ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
12 octobre 2023 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Convention d’application de l’accord de Schengen – Article 54 – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 50 – Principe ne bis in idem – Appréciation au regard des faits contenus dans les motifs du jugement – Appréciation au regard des faits examinés dans le cadre d’une procédure d’enquête et omis dans l’acte d’accusation – Notion de “mêmes faits” »
Dans l’affaire C‑726/21,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Županijski sud u Puli-Pola (tribunal de comitat de Pula, Croatie), par décision du 24 novembre 2021, parvenue à la Cour le 30 novembre 2021, dans la procédure pénale contre
GR,
HS,
IT,
en présence de :
Županijsko državno odvjetništvo u Puli-Pola,
LA COUR (première chambre),
composée de M. A. Arabadjiev, président de chambre, MM. T. von Danwitz, P. G. Xuereb (rapporteur), A. Kumin et Mme I. Ziemele, juges,
avocat général : M. N. Emiliou,
greffier : M. M. Longar, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 11 janvier 2023,
considérant les observations présentées :
– pour GR, par Me J. Grlić, odvjetnik, et Me B. Wiesinger, Rechtsanwalt,
– pour HS, par Me V. Drenški-Lasan, odvjetnica,
– pour le Županijsko državno odvjetništvo u Puli-Pola, par Me E. Putigna, odvjetnik,
– pour le gouvernement croate, par Mme G. Vidović Mesarek, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement autrichien, par M. A. Posch, Mme J. Schmoll et M. F. Zeder, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. H. Dockry, M. Mataija et M. Wasmeier, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 23 mars 2023,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes (JO 2000, L 239, p. 19), signée à Schengen le 19 juin 1990 et entrée en vigueur le 26 mars 1995 (ci-après la « CAAS »), ainsi que de
l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre GR, HS et IT au motif que ceux-ci auraient commis, ou incité ou aidé à commettre, en Croatie, des faits qualifiés d’abus de confiance dans le cadre d’opérations commerciales.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
La CAAS
3 La CAAS a été conclue en vue d’assurer l’application de l’accord entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signé à Schengen le 14 juin 1985 (JO 2000, L 239, p. 13).
4 L’article 54 de la CAAS figure sous le chapitre 3 de celle-ci, intitulé « Application du principe ne bis in idem ». Cet article prévoit :
« Une personne qui a été définitivement jugée par une Partie Contractante ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie par une autre Partie Contractante, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de la Partie Contractante de condamnation. »
5 Aux termes de l’article 57, paragraphes 1 et 2, de la CAAS :
« 1. Lorsqu’une personne est accusée d’une infraction par une Partie Contractante et que les autorités compétentes de cette Partie Contractante ont des raisons de croire que l’accusation concerne les mêmes faits que ceux pour lesquels elle a déjà été définitivement jugée par une autre Partie Contractante, ces autorités demanderont, si elles l’estiment nécessaire, les renseignements pertinents aux autorités compétentes de la Partie Contractante sur le territoire de laquelle une décision a déjà
été rendue.
2. Les informations demandées seront données aussitôt que possible et seront prises en considération pour la suite à réserver à la procédure en cours. »
Le droit croate
6 L’article 31, paragraphe 2, de l’Ustav Republike Hrvatske (Constitution de la République de Croatie) est ainsi libellé :
« Nul ne peut être jugé à nouveau ni faire l’objet de poursuites pénales concernant un acte pour lequel il a été déjà acquitté ou condamné par la décision définitive d’un tribunal rendue conformément à la loi. »
7 L’article 246, paragraphes 1 et 2, du Kazneni zakon (code pénal), dans sa version applicable aux faits au principal, érige l’abus de confiance dans les opérations commerciales en infraction pénale à caractère économique.
8 L’article 12, paragraphe 1, du Zakon o kaznenom postupku (code de procédure pénale) prévoit :
« Nul ne peut être poursuivi pénalement à nouveau pour un fait pour lequel il a déjà été jugé et pour lequel une décision définitive de justice a été rendue. »
Le droit autrichien
9 L’article 190 de la Strafprozessordnung (code de procédure pénale, ci‑après le « code de procédure pénale autrichien ») prévoit :
« Le ministère public s’abstient de poursuites pénales et clôture l’enquête dans la mesure où :
1. l’infraction à l’origine de l’enquête n’est pas passible de sanction judiciaire ou si la continuation des poursuites pénales envers l’intéressé est irrecevable pour des raisons juridiques ; ou si
2. il n’existe aucune base factuelle permettant de continuer les poursuites à l’encontre de l’intéressé. »
10 L’article 193, paragraphe 2, du code de procédure pénale autrichien dispose :
« Le ministère public peut poursuivre une enquête clôturée en vertu de l’article 190 ou 191, à condition que les poursuites pénales ne soient pas prescrites et que :
1. l’intéressé n’ait pas été entendu pour cette infraction (articles 164 et 165) et aucune coercition n’ait été exercée contre lui, ou que
2. des faits ou des éléments de preuve nouveaux apparaissent ou deviennent connus qui, pris individuellement ou conjointement à d’autres résultats de la procédure, sont susceptibles de constituer une base adéquate pour condamner l’intéressé ou pour agir en application de la section 11. »
Le litige au principal et la question préjudicielle
11 À l’époque des faits au principal, GR était membre du conseil de gérance de Skiper Hoteli d.o.o. et d’Interco Umag d.o.o., Umag (ci‑après « Interco »), devenue par la suite INTER Consulting d.o.o. Elle avait également la qualité d’associée au sein de Rezidencija Skiper d.o.o. et détenait des parts sociales dans Alterius d.o.o. HS, quant à lui, était président du conseil de gérance d’Interco et détenait également des parts sociales dans Alterius, tandis que IT réalisait des estimations de la
valeur de biens immobiliers.
12 Le 28 septembre 2015, le Županijsko državno odvjetništvo u Puli (parquet du comitat de Pula, Croatie) (ci-après le « parquet de Pula ») a émis un acte d’accusation contre GR, HS, IT et Interco (ci-après l’« acte d’accusation croate »). Par cet acte d’accusation, il reprochait, d’une part, à GR et à Interco d’avoir commis un abus de confiance dans des opérations commerciales, au sens de l’article 246, paragraphes 1 et 2, du code pénal croate, dans sa version applicable aux faits au principal, et,
d’autre part, à HS et à IT d’avoir respectivement incité et aidé à commettre cette infraction.
13 Il ressort de l’acte d’accusation croate, tel qu’il est reproduit dans la demande de décision préjudicielle, que, entre le mois de décembre 2004 et le mois de juin 2006, GR et HS ont œuvré pour qu’Interco achète des biens immobiliers situés sur plusieurs parcelles de terrain avoisinantes dans la commune de Savudrija (Croatie), lieu envisagé par Skiper Hoteli pour y réaliser un projet immobilier d’hébergements touristiques. Par la suite, ces mêmes personnes auraient fait en sorte que Skiper Hoteli
rachète ces biens immobiliers à un prix nettement supérieur à celui du marché, de manière à ce qu’Interco bénéficie d’un avantage illicite aux dépens de Skiper Hoteli.
14 L’acte d’accusation croate indique en outre que, entre le mois de novembre 2004 et le mois de novembre 2005, GR et HS auraient également agi dans le but que GR et d’autres sociétés représentées par cette dernière vendent à Skiper Hoteli, à un prix nettement plus élevé que celui correspondant à leur valeur réelle, les parts sociales détenues par GR et ces autres sociétés dans Alterius, l’apport d’actifs initial de cette dernière société étant constitué de biens immobiliers érigés sur des parcelles
de terrain avoisinantes situées sur le territoire de la commune de Savudrija. À cette fin, GR et HS auraient fait réaliser, par l’intermédiaire de Rezidencija Skiper et avec la complicité de IT, une évaluation surestimant la valeur des biens immobiliers concernés.
15 L’acte d’accusation croate a été confirmé par une décision du 5 mai 2016 de la chambre pénale de la juridiction de renvoi, le Županijski sud u Puli (tribunal de comitat de Pula, Croatie).
16 S’agissant d’une procédure pénale qui aurait été engagée pour les mêmes faits en Autriche, la juridiction de renvoi indique que les autorités pénales autrichiennes avaient en effet engagé des poursuites contre deux anciens membres du directoire de Hypo Alpe-Adria-Bank International AG (ci-après « Hypo Alpe Adria Bank »), un établissement bancaire situé en Autriche, ainsi que contre GR et HS en tant que complices de ces deux anciens membres du directoire. Selon l’acte d’accusation établi par la
Staatsanwaltschaft Klagenfurt (parquet de Klagenfurt, Autriche), porté devant le Landesgericht Klagenfurt (tribunal régional de Klagenfurt, Autriche) le 9 janvier 2015 (ci-après l’« acte d’accusation autrichien »), il était reproché auxdits anciens membres du directoire d’avoir commis un abus de confiance, au sens du Strafgesetzbuch (code pénal), pour avoir approuvé, entre le mois de septembre 2002 et le mois de juillet 2005, l’octroi de crédits à Rezidencija Skiper et à Skiper Hoteli, pour un
montant total d’au moins 105 millions d’euros, sans avoir ni respecté les exigences relatives à l’apport de fonds propres adéquats et au contrôle de l’utilisation des fonds ni tenu compte, d’une part, de l’absence de documentation relative à la concrétisation des projets justifiant l’octroi de ces crédits et, d’autre part, de l’insuffisance tant des instruments de garantie de paiement que de la capacité de remboursement des sociétés concernées. Il était en outre reproché à GR et à HS d’avoir, en
ayant sollicité l’octroi desdits crédits, incité les mêmes anciens membres du directoire à commettre l’infraction reprochée ou d’y avoir contribué.
17 À la suite d’une demande de HS, le parquet de Klagenfurt a en outre confirmé, par lettre du 16 juillet 2015 adressée à ses avocats, que, s’agissant des poursuites engagées contre GR et HS, l’acte d’accusation autrichien couvrait également la vente de biens immobiliers à Skiper Hoteli par l’intermédiaire d’Alterius pour un prix excessivement élevé ainsi que le paiement douteux de frais de gestion de projet.
18 Par jugement du Landesgericht Klagenfurt (tribunal régional de Klagenfurt), rendu le 3 novembre 2016 (ci-après le « jugement définitif autrichien »), les deux anciens membres du directoire d’Hypo Alpe Adria Bank auraient été partiellement reconnus coupables des faits qui leur étaient reprochés et auraient été condamnés pour avoir approuvé l’un des crédits octroyés à Skiper Hoteli, d’un montant de plus de 70 millions d’euros (ci-après le « crédit en cause »). En revanche, GR et HS auraient été
acquittés pour ce qui concerne l’accusation selon laquelle ils auraient respectivement incité ou contribué à la commission des infractions pénales reprochées aux anciens membres du directoire d’Hypo Alpe Adria Bank. Ce jugement serait devenu définitif à la suite du rejet, le 4 mars 2019, du pourvoi introduit contre celui-ci devant l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche).
19 Par ailleurs, la juridiction de renvoi indique que le parquet de Pula, également saisi d’autres infractions pénales en lien avec Hypo Alpe Adria Bank, a, à plusieurs reprises au cours de l’année 2014, demandé au parquet de Klagenfurt de vérifier si ce dernier menait en Autriche une procédure parallèle à celle engagée en Croatie. Au vu des informations fournies par le parquet de Klagenfurt, identiques, en substance, à celles ultérieurement exposées dans le dispositif de l’acte d’accusation
autrichien, le parquet de Pula a estimé que les faits examinés par le parquet de Klagenfurt et le Landesgericht Klagenfurt (tribunal régional de Klagenfurt) n’étaient pas juridiquement pertinents aux fins de la caractérisation de l’infraction pénale faisant l’objet de la procédure pénale au principal, ne présentaient pas de lien avec les faits décrits dans l’acte d’accusation croate et, ainsi, ne devaient pas être considérés comme ayant déjà été jugés.
20 La juridiction de renvoi précise que, conformément à la jurisprudence croate, seuls les faits repris dans les dispositifs des actes de procédure, tels que les ordonnances de mise en examen, les ordonnances de non‑lieu, les actes d’accusation et les jugements, ont un caractère définitif. Par conséquent, dans le cadre de l’application du principe ne bis in idem, sont uniquement comparés les faits mentionnés dans les dispositifs de ces actes de procédure.
21 Dans ce contexte, la juridiction de renvoi estime qu’il pourrait exister, s’agissant de GR et de HS, un « lien matériel, spatial et temporel indissociable » entre, d’une part, les faits visés dans le dispositif de l’acte d’accusation croate et, d’autre part, les faits visés dans le dispositif de l’acte d’accusation autrichien, ceux visés dans le dispositif et les motifs du jugement définitif autrichien ainsi que ceux pour lesquels la procédure d’enquête a été menée par le parquet de Klagenfurt à
l’égard notamment de GR et de HS, et qui ont été omis par la suite dans l’acte d’accusation autrichien.
22 Tout d’abord, s’agissant de l’existence d’une identité matérielle entre ces faits, la juridiction de renvoi rappelle que le jugement définitif autrichien a acquitté HS de l’accusation selon laquelle, durant la période allant du début de l’année 2002 au début du mois de juillet 2005, par la demande et présentation répétée d’un dossier de crédit, il avait incité les deux anciens membres du directoire d’Hypo Alpe Adria Bank à commettre certaines infractions, notamment celle d’accorder le crédit en
cause, sans dossier de projet suffisant et sans projection de la capacité de remboursement du crédit, tandis que GR a été acquittée de l’accusation selon laquelle, durant la période allant du 9 août 2003 au début du mois de juillet 2005, elle avait contribué à la commission des infractions par ces mêmes personnes en ce que, en tant que dirigeante de Rezidencija Skiper et de Skiper Hoteli, elle avait sollicité l’octroi de crédits, y compris le crédit en cause, en ayant mené les négociations à cet
effet, présenté le dossier de crédit et signé les contrats de crédit, ce qui avait donné lieu au dommage subi par Hypo Alpe Adria Bank. À cet égard, il ressortirait des motifs du jugement définitif autrichien que le crédit en cause aurait été utilisé par Skiper Hoteli pour l’acquisition des biens et des parts sociales à des prix nettement plus élevés que ceux du marché.
23 La juridiction de renvoi estime qu’il y a lieu de relier ces circonstances, reprises dans le dispositif et dans les motifs du jugement définitif autrichien, à l’enquête menée par le parquet de Klagenfurt à l’endroit de GR ainsi que de HS et portant sur d’autres faits que ceux faisant l’objet de l’acte d’accusation autrichien, pour lesquels ils ont été acquittés par ce jugement. En effet, étant donné que ces faits seraient identiques à ceux repris dans le cadre de l’acte d’accusation croate, le
parquet de Klagenfurt aurait ainsi recherché si les biens immobiliers et les parts sociales en cause, qui ont été achetés au moyen du crédit en cause, l’ont été à un prix trop élevé lors de la réalisation du projet immobilier envisagé par Skiper Hoteli.
24 Par conséquent, le parquet de Klagenfurt a mené une procédure d’enquête sur ces circonstances, mais a mis fin à celle-ci concernant GR et HS. À cet effet, le parquet de Klagenfurt se serait borné à aviser ces derniers, par la voie d’une notification, que, à leur égard, il était mis un terme à la procédure d’enquête concernant l’« affaire Skiper » sur le fondement de l’article 190, point 2, du code de procédure pénale autrichien, pour l’infraction d’abus de confiance visée à l’article 153,
paragraphe 1 et paragraphe 2, du code pénal autrichien, dans la mesure où elle n’était pas couverte par l’acte d’accusation autrichien, en raison de l’insuffisance de preuves, en particulier en ce qui concerne l’intention de causer un préjudice, ou de l’absence de preuves concrètes suffisantes d’un comportement relevant du droit pénal. Ainsi, le parquet de Klagenfurt a mis un terme à cette enquête sur la base de faits qui ne sont pas précisés dans le dispositif du jugement définitif autrichien.
25 Ensuite, s’agissant de l’existence d’un lien dans le temps entre les faits visés au point 22 du présent arrêt, la juridiction de renvoi considère que les dates auxquelles sont intervenus, d’une part, l’octroi du crédit en cause et, d’autre part, les faits commis en Croatie coïncident partiellement, dans la mesure où, selon le dispositif du jugement définitif autrichien, l’infraction, pour laquelle GR et HS ont été acquittés, a été commise durant la période allant de l’année 2002 au mois de
juillet 2005, tandis que les faits relatifs à l’acte d’accusation croate concernent les années 2004 à 2006. Ce chevauchement dans le temps s’expliquerait par le fait que l’octroi du crédit en cause aurait nécessairement précédé les faits commis en Croatie. En effet, sans ce crédit, l’achat en Croatie des biens immobiliers et des parts sociales par Skiper Hoteli n’aurait pas été possible.
26 Enfin, le lien dans l’espace entre lesdits faits serait démontré par le fait que le jugement définitif autrichien mentionnerait que le crédit en cause était destiné à l’achat, en Croatie, de biens immobiliers et de parts sociales pour la réalisation, en Croatie également, du projet immobilier envisagé par Skiper Hoteli.
27 Dans ces conditions, le Županijski sud u Puli-Pola (tribunal de comitat de Pula) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Pour apprécier si le principe ne bis in idem est violé, les faits contenus dans le dispositif de l’acte d’accusation [croate] peuvent-ils uniquement être comparés par rapport aux faits déterminants mentionnés dans le dispositif de l’acte d’accusation [autrichien] et dans le dispositif du jugement [définitif autrichien],
ou, avec les faits du dispositif de l’acte d’accusation [croate], peut-on comparer également les faits contenus dans les motifs du jugement [définitif autrichien], ainsi que ceux pour lesquels la procédure d’enquête a été menée par le parquet de Klagenfurt à l’endroit de plusieurs personnes, notamment de GR et de HS, et qui ont été omis par la suite dans l’acte d’accusation [autrichien] (et lesquels faits n’ont pas été mentionnés dans le dispositif spécifique) ? »
Sur la question préjudicielle
Sur la recevabilité
28 Le gouvernement autrichien excipe de l’irrecevabilité de la demande de décision préjudicielle au motif que la question posée est dépourvue de pertinence pour l’issue du litige au principal et revêt un caractère hypothétique.
29 Ce gouvernement soutient que la procédure pénale en Autriche et celle pendante devant la juridiction de renvoi ne sont pas basées sur les « mêmes faits », au sens de l’article 54 de la CAAS, et cela indépendamment du fait qu’il y aurait lieu ou non de comparer uniquement les dispositifs respectifs de l’acte d’accusation autrichien ou du jugement définitif autrichien ou d’effectuer un examen plus complet prenant aussi en compte les motifs de ce jugement et, éventuellement, le contenu de la
procédure d’enquête ayant abouti audit jugement.
30 En effet, il ressortirait d’une comparaison du dispositif de l’acte d’accusation autrichien, d’une part, et du dispositif de l’acte d’accusation croate, d’autre part, que les procédures pénales menées en Autriche et en Croatie ont chacune des objets différents et qu’elles concernent des victimes différentes. Ce constat serait également confirmé par la comparaison de l’acte d’accusation croate avec les motifs du jugement définitif autrichien et les enquêtes du parquet de Klagenfurt dans d’autres
procédures pénales.
31 Plus particulièrement, le gouvernement autrichien estime que l’objet de la procédure pénale menée en Autriche était la mise en cause de la responsabilité pénale de GR et de HS en lien avec le préjudice patrimonial qui avait été occasionné à Hypo Alpe Adria Bank par l’octroi de crédits non soutenables, alors que l’objet de la procédure pénale menée en Croatie est la mise en cause de la responsabilité pénale de GR et de HS s’agissant du préjudice patrimonial qui aurait été occasionné à Skiper
Hoteli par l’achat, à des prix prétendument excessifs, de biens immobiliers et de parts sociales de sociétés détentrices de biens immobiliers. En outre, la procédure pénale menée en Autriche n’aurait pas pu porter sur les éventuels actes de GR envers Skiper Hoteli en raison de l’incompétence des autorités autrichiennes à cet égard, GR étant une ressortissante et résidente croate, et Skiper Hoteli étant, quant à elle, une société immatriculée en Croatie.
32 À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la coopération entre cette dernière et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la
pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 4 juin 2020, Kancelaria Medius, C‑495/19, EU:C:2020:431, point 21 et jurisprudence citée).
33 Il s’ensuit que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa propre responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec
la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 4 juin 2020, Kancelaria Medius, C‑495/19, EU:C:2020:431, point 22 et jurisprudence citée).
34 En outre, il incombe à la Cour de prendre en compte, dans le cadre de la répartition des compétences entre les juridictions de l’Union européenne et les juridictions nationales, le contexte factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions préjudicielles, tel que défini par la décision de renvoi. Partant, quelles que soient les critiques émises par le gouvernement autrichien à l’égard des appréciations factuelles de la juridiction de renvoi, l’examen de la question préjudicielle doit
être effectué sur la base de celles-ci (voir, par analogie, arrêt du 7 avril 2022, Caixabank, C‑385/20, EU:C:2022:278, point 38 et jurisprudence citée).
35 En l’occurrence, la juridiction de renvoi part de la prémisse factuelle selon laquelle il n’est pas exclu qu’un lien matériel, spatial et temporel indissociable puisse exister, s’agissant de GR et de HS, entre les faits contenus dans le dispositif de l’acte d’accusation croate, les faits contenus dans le dispositif de l’acte d’accusation autrichien et ceux contenus dans le dispositif et les motifs du jugement définitif autrichien ainsi que ceux pour lesquels la procédure d’enquête a été menée par
le parquet de Klagenfurt à l’endroit notamment de GR et de HS, et qui ont été omis par la suite dans l’acte d’accusation autrichien.
36 Par ailleurs, la juridiction de renvoi considère que la question de la prise en compte ou non des faits mentionnés dans les motifs du jugement définitif autrichien ainsi que de ceux pour lesquels la procédure d’enquête a été menée par le parquet de Klagenfurt à l’endroit de GR et de HS, qui ont été omis par la suite dans l’acte d’accusation autrichien, est déterminante dans le cadre de l’examen de l’existence d’un « lien matériel, spatial et temporel indissociable » aux fins de l’application de
l’article 54 de la CAAS. Partant, la demande de décision préjudicielle n’apparaît pas hypothétique.
37 Il résulte de ce qui précède que la demande de décision préjudicielle est recevable.
Sur le fond
38 Il convient de rappeler d’emblée que le principe ne bis in idem constitue un principe fondamental du droit de l’Union, qui est désormais consacré à l’article 50 de la Charte [arrêt du 28 octobre 2022, Generalstaatsanwaltschaft München (Extradition et ne bis in idem), C‑435/22 PPU, EU:C:2022:852, point 64 et jurisprudence citée].
39 En outre, ce principe, consacré également à l’article 54 de la CAAS, résulte des traditions constitutionnelles communes aux États membres. Il convient donc d’interpréter ce dernier article à la lumière de l’article 50 de la Charte, dont il assure le respect du contenu essentiel [arrêt du 28 octobre 2022, Generalstaatsanwaltschaft München (Extradition et ne bis in idem), C‑435/22 PPU, EU:C:2022:852, point 65].
40 Dès lors, il convient de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 54 de la CAAS, lu à la lumière de l’article 50 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, dans le cadre de l’appréciation du respect du principe ne bis in idem, il convient de prendre en considération uniquement les faits mentionnés dans le dispositif de l’acte d’accusation établi par les autorités compétentes d’un autre État membre ainsi que dans le dispositif du
jugement définitif rendu dans ce dernier, ou s’il y a également lieu de tenir compte de tous faits mentionnés dans les motifs de ce jugement, y compris ceux sur lesquels a porté la procédure d’instruction mais qui n’ont pas été repris dans l’acte d’accusation.
41 Eu égard aux doutes exprimés par la juridiction de renvoi et exposés aux points 20 à 26 du présent arrêt, il convient, dans un premier temps, de procéder à l’interprétation des conditions énoncées à l’article 54 de la CAAS, avant de fournir, dans un second temps, à la juridiction de renvoi des indications aux fins de leur appréciation dans le cadre du litige au principal.
Sur l’article 54 de la CAAS
42 La demande de décision préjudicielle est motivée par le fait que, selon la juridiction de renvoi, en vertu de la pratique judiciaire croate, pour apprécier si le principe ne bis in idem est applicable, les juridictions croates ne peuvent prendre en considération que les faits repris dans les dispositifs des actes de procédure, tels que les ordonnances de mise en examen, les ordonnances de non-lieu, les actes d’accusation et les jugements. Or, cette juridiction estime qu’il existe une possibilité
que les faits mentionnés dans les motifs des actes de procédure émanant d’un autre État membre, en l’occurrence la République d’Autriche, y compris ceux sur lesquels ont porté la procédure d’instruction mais qui n’ont pas été repris dans l’acte d’accusation, puissent l’amener à conclure, dans le cadre de l’affaire en cause au principal, à l’existence de « mêmes faits », au sens de l’article 54 de la CAAS.
43 Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, il y a lieu, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie [arrêt du 28 octobre 2022, Generalstaatsanwaltschaft München (Extradition et ne bis in idem), C‑435/22 PPU, EU:C:2022:852, point 67].
44 Ainsi qu’il ressort des termes de l’article 54 de la CAAS, aucune personne ne peut être poursuivie dans un État membre pour les mêmes faits que ceux pour lesquels elle a déjà été définitivement jugée dans un autre État membre, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de ce dernier État.
45 Ainsi, l’application du principe ne bis in idem est soumise à une double condition, à savoir, d’une part, qu’il y ait une décision antérieure définitive (condition « bis ») et, d’autre part, que les mêmes faits soient visés par la décision antérieure et par les poursuites ou les décisions postérieures (condition « idem ») (arrêt du 22 mars 2022, bpost, C‑117/20, EU:C:2022:202, point 28).
46 À cet égard, il y a lieu de relever, tout d’abord, que le libellé de l’article 54 de la CAAS n’établit pas de condition relative aux éléments devant être pris en considération lors de l’examen de la question de savoir si la procédure pendante devant une juridiction d’un État membre concerne les mêmes faits que ceux relatifs à une procédure antérieure clôturée par une décision définitive dans un autre État membre.
47 Ainsi, il ne saurait être déduit du libellé de cette disposition que, dans le cadre de l’appréciation de la condition « idem », il conviendrait de tenir compte uniquement des faits repris dans les dispositifs des actes de procédure nationaux et que la prise en considération, aux fins de cette appréciation, des faits mentionnés dans les motifs des actes de procédure émanant d’un autre État membre serait exclue.
48 Ensuite, cette constatation est confortée par le contexte dans lequel s’inscrit cette disposition.
49 En effet, premièrement, l’article 50 de la Charte, à la lumière duquel doit être interprété l’article 54 de la CAAS, dispose que nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi. Dès lors, l’article 50 de la Charte ne comporte pas non plus d’indications spécifiques quant aux éléments dont il convient de tenir compte dans le cadre de l’examen de la condition
« idem », de sorte que la prise en considération des faits mentionnés dans les motifs des actes de procédure émanant d’un autre État membre ne saurait, d’emblée, être exclue dans le cadre d’un tel examen.
50 Deuxièmement, aux termes de l’article 57, paragraphe 1, de la CAAS, lorsqu’une personne est accusée d’une infraction dans un État membre et que les autorités compétentes de cet État ont des raisons de croire que l’accusation concerne les mêmes faits que ceux ayant fait l’objet d’une décision définitive dans un autre État membre, ces autorités peuvent demander, si elles l’estiment nécessaire, les renseignements pertinents aux autorités compétentes de l’État membre sur le territoire duquel cette
décision a été rendue. Le paragraphe 2 de cette disposition prévoit que les informations demandées seront données aussitôt que possible et seront prises en considération pour la suite à réserver à la procédure en cours.
51 À cet égard, l’article 57 de la CAAS a instauré un cadre de coopération permettant aux autorités compétentes du second État membre de demander, afin de clarifier, par exemple, la nature précise d’une décision qui a été rendue sur le territoire du premier État membre ou encore les faits précis faisant l’objet de cette décision, les informations juridiques pertinentes auprès des autorités de ce premier État (voir, en ce sens, arrêt du 22 décembre 2008, Turanský, C‑491/07, EU:C:2008:768, point 37).
52 Il y a lieu de constater que cette disposition exige que ces informations soient prises en considération lors de l’appréciation d’une éventuelle violation du principe ne bis in idem. Or, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 42 de ses conclusions, une pratique judiciaire nationale qui impose à la juridiction nationale de n’avoir égard qu’aux informations contenues dans certaines parties spécifiques d’actes de procédure, en l’occurrence dans les dispositifs de ces actes, à l’exclusion
de toute autre information que cette juridiction pourrait recevoir des autorités de l’État membre ayant été sollicité afin d’obtenir des renseignements pertinents, ne permet pas de garantir l’effet utile de l’article 57 de la CAAS.
53 Dès lors, contrairement à ce que semble prévoir la pratique judiciaire croate, il ne saurait être imposé à une juridiction nationale, telle que la juridiction de renvoi, de prendre en considération, dans le cadre de l’examen du principe ne bis in idem énoncé à l’article 54 de la CAAS, uniquement les faits mentionnés dans les dispositifs des actes de procédure qui émanent d’un autre État membre.
54 Enfin, seule une interprétation de l’article 54 de la CAAS selon laquelle la juridiction nationale du second État membre doit également tenir compte des faits mentionnés dans les motifs de ces actes ainsi que de toute information pertinente concernant les faits matériels visés par une procédure pénale antérieure menée dans le premier État membre et clôturée par une décision définitive permet de faire prévaloir l’objet et le but de cette disposition sur des aspects de procédure ou de pure forme,
au demeurant variables selon les États membres concernés, et de garantir une application utile de cet article (voir, par analogie, arrêt du 10 mars 2005, Miraglia, C‑469/03, EU:C:2005:156, point 31).
55 En effet, ladite disposition a pour objectif d’éviter, dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice, qu’une personne définitivement jugée ne soit, par le fait d’exercer son droit à la libre circulation, poursuivie pour les mêmes faits sur le territoire de plusieurs États membres, afin de garantir la sécurité juridique par le respect des décisions des organes publics devenues définitives en l’absence d’harmonisation ou de rapprochement des législations pénales des États membres (arrêt du
29 juin 2016, Kossowski, C‑486/14, EU:C:2016:483, point 44).
56 Or, l’article 54 de la CAAS implique nécessairement qu’il existe une confiance mutuelle des États membres dans leurs systèmes respectifs de justice pénale et que chacun de ceux-ci accepte l’application du droit pénal en vigueur dans les autres États membres, quand bien même la mise en œuvre de son propre droit national conduirait à une solution différente. Cette confiance mutuelle nécessite que les autorités compétentes concernées du second État membre acceptent de prendre en considération les
informations juridiques pertinentes qu’elles pourraient recevoir du premier État membre [voir, par analogie, arrêt du 28 octobre 2022, Generalstaatsanwaltschaft München (Extradition et ne bis in idem), C‑435/22 PPU, EU:C:2022:852, point 93].
57 Toutefois, ladite confiance mutuelle ne saurait prospérer que si le second État membre est en mesure de s’assurer, sur la base des pièces communiquées par le premier État membre, que, d’une part, la décision concernée prise par les autorités compétentes de ce premier État constitue bien une décision définitive et, d’autre part, que les faits faisant l’objet de cette décision peuvent être qualifiés de « mêmes faits », au sens de l’article 54 de la CAAS (voir, par analogie, arrêt du 29 juin 2016,
Kossowski, C‑486/14, EU:C:2016:483, point 52).
58 Il s’ensuit qu’il y a lieu de considérer que, dans le cadre de l’appréciation du respect du principe ne bis in idem énoncé à l’article 54 de la CAAS, la juridiction nationale du second État membre, telle que la juridiction de renvoi, est tenue de prendre en considération non seulement les faits mentionnés dans les dispositifs des actes de procédure communiqués par un premier État membre, mais également les faits mentionnés dans les motifs de ces actes ainsi que toutes informations pertinentes
concernant les faits matériels visés par une procédure pénale antérieure menée dans le premier État membre et clôturée par une décision définitive.
Sur la condition « bis » et la condition « idem »
59 Afin de fournir une réponse qui soit la plus utile possible à la juridiction de renvoi, il y a encore lieu d’apprécier, sur la base du dossier dont dispose la Cour et sous réserve des vérifications qu’il incombera à cette juridiction d’effectuer, si, dans le cadre de l’application du principe ne bis in idem, il existe, en l’occurrence, ainsi que cela ressort de la jurisprudence rappelée au point 45 du présent arrêt, d’une part, une décision antérieure définitive (condition « bis ») et, d’autre
part, si les mêmes faits sont visés par la décision antérieure ainsi que par les poursuites ou les décisions postérieures (condition « idem »).
60 En ce qui concerne la condition « bis », pour qu’une personne puisse être considérée comme étant « définitivement jugée » pour les faits qui lui sont reprochés, au sens de l’article 54 de la CAAS, il importe, en premier lieu, que l’action publique ait été définitivement éteinte (arrêt du 29 juin 2016, Kossowski, C‑486/14, EU:C:2016:483, point 34 et jurisprudence citée).
61 L’appréciation de cette première condition doit être faite sur la base du droit de l’État membre ayant rendu la décision pénale en cause. En effet, une décision qui, selon le droit de l’État membre ayant engagé des poursuites pénales contre une personne, n’éteint pas définitivement l’action publique au niveau national ne saurait avoir, en principe, pour effet de constituer un obstacle procédural à ce que des poursuites pénales soient éventuellement entamées ou poursuivies, pour les mêmes faits,
contre cette personne dans un autre État membre (arrêt du 29 juin 2016, Kossowski, C‑486/14, EU:C:2016:483, point 35 et jurisprudence citée).
62 En l’occurrence, en ce qui concerne le jugement définitif autrichien, selon la juridiction de renvoi, en vertu du droit autrichien, une telle décision est revêtue de l’autorité de la chose jugée et fait obstacle à une nouvelle procédure pour les mêmes faits, ce que le gouvernement autrichien n’a pas démenti ni dans ses observations écrites ni lors de l’audience devant la Cour. Il en découlerait que ce jugement éteindrait définitivement, dans cet État membre, l’action publique contre GR et HS, ces
derniers ayant été acquittés des préventions selon lesquelles ils auraient incité ou contribué aux infractions pénales reprochées aux anciens membres du directoire d’Hypo Alpe Adria Bank.
63 Il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier, en recourant au besoin au mécanisme de coopération prévu à l’article 57 de la CAAS, si tel est bien l’effet du jugement définitif autrichien.
64 S’agissant de la décision du parquet de Klagenfurt de clôturer partiellement, sur le fondement de l’article 190, point 2, du code de procédure pénale autrichien, pour insuffisance de preuves, l’enquête dont notamment GR et HS faisaient l’objet au titre d’une prévention d’abus de confiance, il convient de constater, d’une part, que la demande de décision préjudicielle ne précise pas la nature juridique de cette décision.
65 D’autre part, il y a lieu de rappeler que l’article 54 de la CAAS, qui a pour objectif d’éviter qu’une personne, par le fait d’exercer son droit de libre circulation, ne soit poursuivie pour les mêmes faits sur le territoire de plusieurs États membres, ne peut utilement contribuer à la réalisation complète de cet objectif que s’il est également applicable à des décisions mettant définitivement fin aux poursuites pénales dans un État membre, bien qu’elles soient adoptées sans l’intervention d’une
juridiction et ne prennent pas la forme d’un jugement (arrêt du 11 février 2003, Gözütok et Brügge, C‑187/01 et C‑385/01, EU:C:2003:87, point 38).
66 À cet égard, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si une telle décision du parquet de Klagenfurt, adoptée sur le fondement de l’article 190, point 2, du code de procédure pénale autrichien, éteint définitivement l’action publique en Autriche, en recourant au besoin au mécanisme de coopération prévu à l’article 57 de la CAAS.
67 Afin de déterminer si une décision du ministère public de clôturer partiellement l’enquête pour insuffisance de preuves, telle que celle en cause au principal, constitue une décision jugeant définitivement une personne, au sens de l’article 54 de la CAAS, il convient, en second lieu, de s’assurer que cette décision a été rendue à la suite d’une appréciation portée sur le fond de l’affaire (voir, par analogie, arrêt du 29 juin 2016, Kossowski, C‑486/14, EU:C:2016:483, point 42 et jurisprudence
citée).
68 À cet effet, la Cour a jugé qu’une décision des autorités judiciaires d’un État membre, par laquelle un prévenu a été définitivement acquitté pour insuffisance de preuves, doit être considérée comme étant fondée sur une telle appréciation (arrêt du 5 juin 2014, M, C‑398/12, EU:C:2014:1057, point 29 et jurisprudence citée).
69 En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que, en Autriche, GR et HS ont fait l’objet d’une procédure d’enquête pour des faits autres que ceux qui ont été retenus, en définitive, dans l’acte d’accusation autrichien. À cet égard, ainsi qu’il ressort du point 24 du présent arrêt, le parquet de Klagenfurt se serait borné à informer GR et HS que, à leur égard, il était mis un terme à l’enquête concernant l’« affaire Skiper », conformément à l’article 190, point 2, du code de
procédure pénale autrichien, s’agissant de l’infraction d’abus de confiance visée à l’article 153, paragraphe 1 et paragraphe 2, du code pénal autrichien, cette infraction n’étant dès lors pas visée par l’acte d’accusation autrichien, en raison de l’insuffisance de preuves, en particulier en ce qui concerne l’intention de causer un préjudice, ou de l’absence de preuves concrètes suffisantes d’un comportement relevant du droit pénal. Ainsi, le parquet de Klagenfurt aurait mis un terme à cette
enquête sur la base de faits qui ne seraient pas précisés dans le dispositif du jugement définitif autrichien.
70 À cet égard, pour qu’une décision du ministère public de clôturer partiellement l’enquête pour insuffisance de preuves rendue à la suite d’une instruction au cours de laquelle ont été rassemblés et examinés divers moyens de preuve puisse être considérée comme ayant fait l’objet d’une appréciation portée sur le fond, il convient que cette décision comporte une appréciation définitive sur le caractère insuffisant de ces preuves et exclue toute possibilité que l’affaire soit rouverte sur la base du
même faisceau d’indices (voir, en ce sens, arrêt du 5 juin 2014, M,C‑398/12, EU:C:2014:1057, point 30). En l’occurrence, eu égard au manque d’informations dont dispose la Cour à cet égard, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si tel est le cas dans le cadre de l’affaire au principal.
71 S’agissant de la condition « idem », qui doit être examinée au regard de la jurisprudence rappelée aux points 38 et 39 du présent arrêt, il découle des termes même de l’article 50 de la Charte que celui-ci interdit de poursuivre ou de sanctionner pénalement une même personne plus d’une fois pour une même infraction [arrêt du 23 mars 2023, Generalstaatsanwaltschaft Bamberg (Exception au principe ne bis in idem), C‑365/21, EU:C:2023:236, point 34 et jurisprudence citée].
72 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence bien établie de la Cour, le critère pertinent aux fins d’apprécier l’existence d’une même infraction, au sens de l’article 50 de la Charte, est celui de l’identité des faits matériels, compris comme l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles qui ont conduit à l’acquittement ou à la condamnation définitive de la personne concernée. Ainsi, cet article interdit d’infliger, pour des faits
identiques, plusieurs sanctions de nature pénale à l’issue de différentes procédures menées à ces fins [arrêt du 23 mars 2023, Generalstaatsanwaltschaft Bamberg (Exception au principe ne bis in idem), C‑365/21, EU:C:2023:236, point 35 et jurisprudence citée].
73 En outre, il ressort également de la jurisprudence de la Cour que la qualification juridique en droit national des faits et l’intérêt juridique protégé ne sont pas pertinents aux fins de la constatation de l’existence d’une même infraction, dans la mesure où la portée de la protection conférée par l’article 50 de la Charte ne saurait varier d’un État membre à l’autre [arrêt du 23 mars 2023, Generalstaatsanwaltschaft Bamberg (Exception au principe ne bis in idem), C‑365/21, EU:C:2023:236, point 36
et jurisprudence citée].
74 À cet égard, il convient de préciser que la condition « idem » requiert que les faits matériels soient identiques. Par conséquent, le principe ne bis in idem n’a pas vocation à s’appliquer lorsque les faits en cause sont non pas identiques, mais seulement similaires [arrêt du 23 mars 2023, Generalstaatsanwaltschaft Bamberg (Exception au principe ne bis in idem), C‑365/21, EU:C:2023:236, point 37 et jurisprudence citée].
75 En effet, l’identité des faits matériels s’entend comme un ensemble de circonstances concrètes découlant d’événements qui sont, en substance, les mêmes, en ce qu’ils impliquent le même auteur et sont indissociablement liés entre eux dans le temps et dans l’espace [arrêt du 23 mars 2023, Generalstaatsanwaltschaft Bamberg (Exception au principe ne bis in idem), C‑365/21, EU:C:2023:236, point 38 et jurisprudence citée].
76 En revanche, si les faits matériels ne forment pas un tel ensemble, la Cour a déjà jugé que la seule circonstance que l’instance saisie de la seconde procédure constate que l’auteur présumé de ces faits a agi avec la même intention criminelle ne saurait suffire pour assurer l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles qui relève de la notion de « mêmes faits », au sens de l’article 54 de la CAAS (arrêt du 18 juillet 2007, Kraaijenbrink, C‑367/05,
EU:C:2007:444, point 29).
77 En l’occurrence, d’une part, il ressort de la décision de renvoi que l’acte d’accusation croate vise des infractions que GR et HS auraient commises entre l’année 2004 et l’année 2006. D’autre part, la juridiction de renvoi souligne que l’enquête pénale dont GR et HS ont fait l’objet en Autriche, qui a été close par le parquet de Klagenfurt, portait sur des faits matériels qui se sont déroulés au cours de la période allant de l’année 2002 au mois de juillet 2005 et qui sont identiques à ceux visés
dans l’acte d’accusation croate. Ainsi, cette juridiction relève que cette enquête concernait pour partie des faits qui font l’objet de l’acte d’accusation croate, ce qui s’expliquerait par le fait que l’octroi du crédit en cause en Autriche a précédé les faits commis en Croatie. En effet, à défaut d’obtention de ce crédit, l’achat en Croatie des biens immobiliers et parts sociales en cause au principal n’aurait pas été possible.
78 Or, la question posée repose sur la prémisse selon laquelle les faits visés dans l’acte d’accusation croate sont les mêmes que ceux ayant fait l’objet du jugement définitif autrichien, dans la mesure où il y aurait également lieu de prendre en considération les motifs des actes de procédure accomplis en Autriche.
79 À cet égard, il appartient à la juridiction de renvoi, seule compétente à cet égard, de déterminer si les faits faisant l’objet de l’acte d’accusation croate sont les mêmes que ceux qui ont été définitivement jugés en Autriche. Cela étant, la Cour peut fournir à ladite juridiction des éléments d’interprétation du droit de l’Union dans le cadre de l’appréciation de l’identité de ces faits [voir, par analogie, arrêt du 23 mars 2023, Generalstaatsanwaltschaft Bamberg (Exception au principe ne bis in
idem), C‑365/21, EU:C:2023:236, point 39 et jurisprudence citée].
80 À ce titre, d’une part, il ressort du point 58 du présent arrêt que la juridiction de renvoi est tenue de prendre en considération, dans le cadre de l’examen de la condition « idem », non seulement les faits mentionnés dans les dispositifs des actes de procédure communiqués par un premier État membre, mais également les faits mentionnés dans les motifs de ces actes ainsi que toutes informations pertinentes concernant les faits matériels visés par une procédure pénale antérieure menée dans le
premier État membre et clôturée par une décision définitive.
81 D’autre part, le principe ne bis in idem ne saurait couvrir d’éventuelles infractions qui, bien qu’ayant été commises au cours de la même période que celles ayant fait l’objet d’une décision définitive prononcée dans un autre État membre, concerneraient des faits matériels autres que ceux ayant fait l’objet de ladite décision [voir, par analogie, arrêt du 28 octobre 2022, Generalstaatsanwaltschaft München (Extradition et ne bis in idem), C‑435/22 PPU, EU:C:2022:852, point 135 et jurisprudence
citée].
82 À cet égard, il revient à la juridiction de renvoi de vérifier, sur la base d’une appréciation de l’ensemble des circonstances pertinentes, si le jugement définitif autrichien et l’éventuelle décision définitive du parquet de Klagenfurt de clôturer l’enquête concernant l’« affaire Skiper » ont porté, d’une part, sur des faits constitutifs d’un préjudice patrimonial qu’auraient causé GR et HS à Skiper Hoteli en raison de l’acquisition de terrains à des prix majorés et, d’autre part, sur une même
période infractionnelle que celle couverte par l’acte d’accusation croate.
83 Dans l’hypothèse où, à l’issue de cette appréciation, tel ne serait pas le cas, cette juridiction devrait constater que la procédure dont elle est saisie ne porte pas sur les mêmes faits que ceux ayant donné lieu au jugement définitif autrichien et à l’éventuelle décision définitive du parquet de Klagenfurt, de telle sorte que le principe ne bis in idem, au sens de l’article 54 de la CAAS, lu à la lumière de l’article 50 de la Charte, ne s’opposerait pas à de nouvelles poursuites.
84 En revanche, si la juridiction de renvoi devait estimer que le jugement définitif autrichien et l’éventuelle décision définitive du parquet de Klagenfurt ont constaté et sanctionné ou acquitté GR et HS pour des faits identiques à ceux faisant l’objet de la procédure pénale croate, cette juridiction devrait constater que la procédure dont elle est saisie porte sur les mêmes faits que ceux à l’origine de ce jugement définitif et de cette éventuelle décision définitive. Un tel cumul de poursuites
et, le cas échéant, de sanctions serait contraire au principe ne bis in idem, au sens de l’article 54 de la CAAS, lu à la lumière de l’article 50 de la Charte.
85 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 54 de la CAAS, lu à la lumière de l’article 50 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, dans le cadre de l’appréciation du respect du principe ne bis in idem, il convient de prendre en considération non seulement les faits mentionnés dans le dispositif de l’acte d’accusation établi par les autorités compétentes d’un autre État membre ainsi que dans le dispositif du jugement
définitif rendu dans ce dernier, mais également les faits mentionnés dans les motifs de ce jugement et ceux sur lesquels a porté la procédure d’instruction mais qui n’ont pas été repris dans l’acte d’accusation ainsi que toutes informations pertinentes concernant les faits matériels visés par une procédure pénale antérieure menée dans cet autre État membre et clôturée par une décision définitive.
Sur les dépens
86 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
L’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée à Schengen le 19 juin 1990 et entrée en vigueur le 26 mars 1995, lu à la lumière de l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doit être interprété en ce sens que :
dans le cadre de l’appréciation du respect du principe ne bis in idem, il convient de prendre en considération non seulement les faits mentionnés dans le dispositif de l’acte d’accusation établi par les autorités compétentes d’un autre État membre ainsi que dans le dispositif du jugement définitif rendu dans ce dernier, mais également les faits mentionnés dans les motifs de ce jugement et ceux sur lesquels a porté la procédure d’instruction mais qui n’ont pas été repris dans l’acte d’accusation
ainsi que toutes informations pertinentes concernant les faits matériels visés par une procédure pénale antérieure menée dans cet autre État membre et clôturée par une décision définitive.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le croate.