).
( 21 ) Voir, notamment, arrêts du 17 septembre 2009, Glaxo Wellcome (C‑182/08, EU:C:2009:559, point 36), du 5 février 2014, Hervis Sport‑ és Divatkereskedelmi (C‑385/12, EU:C:2014:47, point 21), ainsi que SEGRO et Horváth, point 53.
( 22 ) Voir, par analogie, arrêt du 17 septembre 2009, Glaxo Wellcome (C‑182/08, EU:C:2009:559, points 49 à 52).
( 23 ) Voir, en ce sens, arrêt SEGRO et Horváth, point 55.
( 24 ) Si la Cour devait ne pas être de mon avis, j’estime que, en tout état de cause, les développements figurant dans l’arrêt SEGRO et Horváth concernant la libre circulation des capitaux sont transposables à la liberté d’établissement, s’agissant tant de l’existence d’une restriction que de l’absence de justification.
( 25 ) Voir, parmi de nombreux exemples, arrêts du 9 juin 1982, Commission/Italie (95/81, EU:C:1982:216, point 30) ; du 4 juin 2002, Commission/Portugal (C‑367/98, EU:C:2002:326, point 56) ; du 28 septembre 2006, Commission/Pays‑Bas (C‑282/04 et C‑283/04, EU:C:2006:608, point 43) ; du 8 juillet 2010, Commission/Portugal (C‑171/08, EU:C:2010:412, point 80), ainsi que du 10 mai 2012, Commission/Belgique (C‑370/11, non publié, EU:C:2012:287, point 21).
( 26 ) Il s’agit, d’une part, d’une raison impérieuse d’intérêt général consistant à réserver la propriété des terres agricoles aux personnes qui les travaillent et à empêcher l’acquisition de ces terres à des fins purement spéculatives ainsi qu’à permettre l’exploitation de celles-ci par de nouvelles entreprises, à faciliter la création de propriétés d’une taille permettant une production agricole viable et concurrentielle et à éviter un morcellement des fonds agricoles ainsi qu’un exode rural et
un dépeuplement des campagnes. D’autre part, le gouvernement hongrois se prévaut de l’article 65 TFUE et, plus précisément, de la volonté de sanctionner des violations de la réglementation nationale en matière de contrôle des changes ainsi que celle de lutter, au titre de l’ordre public, contre des pratiques d’acquisition abusives.
( 27 ) Conclusions dans les affaires jointes SEGRO et Horváth (C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2017:410, points 31 à 118).
( 28 ) Voir arrêt du 11 juin 2015, Berlington Hungary e.a. (C‑98/14, EU:C:2015:386, points 74 à 88 ainsi que 92).
( 29 ) Au besoin, les développements figurant aux points 173 à 182 des présentes conclusions concernant le droit de propriété garanti à l’article 17 de la Charte sont transposables à ces principes.
( 30 ) Voir points 76 et suivants des présentes conclusions.
( 31 ) En outre, et sauf erreur de ma part, dans toute l’histoire de la procédure de manquement, cette même institution n’a introduit qu’une seule demande tendant à la constatation d’une violation d’un droit fondamental reconnu dans l’ordre juridique de l’Union, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 27 avril 2006, Commission/Allemagne (C‑441/02, EU:C:2006:253). La jurisprudence de la Cour compte néanmoins quelques arrêts où les droits fondamentaux sont invoqués au soutien d’une interprétation
de la disposition de droit de l’Union prétendument violée par l’État membre.
( 32 ) « Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne » [COM (2010) 0573 final, p. 10].
( 33 ) Les différents rapports annuels de la Commission sur l’application de la Charte évoquent l’ouverture de plusieurs procédures précontentieuses concernant notamment le non-respect de la Charte par certains États membres. Néanmoins, aucune de ces affaires n’est parvenue devant la Cour. Voir Łazowski, A., « Decoding a Legal Enigma : the Charter of Fundamental Rights of the European Union and infringement proceedings », ERA Forum, 2013, no 14, p. 573 à 587, faisant remarquer que cette retenue de
la Commission procédait sans doute d’un choix stratégique de celle-ci, lié au manque de clarté entourant la question de l’application de la Charte aux États membres.
( 34 ) Voir, outre la présente affaire, les affaires pendantes Commission/Hongrie, C‑66/18 et Commission/Hongrie, C‑78/18.
( 35 ) Le même constat s’impose, selon moi, en ce qui concerne les droits fondamentaux reconnus en tant que principes généraux du droit de l’Union. Voir Barav, A., « Failure of Member States to Fulfil their Obligations under Community Law », Common Market Law Review, 1975, no 12, p. 369 à 383, spéc. p. 377.
( 36 ) Une procédure de manquement ne pouvant se fonder que sur une obligation en vigueur et applicable ratione temporis à la situation en cause, la Cour ne peut bien entendu constater un manquement aux droits reconnus dans la Charte que pour des faits survenus après que celle‑ci a acquis force obligatoire – soit le 1er décembre 2009, date d’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Tel est le cas en l’occurrence, puisque la présente affaire porte sur les effets de l’article 108, paragraphe 1, de la
loi de 2013 relative aux mesures transitoires, disposition adoptée et entrée en vigueur après cette date (voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, points 38 à 49).
( 37 ) Voir, notamment, von Bogdandy, A., « The European Union as a Human Rights Organization? Human Rights and the core of the European Union », Common Market Law Review, 2000, no 37, p. 1307 à 1338, spéc. p. 1316 et 1317, ainsi que Dougan, M. « Judicial review of Member State action under the General principles and the Charter: Defining the “Scope of Union Law” », Common Market Law Review, 2015, no 52, p. 1201 à 1246, spéc. p. 1204 à 1210.
( 38 ) Ci‑après la « Cour EDH ».
( 39 ) Voir article 6, paragraphe 1, TUE, article 51, paragraphe 2, de la Charte, et déclaration sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne annexée au traité FUE.
( 40 ) Arrêt du 26 février 2013 (C‑617/10, EU:C:2013:105, point 21).
( 41 ) Dougan, M., op. cit., p. 1206.
( 42 ) Arrêt du 13 juillet 1989 (5/88, EU:C:1989:321, points 17 à 19).
( 43 ) Cette jurisprudence couvre tant l’application des règlements (arrêt du 24 mars 1994, Bostock, C‑2/92, EU:C:1994:116) que la transposition des directives (arrêt du 10 juillet 2003, Booker Aquaculture et Hydro Seafood, C‑20/00 et C‑64/00, EU:C:2003:397) ou celle des décisions-cadres (arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198) ou encore l’application des obligations découlant des traités (arrêt du 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B., C‑42/17,
EU:C:2017:936). Pour une discussion approfondie de cette ligne de jurisprudence, voir conclusions de l’avocat général Bobek dans l’affaire Ispas (C‑298/16, EU:C:2017:650, points 32 à 65).
( 44 ) Arrêt du 18 juin 1991 (C‑260/89, EU:C:1991:254, points 43 à 45) (ci‑après « l’arrêt ERT »).
( 45 ) C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2017:410, point 121.
( 46 ) Voir point 54 des présentes conclusions.
( 47 ) Signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci‑après la « CEDH »).
( 48 ) Plus précisément, ces justifications figurent à l’article 56 CE (devenu article 52 TFUE) et sont rendues applicables à la libre prestation de services par le renvoi opéré à l’article 66 CE (devenu article 62 TFUE).
( 49 ) Arrêt ERT, point 26.
( 50 ) L’expression avait été utilisée pour la première fois par la Cour quelques années auparavant dans l’arrêt du 30 septembre 1987, Demirel (12/86, EU:C:1987:400).
( 51 ) Arrêt ERT, point 42.
( 52 ) Arrêt ERT, point 43 (souligné par mes soins).
( 53 ) Voir arrêt ERT, point 44.
( 54 ) Voir, en ce sens, arrêt ERT, point 45.
( 55 ) Arrêt du 13 juillet 1989 (5/88, EU:C:1989:321).
( 56 ) Mouvement amorcé par les arrêts du 12 novembre 1969, Stauder (29/69, EU:C:1969:57), du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft (11/70, EU:C:1970:114), ainsi que du 14 mai 1974, Nold/Commission (4/73, EU:C:1974:51).
( 57 ) Voir, en ce sens, arrêts du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft (11/70, EU:C:1970:114, point 3) ; du 13 décembre 1979, Hauer (44/79, EU:C:1979:290, point 14) ; du 26 février 2013, Melloni (C‑399/11, EU:C:2013:107, point 60), ainsi que du 6 mars 2014, Siragusa (C‑206/13, EU:C:2014:126, points 31 et 32).
( 58 ) Weiler, J.H.H. et Lockhart, N.J.S. « “Taking rights seriously” seriously: the European court and its fundamental rights jurisprudence – part II », Common Market Law Review, 1995, no 32, p. 579 à 627, spéc. p. 583 et 610.
( 59 ) Pour cette raison, la jurisprudence « ERT » est loin d’être aussi consensuelle que la jurisprudence « Wachauf ». La Cour est ainsi régulièrement invitée à abandonner la jurisprudence « ERT » (voir Jacobs, F.G., « Human Rights in the European Union: the role of the Court of Justice », European Law Review, 2001, no 26, p. 331 à 341 ; Huber, P.M., « The Unitary Effect of the Community’s Fundamental Rights: The ERT‑Doctrine Needs to be Reviewed », European Public Law, 2008, no 14, p. 323 à 333 ;
Kühn, Z., « Wachauf and ERT: On the Road from the Centralised to the Decentralised System of Judicial Review », Poiares Maduro, M., Azoulai, L. (eds), The Past and Future of EU Law, Oxford and Portland, Oregon, 2010, p. 151 à 161, spéc. p. 157) ou à faire preuve de prudence dans son application (voir Weiler, J.H.H., « Fundamental rights and fundamental boundaries », The constitution of Europe, Chapitre 3, Cambridge University Press, 1999, suggérant à la Cour de se limiter à rappeler aux États
membres leurs obligations au titre de la CEDH, ainsi que Snell, J., « Fundamental Rights Review of National Measures: Nothing New under the Charter ? », European Public Law, 2015, volume 21, no 2, p. 285 à 308, spéc. p. 306).
( 60 ) Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, même lorsque les États membres agissent dans le cadre de leurs compétences exclusives, ils doivent, dans l’exercice de celles‑ci, respecter le droit de l’Union et, en particulier, les libertés de circulation prévues par les traités. Voir, notamment, arrêts du 2 octobre 2003, Garcia Avello (C‑148/02, EU:C:2003:539, point 25), du 11 décembre 2007, International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union (C‑438/05,
EU:C:2007:772, point 40), ainsi que du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385, points 37 et 38).
( 61 ) Voir conclusions de l’avocat général Sharpston dans l’affaire Pfleger e.a. (C‑390/12, EU:C:2013:747, point 45) ; Tridimas, T., The General Principles of EU Law, Oxford University Press, 2ème édition, 2006, p. 325 ; Craig, P., « The ECJ and ultra vires action: a conceptual analysis », Common Market Law Review, 2011, no 48, p. 395 à 437, spéc. p. 431 ; Eriksen, C.C., Stubberud, J.A., « Legitimacy and the Charter of Fundamental Rights Post‑Lisbon », Andenas, M., Bekkedal, T., Pantaleo, L., The
Reach of Free Movement, Springler, 2017, p. 229 à 252, spéc. p. 240.
( 62 ) Voir conclusions de l’avocat général Van Gerven dans l’affaire Society for the Protection of Unborn Children Ireland (C‑159/90, non publiées, EU:C:1991:249, point 31) ; Weiler, J.H.H., Fries, S.C., « A human right policy for the European Community and Union: The question of competences », Alston, P., (éd.), The EU and Human Rights, Oxford University Press, 1999, p. 163, ainsi que Dougan, M., op. cit., p. 1216, soulignant que les jurisprudences « Wachauf » et « ERT » sont, finalement, liées
par le même impératif d’unité et d’effectivité du droit de l’Union.
( 63 ) Voir conclusions de l’avocat général Tesauro dans l’affaire Familiapress (C‑368/95, EU:C:1997:150, point 26) et Eeckhout, P., « The EU Charter of Fundamental Rights and the Federal Question », Common Market Law Review, 2002, no 39, p. 945 à 994, spéc. p. 978.
( 64 ) Hypothèse en cause, notamment, dans les arrêts du 12 juin 2003, Schmidberger (C‑112/00, EU:C:2003:333), et du 14 octobre 2004, Omega (C‑36/02, EU:C:2004:614).
( 65 ) Arrêt du 4 octobre 1991 (C‑159/90, EU:C:1991:378).
( 66 ) Voir Eeckhout, P., op. cit., p. 978 (l’exemple est emprunté à cet article), et Van Danwitz, T., Paraschas, K., « A Fresh Start for the Charter: Fundamental Questions on the Application of the European Charter of Fundamental Rights », Fordham International Law Journal, 2017, no 35, p. 1396 à 1425, spéc. p. 1406.
( 67 ) Arrêt du 26 juin 1997 (C‑368/95, EU:C:1997:325, point 24).
( 68 ) Voir, contra, Besselink, L.F.M., « The member States, the National Constitutions and the Scope of the Charter », Maastricht Journal, 2001, no 8, p. 68 à 80, spéc. p. 77.
( 69 ) Arrêt du 26 juin 1997, Familiapress (C‑368/95, EU:C:1997:325, point 24). Voir, du même avis, Tridimas, T., op. cit, p. 326.
( 70 ) Ce caractère fonctionnel ressort des conclusions de l’avocat général Tesauro dans l’affaire Familiapress (C‑368/95, EU:C:1997:150, point 26) : « nous estimons que le problème de la compatibilité de la législation nationale en cause par rapport à l’article 10 de la [CEDH], qui a été évoqué au cours de la procédure, mérite une réponse de la part de la Cour. Et ce, bien entendu, dans l’hypothèse où celle‑ci parviendrait à la conclusion que la législation en cause peut être justifiée sur la base
des exigences impératives que nous venons d’examiner ».
( 71 ) Voir mes conclusions dans les affaires jointes SEGRO et Horváth (C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2017:410, point 129).
( 72 ) Arrêt du 30 avril 2014 (C‑390/12, EU:C:2014:281).
( 73 ) Arrêt du 30 avril 2014, Pfleger e.a. (C‑390/12, EU:C:2014:281, point 36).
( 74 ) Arrêt du 11 juin 2015 (C‑98/14, EU:C:2015:386, points 74 à 91).
( 75 ) Arrêt du 21 décembre 2016 (C‑201/15, EU:C:2016:972, points 61 à 70 ainsi que 102 et 103).
( 76 ) Arrêt du 20 décembre 2017 (C‑322/16, EU:C:2017:985, points 44 à 50).
( 77 ) Arrêt du 30 avril 2014 (C‑390/12, EU:C:2014:281).
( 78 ) Voir arrêt du 30 avril 2014, Pfleger e.a. (C‑390/12, EU:C:2014:281, points 48 à 55).
( 79 ) Voir arrêt du 30 avril 2014, Pfleger e.a. (C‑390/12, EU:C:2014:281, points 59 et 60).
( 80 ) C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2017:410, point 141.
( 81 ) Arrêt du 30 avril 2014 (C‑390/12, EU:C:2014:281).
( 82 ) Voir conclusions de l’avocat général Sharpston dans l’affaire Ruiz Zambrano (C‑34/09, EU:C:2010:560, point 162), ainsi que Weiler, J.H.H. et Fries, S.C., op.cit.
( 83 ) Les situations de « dérogation » doivent ainsi être distinguées de celles où une réglementation de l’Union laisse une marge discrétionnaire aux États membres : l’application des droits fondamentaux de l’Union dans ce dernier contexte est pleinement justifiée dès lors que cette marge s’inscrit dans le cadre d’une politique de l’Union [voir, en ce sens, arrêts du 21 décembre 2011, N. S. e.a. (C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865, point 68) ainsi que du 9 mars 2017, Milkova (C‑406/15,
EU:C:2017:198, points 52 et 53)] et que le législateur de l’Union ne saurait conférer aux États membres une discrétion pour violer les droits fondamentaux.
( 84 ) Je précise ainsi que, dans la présente affaire, aucune règle de l’Union n’est mise en œuvre, au sens strict du terme, par la réglementation litigieuse. En particulier, celle‑ci ne procède pas d’une mise en œuvre de l’annexe X de l’acte relatif aux conditions d’adhésion à l’Union européenne de, notamment, la Hongrie, dès lors que cet acte portait sur les conditions d’acquisition de la propriété et non sur l’usufruit. Il ne s’agit pas non plus d’une mauvaise transposition de la directive
88/361/CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l’article 67 du traité [CE, article abrogé par le traité d’Amsterdam] (JO 1988, L 178, p. 5), dans la mesure, notamment, où cette directive n’est plus en vigueur.
( 85 ) Voir également Eeckhout, P., op.cit., p. 975.
( 86 ) Voir point 69 des présentes conclusions.
( 87 ) Voir en particulier la note du Praesidium de la Convention en date du 15 février 2000 (CHARTE 4123/1/00 REV 1) indiquant que la Charte ne devrait s’appliquer aux États membres que lorsqu’ils transposent ou appliquent le droit de l’Union, motivée par le souci d’éviter que ces États ne soient liés par celle‑ci lorsqu’ils agissent dans leur propre domaine de compétence. Les rédactions successives ont varié entre la « mise en œuvre du droit de l’Union » (CHARTE 4149/00 et CHARTE 4235/00) et le
« champ d’application du droit de l’Union » (CHARTE 4316/00).
( 88 ) Explications relatives à la [Charte] (JO 2007, C 303, p. 17).
( 89 ) Arrêt du 26 février 2013 (C‑617/10, EU:C:2013:105).
( 90 ) Voir point 70 des présentes conclusions.
( 91 ) Voir XXVème congrès de la Fédération internationale de droit européen (FIDE), propos introductifs de J.M. Sauvé, prononcés le 30 mai 2012 à Tallinn (Estonie), soulignant les trois mouvements à l’œuvre sur le continent européen en lien avec les droits fondamentaux, à savoir l’expansion des droits, la multiplication de leurs sources et la pluralité de leurs interprètes.
( 92 ) Voir point 82 des présentes conclusions. Ce contrôle de la mise en œuvre des politiques de l’Union par les États membres implique celui des voies de droit prévues par ces États, sur le fondement de l’article 19 TUE, afin d’assurer que les justiciables aient, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, une possibilité effective de contester en justice la légalité de tout acte national mettant en œuvre ce droit. Voir, en ce sens, arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes
Portugueses (C‑64/16, EU:C:2018:117, points 29 à 37).
( 93 ) L’affirmation selon laquelle la Commission lancerait « à chaque fois que cela est nécessaire des procédures d’infraction contre les États membres pour non‑respect de la Charte dans la mise en œuvre du droit de l’Union », rappelée au point 64 des présentes conclusions, s’inscrivait elle‑même dans un contexte où cette institution entendait assurer que l’action de l’Union soit irréprochable en matière de droits fondamentaux, la Charte devant servir de guide pour les politiques de l’Union et pour
leur mise en œuvre par les États membres [voir « Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne », COM (2010) 0573 final, p. 4].
( 94 ) Voir conclusions de l’avocat général Sharpston dans l’affaire Ruiz Zambrano (C‑34/09, EU:C:2010:560, point 155).
( 95 ) Aux termes de cette disposition, « [t]oute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».
( 96 ) Voir arrêts du 30 avril 2014, Pfleger e.a. (C‑390/12, EU:C:2014:281, points 57 à 60) ; du 11 juin 2015, Berlington Hungary e.a. (C‑98/14, EU:C:2015:386, points 90 et 91) ; du 21 décembre 2016, AGET Iraklis (C‑201/15, EU:C:2016:972, points 102 et 103), ainsi que du 20 décembre 2017, Global Starnet (C‑322/16, EU:C:2017:985, point 50).
( 97 ) Voir Kovar, R., « Droit de propriété », Répertoire du droit européen, janvier 2007, § 4, et Gauthier, C., Platon, S., Szymczak, D., Droit européen des droits de l’Homme, Sirey, 2017, p. 215.
( 98 ) Voir jurisprudence rappelée au point 47 des présentes conclusions.
( 99 ) Arrêt SEGRO et Horváth, points 62 et 63.
( 100 ) Voir points 157 à 159 des présentes conclusions.
( 101 ) Voir, d’une part, points 92 et 106 de l’arrêt SEGRO et Horváth et, d’autre part, point 176 des présentes conclusions.
( 102 ) Voir, d’une part, point 91 de l’arrêt SEGRO et Horváth et, d’autre part, points 179 à 182 des présentes conclusions.
( 103 ) La règle de droit de l’Union violée doit avoir pour objet de conférer des droits aux particuliers, la violation de cette règle doit être suffisamment caractérisée et il doit exister un lien de causalité direct entre cette violation et le dommage subi. Voir arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 51), ainsi que, pour une application récente, arrêt du 4 octobre 2018, Kantarev (C‑571/16, EU:C:2018:807, point 94).
( 104 ) Voir notamment arrêt du 30 mai 2013, Commission/Suède (C‑270/11, EU:C:2013:339, point 49). Voir aussi la communication de la Commission relative à la mise en œuvre de l’article 228 du traité CE [SEC (2005) 1658], point 16.1 : « Pour évaluer l’importance des dispositions communautaires ayant fait l’objet de l’infraction, la Commission prendra davantage en considération la nature et la portée de celles‑ci que le rang hiérarchique de la norme dont le défaut de mise en œuvre a été établi. […]
[L]es atteintes aux droits fondamentaux et aux quatre libertés fondamentales consacrées par le traité devraient être considérées comme graves et faire l’objet d’une sanction pécuniaire adaptée à cette gravité » (souligné par mes soins).
( 105 ) Voir jurisprudence en note en bas de page 16 des présentes conclusions.
( 106 ) Voir arrêts du 12 juillet 1973, Commission/Allemagne (70/72, EU:C:1973:87, point 13), et du 16 octobre 2012, Hongrie/Slovaquie (C‑364/10, EU:C:2012:630, point 68).
( 107 ) Voir notamment arrêts du 6 novembre 2012, K (C‑245/11, EU:C:2012:685) ; du 18 avril 2013, Irimie (C‑565/11, EU:C:2013:250) ; du 4 juillet 2013, Gardella (C‑233/12, EU:C:2013:449, points 37 à 41) ; du 5 juin 2014, Mahdi (C‑146/14 PPU, EU:C:2014:1320, point 64) ; du 4 septembre 2014, Zeman (C‑543/12, EU:C:2014:2143, point 39) ; du 4 février 2015, Melchior (C‑647/13, EU:C:2015:54, point 29) ; du 25 juin 2015, Loutfi Management Propriété intellectuelle (C‑147/14, EU:C:2015:420, point 27), ainsi
que du 10 septembre 2015, Wojciechowski (C‑408/14, EU:C:2015:591, point 53).
( 108 ) Ne serait-ce que parce que l’interprétation du contenu d’un droit fondamental, norme de rang suprême, liant notamment le législateur de l’Union dans sa compétence normative, n’est pas un exercice anodin.
( 109 ) Voir arrêts du 14 mai 1974, Nold/Commission (4/73, EU:C:1974:51), et du 13 décembre 1979, Hauer (44/79, EU:C:1979:290).
( 110 ) L’article 17, paragraphe 2, de la Charte porte sur la protection de la propriété intellectuelle et n’est donc pas en cause dans la présente affaire.
( 111 ) Cette disposition, intitulée « Protection de la propriété », énonce que « [t]oute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens
conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
( 112 ) Voir arrêts du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (C‑402/05 P et C‑415/05 P, EU:C:2008:461, point 356), ainsi que du 13 juin 2017, Florescu e.a. (C‑258/14, EU:C:2017:448, point 49).
( 113 ) Concernant la jurisprudence de la Cour EDH, voir, en ce sens, Cour EDH, 23 février 1995, Gasus Dosier‑ und Fördertechnik GmbH c. Pays‑Bas, CE:ECHR:1995:0223JUD001537589, § 53, Cour EDH, 12 décembre 2002, Wittek c. Allemagne, CE:ECHR:2002:1212JUD003729097, § 42, ainsi que Cour EDH, 18 novembre 2010, Consorts Richet et Le Ber c. France, CE:ECHR:2010:1118JUD001899007, § 89. Pour la jurisprudence de la Cour, voir, en ce sens, arrêt du 22 janvier 2013, Sky Österreich (C‑283/11, EU:C:2013:28,
point 34).
( 114 ) Voir, en ce sens, Cour EDH, 29 novembre 1991, Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, CE:ECHR:1991:1129JUD001274287, § 51 ; Cour EDH, 20 novembre 1995, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, CE:ECHR:1995:1120JUD001784991, § 29, ainsi que Cour EDH, 18 avril 2002, Ouzounis et autres c. Grèce, CE:ECHR:2002:0418JUD004914499, § 24.
( 115 ) Arrêts du 22 janvier 2013, Sky Österreich (C‑283/11, EU:C:2013:28, point 34), ainsi que du 3 septembre 2015, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Commission (C‑398/13 P, EU:C:2015:535, point 60).
( 116 ) En ce qui concerne le droit d’usage, seul l’usus est transféré à son titulaire, le propriétaire conservant le fructus et l’abusus.
( 117 ) Voir, pour un exposé des caractéristiques de l’usufruit, tel que prévu historiquement en droit romain et dans le droit de différents États membres, conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Goed Wonen (C‑326/99, EU:C:2001:115, points 54 à 56).
( 118 ) À titre exemplatif, dans le cadre de l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH, la Cour EDH a considéré comme étant des « biens » des usufruits (Cour EDH, 12 décembre 2002, Wittek c. Allemagne, CE:ECHR:2002:1212JUD003729097, § 43 et 44, ainsi que Cour EDH, 16 novembre 2004, Bruncrona c. Finlande, CE:ECHR:2004:1116JUD004167398, § 78), d’autres formes de servitudes (Commission EDH, 13 décembre 1984, S c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1984:1213DEC001074184, § 238 et 239), ou encore un droit
personnel de jouir de la chose résultant d’un contrat de bail (Cour EDH, 24 juin 2003, Stretch c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:2003:0624JUD004427798, § 35).
( 119 ) À cet égard, je relève que, dans de nombreux droits nationaux, la cession du droit d’usufruit est exclue par la loi, ou tout au moins soumise à l’accord du propriétaire. En outre, en tant que servitude personnelle, l’usufruit est, au maximum, viager, de sorte qu’il n’est pas transmis aux héritiers de l’usufruitier à son décès, mais retourne au propriétaire. Voir conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Goed Wonen (C‑326/99, EU:C:2001:115, point 56).
( 120 ) Voir, par analogie, arrêt du 22 janvier 2013, Sky Österreich (C‑283/11, EU:C:2013:28, point 35). En d’autres termes, la circonstance selon laquelle l’usufruit ne peut pas être cédé par l’usufruitier à un tiers ne le métamorphose pas en un droit extrapatrimonial dénué de valeur chiffrable.
( 121 ) Voir conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Goed Wonen (C‑326/99, EU:C:2001:115, point 56).
( 122 ) Voir article 1er du décret no 88 du 15 juin 2001 portant exécution de la loi no XCV de 1995 sur les devises.
( 123 ) Les articles 6:110 et 6:111 du nouveau code civil maintiennent cette solution.
( 124 ) Voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, point 103. Voir, aussi, Cour EDH, 29 novembre 1991, Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, CE:ECHR:1991:1129JUD001274287, § 51, ainsi que Cour EDH, 22 juillet 2008, Köktepe c. Turquie, CE:ECHR:2008:0722JUD003578503, § 89 : « le requérant a acquis de bonne foi en 1993 le terrain litigieux qui était, à ce moment, qualifié, sans controverse, de terrain agricole […] et qui était exempt de toute inscription restrictive sur le registre
foncier lequel seul fait foi en droit turc […]. L’acquisition du terrain par le requérant n’était donc entachée d’aucune irrégularité susceptible de lui être opposée ; s’il n’en était pas ainsi, la Direction générale des titres et du cadastre ne lui aurait sûrement pas délivré le titre de propriété établi en bonne et due forme […] » (souligné par mes soins).
( 125 ) Conformément à l’article 5, paragraphe 1, de la loi relative au registre foncier « il convient de présumer jusqu’à preuve du contraire qu’une donnée immobilière inscrite au registre existe et qu’une donnée immobilière rayée du registre n’existe pas ».
( 126 ) L’article 3 de la loi relative au registre foncier, abrogé avec effet au 15 mars 2014 par l’article 12, point a), de la loi no CCIV de 2013 portant modification de [la loi relative au registre foncier], prévoyait jusqu’à cette date qu’un droit ne naît qu’avec son inscription dans ce registre et que toute modification suppose une nouvelle inscription.
( 127 ) Voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, points 109 et 110. Voir aussi Cour EDH, 23 septembre 2014, Valle Pierimpiè Società Agricola S.p.a. c. Italie, CE:ECHR:2014:0923JUD004615411, § 48 à 51.
( 128 ) Voir, en ce sens, arrêt SEGRO et Horváth, points 116, 117 et 121.
( 129 ) Voir Cour EDH, 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c. Suède, CE:ECHR:1982:0923JUD000715175, § 67 ; Cour EDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0221JUD000879379, § 37, ainsi que Cour EDH, 12 décembre 2002, Wittek c. Allemagne, CE:ECHR:2002:1212JUD003729097, § 41.
( 130 ) Voir, en ce sens, Cour EDH, 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c. Suède, CE:ECHR:1982:0923JUD000715275, § 62 et 63, ainsi que Cour EDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0221JUD000879379, § 40.
( 131 ) Voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, point 63.
( 132 ) La Cour EDH a ainsi reconnu comme des cas de « transfert de propriété » et partant de « privation » l’obligation imposée à un particulier de céder son bien immobilier à un autre particulier (voir Cour EDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0221JUD000879379 ; Cour EDH, 21 février 1990, Håkansson et Sturesson c. Suède, CE:ECHR:1990:0221JUD001185585, ainsi que Cour EDH, 10 juillet 2014, Milhau c. France, CE:ECHR:2014:0710JUD000494411).
( 133 ) Voir, notamment, Cour EDH, 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c. Suède, CE:ECHR:1982:0923JUD000715175, § 69, ainsi que Cour EDH, 12 décembre 2002, Wittek c. Allemagne, CE:ECHR:2002:1212JUD003729097, § 53.
( 134 ) Voir, notamment, Cour EDH, 12 décembre 2002, Wittek c. Allemagne, CE:ECHR:2002:1212JUD003729097, § 54.
( 135 ) Voir, notamment, Cour EDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0221JUD000879379, § 54. Il est à noter que l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH ne contient pas de référence à un tel dédommagement. Néanmoins, comme la Cour EDH l’a relevé dans cet arrêt, l’absence d’une obligation d’indemnisation rendrait la protection du droit de propriété « largement illusoire et inefficace ». Cette juridiction a ainsi pallié le silence du texte en jugeant que la
nécessité d’une indemnisation « découle implicitement de l’article 1 du protocole no 1 pris dans son ensemble » (Cour EDH, 8 juillet 1986, Lithgow et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0708JUD000900680, § 109).
( 136 ) L’article 1er du protocole additionnel no 1 à la CEDH ne garantit pas le droit à une compensation intégrale, des objectifs légitimes d’utilité publique pouvant militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande. En outre, la Cour EDH reconnaît à l’État, en la matière, une large marge d’appréciation (Cour EDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0221JUD000879379, § 54).
( 137 ) Voir, notamment, Cour EDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0221JUD000879379, § 54 ; Cour EDH, 9 décembre 1994, Les saints monastères c. Grèce, CE:ECHR:1994:1209JUD001309287, § 71, ainsi que 23 novembre 2000, ex‑roi de Grèce et autres c. Grèce, CE:ECHR:2000:1123JUD002570194, § 89.
( 138 ) Voir, notamment, Cour EDH, 21 février 1997, Guillemin c. France, CE:ECHR:1997:0221JUD001963292, § 54.
( 139 ) En effet, à mon sens, les conditions (3) et (5) sont consubstantielles. Une mesure emportant privation de liberté ne saurait respecter le contenu essentiel du droit de propriété si elle ne prévoit pas, en contrepartie de cette dépossession, une juste indemnité intervenant dans un délai raisonnable – sauf circonstances exceptionnelles.
( 140 ) Voir, en ce sens, Cour EDH, 1er décembre 2005, Păduraru c. Roumanie, CE:ECHR:2005:1201JUD006325200, § 77.
( 141 ) Voir article 5, point 13, de la loi de 2013 sur les terres agricoles.
( 142 ) Voir, notamment, Cour EDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume‑Uni, CE:ECHR:1986:0221JUD000879379, § 46, Cour EDH, 22 juin 2004, Broniowski c. Pologne, CE:ECHR:2004:0622JUD003144396, § 149, ainsi que Cour EDH, 14 février 2006, Lecarpentier et autre c. France, CE:ECHR:2006:0214JUD006784701, § 44.
( 143 ) Voir note en bas de page 26 des présentes conclusions.
( 144 ) Voir, par analogie, arrêt du 13 juin 2017, Florescu e.a. (C‑258/14, EU:C:2017:448, point 57).
( 145 ) Voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, points 92, 93, 106, 121 ainsi que 122.
( 146 ) Je rappelle que cette période transitoire, initialement fixée à vingt années, fut finalement réduite à 4 mois et 15 jours (voir points 24 et 25 des présentes conclusions).
( 147 ) Ainsi qu’il a été indiqué aux points 29 et 62 des présentes conclusions, l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle) a jugé, dans son arrêt no 25, du 21 juillet 2015, que de telles modalités d’indemnisation étaient compatibles avec la loi fondamentale hongroise, pour autant que le propriétaire puisse, pour sa part, bénéficier d’une indemnisation de l’État.
( 148 ) Aux termes de cette disposition « lors de la suppression de l’usufruit, l’usufruitier peut réclamer au propriétaire, en vertu des règles relatives à l’enrichissement sans cause, un remboursement correspondant à l’augmentation de la valeur du bien suite aux travaux extraordinaires de restauration ou de réparation qu’il a réalisés à son compte ».
( 149 ) Conformément à cette disposition « [s]i la responsabilité pour l’impossibilité d’exécuter le contrat ne peut être imputée à aucune des parties, la contre-valeur pécuniaire du service fourni avant le moment où le contrat a pris fin fait l’objet d’une compensation. Si l’autre partie n’a pas exécuté la prestation de services correspondant à la contrepartie pécuniaire déjà versée, celle‑ci est remboursée ». Comme le fait remarquer la Commission, il est pour le moins curieux, compte tenu de
l’argumentation de la Hongrie relative à la prétendue invalidité ab initio des contrats d’usufruit en cause, que celle‑ci invoque ici les règles du droit civil relatives à l’exécution impossible d’un contrat – par hypothèse valide – plutôt que celles relatives à la restitutio in integrum en cas de nullité du contrat.
( 150 ) Voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, point 91.
( 151 ) Voir, en ce sens, Cour EDH, 30 mai 2000, Carbonara et Ventura c. Italie, CE:ECHR:2000:0530JUD002463894, § 67, ainsi que Cour EDH, 9 octobre 2003, Biozokat A.E. c. Grèce, CE:ECHR:2003:1009JUD006158200, § 29. Voir aussi Kjølbro, J.F., Den Europæiske Menneskerettighedskonvention : for praktikere, 4. udgave, p. 1230.
( 152 ) Voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, point 91.
( 153 ) Voir, par analogie, Cour EDH, 12 juin 2003, Lallement c. France, CE:ECHR:2003:0612JUD004604499, § 10.
( 154 ) Voir, par analogie, arrêt SEGRO et Horváth, point 91. Quant à l’argument de la Hongrie selon lequel les personnes privées de leur droit d’usufruit pourraient continuer à jouir des terres agricoles en question en concluant, par exemple, un contrat de bail avec les propriétaires des terres, il suffit d’observer, à l’instar de la Commission, que cette solution n’offre aucune garantie aux premiers, dès lors que rien n’impose aux seconds de conclure un tel contrat.