ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
19 novembre 2020 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union – Article 21 TFUE – Droit de libre circulation et de libre séjour sur le territoire des États membres – Incrimination pénale visant spécifiquement l’enlèvement international de mineurs – Restriction – Justification – Protection de l’enfant – Proportionnalité »
Dans l’affaire C‑454/19,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Amtsgericht Heilbronn (tribunal de district de Heilbronn, Allemagne), par décision du 11 juin 2019, parvenue à la Cour le 14 juin 2019, dans la procédure pénale contre
ZW,
en présence de :
Staatsanwaltschaft Heilbronn,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. M. Vilaras, président de chambre, MM. N. Piçarra, D. Šváby, S. Rodin et Mme K. Jürimäe (rapporteure), juges,
avocat général : M. G. Hogan,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour ZW, par Me M. Ehninger, Rechtsanwalt,
– pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller, M. Hellmann, U. Bartl et D. Klebs, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mme E. Montaguti et M. M. Wilderspin, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 4 juin 2020,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 21 TFUE ainsi que de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE
(JO 2004, L 158, p. 77, et rectificatifs JO 2004, L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée à l’encontre de ZW pour l’infraction d’enlèvement de mineur.
Le cadre juridique
La convention de La Haye de 1980
3 La convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, conclue le 25 octobre 1980 à La Haye (ci-après la « convention de La Haye de 1980 ») a pour objet, notamment, conformément à son article 1er, sous a), « d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans tout État contractant ».
4 Les articles 12 et 13 de cette convention prévoient les règles applicables en cas de déplacement ou de non-retour illicites d’un enfant et destinées à assurer le retour immédiat de celui-ci.
5 La convention de La Haye de 1980 est entrée en vigueur le 1er décembre 1983. Tous les États membres de l’Union européenne sont parties contractantes à celle-ci.
Le droit de l’Union
6 Aux termes des considérants 2, 17 et 21 du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (JO 2003, L 338, p. 1) :
« (2) Le Conseil européen de Tampere a approuvé le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires comme pierre angulaire de la création d’un véritable espace judiciaire, et a identifié le droit de visite comme une priorité.
[...]
(17) En cas de déplacement ou de non-retour illicite d’un enfant, son retour devrait être obtenu sans délai et à ces fins la convention de La Haye [de] 1980 devrait continuer à s’appliquer telle que complétée par les dispositions de ce règlement et en particulier de l’article 11. Les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant a été déplacé ou retenu illicitement devraient être en mesure de s’opposer à son retour dans des cas précis, dûment justifiés. Toutefois, une telle décision devrait
pouvoir être remplacée par une décision ultérieure de la juridiction de l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant avant son déplacement ou non-retour illicites. Si cette décision implique le retour de l’enfant, le retour devrait être effectué sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure pour la reconnaissance et l’exécution de ladite décision dans l’État membre où se trouve l’enfant enlevé.
[...]
(21) La reconnaissance et l’exécution des décisions rendues dans un État membre devraient reposer sur le principe de la confiance mutuelle et les motifs de non-reconnaissance devraient être réduits au minimum nécessaire. »
Le droit allemand
7 L’article 25 du Strafgesetzbuch (code pénal), intitulé « Détermination de l’auteur de l’infraction », énonce :
« (1) Quiconque commet une infraction personnellement ou par l’intermédiaire d’une autre personne est puni en tant qu’auteur de l’infraction.
(2) Lorsque l’infraction est commise de façon conjointe par plusieurs personnes, chaque personne est punie en tant qu’auteur (co-auteur). »
8 L’article 235 du code pénal, intitulé « Enlèvement de mineurs », dispose, à ses paragraphes 1 et 2 :
« (1) Est puni d’une peine privative de liberté pouvant aller jusqu’à cinq ans ou d’une amende quiconque soustrait ou ne remet pas aux parents, à l’un des parents, au tuteur ou au curateur
1. une personne âgée de moins de 18 ans, par la violence, la menace d’un mal sensible ou la ruse, ou
2. un enfant avec lequel il n’a pas de lien de parenté.
(2) Est puni de la même peine quiconque
1. soustrait un enfant aux parents, à l’un des parents, au tuteur ou au curateur, dans le but de le déplacer à l’étranger, ou
2. ne remet pas aux parents, à l’un des parents, au tuteur ou au curateur un enfant se trouvant à l’étranger après que celui-ci y a été déplacé ou qu’il s’y est rendu. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
9 ZW, ressortissante roumaine, est la mère de AW, enfant mineur né en Roumanie. ZW est séparée du père de l’enfant, ressortissant roumain vivant en Roumanie. En vertu du droit roumain, les deux parents sont conjointement titulaires de l’autorité parentale sur l’enfant.
10 Au cours de l’année 2009, ZW s’est installée en Allemagne. L’enfant l’a rejointe ultérieurement.
11 Au mois de mars 2013, en raison de troubles du comportement, l’enfant a été placé dans un foyer d’accueil pour la jeunesse avec l’accord de ses parents.
12 Par ordonnance du 14 novembre 2014, l’Amtsgericht Heilbronn (tribunal de district de Heilbronn, Allemagne) a retiré aux parents de l’enfant, notamment, le droit de déterminer la résidence de celui-ci et a confié ce droit à un curateur, dans le cadre d’une délégation partielle de l’autorité parentale, dite « curatelle pour protection complémentaire »(Ergänzungspflegeschaft). Après l’échec de plusieurs placements successifs de l’enfant dans différents établissements d’accueil, celui-ci est retourné
chez ZW avec l’autorisation de ce curateur.
13 Par courrier du 3 août 2017, le Jugendamt Heilbronn (office de la jeunesse de la ville de Heilbronn, Allemagne) a demandé à ce que l’autorité parentale soit restituée à ZW. En raison de circonstances inexpliquées, cette demande n’a pas encore été suivie d’effet.
14 Au début du mois de décembre 2017, le père a emmené l’enfant en Roumanie, où tous deux vivent désormais. ZW a donné son accord quant à ce déplacement, sans toutefois qu’il soit établi si cet accord a porté sur une seule visite pendant la période de Noël 2017 ou sur un retour durable de l’enfant en Roumanie. Ni le Jugendamt Heilbronn (office de la jeunesse de la ville de Heilbronn) ni le curateur n’ont été préalablement informés de ce déplacement.
15 Le curateur ayant porté plainte contre les parents de l’enfant en raison de ce déplacement, ZW a été poursuivie devant l’Amtsgericht Heilbronn (tribunal de district de Heilbronn) pour l’infraction d’enlèvement de mineur commise de façon conjointe, au sens des dispositions combinées de l’article 25, paragraphe 2, et de l’article 235, paragraphe 2, point 2, du code pénal.
16 Cette juridiction s’interroge sur la compatibilité de l’article 235 du code pénal avec le droit de l’Union. En effet, d’une part, l’application de cette disposition pourrait apparaître comme une restriction injustifiée à la liberté de circulation des citoyens de l’Union. D’autre part, cette disposition opérerait une différence de traitement entre les ressortissants allemands et les ressortissants des autres États membres, ces derniers étant traités de la même manière que les ressortissants de
pays tiers. À cet égard, l’incrimination pénale figurant à l’article 235, paragraphe 2, point 2, du code pénal, qui réprime les enlèvements internationaux d’enfants, serait plus large que l’incrimination pénale figurant à l’article 235, paragraphe 1, point 1, de ce code, qui réprime les enlèvements d’enfants retenus sur le territoire allemand, et serait de nature à affecter davantage les citoyens de l’Union ressortissants d’autres États membres que la République fédérale d’Allemagne.
17 Ladite juridiction se demande enfin si, en cas d’incompatibilité de l’article 235 du code pénal avec le droit de l’Union, elle serait tenue d’écarter cette disposition dans l’affaire au principal en raison de la primauté du droit de l’Union.
18 C’est dans ces conditions que la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Le droit [...] primaire et/ou dérivé [de l’Union], en particulier la directive [2004/38], doit-il être interprété, dans le sens d’un droit étendu des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, comme couvrant également des dispositions pénales nationales ?
2) En cas de réponse affirmative à cette question : l’interprétation du droit [...] primaire et/ou dérivé [de l’Union] s’oppose-t-elle à l’application d’une disposition pénale nationale qui sanctionne le fait de ne pas remettre à son curateur un enfant se trouvant à l’étranger, sans que ladite disposition opère à cet égard de distinction entre les États [membres] de l’Union et les pays tiers ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité
19 Le gouvernement allemand excipe de l’irrecevabilité des questions préjudicielles au motif qu’elles ne sont pas pertinentes pour l’issue du litige au principal. Selon ce gouvernement, les faits reprochés à ZW, unique prévenue au principal, sont dépourvus de tout lien avec l’exercice du droit de libre circulation reconnu à ZW, celle-ci n’ayant ni quitté ni même tenté de quitter le territoire allemand. Dans la mesure où les doutes de la juridiction de renvoi à l’égard de la compatibilité de
l’article 235 du code pénal avec le droit de l’Union seraient fondés sur des situations factuelles présupposant un déplacement de ZW dans un autre État membre, ils procéderaient ainsi de considérations hypothétiques et étrangères au litige au principal.
20 À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (arrêt du 6 septembre 2016, Petruhhin, C‑182/15, EU:C:2016:630, point 18 et jurisprudence citée).
21 Dans le cadre de cette coopération, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en
principe, tenue de statuer (arrêt du 6 septembre 2016, Petruhhin, C‑182/15, EU:C:2016:630, point 19 et jurisprudence citée).
22 Il s’ensuit que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa propre responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec
la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 6 septembre 2016, Petruhhin, C‑182/15, EU:C:2016:630, point 20 et jurisprudence citée).
23 En l’occurrence, d’une part, il convient de rappeler qu’une citoyenne de l’Union, telle que ZW, ressortissante d’un État membre, qui s’est déplacée dans un autre État membre, a fait usage de sa liberté de circulation, de sorte que sa situation relève du champ d’application du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 26 février 2015, Martens, C‑359/13, EU:C:2015:118, point 22, ainsi que du 13 novembre 2018, Raugevicius, C‑247/17, EU:C:2018:898, point 27 et jurisprudence citée).
24 D’autre part, il ressort sans équivoque des éléments exposés par la juridiction de renvoi que l’article 235, paragraphe 2, point 2, du code pénal, dont cette juridiction met en doute la compatibilité avec le droit de l’Union, constitue la base légale des poursuites pénales engagées, au principal, contre ZW en tant que co-auteure de l’enlèvement international de son enfant. À cet égard, ainsi qu’il ressort du point 16 du présent arrêt, la juridiction de renvoi a expliqué en détail les raisons pour
lesquelles elle estime qu’une réponse aux questions préjudicielles est nécessaire pour lui permettre de statuer sur le litige au principal.
25 Dans ces conditions, il n’apparaît pas de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’ait aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal. Partant, la demande de décision préjudicielle est recevable.
Sur le fond
26 Par ses questions préjudicielles, qu’il convient de traiter conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le droit de l’Union doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’application d’une législation d’un État membre en vertu de laquelle le fait, pour un parent, de ne pas remettre au curateur désigné son enfant se trouvant dans un autre État membre est passible de sanctions pénales même en l’absence de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse,
tandis que, lorsque l’enfant se trouve sur le territoire du premier État membre, ce même fait n’est punissable qu’en cas de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse.
Observations liminaires
27 Dans la mesure où la juridiction de renvoi s’interroge sur la compatibilité d’une disposition pénale nationale avec le droit de l’Union, il convient de rappeler que, si, en principe, la législation pénale et les règles de procédure pénale relèvent de la compétence des États membres, il est de jurisprudence constante que le droit de l’Union impose des limites à cette compétence. En effet, des dispositions législatives pénales nationales ne peuvent opérer une discrimination à l’égard de personnes
auxquelles le droit de l’Union confère le droit à l’égalité de traitement ni restreindre les libertés fondamentales garanties par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 2 février 1989, Cowan, 186/87, EU:C:1989:47, point 19, ainsi que du 26 février 2019, Rimšēvičs et BCE/Lettonie, C‑202/18 et C‑238/18, EU:C:2019:139, point 57). Lorsqu’une telle disposition est incompatible avec le principe d’égalité de traitement ou l’une des libertés fondamentales garantis par le droit de l’Union, il
appartient à la juridiction de renvoi, chargée d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union et d’en assurer le plein effet, de la laisser inappliquée (voir, en ce sens, arrêt du 28 avril 2011, El Dridi, C‑61/11 PPU, EU:C:2011:268, point 61 et jurisprudence citée).
28 En outre, dans la mesure où, par ses questions, la juridiction de renvoi s’interroge sur l’interprétation du droit de l’Union, sans viser une disposition spécifique de celui-ci, il importe de relever que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, l’article 21 TFUE comporte non seulement le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, mais également une interdiction de toute discrimination exercée en raison de la nationalité (voir, en ce sens, arrêt
du 8 juin 2017, Freitag, C‑541/15, EU:C:2017:432, point 31 et jurisprudence citée).
29 Par conséquent, il convient d’examiner les questions posées par la juridiction de renvoi au regard de cette seule disposition.
Sur l’existence d’une restriction à la libre circulation des citoyens de l’Union
30 Il y a lieu de rappeler qu’une législation nationale qui désavantage certains ressortissants d’un État membre en raison du seul fait qu’ils ont exercé leur liberté de circuler et de séjourner dans un autre État membre constitue une restriction aux libertés reconnues par l’article 21, paragraphe 1, TFUE à tout citoyen de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 14 octobre 2008, Grunkin et Paul, C‑353/06, EU:C:2008:559, point 21 ; du 26 février 2015, Martens, C‑359/13, EU:C:2015:118, point 25 et
jurisprudence citée, ainsi que du 8 juin 2017, Freitag, C‑541/15, EU:C:2017:432, point 35).
31 En l’occurrence, l’article 235 du code pénal prévoit, à son paragraphe 1, point 1, l’infliction d’une peine privative de liberté pouvant aller jusqu’à cinq ans ou d’une amende à quiconque soustrait ou ne remet pas aux parents, à l’un des parents, au tuteur ou au curateur une personne âgée de moins de 18 ans, par la violence, la menace d’un mal sensible ou la ruse, et, à son paragraphe 2, point 2, l’infliction de la même peine à quiconque ne remet pas aux parents, à l’un des parents, au tuteur ou
au curateur un enfant se trouvant à l’étranger après que celui-ci y a été déplacé ou qu’il s’y est rendu.
32 Selon les explications fournies par la juridiction de renvoi, il découle notamment de l’article 235 du code pénal que le simple fait, pour un parent, de ne pas remettre son enfant au curateur investi du droit de fixer le lieu de résidence de l’enfant est passible d’une sanction pénale en vertu du paragraphe 2, point 2, de cet article, dans le cas où le parent retient l’enfant dans un autre État membre de l’Union, de la même manière que s’il le retenait dans un pays tiers, et cela même en
l’absence de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse. En revanche, lorsque l’enfant est retenu sur le territoire allemand, ce n’est qu’en cas de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse que le fait, pour un parent, de ne pas remettre l’enfant au curateur est passible d’une sanction pénale au titre du paragraphe 1, point 1, dudit article.
33 L’article 235 du code pénal opère ainsi une distinction selon que l’enfant est retenu, par son parent, sur le territoire allemand ou qu’il est retenu en dehors de celui-ci, notamment dans un autre État membre de l’Union. Cette distinction est fondée sur la seule circonstance que l’enfant est déplacé depuis le territoire allemand vers celui d’un autre État membre de l’Union.
34 Or, en tant qu’elle concerne l’hypothèse d’un enfant retenu dans un État membre autre que la République fédérale d’Allemagne, l’incrimination spécifique figurant à l’article 235, paragraphe 2, point 2, du code pénal est de nature à affecter, en fait, principalement les citoyens de l’Union ressortissants d’autres États membres ayant fait usage de leur liberté de circulation et de séjour et résidant en Allemagne. En effet, ces citoyens sont, davantage que les ressortissants allemands, susceptibles
de déplacer ou d’envoyer leur enfant vers un autre État membre et de l’y retenir, en particulier vers leur État membre d’origine, et ce notamment à l’occasion de leur retour dans ce dernier État.
35 Il s’ensuit que, ainsi que l’a relevé en substance M. l’avocat général au point 27 de ses conclusions, l’article 235, paragraphe 2, point 2, du code pénal établit une différence de traitement qui est susceptible d’affecter, voire de restreindre la liberté de circulation des citoyens de l’Union, au sens de l’article 21 TFUE.
Sur la justification de la restriction
36 Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, une restriction à la libre circulation des citoyens de l’Union qui, comme dans l’affaire au principal, est indépendante de la nationalité des personnes concernées peut être justifiée si elle est fondée sur des considérations objectives d’intérêt général et si elle est proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par la législation nationale en cause. Une mesure est proportionnée lorsque, tout en étant apte à la réalisation de l’objectif
poursuivi, elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre [arrêts du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 41 et jurisprudence citée, ainsi que du 25 juillet 2018, A (Aide pour une personne handicapée), C‑679/16, EU:C:2018:601, point 67].
37 En l’occurrence, le gouvernement allemand a exposé, dans ses observations écrites déposées devant la Cour, que l’incrimination spécifique figurant à l’article 235, paragraphe 2, point 2, du code pénal est destinée à protéger le droit d’autorité parentale et les droits de l’enfant ainsi qu’à prévenir et à lutter contre les enlèvements internationaux d’enfants compte tenu des difficultés pratiques pour obtenir le retour d’un enfant retenu à l’étranger, y compris lorsqu’il se trouve dans un autre
État membre.
38 Plus particulièrement, il ressort de l’exposé des motifs afférents à l’article 235 du code pénal, auquel ce gouvernement renvoie, que cette incrimination a été introduite en raison des difficultés de faire exécuter, dans un autre État, une décision judiciaire allemande relative à la garde de l’enfant ainsi que de la gravité de tout enlèvement international, en particulier lorsque l’enfant a été déplacé dans un État appartenant à une aire culturelle différente (Staat eines anderen Kulturkreises)
et lorsque son retour immédiat ne peut être obtenu.
39 Il y a donc lieu de considérer que ces motifs sont intrinsèquement liés à la protection de l’enfant et de ses droits fondamentaux.
40 Or, selon la jurisprudence de la Cour, la protection de l’enfant constitue un intérêt légitime de nature à justifier, en principe, une restriction à une liberté fondamentale garantie par le traité FUE (voir, en ce sens, arrêt du 14 février 2008, Dynamic Medien, C‑244/06, EU:C:2008:85, point 42). Il en va de même de la protection des droits fondamentaux de l’enfant, tels que consacrés à l’article 24 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
41 Les motifs invoqués par le gouvernement allemand relèvent, partant, de considérations objectives d’intérêt général, au sens de la jurisprudence rappelée au point 36 du présent arrêt.
42 Il ressort également de la jurisprudence de la Cour qu’il n’est pas indispensable que les mesures édictées par un État membre pour protéger les droits de l’enfant correspondent à une conception partagée par l’ensemble des États membres en ce qui concerne le niveau et les modalités de cette protection. Cette conception pouvant varier d’un État membre à l’autre selon des considérations notamment d’ordre moral ou culturel, il y a lieu de reconnaître aux États membres une marge d’appréciation
certaine. S’il est vrai qu’il appartient à ces derniers, à défaut d’harmonisation au niveau de l’Union, d’apprécier le niveau auquel ils entendent assurer la protection de l’intérêt en cause, il n’en demeure pas moins que ce pouvoir d’appréciation doit être exercé dans le respect des obligations découlant du droit de l’Union et, notamment, des exigences rappelées au point 36 du présent arrêt (voir, en ce sens, arrêt du 14 février 2008, Dynamic Medien, C‑244/06, EU:C:2008:85, points 44 à 46).
43 À cet égard, une incrimination pénale visant à punir l’enlèvement international d’enfant, y compris lorsque celui-ci est le fait d’un parent, est, en principe, apte à assurer, en raison notamment de son effet dissuasif, la protection des enfants contre de tels enlèvements ainsi que la garantie de leurs droits. L’application de la disposition prévoyant une telle incrimination participe, en outre, de l’objectif de lutte contre ces enlèvements dans l’intérêt de la protection des enfants.
44 Une telle incrimination pénale ne doit toutefois pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime qu’elle poursuit.
45 Or, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, il apparaît que le législateur allemand considère que la protection de l’enfant et de ses droits face au risque d’enlèvement ne requiert pas que son enlèvement par un parent relève, par principe et en toute hypothèse, d’un comportement pénalement répréhensible. En effet, alors que l’enlèvement international d’un enfant par son parent est passible, en tant que tel, d’une sanction pénale, sur la base de l’article 235, paragraphe 2,
point 2, du code pénal, il en va différemment de l’enlèvement d’un enfant par son parent lorsque l’enfant est retenu sur le territoire allemand, puisqu’un tel acte ne donne lieu à sanction pénale, conformément à l’article 235, paragraphe 1, point 1, du code pénal, qu’en cas de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse.
46 Certes, il ressort des éléments du dossier dont dispose la Cour que l’incrimination spécifique figurant à l’article 235, paragraphe 2, point 2, du code pénal ainsi que le niveau renforcé de protection de l’enfant que cette disposition instaure sont fondés sur la considération selon laquelle, en cas de déplacement de l’enfant en dehors du territoire allemand, son retour sur ce territoire et auprès du titulaire du droit de garde se heurterait, tout autant que la reconnaissance des décisions
judiciaires allemandes, à des difficultés pratiques.
47 Toutefois, il y a lieu de considérer qu’une incrimination pénale prévoyant que le seul fait pour un parent ou les deux parents d’un enfant retenu dans un autre État membre de ne pas remettre celui-ci à l’autre parent, au tuteur ou au curateur donne lieu à des sanctions pénales même en l’absence de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse, va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, dans un contexte où le fait de retenir un enfant sur le
territoire de l’État membre concerné ne donne lieu à sanction qu’en cas de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse.
48 En effet, une argumentation fondée en substance sur la présomption selon laquelle il est impossible ou excessivement difficile d’obtenir la reconnaissance, dans un autre État membre, d’une décision judiciaire relative à la garde d’un enfant et, en cas d’enlèvement international d’un enfant, son retour immédiat, reviendrait à assimiler les États membres à des États tiers et se heurterait aux règles et à l’esprit du règlement no 2201/2003.
49 Ce règlement est fondé, ainsi qu’il ressort de ses considérants 2 et 21, sur le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, pierre angulaire de la création d’un véritable espace judiciaire, ainsi que sur le principe de la confiance mutuelle. Selon une jurisprudence constante, ce dernier principe impose à chacun des États membres de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout
particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit [voir, en ce sens, avis 2/13, du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 191, ainsi que arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 36].
50 À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 21 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’application d’une législation d’un État membre en vertu de laquelle le fait, pour un parent, de ne pas remettre au curateur désigné son enfant se trouvant dans un autre État membre est passible de sanctions pénales, même en l’absence de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse, tandis que,
lorsque l’enfant se trouve sur le territoire du premier État membre, ce même fait n’est punissable qu’en cas de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse.
Sur les dépens
51 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :
L’article 21 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à l’application d’une législation d’un État membre en vertu de laquelle le fait, pour un parent, de ne pas remettre au curateur désigné son enfant se trouvant dans un autre État membre est passible de sanctions pénales, même en l’absence de recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse, tandis que, lorsque l’enfant se trouve sur le territoire du premier État membre, ce même fait n’est punissable qu’en cas de
recours à la violence, à la menace d’un mal sensible ou à la ruse.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.