ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
18 janvier 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Procédures de recours en matière de passation de marchés publics de fournitures et de travaux – Directive 89/665/CEE – Accès aux procédures de recours – Article 2, paragraphe 3, et article 2 bis, paragraphe 2 – Obligation pour les États membres de prévoir une procédure de recours avec effet suspensif – Instance de recours de premier ressort – Recours portant sur la décision d’attribution d’un marché – Article 2, paragraphe 9 – Instance responsable des procédures de recours de
nature non juridictionnelle – Conclusion d’un contrat de marché public avant l’introduction d’un recours juridictionnel contre une décision de cette instance – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Protection juridictionnelle effective »
Dans l’affaire C‑303/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Krajský soud v Brně (cour régionale de Brno, République tchèque), par décision du 5 mai 2022, parvenue à la Cour le 9 mai 2022, dans la procédure
CROSS Zlín a.s.
contre
Úřad pro ochranu hospodářské soutěže,
en présence de :
Statutární město Brno,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. C. Lycourgos (rapporteur), président de chambre, Mme O. Spineanu‑Matei, MM. J.‑C. Bonichot, S. Rodin et Mme L. S. Rossi, juges,
avocat général : M. M. Campos Sánchez-Bordona,
greffier : Mme A. Lamote, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 25 mai 2023,
considérant les observations présentées :
– pour CROSS Zlín a.s., par Mes M. Šimka et L. Vaculínová, advokáti,
– pour l’Úřad pro ochranu hospodářské soutěže, par M. P. Mlsna et Mme I. Pospíšilíková, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement tchèque, par Mme L. Halajová, MM. M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement chypriote, par Mmes N. Ioannou, D. Kalli et E. Zachariadou, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. G. Gattinara, P. Ondrůšek et G. Wils, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 7 septembre 2023,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, paragraphe 3, et de l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO 1989, L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du
Conseil, du 26 février 2014 (JO 2014, L 94, p. 1) (ci-après la « directive 89/665 »), ainsi que de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant CROSS Zlín a.s. à l’Úřad pro ochranu hospodářské soutěže (Bureau de protection de la concurrence, République tchèque) (ci-après le « Bureau ») au sujet de la confirmation, par le président de ce dernier, du rejet du recours de CROSS Zlín contre la décision du Statutární město Brno (ville de Brno, République tchèque) d’exclure cette société d’une procédure de passation d’un marché public relatif à l’extension des fonctions du centre
de contrôle de la circulation (concernant le système des feux de signalisation) de cette ville.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Le cinquième considérant de la directive 89/665 est libellé comme suit :
« [...] étant donné la brièveté des procédures de passation des marchés publics, les instances de recours compétentes doivent notamment être habilitées à prendre des mesures provisoires pour suspendre une telle procédure ou l’exécution de décisions éventuellement prises par le pouvoir adjudicateur ; que la brièveté des procédures exige un traitement urgent des violations mentionnées ci-dessus ».
4 Les considérants 3, 4 et 36 de la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007, modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics (JO 2007, L 335, p. 31), énoncent :
« (3) Les consultations des parties concernées ainsi que la jurisprudence de la Cour de justice ont révélé un certain nombre de faiblesses dans les mécanismes de recours existant dans les États membres. En raison de ces faiblesses, les mécanismes visés par les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE [du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des
marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO 1992, L 76, p. 14),] ne permettent pas toujours de veiller au respect des dispositions communautaires, en particulier à un stade où les violations peuvent encore être corrigées. Ainsi, il conviendrait de renforcer les garanties de transparence et de non-discrimination que ces directives cherchent à assurer afin que la Communauté dans son ensemble puisse bénéficier pleinement des
effets positifs de la modernisation et de la simplification des règles relatives à la passation des marchés publics auxquelles ont abouti les directives 2004/18/CE [du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114),] et 2004/17/CE [du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, portant coordination des procédures de passation des marchés
dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux (JO 2004, L 134, p. 1)]. [...]
(4) Parmi les faiblesses relevées figure notamment l’absence, entre la décision d’attribution d’un marché et la conclusion dudit marché, d’un délai permettant un recours efficace. Cela conduit parfois les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices désireux de rendre irréversibles les conséquences de la décision d’attribution contestée à précipiter la signature du contrat. Afin de remédier à cette faiblesse, qui compromet gravement la protection juridictionnelle effective des
soumissionnaires concernés, c’est‑à‑dire les soumissionnaires qui n’ont pas encore été définitivement exclus, il y a lieu de prévoir un délai de suspension minimal, pendant lequel la conclusion du contrat concerné est suspendue, que celle-ci intervienne ou non au moment de la signature du contrat.
[...]
(36) La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par la [Charte]. En particulier, la présente directive vise à assurer le plein respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, conformément à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de [la Charte]. »
5 L’article 1er de la directive 89/665, intitulé « Champ d’application et accessibilité des procédures de recours », dispose :
« 1. [...]
[...]
Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés relevant du champ d’application de la directive 2014/24/UE [du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65),] ou de la directive [2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession (JO 2014, L 94, p. 1)], les mesures nécessaires pour garantir que les
décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles 2 à 2 septies de la présente directive, au motif que ces décisions ont violé le droit de l’Union en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.
[...]
3. Les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée.
[...]
5. Les États membres peuvent exiger que la personne concernée introduise en premier lieu un recours auprès du pouvoir adjudicateur. Dans ce cas, les États membres veillent à ce que l’introduction dudit recours entraîne la suspension immédiate de la possibilité de conclure le marché.
[...]
La suspension visée au premier alinéa ne prend pas fin avant l’expiration d’un délai d’au moins dix jours calendaires à compter du lendemain du jour où le pouvoir adjudicateur a envoyé une réponse si un télécopieur ou un moyen électronique est utilisé, ou, si un autre moyen de communication est utilisé, avant l’expiration d’un délai d’au moins quinze jours calendaires à compter du lendemain du jour où le pouvoir adjudicateur a envoyé une réponse, ou d’au moins dix jours calendaires à compter du
lendemain du jour de réception d’une réponse. »
6 L’article 2 de la directive 89/665, intitulé « Exigences en matière de procédures de recours », prévoit :
« 1. Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l’article 1er prévoient les pouvoirs permettant :
a) de prendre, dans les délais les plus brefs et par voie de référé, des mesures provisoires ayant pour but de corriger la violation alléguée ou d’empêcher qu’il soit encore porté atteinte aux intérêts concernés, y compris des mesures destinées à suspendre ou à faire suspendre la procédure de passation de marché public en cause ou l’exécution de toute décision prise par le pouvoir adjudicateur ;
b) d’annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l’appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause ;
c) d’accorder des dommages et intérêts aux personnes lésées par une violation.
2. Les pouvoirs visés au paragraphe 1 et aux articles 2 quinquies et 2 sexies peuvent être conférés à des instances distinctes responsables d’aspects différents des procédures de recours.
3. Lorsqu’une instance de premier ressort, indépendante du pouvoir adjudicateur, est saisie d’un recours portant sur la décision d’attribution du marché, les États membres s’assurent que le pouvoir adjudicateur ne peut conclure le marché avant que l’instance de recours statue soit sur la demande de mesures provisoires soit sur le recours. La suspension prend fin au plus tôt à l’expiration du délai de suspension visé à l’article 2 bis, paragraphe 2, et à l’article 2 quinquies, paragraphes 4 et 5.
4. Sauf dans les cas prévus au paragraphe 3 et à l’article 1er, paragraphe 5, les procédures de recours ne doivent pas nécessairement avoir des effets suspensifs automatiques sur les procédures de passation de marché auxquelles elles se rapportent.
5. Les États membres peuvent prévoir que l’instance responsable des procédures de recours peut tenir compte des conséquences probables des mesures provisoires pour tous les intérêts susceptibles d’être lésés, ainsi que de l’intérêt public, et décider de ne pas accorder ces mesures lorsque leurs conséquences négatives pourraient l’emporter sur leurs avantages.
La décision de ne pas accorder de mesures provisoires ne porte pas préjudice aux autres prétentions de la personne sollicitant ces mesures.
6. Les États membres peuvent prévoir que, lorsque des dommages et intérêts sont réclamés au motif que la décision a été prise illégalement, la décision contestée doit d’abord être annulée par une instance ayant la compétence nécessaire à cet effet.
7. [...]
En outre, sauf si une décision doit être annulée préalablement à l’octroi de dommages et intérêts, un État membre peut prévoir que, après la conclusion du contrat intervenue conformément à l’article 1er, paragraphe 5, au paragraphe 3 du présent article ou aux articles 2 bis à 2 septies, les pouvoirs de l’instance responsable des procédures de recours se limitent à l’octroi de dommages et intérêts à toute personne lésée par une violation.
[...]
9. Lorsque les instances responsables des procédures de recours ne sont pas de nature juridictionnelle, leurs décisions sont toujours motivées par écrit. En outre, dans ce cas, des dispositions doivent être prises pour garantir les procédures par lesquelles toute mesure présumée illégale prise par l’instance de base ou tout manquement présumé dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel ou d’un recours auprès d’une autre instance qui est
une juridiction au sens de l’article [267 TFUE] et qui est indépendante par rapport au pouvoir adjudicateur et à l’instance de base.
[...] »
7 Aux termes de l’article 2 bis de cette directive, intitulé « Délai de suspension » :
« 1. Les États membres veillent à ce que les personnes visées à l’article 1er, paragraphe 3, disposent de délais permettant des recours efficaces contre les décisions d’attribution de marché prises par les pouvoirs adjudicateurs, en adoptant les dispositions nécessaires qui respectent les conditions minimales énoncées au paragraphe 2 du présent article et à l’article 2 quater.
2. La conclusion du contrat qui suit la décision d’attribution d’un contrat relevant du champ d’application de la directive [2014/24] ou de la directive [2014/23] ne peut avoir lieu avant l’expiration d’un délai d’au moins dix jours calendaires à compter du lendemain du jour où la décision d’attribution du contrat a été envoyée aux soumissionnaires et candidats concernés si un télécopieur ou un moyen électronique est utilisé ou, si d’autres moyens de communication sont utilisés, avant
l’expiration d’un délai d’au moins quinze jours calendaires à compter du lendemain du jour où la décision d’attribution du contrat est envoyée aux soumissionnaires et candidats concernés, ou d’au moins dix jours calendaires à compter du lendemain du jour de réception de la décision d’attribution du contrat.
Les soumissionnaires sont réputés concernés s’ils n’ont pas encore été définitivement exclus. Une exclusion est définitive si elle a été notifiée aux soumissionnaires concernés et a été jugée licite par une instance de recours indépendante ou ne peut plus faire l’objet d’un recours.
[...]
La décision d’attribution est communiquée à chaque soumissionnaire et candidat concernés, accompagnée :
– d’un exposé synthétique des motifs pertinents [...], et
– d’une mention précise de la durée exacte du délai de suspension applicable, en vertu des dispositions nationales transposant le présent paragraphe. »
8 L’article 2 quinquies de la directive 89/665, intitulé « Absence d’effets », prévoit :
« 1. Les États membres veillent à ce qu’un marché soit déclaré dépourvu d’effets par une instance de recours indépendante du pouvoir adjudicateur ou à ce que l’absence d’effets dudit marché résulte d’une décision d’une telle instance dans chacun des cas suivants :
[...]
b) en cas de violation de l’article 1er, paragraphe 5, de l’article 2, paragraphe 3, ou de l’article 2 bis, paragraphe 2, de la présente directive, si cette violation a privé le soumissionnaire intentant un recours de la possibilité d’engager un recours précontractuel lorsqu’une telle violation est accompagnée d’une violation de la directive [2014/24] ou [de] la directive [2014/23], si cette violation a compromis les chances du soumissionnaire intentant un recours d’obtenir le marché ;
[...]
2. Les conséquences du constat de l’absence d’effets d’un marché sont déterminées par le droit national.
Le droit national peut prévoir l’annulation rétroactive de toutes les obligations contractuelles ou limiter la portée de l’annulation aux obligations qui doivent encore être exécutées. Dans ce deuxième cas, les États membres prévoient l’application d’autres sanctions au sens de l’article 2 sexies, paragraphe 2. »
Le droit tchèque
9 Il ressort des articles 241 et 242 du zákon č. 134/2016 Sb., o zadávání veřejných zakázek (loi no 134/2016, sur la passation des marchés publics), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi no 134/2016 »), qu’une réclamation peut être introduite contre la procédure du pouvoir adjudicateur dans un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle le plaignant a connaissance de la violation de la loi par le pouvoir adjudicateur.
10 En vertu de l’article 245, paragraphe 1, de cette loi, le pouvoir adjudicateur envoie au plaignant, dans les quinze jours de la réception de la réclamation, une décision sur cette dernière en indiquant s’il l’accueille ou la rejette. Cette décision doit comporter une motivation dans laquelle le pouvoir adjudicateur commente de manière détaillée et compréhensible toutes les circonstances mentionnées par le plaignant dans la réclamation. Si le pouvoir adjudicateur accueille la réclamation, il
indique également, dans ladite décision, les mesures correctives qu’il prendra.
11 Selon l’article 245, paragraphe 4, de ladite loi, si le pouvoir adjudicateur rejette la réclamation, il informe le plaignant, dans la décision sur la réclamation, de la possibilité de déposer, dans le délai prévu à l’article 251, paragraphe 2, de la même loi, une demande en vue de l’ouverture d’une procédure de contrôle des actes du pouvoir adjudicateur devant le Bureau ainsi que de l’obligation de remettre au pouvoir adjudicateur, dans le même délai, une copie de cette demande.
12 L’article 246, paragraphe 1, de la loi no 134/2016 prévoit que le pouvoir adjudicateur ne peut conclure un contrat avec un fournisseur :
« (a) avant l’expiration du délai pour l’introduction d’une réclamation contre la décision sur l’exclusion d’un participant à la procédure d’attribution du marché, sur le choix du fournisseur ou contre l’acte de notification volontaire de l’intention de conclure le contrat ;
(b) jusqu’à la remise au plaignant de la décision sur la réclamation si une réclamation a été introduite ;
(c) avant l’expiration du délai d’introduction d’une demande en vue de l’ouverture d’une procédure de contrôle des actes du pouvoir adjudicateur, si celui-ci a rejeté la réclamation introduite ;
(d) dans les 60 jours à compter de la date d’ouverture de la procédure de contrôle des actes du pouvoir adjudicateur, si une demande d’ouverture de cette procédure a été introduite dans le délai. Toutefois, le pouvoir adjudicateur peut conclure le contrat, même dans ce délai, si le Bureau a rejeté cette demande ou si la procédure administrative concernant ladite demande a été close et que cette décision de rejet ou de clôture a acquis un caractère définitif dans le cadre de cette procédure
administrative. »
13 En vertu de l’article 246, paragraphe 2, de cette loi, le pouvoir adjudicateur ne peut pas non plus conclure un contrat avec un fournisseur dans un délai de 60 jours à compter de la date d’introduction de la procédure de contrôle des actes du pouvoir adjudicateur si le Bureau engage cette procédure d’office. Le pouvoir adjudicateur peut toutefois conclure un contrat, même dans ce délai, si la procédure administrative a été close et qu’une telle décision a acquis un caractère définitif dans le
cadre de cette procédure administrative.
14 Conformément à l’article 254, paragraphe 1, de ladite loi, une demande visant à ce que soit imposée une interdiction d’exécution d’un contrat de marché public peut être introduite par un demandeur qui fait valoir que le pouvoir adjudicateur a conclu le contrat, notamment, sans publication préalable, en dépit de l’interdiction de conclusion de celui-ci prévue par la même loi ou par une mesure provisoire, ou sur la base d’une procédure autre que la procédure de passation de marché.
15 L’article 257, sous j), de la loi no 134/2016 dispose que le Bureau clôt par une ordonnance la procédure lorsque le pouvoir adjudicateur a conclu, au cours de la procédure administrative, un contrat pour l’exécution du marché qui fait l’objet du contrôle.
16 L’article 264, paragraphe 1, de cette loi prévoit que le Bureau impose au pouvoir adjudicateur, dans le cadre de la procédure initiée par une demande au titre de l’article 254 de ladite loi, une interdiction d’exécution du contrat si le contrat de marché public ou le contrat‑cadre a été conclu de la manière mentionnée à cet article 254, paragraphe 1. Le contrat pour lequel le Bureau a imposé une interdiction d’exécution, sans procéder en vertu du paragraphe 3, est invalide ab initio. Conformément
à cet article 264, paragraphe 2, le contrat pour l’exécution du marché public ne devient nul, pour violation de la même loi, que dans les cas où le Bureau impose une interdiction d’exécution dudit contrat en vertu dudit article 264, paragraphe 1.
Le litige au principal et la question préjudicielle
17 Le 27 septembre 2019, la ville de Brno a lancé une procédure en vue de l’attribution d’un marché public relatif à l’extension des fonctions du centre de contrôle de la circulation (concernant le système des feux de signalisation) de cette ville. La valeur estimée de ce marché public était de 13805000 couronnes tchèques (CZK) hors taxe sur la valeur ajoutée (TVA) (environ 560000 euros).
18 La ville de Brno a, en tant que pouvoir adjudicateur, reçu deux offres, à savoir celle de CROSS Zlín, la moins élevée, et celle de Siemens Mobility, s. r. o. Par un avis du 6 avril 2020, ce pouvoir adjudicateur a exclu CROSS Zlín pour non‑respect du cahier des charges. Le 7 avril 2020, ledit marché a été attribué à Siemens Mobility.
19 CROSS Zlín a introduit une réclamation contre cet avis d’exclusion, que le pouvoir adjudicateur a rejetée par une décision du 4 mai 2020. Cette société a, par la suite, déposé une demande de contrôle des actes du pouvoir adjudicateur auprès du Bureau, tendant à l’annulation dudit avis d’exclusion ainsi que de la décision d’attribution du marché concerné à Siemens Mobility.
20 Dans le cadre de la procédure administrative devant le Bureau, ce dernier a adopté d’office, le 3 juillet 2020, une mesure provisoire interdisant au pouvoir adjudicateur de conclure le contrat de marché public en cause jusqu’à la clôture définitive de cette procédure administrative.
21 Par une décision du 5 août 2020, le Bureau a rejeté la demande de CROSS Zlín. Cette dernière a alors introduit une réclamation contre cette décision, que le président du Bureau, en tant qu’instance administrative de second degré, a rejetée par une décision du 9 novembre 2020. Le 18 novembre 2020, le pouvoir adjudicateur a conclu ce contrat de marché public avec Siemens Mobility.
22 Le 13 janvier 2021, CROSS Zlín a introduit un recours devant le Krajský soud v Brně (cour régionale de Brno, République tchèque), qui est la juridiction de renvoi, contre cette décision du président du Bureau. Parallèlement à ce recours, CROSS Zlín a introduit une demande tendant à ce que ledit recours se voie reconnaître un effet suspensif relatif à la conclusion du contrat et à ce que soit adoptée une mesure provisoire consistant à interdire au pouvoir adjudicateur de conclure ou d’exécuter
ledit contrat de marché public.
23 Le 11 février 2021, cette juridiction a rejeté cette demande au motif, en substance, que, lorsqu’un contrat de marché public a déjà été conclu, il n’y a pas lieu d’imposer une interdiction de conclure ce contrat au pouvoir adjudicateur concerné. En effet, en l’état actuel du droit tchèque, même dans le cas où un tel recours juridictionnel serait accueilli et la décision litigieuse annulée avec renvoi de l’affaire au Bureau, ce dernier clôturerait la procédure sur la base de l’article 257,
sous j), de la loi no 134/2016, sans examiner cette affaire au fond.
24 De même, ladite juridiction a refusé d’imposer au pouvoir adjudicateur une interdiction d’exécution du contrat, dès lors que la réglementation tchèque ne s’opposerait pas à la conclusion d’un contrat de marché public après que la décision du président du Bureau a acquis un caractère définitif dans le cadre de la procédure administrative.
25 Dans ce contexte, la juridiction de renvoi exprime des doutes quant au point de savoir si la directive 89/665 ainsi que l’exigence de garantir un contrôle juridictionnel effectif découlant de l’article 47 de la Charte s’opposent à une réglementation d’un État membre qui permet à un pouvoir adjudicateur de conclure un contrat de marché public avant l’expiration du délai prévu pour introduire un recours juridictionnel contre la décision de l’instance administrative de second degré ou avant que la
juridiction saisie puisse statuer sur une demande tendant à l’adoption d’une mesure provisoire interdisant à ce pouvoir adjudicateur de conclure ce contrat jusqu’à ce que la décision sur ce recours soit devenue définitive.
26 Il résulterait de la jurisprudence des juridictions tchèques que, si le contrat de marché public est conclu avant que la juridiction saisie ne se soit prononcée sur un tel recours ou une telle demande, cette juridiction ne prononce plus de mesures provisoires, étant donné que, dans un tel cas, il ne serait plus nécessaire de régler provisoirement la situation des parties.
27 Ainsi, dans l’hypothèse où la juridiction saisie conclurait que le Bureau a commis une erreur dans l’appréciation de la légalité de l’exclusion du soumissionnaire concerné, elle devrait annuler pour illégalité la décision du président du Bureau, visée au point 21 du présent arrêt, et renvoyer l’affaire devant cette autorité administrative. Cela étant, si le contrat de marché public en cause a été conclu avant que cette juridiction ne statue, le Bureau, une fois que l’affaire lui aura été
renvoyée, n’examinera pas de nouveau le bien-fondé de la demande de contrôle des actes du pouvoir adjudicateur conformément aux conclusions de ladite juridiction et clôturera la procédure sur la base de l’article 257, sous j), de la loi no 134/2016.
28 Dans une telle hypothèse, le soumissionnaire exclu pourrait uniquement se diriger vers les juridictions civiles dans le cadre d’une demande de réparation du préjudice causé par le comportement illégal du pouvoir adjudicateur, les conditions d’obtention d’une telle réparation étant, toutefois, selon la juridiction de renvoi, difficiles à remplir.
29 Cette juridiction ajoute que, conformément à la réglementation tchèque, le Bureau est une « instance de recours », au sens de la directive 89/665. À cet égard, l’article 246 de la loi no 134/2016 prévoit les délais durant lesquels il est interdit au pouvoir adjudicateur de conclure un contrat au cours de la procédure devant le Bureau. Ce dernier ne saurait toutefois être considéré comme une juridiction.
30 Par conséquent, si, comme il résulterait de l’arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia (C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 73), il devait être considéré que l’instance de recours indépendante, en vertu de l’article 2, paragraphe 3, ou de l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665, doit être une juridiction, au sens de l’article 47 de la Charte, la réglementation tchèque, qui permet la conclusion d’un contrat de marché public immédiatement après la décision du président du Bureau,
violerait cette directive et ne garantirait pas un recours juridictionnel effectif aux soumissionnaires exclus d’une procédure de passation de marché public.
31 Enfin, pour le cas où la Cour constaterait l’insuffisance de la transposition de la directive 89/665 dans l’ordre juridique tchèque, la juridiction de renvoi considère qu’elle serait tenue, en cas de constat d’illégalité de la décision du pouvoir adjudicateur, d’imposer au Bureau de laisser inappliquées les dispositions du droit tchèque donnant lieu à une telle violation de cette directive.
32 Dans ces conditions, le Krajský soud v Brně (cour régionale de Brno) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« La réglementation tchèque qui permet au pouvoir adjudicateur de conclure un contrat de marché public avant l’introduction d’un recours auprès de la juridiction compétente pour contrôler la légalité de la décision d’exclusion d’un soumissionnaire rendue en deuxième ressort par [le Bureau] est-elle conforme à l’article 2, paragraphe 3, et à l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive [89/665], interprétés à la lumière de l’article 47 de la [Charte] ? »
Sur la demande de réouverture de la phase orale de la procédure
33 À la suite du prononcé des conclusions de M. l’avocat général, CROSS Zlín a, par acte déposé au greffe de la Cour le 19 septembre 2023, demandé que soit ordonnée la réouverture de la phase orale de la procédure, en application de l’article 83 du règlement de procédure de la Cour.
34 À l’appui de sa demande, CROSS Zlín estime que, eu égard aux conclusions de M. l’avocat général, l’affaire risque d’être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les parties ou les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, l’ordre juridique tchèque ne permettrait ni en fait ni en droit à une juridiction administrative d’annuler un contrat, même s’il a été conclu sur la base d’une décision illégale du pouvoir
adjudicateur. Or, ces conclusions ne tiendraient pas compte de cette circonstance, ce que CROSS Zlín souhaiterait expliquer dans le cadre de la réouverture de la procédure orale.
35 Elle indique, par ailleurs, qu’elle souhaite notamment traiter, devant la Cour, de la raison pour laquelle le Krajský soud v Brně (cour régionale de Brno) a rejeté sa demande tendant à l’adoption d’une mesure provisoire visant à faire interdire l’exécution du contrat de marché public en cause au principal, de la compétence des juridictions administratives tchèques pour statuer sur la validité des contrats conclus dans le cadre d’une procédure de passation de marché en lien avec les décisions
rendues en premier ressort par le Bureau, ainsi que des effets réels de l’annulation d’une décision du Bureau par une juridiction administrative et de leur incidence sur le contrat d’exécution d’un marché public déjà conclu. Elle propose, à cet égard, de compléter, avec plusieurs éléments, la réponse à la question préjudicielle suggérée par M. l’avocat général.
36 Il convient, d’une part, de rappeler que, en vertu de l’article 252, second alinéa, TFUE, l’avocat général présente publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires qui, conformément au statut de la Cour de justice de l’Union européenne, requièrent son intervention. La Cour n’est liée ni par ces conclusions ni par la motivation au terme de laquelle l’avocat général parvient à celles-ci (arrêt du 28 septembre 2023, LACD, C‑133/22,
EU:C:2023:710, point 22 et jurisprudence citée).
37 Il y a lieu également de rappeler que le statut de la Cour de justice de l’Union européenne et le règlement de procédure ne prévoient pas la possibilité pour les parties intéressées de répondre aux conclusions présentées par l’avocat général. Par conséquent, le désaccord d’une partie au litige au principal ou d’un intéressé avec les conclusions de l’avocat général, quelles que soient les questions qu’il examine dans celles-ci, ne peut constituer en soi un motif justifiant la réouverture de la
phase orale de la procédure (arrêts du 28 mai 2020, Interseroh, C‑654/18, EU:C:2020:398, point 33, et du 9 novembre 2023, Všeobecná úverová banka, C‑598/21, EU:C:2023:845, point 50).
38 CROSS Zlín ne saurait donc valablement justifier sa demande de réouverture de la phase orale de la procédure en proposant de compléter la réponse à la question préjudicielle suggérée par M. l’avocat général dans ses conclusions.
39 D’autre part, certes, en vertu de l’article 83 de son règlement de procédure, la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée, ou lorsqu’une partie a soumis, après la clôture de cette phase, un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour, ou encore lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été
débattu entre les parties ou les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.
40 Toutefois, il y a lieu de relever que CROSS Zlín de même que les intéressés ayant participé à la présente procédure ont pu exposer, au cours tant de la phase écrite que de la phase orale de celle-ci, les éléments de droit qu’ils ont estimés pertinents pour permettre à la Cour d’interpréter la directive 89/665, afin de répondre à la question posée par la juridiction de renvoi. À cet égard, la Cour considère qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande de
décision préjudicielle et qu’aucun des éléments invoqués par CROSS Zlín à l’appui de sa demande de réouverture de la phase orale de la procédure ne justifie cette réouverture, conformément à l’article 83 du règlement de procédure.
41 Dans ces conditions, la Cour considère, l’avocat général entendu, qu’il n’y a pas lieu d’ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure.
Sur la question préjudicielle
42 À titre liminaire, il importe de rappeler que, selon une jurisprudence constante, il appartient à la Cour, dans le cadre de la procédure de coopération avec les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, de donner au juge de renvoi une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi et, dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises (arrêt du 5 mai 2022, Universiteit Antwerpen e.a., C‑265/20,
EU:C:2022:361, point 33 ainsi que jurisprudence citée).
43 Le libellé de la question mentionne l’interprétation, notamment, de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665 en relation avec une réglementation d’un État membre qui permet au pouvoir adjudicateur de conclure un contrat pour la passation d’un marché public avant que l’instance juridictionnelle compétente puisse contrôler la légalité de la décision du pouvoir adjudicateur d’exclure un soumissionnaire de ce marché.
44 Or, il convient de constater que cet article 2, paragraphe 3, vise non pas le cas d’un recours contre une décision d’exclusion d’un soumissionnaire du marché concerné, mais celui d’un recours contre la décision d’attribution de ce marché. Ainsi, dès lors qu’il ressort des éléments figurant dans la demande de décision préjudicielle que, devant le Bureau, CROSS Zlín a demandé l’annulation non seulement de l’avis concernant son exclusion, mais également de la décision d’attribution du marché public
en cause au principal à l’autre soumissionnaire, Siemens Mobility, il importe d’examiner la présente demande de décision préjudicielle au regard de cette seule décision d’attribution.
45 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, paragraphe 3, et l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui n’interdit au pouvoir adjudicateur de conclure un contrat de marché public que jusqu’à la date à laquelle l’instance de premier ressort, au sens de cet article 2, paragraphe 3, qui, dans cet État
membre, n’est pas de nature juridictionnelle statue sur le recours contre la décision d’attribution de ce marché.
46 D’emblée, il convient de relever que la directive 89/665 comporte des dispositions détaillées prévoyant un système cohérent de procédures de recours dans le domaine des marchés publics qui doivent être, conformément à l’article 1er, paragraphe 3, de cette directive, accessibles au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée.
47 À cet égard, il convient, en premier lieu, de rappeler que, selon l’article 2 bis, paragraphe 1, de la directive 89/665, les États membres veillent à ce que les personnes visées à l’article 1er, paragraphe 3, de cette directive disposent de délais permettant des recours efficaces contre les décisions d’attribution de marché prises par les pouvoirs adjudicateurs, en adoptant les dispositions nécessaires qui respectent les conditions minimales énoncées, notamment, à cet article 2 bis, paragraphe 2.
48 Cette dernière disposition fixe les délais de suspension minimaux durant lesquels, à la suite de la décision d’attribution d’un marché public, le contrat relatif à ce marché ne peut être conclu. Ces délais sont, selon les cas, de dix ou de quinze jours calendaires, à compter du lendemain du jour où la décision d’attribution du marché en cause a été envoyée aux soumissionnaires concernés, ou reçue par ceux-ci, en fonction du mode d’envoi de cette décision.
49 L’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665 détermine ainsi des délais de suspension de plein droit de la conclusion d’un contrat de marché public pour assurer l’efficacité du recours pouvant être introduit par les personnes visées à l’article 1er, paragraphe 3, de cette directive contre une telle décision d’attribution.
50 En deuxième lieu, il convient de relever que, lorsque ces personnes introduisent un tel recours, l’article 2, paragraphe 3, de ladite directive s’applique.
51 Conformément à une jurisprudence constante, lors de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêt du 22 décembre 2022, Sambre & Biesme et Commune de Farciennes, C‑383/21 et C‑384/21, EU:C:2022:1022, point 54 ainsi que jurisprudence citée).
52 À cet égard, il ressort, tout d’abord, du libellé de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665 que, lorsqu’une instance de premier ressort, indépendante du pouvoir adjudicateur, est saisie d’un recours portant sur la décision d’attribution d’un marché, le pouvoir adjudicateur ne peut conclure ce marché avant que cette instance de premier ressort statue soit sur la demande de mesures provisoires, soit sur ce recours.
53 Ainsi, d’une part, cette disposition prévoit l’effet suspensif, à l’égard de la signature du contrat, d’un recours contre la décision d’attribution d’un marché public durant la procédure devant l’instance de premier ressort saisie de ce recours ou, à tout le moins, jusqu’à ce que cette instance se prononce sur une éventuelle demande de mesures provisoires. D’autre part, bien que ladite disposition exige que ladite instance soit indépendante du pouvoir adjudicateur, elle ne contient aucune
indication dont il découlerait que la même instance devrait être de nature juridictionnelle.
54 S’agissant, ensuite, du contexte de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665, le paragraphe 9 de cet article 2 envisage expressément le cas où « les instances responsables des procédures de recours ne sont pas de nature juridictionnelle », ce dont il découle que les États membres ont la possibilité d’attribuer à de telles instances la compétence pour connaître des recours contre les décision d’attribution d’un marché public. Dans un tel cas, ledit article 2, paragraphe 9, précise que
toute mesure présumée illégale prise par une telle instance de recours non juridictionnelle ou tout manquement présumé dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés doit pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel ou d’un recours auprès d’une autre instance qui soit une juridiction au sens de l’article 267 TFUE, indépendante du pouvoir adjudicateur et de cette instance de recours non juridictionnelle ayant statué en premier ressort.
55 Le même article 2, paragraphe 9, octroie ainsi aux États membres la possibilité de choisir entre deux solutions pour l’organisation du système de contrôle des marchés publics. La première solution consiste à attribuer la compétence pour connaître des recours à des instances de nature juridictionnelle. Selon la seconde solution, cette compétence est, dans un premier temps, attribuée à des instances qui ne sont pas de nature juridictionnelle. Dans ce cas, toutes les décisions prises par ces
instances doivent pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel ou d’un recours qui, en substance, soit « juridictionnel » au sens du droit de l’Union, ce qui permet de garantir un recours adéquat (voir, en ce sens, arrêt du 4 mars 1999, HI, C‑258/97, EU:C:1999:118, points 16 et 17).
56 Or, il importe de relever que l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665, en formulant une obligation de suspension de la conclusion du contrat de marché public, ne fait aucune référence au recours juridictionnel, prévu à cet article 2, paragraphe 9, contre les décisions des instances responsables des procédures de recours qui ne sont pas de nature juridictionnelle.
57 Dans ces conditions, tant cette absence de référence que le choix conféré aux États membres par l’article 2, paragraphe 9, de la directive 89/665 d’attribuer la compétence pour connaître des procédures de recours contre les décisions d’attribution d’un marché à des instances de premier ressort de nature juridictionnelle ou non impliquent que, lorsqu’un État membre décide d’attribuer cette compétence à une instance de premier ressort qui n’est pas de nature juridictionnelle, les termes « instance
de recours », figurant à cet article 2, paragraphe 3, visent cette instance de premier ressort non juridictionnelle. Dans un tel cas, les États membres doivent prévoir la suspension de la conclusion du contrat de marché public concerné, soit de plein droit jusqu’à ce que ladite instance statue sur le recours, soit, à tout le moins, jusqu’à ce qu’elle statue sur une demande de mesures provisoires tendant à une telle suspension.
58 En revanche, l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665, lu à la lumière de cet article 2, paragraphe 9, n’exige pas que cette suspension persiste après la fin de la procédure devant une telle instance de recours non juridictionnelle, par exemple jusqu’à ce qu’une instance juridictionnelle statue sur le recours qui peut être introduit contre la décision de cette instance de recours non juridictionnelle.
59 Enfin, cette conclusion est conforme aux objectifs poursuivis par la directive 89/665. Cette directive vise à assurer le plein respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, consacré à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras, C‑927/19, EU:C:2021:700, point 128 et jurisprudence citée).
60 À cet égard, il a été jugé que l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de ladite directive, qui est destiné à protéger les opérateurs économiques contre l’arbitraire du pouvoir adjudicateur, vise à s’assurer de l’existence, dans tous les États membres, de moyens de recours efficaces, et aussi rapides que possible, afin de garantir l’application effective des règles de l’Union européenne en matière de passation de marchés publics, en particulier à un stade où les violations peuvent encore être
corrigées (arrêt du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras, C‑927/19, EU:C:2021:700, point 127 et jurisprudence citée).
61 Cela étant, il convient aussi de relever que le législateur de l’Union a visé, par les dispositions de la directive 89/665, à concilier les intérêts du soumissionnaire évincé avec ceux du pouvoir adjudicateur et de l’adjudicataire [voir, en ce sens, arrêt du 11 septembre 2014, Fastweb, C‑19/13, EU:C:2014:2194, point 63, ainsi que ordonnance du 23 avril 2015, Commission/Vanbreda Risk & Benefits, C‑35/15 P(R), EU:C:2015:275, point 34].
62 C’est ainsi que, d’une part, l’article 2, paragraphe 5, de cette directive prévoit que l’instance responsable des procédures de recours peut tenir compte des conséquences probables des mesures provisoires pour tous les intérêts susceptibles d’être lésés, ainsi que de l’intérêt public, et décider de ne pas accorder de telles mesures provisoires lorsque leurs conséquences négatives pourraient l’emporter sur leurs avantages. Or, l’intérêt à ce que les marchés publics puissent être conclus sans
retards excessifs constitue un tel intérêt public.
63 D’autre part, l’article 2, paragraphe 7, second alinéa, de la directive 89/665 dispose qu’un État membre peut prévoir que, lorsqu’un contrat a été conclu conformément à cet article 2, paragraphe 3, c’est-à-dire qu’il a été conclu après que la suspension de sa conclusion a pris fin, les pouvoirs de l’instance responsable des procédures de recours se limitent à l’octroi de dommages et intérêts à toute personne lésée par une violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles
nationales transposant ce droit.
64 Ces éléments corroborent donc l’interprétation, qui découle de la lecture de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665, au regard du paragraphe 9 de cet article 2, selon laquelle la suspension de la conclusion d’un contrat de marché public, prévue audit article 2, paragraphe 3, perdure, au plus tard, jusqu’à la date à laquelle l’instance de premier ressort statue sur le recours introduit contre la décision d’attribution de ce marché, que cette instance soit ou non de nature
juridictionnelle. Après que ladite instance a statué, les États membres peuvent prévoir qu’une personne lésée ne peut prétendre qu’à des dommages et intérêts.
65 Il convient, en troisième lieu, de relever que cette interprétation ne saurait être remise en cause par l’arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia (C‑497/20, EU:C:2021:1037). Au point 73 de cet arrêt, la Cour a interprété les termes « instance de recours indépendante », au sens de l’article 2 bis, paragraphe 2, deuxième alinéa, de la directive 89/665, comme visant un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de l’article 47 de la Charte. Toutefois, la Cour a
expressément circonscrit cette dernière interprétation, en précisant qu’elle valait « [afin] de déterminer si l’exclusion d’un soumissionnaire est devenue définitive », au sens de cet article 2 bis, paragraphe 2, deuxième alinéa.
66 À cet égard, la Cour a indiqué, au point 74 dudit arrêt, que le caractère non encore définitif de la décision d’exclusion détermine, pour les soumissionnaires, la qualité pour agir contre la décision d’adjudication. Au point 75 du même arrêt, elle a précisé que « seule l’exclusion définitive, au sens de l’article 2 bis, paragraphe 2, [deuxième alinéa,] de la directive 89/665, peut avoir pour effet de priver un soumissionnaire de sa qualité pour agir contre la décision [d’attribution d’un
marché] ».
67 Il peut ainsi résulter d’une décision de l’« instance de recours indépendante », visée à cet article 2 bis, paragraphe 2, deuxième alinéa, qu’un soumissionnaire soit privé de la qualité pour agir contre la décision d’attribution d’un marché. Dans ce contexte, le respect du droit à une protection juridictionnelle effective d’un tel soumissionnaire exige que l’instance qui se prononce sur la licéité de l’exclusion de ce dernier soit un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la
loi, au sens de l’article 47 de la Charte.
68 Ces considérations ne valent, en revanche, pas en ce qui concerne l’instance de recours de premier ressort visée à l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665. En effet, lorsqu’un État membre fait usage de la possibilité, qui lui est conférée par cette directive, de mettre en place une telle instance qui ne soit pas de nature juridictionnelle, le droit à une protection juridictionnelle effective est assuré par l’exigence, prévue à cet article 2, paragraphe 9, que l’ensemble des décisions
d’une telle instance de recours non juridictionnelle puissent faire l’objet d’un recours juridictionnel.
69 En quatrième et dernier lieu, il importe, toutefois, de relever, à l’instar de la Commission européenne, que, en l’absence, dans la législation d’un État membre, d’une suspension de plein droit de la conclusion d’un contrat de marché public jusqu’à la date à laquelle l’instance de recours de premier ressort, visée à l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665, statue sur le recours, et lorsque cette instance de recours n’est pas de nature juridictionnelle, le rejet, par cette instance,
d’une demande de mesures provisoires visant à faire interdire la conclusion d’un contrat de marché public jusqu’à la date à laquelle ladite instance statue sur ce recours doit pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel avec effet suspensif jusqu’à ce que la juridiction saisie se prononce sur ces mesures provisoires.
70 Cette exigence découle de la lecture combinée des paragraphes 3 et 9 de l’article 2 de la directive 89/665. Ainsi, afin d’assurer le caractère effectif d’un recours contre la décision d’une instance non juridictionnelle de premier ressort rejetant une demande de mesures provisoires visant à interdire la conclusion d’un contrat de marché public jusqu’à la date à laquelle cette instance aura statué, d’une part, le soumissionnaire concerné par cette décision de rejet doit pouvoir bénéficier d’un
délai de suspension raisonnable afin de lui permettre d’introduire ce recours et, d’autre part, si celui-ci est introduit, la suspension de la conclusion de ce contrat doit perdurer jusqu’à ce que la juridiction saisie statue sur ledit recours.
71 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que l’article 246 de la loi no 134/2016 prévoit que le contrat de marché public ne peut être conclu, d’une part, avant l’expiration du délai pour l’introduction d’une réclamation auprès du pouvoir adjudicateur contre la décision d’attribution du marché, puis du délai pour l’introduction d’une demande de contrôle des actes du pouvoir adjudicateur devant le Bureau, et, d’autre part, pendant la procédure devant le Bureau, qui, selon la juridiction
de renvoi, est l’instance de recours de premier ressort, indépendante du pouvoir adjudicateur, au sens de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 89/665, et qui n’est pas de nature juridictionnelle. En particulier, sous réserve des vérifications qu’il incombe à cette juridiction d’effectuer, selon cet article 246, paragraphe 1, l’interdiction de plein droit de conclure un contrat de marché public perdure jusqu’à la date à laquelle cette instance de recours de premier ressort statue sur le
recours contre la décision d’attribution du marché.
72 À cet égard, il découle des éléments figurant dans la décision de renvoi que, dans le cadre de l’affaire au principal, d’abord, le Bureau a adopté d’office, le 3 juillet 2020, une mesure provisoire interdisant au pouvoir adjudicateur de conclure le contrat de marché public en cause au principal jusqu’à la clôture définitive de la procédure administrative devant le Bureau. Ensuite, le président du Bureau, en tant qu’instance administrative de second degré, a rejeté, par une décision du 9 novembre
2020, la réclamation que CROSS Zlín avait introduite contre la décision de rejet, par le Bureau, de sa demande d’annulation de la décision d’attribution du marché public en cause et, enfin, le 18 novembre 2020, le pouvoir adjudicateur a conclu ce contrat avec l’adjudicataire. Il s’ensuit que ledit contrat n’a été conclu qu’après que le Bureau s’est définitivement prononcé, à un double degré d’instance, sur la légalité de cette décision d’attribution, ce qu’il revient, toutefois, à la juridiction
de renvoi de vérifier.
73 Il convient ainsi de relever que, sous réserve des vérifications auxquelles il appartient à cette juridiction de procéder, cette législation nationale, de même que sa mise en œuvre dans le cadre de l’affaire au principal, semblent permettre de garantir une correcte application de l’article 2, paragraphe 3, et de l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665, lus à la lumière du droit à une protection juridictionnelle effective, prévu à l’article 47 de la Charte.
74 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 2, paragraphe 3, et l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui n’interdit au pouvoir adjudicateur de conclure un contrat de marché public que jusqu’à la date à laquelle l’instance de premier ressort, au sens de cet article 2, paragraphe 3, statue sur le recours contre la décision
d’attribution de ce marché, sans que soit pertinente, à cet égard, la question de savoir si cette instance de recours est ou non de nature juridictionnelle.
Sur les dépens
75 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :
L’article 2, paragraphe 3, et l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, telle que modifiée par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014,
doivent être interprétés en ce sens que :
ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui n’interdit au pouvoir adjudicateur de conclure un contrat de marché public que jusqu’à la date à laquelle l’instance de premier ressort, au sens de cet article 2, paragraphe 3, statue sur le recours contre la décision d’attribution de ce marché, sans que soit pertinente, à cet égard, la question de savoir si cette instance de recours est ou non de nature juridictionnelle.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le tchèque.