CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. GIOVANNI PITRUZZELLA
présentées le 11 juillet 2019 ( 1 )
Affaire C‑380/18
Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid
contre
E.P.
[demande de décision préjudicielle formée par le Raad van State (Conseil d’État, Pays‑Bas)]
« Renvoi préjudiciel – Contrôles aux frontières, asile et immigration – Code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières – Franchissement des frontières extérieures et conditions d’entrée – Décision constatant la fin de la régularité du séjour en raison d’une menace pour l’ordre public – Décision de retour d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier – Notion de “menace pour l’ordre public” – Marge d’appréciation des États membres »
1. Lorsqu’elles adoptent une décision par laquelle elles constatent que la condition d’entrée sur le territoire de l’Union, telle que définie à l’article 6, paragraphe 1, sous e), du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (ci‑après le « CFS ») ( 2 ), n’est pas ou n’est plus remplie, les autorités nationales sont-elles tenues d’apprécier
le comportement personnel du ressortissant d’État tiers concerné et de conclure à l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société ou peuvent-elles se fonder sur le seul soupçon que ce ressortissant a commis une infraction pénale grave ? Tel est, en substance, l’enjeu du présent renvoi préjudiciel.
I. Le cadre juridique
A. La convention d’application de l’accord de Schengen
2. La convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée à Schengen le 19 juin 1990 (ci-après la « CAAS ») ( 3 ), telle que modifiée par le règlement (UE) no 610/2013, du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013 ( 4 ), prévoit, en vertu de son article 20,
paragraphe 1, que « [l]es étrangers non soumis à l’obligation de visa peuvent circuler librement sur les territoires des Parties Contractantes pendant une durée maximale de 90 jours sur toute période de 180 jours à compter de la date de première entrée, pour autant qu’ils remplissent les conditions d’entrée visées à l’article 5, paragraphe 1, points a), c), d), et e) [de la CAAS] ».
B. Le code frontières Schengen
3. Aux termes du considérant 6 du CFS, « [l]e contrôle aux frontières n’existe pas seulement dans l’intérêt de l’État membre aux frontières extérieures duquel il s’exerce, mais dans l’intérêt de l’ensemble des États membres ayant aboli le contrôle aux frontières à leurs frontières intérieures. Le contrôle aux frontières devrait contribuer à la lutte contre l’immigration illégale et la traite des êtres humains, ainsi qu’à la prévention de toute menace sur la sécurité intérieure, l’ordre public, la
santé publique et les relations internationales des États membres ».
4. Le considérant 27 du CFS prévoit que, « [c]onformément à la jurisprudence de la [Cour], toute dérogation au principe fondamental de la libre circulation des personnes doit être interprétée de manière restrictive et la notion d’ordre public suppose l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant l’un des intérêts fondamentaux de la société ».
5. L’article 6, paragraphe 1, du CFS dispose :
« Pour un séjour prévu sur le territoire des États membres, d’une durée n’excédant pas 90 jours sur toute période de 180 jours, ce qui implique d’examiner la période de 180 jours précédant chaque jour de séjour, les conditions d’entrée pour les ressortissants de pays tiers sont les suivantes :
[...]
d) ne pas être signalé aux fins de non-admission dans le [système d’information Schengen (SIS)] ;
e) ne pas être considéré comme constituant une menace pour l’ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique ou les relations internationales de l’un des États membres et, en particulier, ne pas avoir fait l’objet d’un signalement aux fins de non-admission dans les bases de données nationales des États membres pour ces mêmes motifs. »
II. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
6. E.P. est un ressortissant albanais qui serait entré sur le territoire des Pays‑Bas en tant que touriste, après être passé par le Danemark et la Suède selon ses dires, le 22 avril 2016. Le 18 mai 2016, il a été pris sur le fait dans une habitation hébergeant une plantation de cannabis puis placé en garde à vue dans l’attente d’une procédure pénale avant d’être pris en charge par les autorités de police des étrangers. Dans la mesure où de grandes quantités de drogue ont été trouvées sur place,
E. P. était soupçonné d’avoir commis une infraction qualifiée de grave par le droit pénal néerlandais.
7. Le 19 mai 2016, le staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (secrétaire d’État à la Justice et à la Sécurité, Pays-Bas, ci-après le « secrétaire d’État »), considérant que E.P. ne remplissait plus les conditions de l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS et qu’il constituait une menace pour l’ordre public, a adopté une décision lui ordonnant de quitter le territoire de l’Union dans les 28 jours. E.P. a introduit un recours contre cette décision devant le rechtbank Den Haag, zittingsplaats
Amsterdam (tribunal de La Haye, siégant à Amsterdam, Pays-Bas), lequel a, par jugement du 13 septembre 2016, annulé la décision de retour et ordonné au secrétaire d’État d’adopter une nouvelle décision. Le rechtbank Den Haag, zittingsplaats Amsterdam (tribunal de La Haye, siégeant à Amsterdam) a en particulier jugé que le secrétaire d’État n’avait pas dûment motivé sa position selon laquelle le séjour régulier de E.P. aux Pays-Bas, sur la base d’une exemption de visa ( 5 ), avait pris fin en
vertu de l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS en raison du fait que E.P. était désormais considéré comme une menace pour l’ordre public néerlandais parce qu’il était soupçonné d’une infraction à la législation sur les stupéfiants. Selon ce tribunal qui se fonde sur les arrêts Zh. et O. ( 6 ) et N. ( 7 ), le secrétaire d’État aurait dû baser sa décision sur une appréciation au cas par cas afin de vérifier que le comportement personnel d’E.P. était constitutif d’une menace réelle, actuelle et
suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société, et non pas sur la seule existence d’un soupçon.
8. Le secrétaire d’État a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi. Il conteste, en particulier, que l’exigence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société soit transposable aux décisions fondées sur l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS, constatant qu’un individu a cessé de remplir les conditions d’entrée sur le territoire de l’Union.
9. C’est dans ces conditions que le Raad van State (Conseil d’État, Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et, par décision de renvoi parvenue au greffe de la Cour le 11 juin 2018, d’adresser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 6, paragraphe 1, sous e), du [CFS] doit-il être interprété en ce sens que la décision selon laquelle le séjour régulier d’une durée n’excédant pas 90 jours sur une période de 180 jours a pris fin parce que l’étranger est considéré comme constituant une menace pour l’ordre public doit être motivée par le fait que le comportement personnel de l’étranger concerné constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant l’un des intérêts fondamentaux de la société ?
2) S’il convient de répondre à la première question par la négative, quelles sont les conditions de motivation qui s’appliquent, en vertu de l’article 6, paragraphe 1, sous e), du [CFS], à la décision qu’un étranger est considéré comme constituant une menace pour l’ordre public ? L’article 6, paragraphe 1, sous e), du [CFS] doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une pratique nationale en vertu de laquelle un étranger est considéré comme constituant une menace pour l’ordre public pour
la seule raison qu’il est constant que cet étranger est soupçonné d’avoir perpétré une infraction ? »
10. E.P., les gouvernements néerlandais, belge, allemand, la Commission européenne ainsi que la Confédération suisse ont participé à la procédure écrite devant la Cour.
11. Lors de l’audience qui s’est tenue devant la Cour le 2 mai 2019, E.P., les gouvernements néerlandais, belge et allemand ainsi que la Commission ont été entendus en leurs plaidoiries.
III. Analyse
12. D’emblée, je précise que je traiterai conjointement les deux questions préjudicielles dont la Cour est aujourd’hui saisie dans la mesure où il résulte de ma lecture de la seconde question que celle-ci ne porte pas sur l’obligation de motivation en tant que telle, mais invite plutôt la Cour à déterminer les critères devant guider l’appréciation des autorités nationales au moment d’adopter une décision par laquelle elles constatent que les conditions d’entrée et de séjour réguliers sur le
territoire de l’Union ne sont plus remplies en raison du fait que l’individu concerné est considéré comme une menace pour l’ordre public.
13. Répondre aux questions adressées à la Cour ainsi envisagées nécessitera de clarifier, dans un premier temps, l’articulation entre le CFS, la CAAS et la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier ( 8 ). Il faudra, dans un deuxième temps, interpréter l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS en fonction de son texte, de
son contexte et des objectifs que le CFS poursuit. La conclusion intermédiaire que j’en tirerai devra enfin, dans un troisième temps, être confrontée aux enseignements devant, le cas échéant, être tirés de la jurisprudence de la Cour relative à l’exigence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société.
A. L’articulation entre le CFS, la CAAS et la directive 2008/115
14. Le CFS établit les règles applicables au contrôle aux frontières des personnes franchissant les frontières extérieures des États membres de l’Union, étant entendu que, une fois ces frontières franchies, la circulation entre les États membres sera facilitée par l’absence de contrôle aux frontières intérieures ( 9 ). Lorsqu’ils agissent sous l’empire du CFS, les États membres sont, bien évidemment, tenus au respect des droits fondamentaux tels que garantis par le droit de l’Union, et donc par la
charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
15. L’article 6, paragraphe 1, du CFS énumère les conditions d’entrée sur le territoire de l’Union pour les ressortissants d’États tiers pour un séjour d’une durée maximale de 90 jours sur une période de 180 jours. Ainsi, lesdits ressortissants doivent être en possession d’un document de voyage en cours de validité et, le cas échéant, être en possession d’un visa en cours de validité ( 10 ). Ils doivent, en outre, justifier l’objet et les conditions du séjour envisagé et disposer de moyens de
subsistance suffisants, ne pas faire l’objet d’un signalement aux fins de non-admission dans le SIS et, enfin, ne pas être considérés comme constituant une menace pour l’ordre public ( 11 ).
16. Bien que les questions préjudicielles portent sur l’article 6, paragraphe 1, du CFS et la possibilité qu’ont les États membres de refuser l’entrée sur leur territoire dès lors que l’individu concerné représente une menace pour l’ordre public, force est ici de constater qu’il n’est pas question d’une décision refusant l’entrée à E. P., celui-ci étant déjà présent sur le territoire néerlandais.
17. Or, c’est plutôt l’article 20, paragraphe 1, de la CAAS, telle que modifiée par le règlement no 610/2013, qui régit une telle situation en énonçant que « [l]es étrangers non soumis à l’obligation de visa peuvent circuler librement sur le territoire des Parties Contractantes pendant une durée maximale de 90 jours sur toute période de 180 jours à compter de la date de première entrée, pour autant qu’ils remplissent les conditions d’entrée visées à l’article 5, paragraphe 1, points a), c), d) et e)
[de la CAAS] ». Ce dernier point e) exige à son tour que l’individu ne soit pas « considéré comme pouvant compromettre l’ordre public [...] de l’une des Parties Contractantes » et reprend donc la condition d’entrée de l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS. Il en résulte que les conditions pour la première entrée sont aussi les conditions qui doivent être remplies au cours du séjour. Partant, lorsque ces conditions d’entrée ne sont plus réunies au cours du séjour, le ressortissant d’État
tiers se retrouve en séjour irrégulier sur le territoire de l’Union, comme cela ressort également de l’article 3, sous 2), de la directive 2008/115 ( 12 ).
18. Dès lors que E.P. a cessé de remplir les conditions d’entrée et de séjour réguliers, les autorités néerlandaises devaient adopter une décision de retour ( 13 ). Aux termes de la directive 2008/115, une décision portant sur la fin du séjour régulier peut être adoptée en même temps qu’une décision de retour, à condition de respecter les garanties procédurales offertes par cette directive ( 14 ). À mon sens, la décision en cause au principal, en date du 19 mai 2016, s’entend donc comme une décision
par laquelle les autorités néerlandaises ont, dans le même temps, constaté la fin du séjour régulier et ordonné le retour d’E. P. Elle a donc pour fondement à la fois la CAAS, le CFS par ricochet et la directive 2008/115 ( 15 ).
19. Une décision de retour doit indiquer par écrit les motifs de fait et de droit la soutenant et doit comporter des informations relatives aux voies de recours disponibles ( 16 ). Les informations relatives aux motifs de fait peuvent être limitées « lorsque le droit national permet de restreindre le droit à l’information, en particulier [...] à des fins de prévention et de détection des infractions pénales et d’enquêtes et de poursuites en la matière» ( 17 ). Puisque la décision de retour constate
le caractère irrégulier du séjour, et que cette irrégularité découle, comme le prévoit l’article 20 de la CAAS, de l’insatisfaction d’une des conditions visées à l’article 5 de la CAAS reprises par l’article 6 du CFS, les autorités néerlandaises devaient expliciter dans cette décision quelle condition n’apparaissait plus remplie par E. P.
20. À cette fin, le secrétaire d’État a estimé que E.P. constituait désormais une menace pour l’ordre public néerlandais en raison du fait qu’il était soupçonné d’avoir contrevenu à la législation néerlandaise relative aux stupéfiants ( 18 ). Pour cette raison, il a été considéré comme une menace pour l’ordre public.
21. Or, toute la question est ici de savoir si le secrétaire d’État pouvait se fonder sur le seul soupçon de la commission d’une infraction grave pour arriver à cette conclusion ou s’il était tenu de fonder sa décision sur l’appréciation du comportement personnel d’E. P comme étant constitutif d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société.
22. La juridiction de renvoi pense que tel pourrait être le cas au regard de la jurisprudence de la Cour, notamment développée, avant d’être élargie, dans le cadre de l’interprétation de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE,
68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE ( 19 ). Avant de l’analyser, revenons d’abord sur le libellé, le contexte et les objectifs poursuivis par l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS.
B. La raison d’ordre public dans le CFS
23. Comme je l’ai indiqué précédemment, l’article 6 du CFS est étroitement lié à l’article 20 de la CAAS, lequel renvoie lui-même à l’article 5 de la CAAS. La raison d’ordre public ne saurait être interprétée différemment dans le contexte du CFS ou dans celui de la CAAS. Par ailleurs, comme lors de l’examen d’une demande de visa uniforme, le respect des conditions de l’article 6, paragraphe 1, sous a) et sous c) à sous e), du CFS est vérifié ( 20 ), et que le consulat est tenu de s’assurer que le
demandeur n’est pas considéré comme constituant une menace pour l’ordre public ( 21 ), la raison d’ordre public devrait recevoir une même définition que ce soit pour la CAAS, pour le CFS ou pour le code des visas.
24. Or, ni la CAAS ni le CFS ne définissent l’ordre public. S’il est certes vrai que le considérant 27 de ce dernier énonce que « la notion d’ordre public suppose l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant l’un des intérêts fondamentaux de la société », cette menace est requise en cas de « dérogation au principe fondamental de la libre circulation des personnes» ( 22 ).
25. D’un point de vue littéral, il faut relever que l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS ne contient pas de référence explicite à l’exigence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société. Il ne précise pas le degré de la menace ni ne restreint cette menace à une situation de mise en péril d’un intérêt fondamental de la société. Par ailleurs, il est libellé de manière négative, l’individu ne devant pas être considéré comme constituant une
menace pour l’ordre public. Une telle formulation apparaît laisser une plus grande marge de manœuvre aux États membres lorsqu’ils doivent apprécier l’absence de menace pour l’ordre public ( 23 ). Du point de vue textuel, la condition relative à l’absence de menace pour l’ordre public contenue à l’article 6 du CFS apparaît donc très éloignée de la formulation de l’article 27 de la directive 2004/38.
26. Du point de vue du contexte et de l’objectif poursuivi par l’article 6 du CFS, je rappelle qu’il régit les conditions d’entrée pour les ressortissants d’États tiers qui souhaitent séjourner pour une courte durée sur le territoire de l’Union sans que leur séjour n’ait besoin d’être motivé par une raison particulière. Le respect de ces conditions est en principe contrôlé au moment de la délivrance du visa lorsqu’il est requis ou au moment du franchissement des frontières extérieures de l’Union. Le
considérant 6 du CFS rappelle que « le contrôle aux frontières n’existe pas seulement dans l’intérêt de l’État membre aux frontières extérieures duquel il s’exerce, mais dans l’intérêt de l’ensemble des États membres ayant aboli le contrôle à leurs frontières intérieures ». En outre, l’article 6 du CFS s’applique à des ressortissants d’États tiers a priori sans liens avec le territoire de l’Union et à propos desquels la Cour a jugé qu’ils n’avaient pas de droit fondamental à entrer ou résider
sur le territoire d’un pays déterminé ( 24 ).
27. À ce stade de l’analyse, rien n’indique que le législateur de l’Union ait entendu encadrer la marge d’appréciation des autorités nationales, en cas de décision refusant l’entrée à un ressortissant d’État tiers ou constatant la fin du séjour régulier sur le territoire de l’Union en raison d’une menace pour l’ordre public, au point d’exiger qu’une telle décision soit fondée sur le comportement personnel dudit ressortissant comme devant constituer une menace réelle, actuelle et suffisamment grave
affectant un intérêt fondamental de la société.
28. Cela s’explique également par des considérations pratiques. En effet, lorsque les autorités contrôlent le respect des conditions d’entrée énumérées à l’article 6 du CFS, que ce soit lors du franchissement des frontières extérieures de l’Union ou lors de la délivrance d’un visa, les informations dont elles disposent sur l’individu concerné sont limitées. Les divers gouvernements qui sont intervenus au cours de la présente procédure préjudicielle ont avancé à plusieurs reprises cet argument,
auquel j’avoue être sensible. Il en est de même, au final, du contrôle opéré par les autorités nationales lorsqu’elles sont amenées à constater que les conditions d’entrée ne sont plus respectées au cours du séjour du ressortissant d’État tiers sur le territoire de l’Union. Dans le cas concret d’E.P., mis à part la commission alléguée d’une infraction grave, le secrétaire d’État ne disposait pas d’informations complémentaires de nature à lui permettre d’étayer le comportement personnel d’E.P. Il
était néanmoins tenu d’adopter, dans une certaine urgence, une décision qui allait engager les États membres concernés sur la base d’éléments d’informations relativement restreints. Les ressortissants d’États tiers souhaitant effectuer un court séjour dans l’Union ne sont, en effet, pas bien connus des autorités nationales, a fortiori lorsqu’ils y séjournent en exemption de visa. Exiger de ces autorités qu’elles fondent leur décision sur une appréciation systématique et précise du comportement
personnel de l’individu concerné et leur imposer de démontrer l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société risquerait de les placer face à un défi impossible à relever, ne leur permettant plus d’adopter de décisions négatives et mettant, in fine, potentiellement en péril la sécurité de l’espace dépourvu de frontières intérieures au sein duquel la liberté de circuler des personnes est assurée ( 25 ).
29. Dans ces conditions particulières, il faut donc reconnaître une large marge d’appréciation aux autorités nationales, semblable à celle que la Cour leur a reconnue dans son arrêt Koushkaki ( 26 ) à propos du code des visas. Dans cet arrêt, elle a jugé que « l’appréciation de la situation individuelle d’un demandeur de visa, en vue de déterminer si sa demande ne se heurte pas à un motif de refus, implique des évaluations complexes fondées, notamment, sur la personnalité de ce demandeur, sur son
insertion dans le pays où il réside, sur la situation politique, sociale et économique de ce dernier, ainsi que sur la menace éventuelle que constituerait la venue de ce demandeur pour l’ordre public» ( 27 ). La Cour a poursuivi en précisant que « [d]e telles évaluations complexes impliquent l’élaboration de pronostics sur le comportement prévisible du demandeur et doivent notamment reposer sur une connaissance étendue du pays de résidence de ce dernier, ainsi que sur l’analyse de documents
divers» ( 28 ). Elle a également mis en exergue le fait que « l’examen mené par les autorités compétentes de l’État membre saisi d’une demande de visa doit être d’autant plus minutieux que la délivrance éventuelle d’un visa uniforme permet au demandeur d’entrer sur le territoire des États membres, dans les limites fixées par le [CFS]» ( 29 ). La Cour a ainsi reconnu une « large marge d’appréciation, qui se rapporte aux conditions d’application des articles 32, paragraphe 1, et 35, paragraphe 6,
de ce code, ainsi qu’à l’évaluation des faits pertinents en vue de déterminer si les motifs énoncés à ces dispositions s’opposent à la délivrance du visa demandé» ( 30 ). Or, l’article 32, paragraphe 1, sous a), vi), du code des visas énonce la condition relative à l’absence de menace pour l’ordre public. En toute logique, la Cour devrait également reconnaitre la complexité des évaluations à faire en ce qui concerne les conditions d’entrée et de séjour réguliers énumérées à l’article 6 du CFS,
et, partant, une large marge d’appréciation aux autorités nationales qui ne saurait ainsi être réduite à l’exigence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société.
30. J’ajoute encore que la Cour a étendu la solution de son arrêt Koushkaki ( 31 ) dans l’arrêt Fahimian ( 32 ) qui concernait les conditions d’entrée de ressortissants d’États tiers à des fins d’études et, plus précisément, une disposition au libellé similaire à celui de l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS ( 33 ). Dans cet arrêt, il s’agissait de déterminer si un État membre pouvait refuser l’entrée à une ressortissante iranienne demandant un visa à des fins d’études en Allemagne pour des
raisons tirées de la sécurité publique sans nécessairement fonder sa décision sur le comportement personnel de l’intéressée et la menace réelle, actuelle et suffisamment grave à un intérêt fondamental de la société concerné que ce comportement était supposé constituer. La Cour a admis que tel pouvait être le cas pour deux raisons essentielles : d’abord, parce qu’un des considérants de la directive 2004/114 en question envisageait que la menace puisse être seulement potentielle ( 34 ) ; ensuite,
parce que l’appréciation de la situation individuelle du demandeur de visa impliquait de la part des autorités des évaluations complexes et qu’une large marge d’appréciation lors de l’évaluation des faits pertinents devait, par conséquent, être laissée aux autorités nationales ( 35 ).
31. Outre ces précédents dont la Cour pourrait utilement s’inspirer, la condition d’entrée définie à l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS devrait être interprétée d’une manière cohérente avec les autres conditions d’entrée. À cet égard, je note que l’article 6, paragraphe 1, sous d), du CFS prévoit que le ressortissant d’État tiers qui désire entrer sur le territoire de l’Union ne doit pas être signalé aux fins de non‑admission dans le SIS. C’est le règlement (CE) no 1987/2006 du Parlement
européen et du Conseil, du 20 décembre 2006, sur l’établissement, le fonctionnement et l’utilisation du système d’information Schengen de deuxième génération (SIS II) ( 36 ) qui définit les critères pour un tel signalement. L’article 24, paragraphe 1, de ce règlement indique d’abord que le signalement doit reposer sur une « évaluation individuelle ». En outre, un signalement est introduit dans le SIS lorsque la décision est fondée sur la menace pour l’ordre public que peut constituer la présence
d’un ressortissant d’État tiers sur le territoire d’un État membre. Ledit règlement prévoit que tel peut être le cas lorsque ce ressortissant a été condamné à une peine supérieure à un an de prison ou lorsqu’« il existe des raisons sérieuses de croire qu’il a commis un fait punissable grave ou [qu’]il existe des indices réels qu’il envisage de commettre un tel fait sur le territoire d’un État membre» ( 37 ). Ici, le législateur de l’Union a clairement admis que la simple suspicion de la
commission d’une infraction peut fonder l’existence d’une menace pour l’ordre public et n’a pas conditionné l’existence d’une telle menace à l’exigence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société. À mon sens, l’acception de « menace pour l’ordre public », dans le contexte du CFS, devrait revêtir le même sens que ce soit à propos de la condition d’entrée visée à l’article 6, paragraphe 1, sous d), du CFS ou à propos de la condition d’entrée
imposée par l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS.
32. Si, comme je le crois, il n’est pas question de transposer de manière systématique l’exigence découlant de l’article 27 de la directive 2004/38 à tous les actes de droit dérivé contenant une disposition permettant d’invoquer des raisons tirées de l’ordre public et que la notion de « menace d’ordre public » doit être interprétée en fonction de l’environnement normatif qui l’entoure, les éléments que je viens d’énumérer plaident dans le sens de reconnaître une large marge d’appréciation aux
autorités nationales lorsqu’elles adoptent une décision constatant que la condition d’entrée relative à l’absence de menace pour l’ordre public n’est pas ou n’est plus remplie.
33. Il reste cependant à vérifier que cette conclusion n’est pas ou ne peut pas être remise en cause à la lumière de la jurisprudence de la Cour de laquelle les doutes de la juridiction de renvoi sont nés.
C. L’exigence d’une menace actuelle, réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société en présence d’un soupçon d’infraction ou d’une condamnation pénale dans la jurisprudence de la Cour
1. Exposé de la jurisprudence de la Cour
34. C’est dans son arrêt Bouchereau ( 38 ) que la Cour a, pour la première fois, jugé que l’existence d’une condamnation pénale ne pouvait être retenue, pour la mise en œuvre d’une limitation à la libre circulation des ressortissants des États membres pour des raisons d’ordre public, que dans la mesure où les circonstances qui avaient donné lieu à cette condamnation faisaient apparaître « l’existence d’un comportement personnel constituant une menace actuelle pour l’ordre public» ( 39 ). Elle
ajoutait alors que si, « en général, la constatation d’une menace de cette nature implique chez l’individu concerné l’existence d’une tendance à maintenir ce comportement à l’avenir, il peut arriver aussi que le seul fait du comportement passé réunisse les conditions de pareille menace pour l’ordre public» ( 40 ), ce qu’il appartenait aux juridictions nationales de vérifier « compte tenu de la condition juridique particulière des personnes relevant du droit communautaire et du caractère
fondamental du principe de la libre circulation des personnes» ( 41 ). Avant cela, la Cour avait relevé que la directive qu’elle était invitée à interpréter, qui entendait coordonner les régimes nationaux relatifs à la police des étrangers, visait à protéger les ressortissants des États membres « contre un exercice des pouvoirs résultant de l’exception relative aux limitations justifiées par les raisons d’ordre public [...] qui irait au-delà des nécessités qui constituent la justification d’une
exception au principe fondamental de la libre circulation des personnes» ( 42 ).
35. L’exigence de fonder une décision dérogeant à une liberté fondamentale sur le comportement personnel de l’individu concerné constitutif d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société a donc été initialement développée dans le contexte de la libre circulation des personnes, puis répétée ( 43 ), avant d’être codifiée, comme chacun sait, dans la directive 2004/38 ( 44 ).
36. Cela étant, à plusieurs reprises, la Cour a étendu l’application de cette exigence à des champs moins directement liés ou pas du tout liés à la libre circulation des citoyens de l’Union.
37. Ainsi, dans son arrêt Commission/Espagne ( 45 ), la Cour a jugé qu’un État membre manquait à ses obligations découlant de la même directive que celle interprétée dans l’arrêt Bouchereau ( 46 ) dès lors qu’il refusait l’entrée sur le territoire de l’Union à un ressortissant d’État tiers conjoint d’un citoyen de l’Union en se basant sur la seule circonstance que ce ressortissant avait fait l’objet d’un signalement dans le SIS. Après avoir rappelé que l’exception d’ordre public constituait une
dérogation au principe fondamental de la libre circulation des personnes et devait être entendue strictement sans pouvoir être déterminée unilatéralement par les États membres ( 47 ), la Cour a dit pour droit que le recours par une autorité nationale à la notion d’« ordre public »« suppose en tout état de cause l’existence en dehors du trouble social que constitue toute infraction à la loi d’une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société» ( 48 ). La Cour
a également fait le lien dans cet arrêt entre l’interprétation stricte de la notion d’« ordre public » et la protection du droit du citoyen de l’Union au respect de sa vie familiale ( 49 ). Dans ces conditions, le refus d’entrée d’un ressortissant d’État tiers conjoint d’un citoyen de l’Union ne peut être opposé que si le signalement dans le SIS est corroboré par des informations permettant de constater que la présence de ce ressortissant d’État tiers constitue une menace réelle, actuelle et
suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société ( 50 ).
38. Dans son arrêt Zh. et O. ( 51 ), la Cour a, par ailleurs, jugé à propos de l’article 7, paragraphe 4, de la directive 2008/115, qui prévoit la possibilité pour les États membres d’abréger le délai de départ volontaire lorsque la personne concernée constitue un danger pour l’ordre public, que cette dernière notion doit être appréciée au cas par cas, afin de vérifier si le comportement personnel du ressortissant d’État tiers concerné constitue un danger réel et actuel pour l’ordre public ( 52 ).
Excluant toute pratique qui reposerait sur des considérations générales ou une quelconque présomption, la Cour a jugé que le fait qu’un tel ressortissant « est soupçonné d’avoir commis un acte punissable qualifié de délit ou de crime en droit national ou a fait l’objet d’une condamnation pénale pour un tel acte ne saurait, à lui seul, justifier que ce ressortissant soit considéré comme constituant un danger pour l’ordre public au sens de l’article 7, paragraphe 4, de la directive 2008/115» ( 53
). Néanmoins, un État membre peut constater l’existence d’un danger pour l’ordre public en présence d’une condamnation pénale lorsque cette condamnation « prise ensemble avec d’autres circonstances relatives à la situation de la personne concernée justifie un tel constat» ( 54 ). Dans le même ordre d’idées, la simple suspicion qu’un tel ressortissant a commis un délit ou un crime peut, « ensemble avec d’autres éléments relatifs au cas particulier» ( 55 ), fonder un constat de danger pour l’ordre
public, toujours au sens de la disposition concernée. Ce faisant, la Cour a rappelé que les États membres restent libres pour l’essentiel de déterminer les exigences de la notion d’« ordre public » conformément à leurs besoins nationaux ( 56 ). Dans ce contexte, l’application de la solution résultant de l’arrêt Bouchereau ( 57 ) n’apparaît justifiée ni par la dérogation à la libre circulation des citoyens de l’Union ni par leur droit au regroupement familial, mais par le fait que la
directive 2008/115 consacrait une dérogation à une obligation – celle de prévoir un délai de départ volontaire approprié – conçue dans le but d’assurer le respect des droits fondamentaux des ressortissants d’États tiers lors de leur éloignement de l’Union ( 58 ).
39. Puis, dans son arrêt N. ( 59 ), la Cour a rappelé sa jurisprudence devenue de principe sur la notion d’« ordre public », laquelle suppose en tout état de cause l’existence, en dehors du trouble social que constitue une infraction à la loi, d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société ( 60 ) pour l’appliquer dans le contexte de l’interprétation de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant des
normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale ( 61 ). Partant, le placement ou le maintien en rétention d’un demandeur de protection internationale pour des raisons tenant à l’ordre public ne se justifie « qu’à la condition que son comportement individuel représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société» ( 62 ). Ici, c’est en raison du caractère exceptionnel de la rétention, utilisée seulement en dernier
ressort ( 63 ), que la Cour a entendu encadrer strictement le pouvoir reconnu aux autorités nationales ( 64 ).
40. Invitée, dans l’arrêt T. ( 65 ), à interpréter la raison d’ordre public dans le contexte de la directive 2004/83/CE ( 66 ), la Cour, après avoir relevé que cette directive ne définissait pas l’ordre public, a rappelé l’interprétation qu’elle avait déjà fournie de cette notion dans le contexte de la directive 2004/38. Bien que ces deux directives poursuivent des objectifs différents, la Cour a jugé que la jurisprudence développée en rapport avec cette dernière était pertinente en l’espèce dès
lors que « l’étendue de la protection qu’une société entend accorder à ses intérêts fondamentaux ne saurait varier en fonction du statut juridique de la personne qui porte atteinte à ces intérêts ». La Cour a ensuite dit pour droit qu’une autorité nationale ne pouvait se fonder, pour priver un réfugié de son titre de séjour pour des raisons liées à l’ordre public, sur la seule circonstance de son soutien à une organisation terroriste puisque, dans un tel cas, ladite autorité ne procède pas à une
« évaluation individuelle de faits précis» ( 67 ).
2. Les spécificités du cas d’espèce, obstacles à la transposition de la solution résultant de l’arrêt Bouchereau
41. En ce qui concerne le présent renvoi préjudiciel, je suis d’avis que, outre les éléments développés aux points 23 à 32 des présentes conclusions, les particularités de la présente espèce militent pour ne pas transposer à l’infini, selon l’expression employée par la Commission, la solution résultant de l’arrêt Bouchereau ( 68 ) et ne pas imposer aux autorités nationales de fonder leur décision constatant qu’un ressortissant d’État tiers ne remplit plus les conditions d’un séjour régulier, pour
des raisons liées à l’ordre public, sur une appréciation du comportement personnel dudit ressortissant comme devant nécessairement constituer une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société.
42. E. P. n’est pas un citoyen de l’Union. Son entrée puis son séjour dans l’Union sont sans lien avec un autre citoyen de l’Union ou une situation de regroupement familial avec un ressortissant d’État tiers résident de longue durée sur le territoire de l’Union. La décision en cause au principal, en tant qu’elle constate la fin du séjour régulier, ne constitue pas une atteinte à un droit fondamental d’une intensité telle qu’elle déclencherait l’application de la solution résultant de l’arrêt
Bouchereau ( 69 ), comme c’était le cas notamment dans l’arrêt N. ( 70 ), puisque la conséquence juridique immédiate suivant ce constat est la fin anticipée du séjour qui était initialement, en tout état de cause, de courte durée. Le constat des autorités a, certes, été accompagné par l’imposition d’un retour, mais cela a été ordonné dans un délai de 28 jours, alors que la directive 2008/115 prévoit un délai raisonnable maximal de 30 jours ( 71 ). Or, cet élément distingue le cas d’E.P. de celui
de l’affaire Zh. et O. ( 72 ).
43. Enfin, la logique sous-tendant la jurisprudence Bouchereau ( 73 ) et ses développements ultérieurs en lien avec la libre circulation des personnes est assez étrangère aux considérations qui régissent le CFS, la CAAS ou encore le code des visas. Plus la situation juridique apparaît consolidée (intégration du citoyen de l’Union ou du ressortissant d’État tiers dans l’État membre d’accueil, développement de la vie familiale), plus la protection contre l’éloignement doit être importante et plus le
niveau d’exigence requis des autorités nationales sera élevé ( 74 ). Un ressortissant d’État tiers en situation de court séjour sur le territoire de l’Union ne peut prétendre faire valoir des circonstances comparables.
44. Sans exiger des autorités nationales qu’elles fondent leur décision de refus d’entrée ou de séjour irrégulier sur le comportement personnel du ressortissant d’État tiers concerné comme étant constitutif d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société et tout en leur reconnaissant une large marge d’appréciation, cette dernière est tout de même encadrée par un minimum de garanties.
3. L’encadrement de la large marge d’appréciation des États membres
45. Tout d’abord, l’article 14, paragraphe 2, du CFS fait obligation aux autorités des États membres de refuser l’entrée, lorsque les conditions de l’article 6 du CFS ne sont pas remplies, « au moyen d’une décision motivée indiquant les raisons précises du refus ». Eu égard au parallèle qui existe entre les conditions d’entrée et les conditions de court séjour régulier, cette disposition s’applique par analogie aux décisions constatant le caractère irrégulier de ce séjour.
46. Ensuite – et, peut-être, surtout –, l’intégralité du CFS est évidemment, comme je l’ai rappelé plus haut, placée sous le sceau des droits fondamentaux et du principe de proportionnalité ( 75 ). Comme l’illustre la Commission, ce dernier ne sera pas réputé respecté si le seul soupçon sur lequel les autorités nationales se basent pour constater la fin du séjour régulier était, par exemple, celui d’une infraction au code de la route. Le contrôle du respect du principe de proportionnalité
appartient, in fine, à la juridiction nationale. Je me bornerai donc à indiquer que les conditions dans lesquelles le soupçon est né doivent être prises en compte. Dans le cas d’E.P., selon toute vraisemblance, il s’agit d’un cas de flagrant délit. Il s’agit donc d’une sorte de soupçon renforcé, éloignant a priori le spectre d’une arrestation et d’une inculpation arbitraires.
47. Dans ces conditions, je suis d’avis que l’article 6, paragraphe 1, sous e), du CFS, lu ensemble avec l’article 20 de la CAAS, doit être interprété en ce sens que, afin de constater le caractère irrégulier du séjour d’un ressortissant d’État tiers, les autorités nationales, qui disposent d’une large marge d’appréciation, ne sont pas tenues de fonder leur décision sur le comportement personnel dudit ressortissant qui doit constituer une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un
intérêt fondamental de la société. Il doit, en outre, être interprété en ce sens que, en principe, une menace pour l’ordre public peut résulter de la seule existence d’un soupçon sérieux que le ressortissant d’État tiers concerné a commis une infraction. Toutefois, dans l’exercice de leur large marge d’appréciation, lesdites autorités sont tenues de fonder leur décision sur des faits précis et de respecter le principe de proportionnalité.
IV. Conclusion
48. Pour l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le Raad van State (Conseil d’État, Pays-Bas) :
1) L’article 6, paragraphe 1, sous e), du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), lu ensemble avec l’article 20 de la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la
suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée à Schengen le 19 juin 1990, doit être interprété en ce sens que, afin de constater le caractère irrégulier du séjour d’un ressortissant d’État tiers, les autorités nationales, qui disposent d’une large marge d’appréciation, ne sont pas tenues de fonder leur décision sur le comportement personnel de ce ressortissant qui doit constituer une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la
société.
2) L’article 6, paragraphe 1, sous e), du règlement (UE) 2016/399, lu ensemble avec l’article 20 de la convention d’application de l’accord de Schengen, doit être interprété en ce sens que, en principe, une menace pour l’ordre public peut résulter de la seule existence d’un soupçon sérieux que le ressortissant d’État tiers concerné a commis une infraction. Toutefois, dans l’exercice de leur large marge d’appréciation, les autorités nationales sont tenues de fonder leur décision sur des faits
précis et de respecter le principe de proportionnalité.
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( 1 ) Langue originale : le français.
( 2 ) JO 2016, L 77, p. 1.
( 3 ) JO 2000, L 239, p. 19.
( 4 ) Modifiant le règlement (CE) no 562/2006 du Parlement européen et du Conseil établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen), la convention d’application de l’accord de Schengen, les règlements (CE) no 1683/95 et (CE) no 539/2001 du Conseil et les règlements (CE) no 767/2008 et (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil (JO 2013, L 182, p. 1).
( 5 ) Il ressort, en effet, du règlement (UE) no°1091/2010 du Parlement européen et du Conseil, du 24 novembre 2010, modifiant le règlement (CE) no°539/2001 du Conseil fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation (JO 2010, L 329, p. 1) que les ressortissants albanais sont exemptés de visa lors du franchissement des
frontières extérieures de l’Union.
( 6 ) Arrêt du 11 juin 2015 (C‑554/13, EU:C:2015:377).
( 7 ) Arrêt du 15 février 2016 (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84).
( 8 ) JO 2008, L 348, p. 98.
( 9 ) Voir article 1er du CFS.
( 10 ) Voir article 6, paragraphe 1, sous a) et b), du CFS.
( 11 ) Voir article 6, paragraphe 1, sous c), d) et e), du CFS.
( 12 ) Je rappelle que l’article 5 de la version de 2006 du CFS correspond à l’actuel article 6 du CFS de 2016.
( 13 ) Voir article 6, paragraphe 1, de la directive 2008/115.
( 14 ) Voir article 6, paragraphe 6, de la directive 2008/115.
( 15 ) Voir la définition de la notion de « décision de retour » fournie par l’article 3, sous 4), de la directive 2008/115.
( 16 ) Voir article 12, paragraphe 1, de la directive 2008/115.
( 17 ) Article 12, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 2008/115.
( 18 ) Voir point 6 des présentes conclusions.
( 19 ) JO 2004, L 158, p. 77. Voir plus précisément l’article 27 de cette directive.
( 20 ) Voir article 21 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, établissant un code communautaire des visas (code des visas) (JO 2009, L 243, p. 1, ci-après le « code des visas »).
( 21 ) Voir article 21, paragraphe 3, sous d), du code des visas.
( 22 ) Les vérifications requises par le CFS prennent en considération la différence de statut entre les personnes puisque l’article 8, paragraphe 6, du CFS prévoit que ces vérifications, lorsqu’elles portent « sur des personnes jouissant de la libre circulation au titre du droit de l’Union, sont effectuées conformément à la directive 2004/38/CE ».
( 23 ) Voir, à propos d’une formulation comparable, conclusions de l’avocat général Szpunar dans les affaires jointes Abcur (C‑544/13 et C‑545/13, EU:C:2015:136, point 58).
( 24 ) Voir arrêt du 27 juin 2006, Parlement/Conseil (C‑540/03, EU:C:2006:429, point 53).
( 25 ) Voir considérant 2 du CFS.
( 26 ) Arrêt du 19 décembre 2013 (C‑84/12, EU:C:2013:862).
( 27 ) Arrêt du 19 décembre 2013, Koushkaki (C‑84/12, EU:C:2013:862, point 56). Italique ajouté par mes soins.
( 28 ) Arrêt du 19 décembre 2013, Koushkaki (C‑84/12, EU:C:2013:862, point 57).
( 29 ) Arrêt du 19 décembre 2013, Koushkaki (C‑84/12, EU:C:2013:862, point 59).
( 30 ) Arrêt du 19 décembre 2013, Koushkaki (C‑84/12, EU:C:2013:862, point 60).
( 31 ) Arrêt du 19 décembre 2013 (C‑84/12, EU:C:2013:862).
( 32 ) Arrêt du 4 avril 2017 (C‑544/15, EU:C:2017:255).
( 33 ) À savoir l’article 6, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/114/CE du Conseil, du 13 décembre 2004, relative aux conditions d’admission des ressortissants de pays tiers à des fins d’études, d’échange d’élèves, de formation non rémunérée ou de volontariat (JO 2004, L 375, p. 12).
( 34 ) Voir arrêt du 4 avril 2017, Fahimian (C‑544/15, EU:C:2017:255, point 40).
( 35 ) Voir arrêt du 4 avril 2017, Fahimian (C‑544/15, EU:C:2017:255, points 41 et 42).
( 36 ) JO 2006, L 381, p. 4.
( 37 ) Article 24, paragraphe 2, sous b), du règlement no 1987/2006.
( 38 ) Arrêt du 27 octobre 1977 (30/77, EU:C:1977:172).
( 39 ) Arrêt du 27 octobre 1977, Bouchereau (30/77, EU:C:1977:172, point 28). Une telle exigence avait déjà été consacrée dans l’arrêt du 28 octobre 1975, Rutili (36/75, EU:C:1975:137) à propos d’une décision restreignant la liberté de circulation en France d’un ressortissant italien en raison de ses activités politiques et syndicales (voir, en particulier, point 28 de cet arrêt).
( 40 ) Arrêt du 27 octobre 1977, Bouchereau (30/77, EU:C:1977:172, point 29).
( 41 ) Arrêt du 27 octobre 1977, Bouchereau (30/77, EU:C:1977:172, point 30).
( 42 ) Arrêt du 27 octobre 1977, Bouchereau (30/77, EU:C:1977:172, point 15).
( 43 ) Parmi une jurisprudence abondante, voir arrêts du 29 avril 2004, Orfanopoulos et Oliveri (C‑482/01 et C‑493/01, EU:C:2004:262, point 66).
( 44 ) Voir plus précisément article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38.
( 45 ) Arrêt du 31 janvier 2006 (C‑503/03, EU:C:2006:74).
( 46 ) Arrêt du 27 octobre 1977 (30/77, EU:C:1977:172).
( 47 ) Voir arrêt du 31 janvier 2006, Commission/Espagne (C‑503/03, EU:C:2006:74, point 45).
( 48 ) Arrêt du 31 janvier 2006, Commission/Espagne (C‑503/03, EU:C:2006:74, point 46). Italique ajouté par mes soins.
( 49 ) Arrêt du 31 janvier 2006, Commission/Espagne (C‑503/03, EU:C:2006:74, point 47).
( 50 ) Arrêt du 31 janvier 2006, Commission/Espagne (C‑503/03, EU:C:2006:74, point 53. Voir également point 55).
( 51 ) Arrêt du 11 juin 2015 (C‑554/13, EU:C:2015:377).
( 52 ) Arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O. (C‑554/13, EU:C:2015:377, point 50).
( 53 ) Arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O. (C‑554/13, EU:C:2015:377, point 50). Italique ajouté par mes soins.
( 54 ) Arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O. (C‑554/13, EU:C:2015:377, point 51). Italique ajouté par mes soins.
( 55 ) Arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O. (C‑554/13, EU:C:2015:377, point 52).
( 56 ) Voir arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O. (C‑554/13, EU:C:2015:377, point 52).
( 57 ) Arrêt du 27 octobre 1977 (30/77, EU:C:1977:172).
( 58 ) Voir arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O. (C‑554/13, EU:C:2015:377, point 48). La Cour a réitéré sa position relativement à la notion d’« ordre public » dans la directive 2008/115 dans son arrêt du 16 janvier 2018, E (C‑240/17, EU:C:2018:8, points 48 et 49).
( 59 ) Arrêt du 15 février 2016 (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84). Dans cette affaire, le requérant au principal avait été condamné entre 1999 et 2015 à vingt et une reprises pour diverses infractions.
( 60 ) Voir point 65 de l’arrêt du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84).
( 61 ) JO 2013, L 180, p. 96. En particulier, l’arrêt du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84) concernait l’article 8, paragraphe 3, premier alinéa, sous e), de la directive 2013/33.
( 62 ) Arrêt du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, point 67).
( 63 ) Voir arrêt du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, point 63).
( 64 ) Voir arrêt du 15 février 2016, N. (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, point 64).
( 65 ) Arrêt du 24 juin 2015 (C‑373/13, EU:C:2015:413).
( 66 ) Directive du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO 2004, L 304, p. 12).
( 67 ) Arrêt du 24 juin 2015, T. (C‑373/13, EU:C:2015:413, point 89).
( 68 ) Arrêt du 27 octobre 1977 (30/77, EU:C:1977:172).
( 69 ) Arrêt du 27 octobre 1977 (30/77, EU:C:1977:172).
( 70 ) Arrêt du 15 février 2016 (C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84).
( 71 ) Voir article 7, paragraphe 1, de la directive 2008/115.
( 72 ) Arrêt du 11 juin 2015 (C‑554/13, EU:C:2015:377).
( 73 ) Arrêt du 27 octobre 1977 (30/77, EU:C:1977:172).
( 74 ) Ce qui se justifie également par la question de la disponibilité des informations, étroitement liée à la durée de la situation juridique en question.
( 75 ) Voir, en particulier, articles 4 et 7 du CFS.