CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 5 septembre 2024 ( 1 )
Affaire C‑227/23
Kwantum Nederland BV,
Kwantum België BV
contre
Vitra Collections AG
[demande de décision préjudicielle formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas)]
« Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Droit d’auteur – Directive 2001/29/CE – Articles 2 et 4 – Droits de reproduction et de distribution – Protection par le droit d’auteur d’objets des arts appliqués dont le pays d’origine n’est pas un État membre – Convention de Berne – Article 2, paragraphe 7 – Critère de réciprocité matérielle – Répartition des compétences entre l’Union et ses États membres – Article 17, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit
fondamental à la protection de la propriété intellectuelle – Article 52, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux – Limitations – Article 351, premier alinéa, TFUE »
Introduction
1. Il est communément admis que le droit d’auteur prend son origine dans des privilèges royaux accordés aux imprimeurs-éditeurs. Probablement en raison de cette origine, ancrée dans des privilèges personnels, et contrairement à ce qui est la règle générale en droit civil, le droit d’auteur protège en principe les œuvres des auteurs nationaux ou publiées pour la première fois sur le territoire national, en excluant du bénéfice de cette protection les auteurs des œuvres étrangères ( 2 ).
2. C’est seulement en vertu des conventions internationales que les auteurs bénéficient de ladite protection en dehors du territoire de leurs pays respectifs. À l’heure actuelle, le principal instrument du droit international en matière du droit d’auteur, à l’échelle mondiale, est la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques ( 3 ). L’Union européenne n’est pas partie à cette convention. En revanche, l’ensemble des États membres le sont et l’Union a l’obligation de
se conformer aux dispositions matérielles de ladite convention en vertu de ses autres engagements internationaux ( 4 ).
3. La convention de Berne est fondée sur le principe du traitement national, autrement dit le principe d’assimilation. Conformément à ce principe, les auteurs ressortissants des pays signataires de cette convention jouissent, dans les autres pays signataires, en principe, des mêmes droits que les auteurs nationaux en ce qui concerne le domaine couvert par ladite convention.
4. Le principe du traitement national connaît cependant, dans la convention de Berne, quelques rares exceptions. L’une d’elles concerne la protection des œuvres des arts appliqués. En effet, en raison de grandes disparités concernant les moyens et l’étendue de la protection de telles œuvres, les parties contractantes n’ont pas réussi à s’entendre sur un régime commun de cette protection. Il en résulte une réglementation dérogatoire, contenant la clause de réciprocité matérielle selon laquelle les
œuvres des arts appliqués originaires des pays dans lesquels de telles œuvres sont protégées uniquement en tant que dessins ou modèles ne peuvent prétendre, dans les autres pays signataires, au cumul de cette protection avec la protection par le droit d’auteur.
5. En droit de l’Union, les œuvres des arts appliqués bénéficient de la protection par le droit d’auteur, nonobstant le fait qu’elles peuvent être également couvertes par un régime spécial de protection en tant que dessins ou modèles. La question qui se pose dans la présente affaire est, en substance, celle de savoir si les États membres sont encore libres d’appliquer la clause de réciprocité contenue dans la convention de Berne aux œuvres des arts appliqués originaires des pays tiers qui protègent
ces œuvres seulement en vertu d’un régime spécial.
Le cadre juridique
Le droit international
La convention de Berne
6. L’article 2, paragraphes 1 et 7, de la convention de Berne prévoit notamment :
« 1. Les termes “œuvres littéraires et artistiques” comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression, telles que : [...] les œuvres des arts appliqués [...].
[...]
7. Il est réservé aux législations des pays de l’Union [instituée par cette convention] de régler le champ d’application des lois concernant les œuvres des arts appliqués et les dessins et modèles industriels, ainsi que les conditions de protection de ces œuvres, dessins et modèles [...] Pour les œuvres protégées uniquement comme dessins et modèles dans le pays d’origine, il ne peut être réclamé dans un autre pays de l’Union [instituée par ladite convention] que la protection spéciale accordée
dans ce pays aux dessins et modèles ; toutefois, si une telle protection spéciale n’est pas accordée dans ce pays, ces œuvres seront protégées comme œuvres artistiques. »
7. En vertu de l’article 5, paragraphes 1 à 3, de la convention de Berne :
« 1. Les auteurs jouissent, en ce qui concerne les œuvres pour lesquelles ils sont protégés en vertu de la présente [c]onvention, dans les pays de l’Union [instituée par cette convention] autres que le pays d’origine de l’œuvre, des droits que les lois respectives accordent actuellement ou accorderont par la suite aux nationaux, ainsi que des droits spécialement accordés par la présente [c]onvention.
2. La jouissance et l’exercice de ces droits ne sont subordonnés à aucune formalité ; cette jouissance et cet exercice sont indépendants de l’existence de la protection dans le pays d’origine de l’œuvre. Par suite, en dehors des stipulations de la présente [c]onvention, l’étendue de la protection ainsi que les moyens de recours garantis à l’auteur pour sauvegarder ses droits se règlent exclusivement d’après la législation du pays où la protection est réclamée.
3. La protection dans le pays d’origine est réglée par la législation nationale. Toutefois, lorsque l’auteur ne ressortit pas au pays d’origine de l’œuvre pour laquelle il est protégé par la présente [c]onvention, il aura, dans ce pays, les mêmes droits que les auteurs nationaux. »
8. Enfin, l’article 19 de la convention de Berne prévoit :
« Les dispositions de la présente [c]onvention n’empêchent pas de revendiquer l’application de dispositions plus larges qui seraient édictées par la législation d’un pays de l’Union [instituée par cette convention]. »
L’accord sur les ADPIC et le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur
9. L’article 9, paragraphe 1, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce ( 5 ) (ci-après l’« accord sur les ADPIC ») prévoit que les membres de l’OMC se conformeront aux articles 1er à 21 de la convention de Berne et à l’annexe de cette convention.
10. L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a adopté à Genève, le 20 décembre 1996, le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur ( 6 ). En vertu de l’article 1er, paragraphe 4, de ce traité, les parties contractantes doivent se conformer aux articles 1er à 21 et à l’annexe de la convention de Berne.
Le droit de l’Union
11. L’article 2, sous a), l’article 3, paragraphe 1, et l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE ( 7 ) disposent :
« Article 2
Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou en partie :
a) pour les auteurs, de leurs œuvres ;
[...]
Article 3
1. Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement.
[...]
Article 4
1. Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute forme de distribution au public, par la vente ou autrement, de l’original de leurs œuvres ou de copies de celles-ci. »
Le droit néerlandais
12. Les articles 2 à 4 de la directive 2001/29 sont transposés, en droit néerlandais, par les articles 1, 12 et 13 de la Wet van 23 september 1912, houdende nieuwe regeling van het auteursrecht (Auteurswet 1912) ( 8 ) (loi du 23 septembre 1912 sur le droit d’auteur), telle que modifiée. L’article 10, paragraphe 1, point 11, de cette loi mentionne les œuvres des arts appliqués et les dessins et modèles industriels parmi les catégories d’œuvres protégées. La convention de Berne étant, aux Pays-Bas,
d’application directe, aucune mesure de transposition de ses dispositions en droit néerlandais n’était nécessaire.
Les faits au principal, la procédure et les questions préjudicielles
13. Vitra Collections AG (ci-après « Vitra »), société de droit suisse, fabrique des meubles « design », notamment des chaises conçues par les époux, entre-temps décédés, Charles et Ray Eames, citoyens des États-Unis d’Amérique, dont la Dining Sidechair Wood (ci-après la « chaise DSW »). Cette chaise appartient à un groupe de chaises conçues par ces époux dans le cadre d’un concours de conception de meubles organisé par le Museum of Modern Art de New York (États-Unis) en 1948 et est exposée dans ce
musée depuis 1950. Vitra est titulaire des éventuels droits d’auteur sur ces chaises.
14. Kwantum Nederland BV et Kwantum België BV, sociétés de droit néerlandais (ci-après, conjointement, « Kwantum ») exploitent, aux Pays-Bas et en Belgique, une chaîne de magasins d’articles d’aménagement intérieur, notamment du mobilier.
15. Dans le courant de l’année 2014, Vitra a constaté que Kwantum mettait en vente et commercialisait sous le nom « Paris », depuis le 8 août 2014, une chaise dont la forme violait prétendument ses droits d’auteur sur la chaise DSW. Saisi par Vitra, le rechtbank Den Haag (tribunal de La Haye, Pays-Bas) a cependant jugé que Kwantum n’enfreignait pas les droits d’auteur de Vitra aux Pays-Bas et en Belgique et n’agissait pas de manière illicite en commercialisant la chaise Paris. Ce tribunal a donc
rejeté les demandes de Vitra et a en grande partie fait droit aux demandes de Kwantum.
16. Ce jugement a été annulé par le Gerechtshof Den Haag (cour d’appel de La Haye, Pays-Bas) qui a considéré que Kwantum enfreignait aux Pays-Bas et en Belgique les droits d’auteur de Vitra sur la chaise DSW depuis le 22 mars 2017 et que, en commercialisant la chaise Paris aux Pays-Bas et en Belgique, elle avait agi de manière illicite à l’égard de Vitra depuis le 8 août 2014. Cette juridiction a notamment considéré que la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention
de Berne n’était pas applicable en l’espèce, en vertu d’une jurisprudence constante du Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), au motif que les États-Unis, pays d’origine de l’œuvre en cause, n’excluent pas de manière générale les dessins et modèles de la protection par le droit d’auteur. Ainsi, la circonstance que, en l’occurrence, cette chaise ne bénéficiait pas de cette protection n’emporte pas l’application de la clause concernée.
17. Les parties au litige ont introduit devant le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême), la juridiction de renvoi, un pourvoi principal et un pourvoi incident contre le jugement rendu en appel. Dans le pourvoi principal, Kwantum conteste la manière dont le juge d’appel a interprété et appliqué la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne. En revanche, dans son pourvoi incident, Vitra considère que cette clause n’est en aucun cas applicable au litige. La
juridiction de renvoi estime nécessaire d’analyser en premier lieu ce pourvoi incident comme ayant une portée plus large.
18. C’est dans ces circonstances que le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) La situation en cause dans la présente procédure relève-t-elle du champ d’application matériel du droit de l’Union ?
Sont posées, en outre, dans la mesure où la question susmentionnée appelle une réponse affirmative, les questions qui suivent.
2) La circonstance que le droit d’auteur sur une œuvre des arts appliqués fait partie intégrante du droit à la protection de la propriété intellectuelle consacré à l’article 17, paragraphe 2, de la [charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la “Charte”)] implique-t-elle que, pour la limitation de l’exercice du droit d’auteur (au sens de la directive [2001/29]) sur une œuvre des arts appliqués par l’application du critère de réciprocité matérielle de l’article 2,
paragraphe 7, de la convention de Berne, le droit de l’Union, en particulier l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, exige que cette limitation soit prévue par la loi ?
3) Les articles 2 à 4 de la directive [2001/29] ainsi que l’article 17, paragraphe 2, et l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, lus à la lumière de l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne, doivent-ils être interprétés en ce sens qu’il appartient au seul législateur de l’Union (et non aux législateurs nationaux) de déterminer si l’exercice du droit d’auteur (au sens de la directive [2001/29]) peut être limité dans l’Union à l’égard d’une œuvre des arts appliqués dont le pays
d’origine au sens de cette convention est un pays tiers et dont l’auteur n’est pas un ressortissant d’un État membre [...] par l’application du critère de réciprocité matérielle de l’article 2, paragraphe 7, de ladite convention, et, dans l’affirmative, de définir cette limitation de manière claire et précise [voir arrêt du 8 septembre 2020, Recorded Artists Actors Performers (C‑265/19, ci-après l’arrêt RAAP, EU:C:2020:677)] ?
4) Les articles 2 à 4 de la directive [2001/29], lus conjointement avec l’article 17, paragraphe 2, et l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, doivent-ils être interprétés en ce sens que, tant que le législateur de l’Union n’a pas prévu une limitation de l’exercice du droit d’auteur (au sens de la directive [2001/29]) sur une œuvre des arts appliqués par l’application du critère de réciprocité matérielle de l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne, les États membres [...] ne
peuvent pas appliquer ce critère à l’égard d’une œuvre des arts appliqués dont le pays d’origine au sens de cette convention est un pays tiers et dont l’auteur n’est pas un ressortissant d’un État membre [...] ?
5) Dans les circonstances telles que celles qui sont en cause dans la présente procédure, et eu égard au moment où la disposition (antérieure à celle) de l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne a été établie, est-il satisfait, pour le Royaume de Belgique, aux conditions de l’article 351, premier alinéa, TFUE, de sorte que, pour cette raison, il est loisible à cet État membre d’appliquer le critère de réciprocité matérielle de l’article 2, paragraphe 7, de cette convention, compte
tenu du fait que, en l’espèce, le pays d’origine a adhéré à ladite convention le 1er mai 1989 ? »
19. La demande de décision préjudicielle est parvenue à la Cour le 11 avril 2023. Les observations écrites ont été déposées par les parties au principal, par les gouvernements néerlandais, belge et français, ainsi que par la Commission européenne. Les parties au principal, le gouvernement français et la Commission étaient représentés lors de l’audience qui s’est tenue le 20 mars 2024.
Analyse
20. Dans la présente affaire, la juridiction de renvoi pose à la Cour cinq questions préjudicielles. La première question est formulée de manière très générale et concerne l’applicabilité, dans le litige au principal, du droit de l’Union. Les deuxième, troisième et quatrième questions concernent le point de savoir si, à la lumière de certaines dispositions de ce droit, notamment les dispositions pertinentes de la directive 2001/29 ainsi que de l’article 17, paragraphe 2, de la Charte, les États
membres sont libres d’appliquer aux œuvres des arts appliqués la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne. Enfin, la cinquième question concerne l’applicabilité de l’article 351, premier alinéa, TFUE.
21. Si la juridiction de renvoi conditionne à une réponse affirmative à la première question ses autres questions, c’est toutefois, à mon avis, justement l’analyse des dispositions mentionnées aux deuxième, troisième et quatrième questions, notamment les dispositions de la directive 2001/29, qui permettra de répondre à cette première question. Je propose donc de passer directement à l’analyse des deuxième, troisième et quatrième questions. J’analyserai ensuite brièvement le cas spécifique soulevé
dans la cinquième question.
Sur les deuxième, troisième et quatrième questions préjudicielles
22. Je remarque d’emblée que si la juridiction de renvoi évoque, dans ses questions préjudicielles, les articles 2 à 4 de la directive 2001/29, l’article 3 de celle-ci, qui consacre le droit de communication au public, ne semble toutefois pas être concerné par le litige au principal. En effet, rien dans le dossier n’indique qu’une atteinte à ce droit serait reprochée dans le litige au principal, le comportement litigieux consistant en la production et la commercialisation des chaises, objets
matériels, prétendument contrefaisantes aux objets protégés par le droit d’auteur dont Vitra est titulaire. Il me semble donc permis d’exclure cet article 3 de l’analyse dans la présente affaire. Par ailleurs, en l’espèce, s’agissant du droit d’auteur au sens strict, c’est concrètement l’article 2, sous a), de cette directive qui est concerné.
23. Ainsi, par ses deuxième, troisième et quatrième questions préjudicielles, que je propose d’analyser conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29, ainsi que l’article 17, paragraphe 2, de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que les États membres appliquent aux œuvres des arts appliqués originaires des pays tiers la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la
convention de Berne. Je propose de commencer l’analyse de cette question par les dispositions de cette directive.
Sur l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29
24. L’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 confèrent aux auteurs les droits exclusifs d’autoriser ou d’interdire, respectivement, la reproduction et la distribution de leurs œuvres. Le litige au principal concerne une œuvre des arts appliqués originaire des États-Unis, pays dont les auteurs de cette œuvre sont aussi ressortissants ( 9 ). Dans le contexte de la présente affaire, il est donc nécessaire de déterminer, en premier lieu, si ces dispositions s’appliquent à de telles
œuvres et, en second lieu, si elles permettent l’application à celles-ci, par les États membres, de la clause de réciprocité de l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne.
– Sur l’applicabilité de l’article 2, sous a), et de l’article 4 de la directive 2001/29 aux œuvres des arts appliqués originaires des pays tiers
25. Pour rappel, l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 confèrent des droits exclusifs aux « auteurs » sur leurs « œuvres » ( 10 ). Dans la mesure où cette directive n’opère pas de renvoi au droit interne des États membres en ce qui concerne la définition de ces notions, conformément à une jurisprudence établie, il y a lieu de les considérer comme des notions autonomes du droit de l’Union qui doivent être interprétées et appliquées de façon uniforme ( 11 ).
26. Concernant la notion d’« œuvre », la Cour a notamment jugé, au sujet, précisément, des œuvres des arts appliqués, que cette notion implique qu’il existe un objet original, en ce sens que celui-ci constitue une création intellectuelle propre de son auteur. Par ailleurs, la protection par le droit d’auteur ne concerne que l’expression de cette création, identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité ( 12 ). Or, pour qu’un objet puisse être regardé comme original, il est à la fois
nécessaire et suffisant qu’il reflète la personnalité de son auteur, en manifestant les choix libres et créatifs de ce dernier ( 13 ). Lorsqu’un objet présente ces caractéristiques et constitue ainsi une œuvre, il doit bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur, conformément à la directive 2001/29 ( 14 ).
27. Ni la directive 2001/29 ni la jurisprudence relative à la notion d’« œuvre », au sens de cette directive, n’établissent en revanche une condition selon laquelle leur applicabilité serait limitée aux œuvres originaires des États membres ou des pays appartenant à l’Espace économique européen (EEE). Ladite directive ne saurait donc, à mon avis, être interprétée autrement qu’en ce sens qu’il n’est pas pertinent, pour qu’une œuvre puisse bénéficier de la protection conférée par celle-ci, que son pays
d’origine soit un État membre de l’EEE ou un pays tiers ( 15 ).
28. La Cour a eu déjà l’occasion d’adopter une solution analogue. Confrontée à une question similaire concernant la notion d’« artistes interprètes ou exécutants », au sens de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2006/115/CE ( 16 ), elle a en effet jugé que, cette disposition ne contenant aucune condition d’un lien de rattachement avec un État membre de l’EEE, elle ne saurait être appliquée par les États membres de manière à restreindre le droit qu’elle confère aux artistes interprètes ou
exécutants ayant un tel lien de rattachement avec un État membre de l’EEE, à l’exclusion des ressortissants des pays tiers qui n’ont pas un tel lien ( 17 ). Pour arriver à ce résultat, la Cour s’est notamment appuyée sur l’obligation, contenue à l’article 4 du traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes ( 18 ), d’assurer aux ressortissants des pays signataires de ce traité le traitement national en ce qui concerne,
notamment, le droit à une rémunération équitable, tel que prévu à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2006/115 ( 19 ).
29. De manière analogue, par l’article 9, paragraphe 1, de l’accord sur les ADPIC et l’article 1er, paragraphe 4, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, qui exigent de se conformer aux dispositions matérielles de la convention de Berne, l’Union est dans l’obligation d’assurer le traitement national, c’est-à-dire le traitement prévu par les dispositions harmonisées dans le domaine du droit d’auteur, aux auteurs des œuvres originaires des pays signataires de ces instruments internationaux (parmi
lesquels figurent, notamment, les États-Unis), conformément à l’article 5 de cette convention. Cette obligation concerne notamment les droits exclusifs prévus à l’article 2, sous a), et à l’article 4 de la directive 2001/29, un des objectifs de cette directive étant, en vertu de son considérant 15, la mise en œuvre du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur ( 20 ).
30. Or, il serait contraire à ces obligations internationales de l’Union d’harmoniser le droit d’auteur en ce qui concerne les œuvres dont les pays d’origine sont les États membres et de laisser au droit interne de ces États membres le soin de réglementer le sort des œuvres originaires des pays tiers. Dans une telle situation, en effet, l’objectif d’assurer à cette seconde catégorie d’œuvres le « traitement national », c’est-à-dire le même traitement que celui prévu par les règles harmonisées,
serait facilement compromis. Les obligations internationales de l’Union ne permettent donc pas d’interpréter les dispositions de la directive 2001/29 en ce sens qu’elles concernent uniquement les œuvres originaires des États membres.
31. Cependant, à mon avis, il n’est même pas nécessaire de se référer ici aux obligations internationales de l’Union. Le texte de la directive 2001/29 se suffit à lui-même. En effet, en vertu de son article 1er, intitulé « Champ d’application », paragraphe 1, cette directive « porte sur la protection juridique du droit d’auteur et des droits voisins dans le cadre du marché intérieur ». Le champ d’application de ladite directive est donc défini non pas selon le critère de l’origine de l’œuvre ou de
la nationalité (ou du lieu de résidence) de son auteur, mais de manière territoriale, en référence au marché intérieur qui équivaut au champ d’application territorial des traités ( 21 ). Or, des œuvres originaires des pays tiers, ou bien des objets contrefaisants à ces œuvres, peuvent circuler dans le marché intérieur au même titre que les œuvres originaires des États membres, en enclenchant le besoin de protection « dans le cadre du marché intérieur », comme le veut l’article 1er, paragraphe 1,
de la directive 2001/29, des droits d’auteur relatifs à ces œuvres. Ainsi, en employant dans cette directive, sans aucune réserve, le terme « œuvres » et en définissant le champ d’application de ladite directive par le critère territorial, le législateur de l’Union devait nécessairement prendre en compte toutes les œuvres dont la protection est demandée sur le territoire de l’Union, indépendamment de leur pays d’origine.
32. Cette conclusion est corroborée par l’article 10, paragraphe 1, de la directive 2001/29 qui concerne son application dans le temps. En effet, en vertu de cette disposition, cette directive s’applique non seulement aux œuvres qui, à la date de sa transposition, étaient protégées par la législation des États membres dans le domaine du droit d’auteur, mais également aux œuvres qui, à la même date, « rempliss[aient] les critères de protection en application des dispositions de [ladite] directive »,
c’est-à-dire, notamment, les critères rappelés au point 26 des présentes conclusions. Sont donc protégées, notamment, les œuvres, telles que celle en cause au principal, qui, à la date de transposition de la même directive, n’étaient pas protégées dans le droit interne des États membres en raison de l’application de la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne, mais qui remplissent néanmoins les critères de protection en vertu de la directive 2001/29,
telle qu’interprétée par la Cour.
33. Le même raisonnement peut être tenu concernant la notion d’« auteur ». D’une part, les obligations internationales de l’Union ne permettent pas de laisser les auteurs ressortissants de pays tiers en dehors du cadre harmonisé du droit d’auteur, indépendamment du pays d’origine de leurs œuvres ( 22 ). D’autre part, le législateur de l’Union ayant employé le terme « auteurs » sans aucune précision relative à leur nationalité ou lieu de résidence, force est d’interpréter ce terme comme se référant à
tout auteur cherchant à protéger ses droits au sein du marché intérieur.
34. Ces conclusions ne sont pas remises en cause par l’article 17 de la directive 98/71/CE ( 23 ) ni l’article 96, paragraphe 2, du règlement (CE) no 6/2002 ( 24 ), selon lesquels les dessins et modèles protégés en vertu de ces instruments bénéficient également de la protection par le droit d’auteur des États membres, la portée et les conditions d’obtention de cette protection, y compris le degré d’originalité requis, étant déterminées par chaque État membre.
35. En effet, en premier lieu, ces dispositions s’appliquent sous réserve de l’harmonisation ultérieure du droit d’auteur au niveau du droit de l’Union, effectuée en particulier par la directive 2001/29 ( 25 ). À ce sujet, la Cour, après une analyse des dispositions en question ( 26 ), a jugé qu’il « doit être considéré que des modèles sont qualifiables d’“œuvres”, au sens de [cette directive], s’ils satisfont aux deux exigences mentionnées [au point 26 des présentes conclusions] » ( 27 ),
c’est-à-dire aux conditions de la protection dégagées par la Cour sur le fondement de ladite directive pour toutes les catégories d’œuvres.
36. En second lieu, l’article 17 de la directive 98/71 et l’article 96, paragraphe 2, du règlement no 6/2002, selon leur libellé clair, s’appliquent non pas aux œuvres des arts appliqués en général, mais uniquement aux dessins et modèles enregistrés conformément à cette directive ou aux dessins et modèles communautaires, protégés en vertu de ce règlement ( 28 ). En revanche, les œuvres des arts appliqués qui n’ont jamais bénéficié de la protection en tant que dessins ou modèles dans l’Union, comme
c’est le cas de l’œuvre en cause au principal, ne sont pas concernées par ces dispositions et relèvent donc, en tout état de cause, des règles générales du droit d’auteur, notamment celles de la directive 2001/29. Lesdites dispositions énoncent donc non pas un principe de portée générale régissant la protection des œuvres des arts appliqués en droit d’auteur de l’Union, mais une règle de cumul de régimes de protection confinée au champ d’application matériel des actes concernés, à savoir aux
objets protégés en tant que dessins ou modèles en vertu de ces actes.
37. Ainsi, l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 s’appliquent aux œuvres des arts appliqués originaires de pays tiers et dont les auteurs sont ressortissants de tels pays. La thèse de Kwantum et des gouvernements néerlandais et belge, selon laquelle est applicable dans l’affaire au principal non pas le droit de l’Union, mais uniquement la convention de Berne, est par conséquent erronée.
38. Il y a donc lieu à présent de vérifier si l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 permettent aux États membres d’appliquer la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne.
– Sur la possibilité d’appliquer la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne
39. La protection par le droit d’auteur des œuvres des arts appliqués originaires des pays tiers étant harmonisée par le droit de l’Union, seul ce droit peut permettre l’application de la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne. Il y a donc lieu de vérifier si le droit de l’Union le permet effectivement.
40. La directive 2001/29 ne contient aucune disposition allant dans le sens de cette clause ni même aucune disposition suggérant un traitement différencié des œuvres des arts appliqués en fonction de leur pays d’origine. Une telle disposition ne figure dans aucun autre acte du droit de l’Union. Force est donc de constater que le droit de l’Union ne prévoit pas de manière explicite l’application de ladite clause. Il y a encore lieu de vérifier si ce droit prévoit la même clause de manière implicite.
41. À mon avis, la réponse est clairement négative.
42. La clause en question, qui soumet la protection de certaines œuvres par le droit d’auteur à la condition de l’existence d’une protection similaire, c’est-à-dire par le droit d’auteur, en tant qu’œuvres artistiques, dans le pays d’origine, constituerait une dérogation évidente à la règle contenue à l’article 2, sous a), et à l’article 4 de la directive 2001/29, telle qu’interprétée par la Cour, selon laquelle toutes les œuvres sont protégées, dès lors qu’elles répondent aux critères de
qualification en tant qu’œuvres ( 29 ). Une telle dérogation devrait être prévue de manière explicite.
43. D’autres textes du droit de l’Union en matière du droit d’auteur fournissent une confirmation systémique de cette conclusion. En effet, deux autres clauses de réciprocité concernant la durée de protection et le droit de suite ( 30 ), prévues dans la convention de Berne, ont été expressément transposées en droit de l’Union ( 31 ). A contrario, donc, l’absence dans la directive 2001/29 d’une clause de réciprocité reprenant celle de l’article 2, paragraphe 7, de cette convention indique clairement
que cette clause n’est pas d’application en droit de l’Union. Une autre interprétation remettrait en cause la cohérence du système du droit d’auteur de l’Union.
44. À cet égard, je ne suis pas persuadé par les arguments du gouvernement français, selon lesquels cette différence résulterait de la formulation de différentes clauses de réciprocité dans la convention de Berne. Selon ce gouvernement, tandis que les clauses contenues à l’article 7, paragraphe 8, et à l’article 14 ter, paragraphe 2, de cette convention nécessiteraient, pour leur application, une intervention positive du législateur national (en l’occurrence, du législateur de l’Union), celle
contenue à l’article 2, paragraphe 7, de ladite convention aurait un caractère automatique, de sorte que c’est non pas l’application, mais la renonciation à cette clause qui nécessiterait éventuellement une confirmation expresse.
45. Les deux clauses en question ne sont pas, de ce point de vue, rédigées de manière significativement différente de la clause contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne. Selon l’article 7, paragraphe 8, de cette convention, « la durée [de protection] sera réglée par la loi du pays où la protection sera réclamée ; toutefois, à moins que la législation de ce dernier pays n’en décide autrement, elle n’excédera pas la durée fixée dans le pays d’origine de l’œuvre ». Ainsi, le
résultat que le législateur de l’Union entendait atteindre par l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2006/116, à savoir limiter la durée de protection des œuvres originaires des pays tiers à la durée accordée dans ces pays, est ici automatique. C’est la renonciation ou la limitation de cette règle qui nécessiterait une intervention du législateur, conformément aux termes « à moins que la législation de ce dernier pays n’en décide autrement ». Pareillement, l’article 14 ter, paragraphe 2, de
ladite convention prévoit que « [l]a protection prévue à l’alinéa ci-dessus [à savoir le droit de suite] n’est exigible dans chaque pays de l’Union [constituée par la même convention] que si la législation nationale de l’auteur admet cette protection et dans la mesure où le permet la législation du pays où cette protection est réclamée ». Or, c’est, en substance, la même règle que celle qui découle de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2001/84 ( 32 ). Elle pourrait s’appliquer
directement.
46. Les deux clauses mentionnées au point précédent ne sont donc pas de nature à nécessiter une implémentation expresse dans le droit national. Si le législateur de l’Union a néanmoins jugé nécessaire de les reprendre dans les actes du droit dérivé, c’est parce que, contrairement aux allégations du gouvernement français, la convention de Berne n’a pas d’effet direct en droit de l’Union.
47. Je rappelle que l’Union n’est pas partie à la convention de Berne, celle-ci n’étant ouverte, conformément à son article 29, paragraphe 1, qu’à l’adhésion des États, à l’exclusion des organisations internationales. En revanche, l’Union s’est engagée à se conformer aux dispositions matérielles de cette convention en vertu de l’article 9, paragraphe 1, de l’accord sur les ADPIC et de l’article 1er, paragraphe 4, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur. Cependant, même à supposer que, du fait de
ces engagements, les dispositions matérielles de ladite convention doivent être considérées comme produisant les mêmes effets que ceux produits par ces deux instruments internationaux ( 33 ), ceux-ci sont dépourvus d’effet direct ( 34 ). Cette absence d’effet direct concerne toutes les clauses de réciprocité contenues dans la même convention, y compris celle de son article 2, paragraphe 7.
48. Par conséquent, je ne partage pas l’avis du gouvernement français, exprimé également par le gouvernement néerlandais, selon lequel la renonciation à l’application de la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne nécessiterait une règle explicite en ce sens, une telle règle faisant défaut dans la directive 2001/29.
49. En droit, le silence peut être aussi explicite que les mots. L’emploi, dans la directive 2001/29, des termes « œuvres » et « auteurs » sans aucune précision en ce qui concerne les pays d’origine de ces œuvres et la nationalité ou le lieu de résidence de ces auteurs constitue ainsi une expression suffisamment explicite de la volonté du législateur de l’Union de renoncer à l’application de la clause de réciprocité en question. Aucune confirmation supplémentaire n’est ici nécessaire.
50. Enfin, s’agissant de l’argument du gouvernement néerlandais, selon lequel il découlerait des exposés des motifs et des premières propositions de la directive 98/71 et du règlement no 6/2002 que le législateur de l’Union envisageait seulement d’interdire le recours à la clause de réciprocité de l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne dans les relations entre États membres, tout en laissant intacte son application dans les relations avec les pays tiers, il suffit d’observer que ces
documents datent de 1993 et, comme le démontre notamment l’exposé des motifs de ce règlement ( 35 ), ont été élaborés dans l’attente d’une harmonisation plus complète du droit d’auteur. Actuellement, la seule chose que prouvent éventuellement l’article 17 de cette directive et l’article 96, paragraphe 2, dudit règlement, tels que finalement adoptés, qui d’ailleurs ne sont pas pertinents en l’espèce ( 36 ), c’est que, en ce qui concerne les objets concernés par ces actes, à savoir les modèles et
dessins enregistrés et les dessins et modèles communautaires, dans la mesure où ils peuvent aussi bénéficier de la protection par le droit d’auteur, la clause de réciprocité ne leur est pas applicable, car lesdites dispositions posent le principe du cumul de la protection indépendamment du pays d’origine de ces objets en tant qu’œuvres des arts appliqués.
51. Ces considérations m’amènent à la conclusion que ni la directive 2001/29 ni aucun autre acte du droit de l’Union ne contient, ni de manière explicite ni implicite, une clause de réciprocité telle que celle prévue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne.
52. Par ailleurs, dans la mesure où l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 sont applicables, sans réserve, aux œuvres des arts appliqués, les États membres ne sauraient appliquer la clause de réciprocité, en ce qui concerne les droits harmonisés par ces dispositions, sans leur porter atteinte. Comme la Cour a eu déjà l’occasion de l’affirmer, en adoptant cette directive, le législateur de l’Union est réputé avoir exercé les compétences antérieurement dévolues aux États membres
dans la matière de la propriété intellectuelle. Dans le champ d’application de ladite directive, l’Union doit être regardée comme s’étant substituée aux États membres qui ne sont plus compétents pour mettre en œuvre les stipulations pertinentes de la convention de Berne ( 37 ).
53. Il y a lieu d’ajouter que laisser les États membres libres d’appliquer de leur propre gré la clause de réciprocité en question non seulement serait contraire au libellé clair de l’article 2, sous a), et de l’article 4 de la directive 2001/29, mais remettrait en cause l’objectif de cette directive, qui est l’harmonisation du droit d’auteur dans le marché intérieur. Cela conduirait en effet, nécessairement, à ce que les œuvres des arts appliqués originaires des pays tiers soient traitées de
manière différente dans différents États membres. Par conséquent, seul le législateur de l’Union pourrait éventuellement décider de rendre cette clause de réciprocité applicable dans l’ordre juridique de l’Union, en adoptant à cette fin une dérogation expresse aux dispositions de ladite directive.
54. La circonstance, soulevée par Kwantum, que, dans le litige au principal, Vitra n’a pas invoqué les dispositions de la directive 2001/29 est ici sans incidence. Les dispositions d’une directive ne sont pas, en principe, directement applicables, mais doivent être transposées dans le droit interne des États membres qui est alors appelé à régir les droits et les obligations des particuliers. Le Royaume des Pays-Bas ne fait pas relever de son droit d’auteur interne les œuvres originaires des pays
tiers, en appliquant directement les dispositions de la convention de Berne. Cela ne constitue pas, selon moi, une mesure de transposition correcte de la directive 2001/29, car, comme le démontre la présente affaire, cette convention peut contenir des règles incompatibles avec cette directive. Il n’en reste pas moins que, dans une situation juridique telle que celle aux Pays-Bas, c’est ladite convention qui doit être regardée comme mesure de transposition de ladite directive. Il est donc naturel
que ce soit sur la même convention que les particuliers se fondent pour demander la protection de leurs droits. Cela ne veut cependant nullement dire que la même directive devient ainsi inapplicable.
– Sur la compatibilité de la non-application de la clause de réciprocité avec la convention de Berne
55. Je dois souligner à présent que, à mon avis, le fait de ne pas appliquer, en droit de l’Union, la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne n’est aucunement contraire aux obligations qui incombent à l’Union ou aux États membres en vertu de cette convention. En effet, selon ma lecture de cette disposition, et contrairement aux allégations de Kwantum et des gouvernements néerlandais, belge et français, cette clause de réciprocité n’a pas de caractère
contraignant pour les pays signataires. Je rejoins ici les positions de Vitra et de la Commission.
56. Premièrement, cela découle du libellé même de l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne. Cette disposition prévoit trois règles de droit. La première (figurant à la première phrase) énonce le principe selon lequel les parties à cette convention sont libres de protéger les œuvres des arts appliqués par le droit d’auteur ou par un régime spécial de protection en tant que dessins ou modèles, les deux régimes de protection n’étant pas exclusifs l’un de l’autre. La deuxième règle (première
partie de la seconde phrase) constitue la clause de réciprocité proprement dite, en vertu de laquelle, pour une œuvre qui n’est protégée dans son pays d’origine que par un régime spécial en tant que dessin ou modèle, seule la protection d’un tel régime spécial peut être réclamée dans un autre pays, dans lequel il existe un cumul de régimes de protection pour cette catégorie d’œuvres. Enfin, la troisième règle (seconde partie de la seconde phrase) établit que, lorsque le pays dans lequel la
protection est demandée ne prévoit pas de régime spécial pour les dessins et modèles, l’œuvre en question doit bénéficier de la protection par le droit d’auteur selon le principe général du traitement national.
57. Ces dispositions de l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne s’expliquent aisément. Dès lors que cette convention admet, par dérogation à ses règles générales, que les œuvres des arts appliqués, pourtant énumérées parmi les objets protégés à son article 2, paragraphe 1, peuvent ne pas bénéficier de la protection par le droit d’auteur ni du minimum de protection établi par ladite convention, un déséquilibre existerait entre les œuvres originaires des pays appliquant un cumul de
protection et celles des pays appliquant uniquement une protection spéciale ( 38 ), si le principe général du traitement national devait être appliqué. La clause de réciprocité permet d’éviter ce déséquilibre.
58. Il n’en reste pas moins que l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne laisse aux parties à cette convention le soin de réglementer la façon de protéger les œuvres des arts appliqués, comme le prévoit expressément la première phrase de ce paragraphe. La première partie de la seconde phrase, selon laquelle « ne peut être réclamé[e] » que la protection spéciale, indique uniquement l’absence d’obligation d’accorder la protection par le droit d’auteur aux œuvres qui, dans leur pays
d’origine, ne sont protégées que par le régime spécial en tant que dessins ou modèles. Cela ne veut cependant pas dire que le pays dans lequel la protection est demandée ne peut pas accorder à de telles œuvres la double protection de son plein gré. Une telle interprétation serait en effet en contradiction avec la première phrase et la liberté laissée aux parties pour réglementer la protection des œuvres des arts appliqués. Par ailleurs, l’article 2, paragraphe 7, de ladite convention n’exclut
pas de manière absolue que les œuvres qui, dans leur pays d’origine, ne sont protégées que comme dessins ou modèles puissent être protégées par le droit d’auteur dans d’autres pays. En effet, en vertu de la troisième règle, la protection par le droit d’auteur est de rigueur dans les pays qui n’appliquent pas un régime spécial, nonobstant le type de protection accordée dans le pays d’origine.
59. Ainsi, selon son libellé, l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne n’interdit pas de protéger (aussi) par le droit d’auteur les œuvres des arts appliqués qui, dans leur pays d’origine, ne sont protégées qu’en vertu d’un régime spécial en tant que dessins ou modèles.
60. Deuxièmement, le caractère contraignant de la clause de réciprocité serait en contradiction avec l’objectif de la convention de Berne, qui est d’assurer aux auteurs une protection en dehors des pays d’origine de leurs œuvres ( 39 ), y compris pour les œuvres des arts appliqués. Cette convention poursuit cet objectif par deux moyens : le principe du traitement national, qui est la pierre angulaire de cette réglementation, et le « minimum conventionnel » de protection qui découle de ses
dispositions matérielles. Conformément à l’article 5, paragraphes 1 et 3, de ladite convention, tant le traitement national (naturellement) que le minimum conventionnel s’appliquent aux œuvres dont la protection est demandée dans un pays autre que le pays d’origine de l’œuvre ( 40 ). En revanche, la même convention n’a nullement pour objectif de comparer les niveaux de protection entre pays signataires ni d’introduire un principe général de réciprocité matérielle ( 41 ). Toute la réglementation
contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne, en substance contraire à l’objectif et aux principes de cette convention, est une soupape de sécurité qui a permis d’inclure les œuvres des arts appliqués dans la liste, d’ailleurs non exhaustive, des catégories d’œuvres protégées ( 42 ).
61. Les auteurs de la convention de Berne n’avaient donc aucune raison de rendre contraignante la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de cette convention. Les pays signataires sont libres d’y recourir, mais c’est la pleine application du principe du traitement national qui permet le mieux d’atteindre les objectifs de ladite convention.
62. Enfin, troisièmement, même à considérer que la clause de réciprocité énoncée à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne revêt un caractère obligatoire, cette obligation serait très relative, car l’article 19 de cette convention permet expressément aux pays signataires de prévoir une protection plus large que celle prévue par ladite convention et aux auteurs de revendiquer – et, ce qui va de soi, d’obtenir – l’application de cette protection plus large. Une éventuelle interdiction
d’accorder aux œuvres des arts appliqués une double protection en dépit de l’absence d’une telle protection dans le pays d’origine serait donc de toute façon inopérante.
63. Au demeurant, l’opinion selon laquelle la clause de réciprocité en question est facultative est aussi largement partagée dans la doctrine ( 43 ).
64. Ainsi, à mon avis, rien dans la convention de Berne ne s’oppose à ce que le droit de l’Union accorde erga omnes une protection par le droit d’auteur des œuvres des arts appliqués, en renonçant à l’application de la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de cette convention.
– Résumé de cette partie
65. Les considérations qui précèdent m’amènent à la conclusion que l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 s’opposent à ce que les États membres appliquent la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne, en ce qui concerne les droits couverts par ces dispositions. Ce constat est suffisant pour répondre aux questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi, y compris la première, puisqu’il en découle clairement que le droit de
l’Union est applicable au litige au principal.
Sur l’article 17, paragraphe 2, de la Charte
66. Ces considérations conduisent également à la conclusion qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer la Charte afin de donner à la juridiction de renvoi une réponse utile à la solution du litige au principal.
67. En effet, si la Cour devait suivre mon analyse et considérer que la situation au principal est régie par les dispositions de la directive 2001/29, qui ne prévoient pas de clause de réciprocité analogue à celle contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne et ne permettent pas aux États membres d’appliquer cette clause directement, toute modification de cette situation exigerait de toute façon une intervention du législateur de l’Union, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer
l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, lu en combinaison avec l’article 17, paragraphe 2, de celle-ci. Or, la question de savoir si une telle intervention législative hypothétique serait conforme à la Charte dépasse le cadre de la présente affaire.
68. En revanche, si la Cour devait considérer que la directive 2001/29 n’est pas applicable aux œuvres des arts appliqués originaires des pays tiers dont les auteurs ne sont pas ressortissants des États membres, le litige au principal se situerait en dehors du champ d’application du droit de l’Union, comme le soutiennent Kwantum ainsi que les gouvernements néerlandais et belge. Par conséquent, la Charte ne serait pas applicable.
69. Par ailleurs, la convention de Berne n’étant pas directement applicable dans l’ordre juridique de l’Union ( 44 ), la conformité de la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de cette convention avec la Charte ne se pose pas.
Réponse aux questions et remarque finale
70. Au vu des considérations qui précèdent, je propose de répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions préjudicielles que l’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que les États membres appliquent la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne.
71. Même si la juridiction de renvoi ne pose pas de question à ce sujet, par souci de complétude, il me semble encore utile d’aborder la question des effets d’une telle réponse pour le litige au principal.
72. L’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29 confèrent aux auteurs des œuvres des arts appliqués originaires de pays tiers, de manière suffisamment précise et inconditionnelle, le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute reproduction de ces œuvres ainsi que toute distribution de copies de celles-ci. Cependant, le litige au principal est un litige entre particuliers : Kwantum et Vitra. Ainsi, conformément à une jurisprudence établie de la Cour ( 45 ), ces dispositions ne
sauraient être directement invoquées par Vitra à l’encontre de Kwantum. Il ne peut en être autrement que si le droit néerlandais lui-même permet d’écarter une règle du droit national (en l’occurrence l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne) contraire à une disposition précise et inconditionnelle du droit de l’Union, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier ( 46 ).
73. Dans le cas contraire, la juridiction de renvoi est néanmoins tenue d’interpréter son droit national, par lequel il y a lieu d’entendre ici l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne, directement applicable en droit néerlandais, de manière à assurer au maximum l’effet utile de la directive 2001/29, c’est-à-dire la reconnaissance des droits découlant de cette directive aux auteurs des œuvres des arts appliqués originaires de pays tiers ( 47 ). Cela pourrait amener la juridiction de
renvoi à minimiser la portée de la clause de réciprocité en question, en retenant, en cas de doute, l’interprétation la plus favorable à la protection des œuvres concernées au titre du traitement national, tel que prévu à l’article 5 de cette convention. Ainsi, cette juridiction pourrait confirmer l’interprétation adoptée par la juridiction de deuxième instance dans la procédure au principal.
74. Cela permettrait de pallier provisoirement, dans le cadre du litige au principal, les insuffisances du système juridique néerlandais. La pleine conformité de ce système à la directive 2001/29 nécessiterait cependant une intervention du législateur national. En effet, en ce qui concerne les droits harmonisés par cette directive, le droit d’auteur interne de tout État membre devrait s’appliquer directement à toutes les œuvres, indépendamment de leur pays d’origine et de la nationalité ou du lieu
de résidence de leur auteur.
Sur la cinquième question préjudicielle
75. Par sa cinquième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 351, premier alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il permet à un État membre d’appliquer, par dérogation aux dispositions du droit de l’Union, la clause de réciprocité contenue actuellement à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne à l’encontre du titulaire des droits d’auteur sur une œuvre dont le pays d’origine est les États-Unis, lorsque les conditions temporelles de
son application sont réunies. Cette question ne sera bien entendu pertinente que si la Cour suit ma proposition de réponse aux deuxième, troisième et quatrième questions préjudicielles.
76. Si la juridiction de renvoi pose ladite question concernant la Belgique, c’est probablement parce que les faits reprochés par Vitra à Kwantum ont, pour partie, eu lieu dans cet État membre et relèvent, selon la juridiction de renvoi, du droit belge. Or, en Belgique, comme aux Pays-Bas, la convention de Berne est directement applicable aux œuvres originaires de pays tiers. La juridiction de renvoi ne pose pas la même question concernant les Pays-Bas, la clause de réciprocité en question étant
entrée en vigueur, en ce qui concerne cet État membre, après la date énoncée à l’article 351, premier alinéa, TFUE.
77. Pour rappel, en vertu de cette disposition, les droits et obligations résultant de conventions conclues antérieurement au 1er janvier 1958 entre un ou plusieurs États membres et un ou plusieurs pays tiers ne sont pas affectés par les dispositions des traités.
78. La clause de réciprocité de l’actuel article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne a été introduite par l’acte de Bruxelles de cette convention, adopté le 26 juin 1948. Cet acte est entré en vigueur en Belgique le 1er août 1951. Les États-Unis ont adhéré à la convention de Berne le 1er mars 1989 ( 48 ).
79. L’article 351, premier alinéa, TFUE a déjà fait l’objet d’une interprétation de la Cour. Notamment, à propos d’une disposition de la convention de Berne (autre que son article 2, paragraphe 7), la Cour a rappelé que la disposition de l’article 351, premier alinéa, TFUE a pour objet de préciser, conformément aux principes de droit international, que l’application du traité n’affecte pas l’engagement de l’État membre concerné de respecter les droits des États tiers résultant d’une convention
antérieure à son adhésion et d’observer ses obligations correspondantes. Cependant, lorsqu’une telle convention permet à un État membre de prendre une mesure qui apparaît contraire au droit de l’Union, sans toutefois l’y obliger, l’État membre doit s’abstenir d’adopter une telle mesure ( 49 ).
80. La Cour a ajouté que cette jurisprudence doit également trouver à s’appliquer mutatis mutandis lorsque, en raison d’une évolution du droit de l’Union, une mesure législative prise par un État membre conformément à la faculté offerte par une convention internationale antérieure apparaît contraire à ce droit. Dans une telle situation, l’État membre concerné ne saurait se prévaloir de cette convention pour s’exonérer des obligations nées ultérieurement du droit de l’Union ( 50 ).
81. Or, comme il ressort des développements qui précèdent ( 51 ), la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne n’a pas, à mon avis, de caractère contraignant pour les parties à cette convention, elle déroge uniquement à leur obligation inconditionnelle d’assurer le traitement national aux œuvres des arts appliqués. Ainsi, nous nous trouvons, dans la présente affaire, dans l’hypothèse envisagée dans la jurisprudence de la Cour, dans laquelle une convention
internationale permet à un État membre de prendre une mesure qui apparaît contraire au droit de l’Union, sans toutefois l’y obliger. Dans une telle hypothèse, l’État membre concerné doit s’abstenir d’adopter cette mesure ( 52 ).
82. La clause de réciprocité en cause étant contraire à l’article 2, sous a), et à l’article 4 de la directive 2001/29, les États membres doivent s’abstenir d’y recourir, quand bien même ils auraient adhéré à l’acte de Bruxelles de la convention de Berne avant 1958. Je partage donc l’avis de Vitra selon lequel, en substance, le Royaume de Belgique n’a aucune obligation envers les États-Unis découlant de cette convention de discriminer les œuvres des arts appliqués originaires de ce dernier pays.
83. En revanche, je doute que la date d’adhésion des États-Unis à la convention de Berne, qui est postérieure au 1er janvier 1958, ait une incidence sur l’application éventuelle de l’article 351, premier alinéa, TFUE.
84. Il est certes vrai que, malgré le caractère multilatéral de la convention de Berne, les obligations qui découlent, notamment, de ses dispositions matérielles doivent plutôt être regardées comme un faisceau d’obligations bilatérales des pays dans lesquels la protection des droits d’auteur est demandée envers les pays d’origine des œuvres concernées.
85. Cependant, la convention de Berne n’admet des réserves que dans un nombre très limité de cas et ne permet pas de limiter son application envers les nouveaux adhérents. Ainsi, les engagements pris par les États membres en vertu de cette convention avant 1958 ( 53 ) concernent automatiquement tous les pays qui deviennent parties à ladite convention après cette date, sans que ces États membres puissent s’y opposer. L’article 351, premier alinéa, TFUE devrait donc être interprété en ce sens qu’il
couvre ces engagements indépendamment de la date d’adhésion du pays tiers concerné à la même convention.
86. Cela ne concerne cependant que les dispositions contraignantes de la convention de Berne, et la clause de réciprocité de l’article 2, paragraphe 7, de cette convention n’en est pas une. Le problème est d’ailleurs théorique, car, l’Union étant liée par les dispositions matérielles de ladite convention par l’accord sur les ADPIC et le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, les cas d’incompatibilité du droit de l’Union à la même convention ne devraient pas se présenter.
87. Je propose donc de répondre à la cinquième question préjudicielle que l’article 351, premier alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à un État membre d’appliquer, par dérogation aux dispositions du droit de l’Union, la clause de réciprocité contenue actuellement à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne à l’encontre du titulaire des droits d’auteur sur une œuvre dont le pays d’origine est les États-Unis.
Conclusion
88. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de donner les réponses suivantes aux questions préjudicielles posées par le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) :
1) L’article 2, sous a), et l’article 4 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à ce que les États membres appliquent la clause de réciprocité contenue à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, signée à Berne le 9 septembre 1886 (acte de Paris du 24 juillet 1971), dans sa version résultant de la modification du 28 septembre 1979.
2) L’article 351, premier alinéa, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à un État membre d’appliquer, par dérogation aux dispositions du droit de l’Union, la clause de réciprocité contenue actuellement à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne à l’encontre du titulaire des droits d’auteur sur une œuvre dont le pays d’origine est les États-Unis d’Amérique.
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( 1 ) Langue originale : le français.
( 2 ) Voir, à titre d’exemple, von Lewinski, S., International Copyright Law and Policy, Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 8 et 9.
( 3 ) Convention signée à Berne le 9 septembre 1886 (acte de Paris du 24 juillet 1971), dans sa version résultant de la modification du 28 septembre 1979 (ci-après la « convention de Berne »).
( 4 ) Voir points 9 et 10 des présentes conclusions.
( 5 ) Accord figurant à l’annexe 1 C de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), signé à Marrakech le 15 avril 1994 et approuvé par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO 1994, L 336, p. 1).
( 6 ) Traité approuvé par la décision 2000/278/CE du Conseil, du 16 mars 2000, relative à l’approbation, au nom de la Communauté européenne, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et du traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et sur les phonogrammes (JO 2000, L 89, p. 6) (ci-après le « traité de l’OMPI sur le droit d’auteur »).
( 7 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JO 2001, L 167, p. 10).
( 8 ) Stb. 1912, no 308.
( 9 ) Le pays d’origine de l’œuvre en cause au principal est déterminé conformément à l’article 5, paragraphe 4, de la convention de Berne, selon lequel, en substance, pour les œuvres publiées, le pays d’origine est le pays de la première publication. Pour l’application de la clause de réciprocité de l’article 2, paragraphe 7, de cette convention, le facteur déterminant est donc le pays d’origine de l’œuvre. Si la juridiction de renvoi mentionne toutefois également la nationalité des auteurs de
cette œuvre, c’est probablement en raison du fait que le droit néerlandais protège non seulement les œuvres dont les Pays-Bas sont le pays d’origine, mais également celles dont les auteurs sont ressortissants néerlandais et, par extension, celles des auteurs provenant d’autres États membres (voir articles 47 et 51 de loi du 23 septembre 1912 sur le droit d’auteur). La situation dans le litige au principal aurait donc pu être différente si les auteurs de ladite œuvre étaient ressortissants d’un État
membre.
( 10 ) L’article 4 précise qu’il s’agit de l’original et des copies de l’œuvre.
( 11 ) Voir, notamment, arrêt du 12 septembre 2019, Cofemel (C‑683/17, ci-après l’ arrêt Cofemel , EU:C:2019:721, point 29).
( 12 ) Arrêt Cofemel (points 29 et 32).
( 13 ) Arrêt Cofemel (point 30 et jurisprudence citée).
( 14 ) Arrêt Cofemel (point 35).
( 15 ) La protection est en revanche limitée sur le plan territorial (voir point 31 des présentes conclusions).
( 16 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (JO 2006, L 376, p. 28).
( 17 ) Voir arrêt RAAP (points 49, 61, 68 et 71).
( 18 ) Traité adopté à Genève le 20 décembre 1996 et approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 2000/278 (JO 2000, L 89, p. 6).
( 19 ) Voir arrêt RAAP (points 62 à 68).
( 20 ) Par ailleurs, tout comme la convention de Berne, le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur régit la protection du droit d’auteur dans d’autres pays que le pays d’origine de l’œuvre. En toute logique, une mesure de mise en œuvre de ce traité ne peut donc pas exclure de son champ d’application les œuvres originaires des pays tiers.
( 21 ) Voir, par analogie, en ce qui concerne le champ d’application de la directive 2006/115, arrêt RAAP (points 58 et 59).
( 22 ) Le critère principal de détermination du pays d’origine d’une œuvre étant, selon la convention de Berne, le lieu de publication, ce pays ne coïncide pas nécessairement avec la nationalité ou le lieu de résidence de l’auteur.
( 23 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 13 octobre 1998 sur la protection juridique des dessins ou modèles (JO 1998, L 289, p. 28).
( 24 ) Règlement du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires (JO 2002, L 3, p. 1).
( 25 ) Voir, notamment, mes conclusions dans l’affaire Cofemel (C‑683/17, EU:C:2019:363, points 33 à 48).
( 26 ) Arrêt Cofemel (points 44 à 47).
( 27 ) Arrêt Cofemel (point 48). La Cour se réfère, bien entendu, au point pertinent de cet arrêt.
( 28 ) Qui peuvent être enregistrés ou non.
( 29 ) C’est-à-dire aux critères mentionnés au point 26 des présentes conclusions.
( 30 ) Prévues, respectivement, à l’article 7, paragraphe 8, et à l’article 14 ter, paragraphe 2, de la convention de Berne.
( 31 ) Voir, respectivement, article 7 de la directive 2006/116/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative à la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins (JO 2006, L 372, p. 12) et article 7 de la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil, du 27 septembre 2001, relative au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale (JO 2001, L 272, p. 32).
( 32 ) Il est vrai que cette disposition, selon laquelle les États membres assurent le droit de suite aux auteurs et à leurs ayants droit des pays tiers à condition que la législation du pays tiers en cause admet le même droit « des auteurs des États membres et de leurs ayants droit », paraît plus précise que celle de la convention de Berne (« si la législation nationale de l’auteur admet cette protection »). Cependant, dès lors que l’article 5, paragraphe 1, de cette convention exige d’assurer le
traitement national aux auteurs des œuvres originaires d’autres pays signataires, le résultat de ces deux dispositions sera le même, à savoir la reconnaissance mutuelle du droit de suite des auteurs et de leurs ayants droit ressortissants des États membres et du pays tiers concerné.
( 33 ) Voir, par analogie, arrêt du 27 février 2024, EUIPO/The KaiKai Company Jaeger Wichmann (C‑382/21 P, EU:C:2024:172, point 62).
( 34 ) Voir, s’agissant de l’accord sur les ADPIC, arrêt du 27 février 2024, EUIPO/The KaiKai Company Jaeger Wichmann (C‑382/21 P, EU:C:2024:172, point 63), et, s’agissant du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, par analogie, arrêt du 15 mars 2012, SCF (C‑135/10, EU:C:2012:140, points 47 et 48). Par ailleurs, l’absence de publication de la convention de Berne dans le Journal officiel de l’Union européenne constitue, à mon avis, une contre-indication supplémentaire à l’effet direct des
dispositions de cette convention en droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 11 décembre 2007, Skoma-Lux, C‑161/06, EU:C:2007:773, points 37 et 38 ainsi que jurisprudence citée).
( 35 ) COM(93) 342 final, p. 54 et 55.
( 36 ) Voir point 36 des présentes conclusions.
( 37 ) Arrêt du 26 avril 2012, DR et TV2 Danmark (C‑510/10, EU:C:2012:244, point 31).
( 38 ) Qui est d’habitude moins étendue que la protection par le droit d’auteur.
( 39 ) Ainsi que je l’ai mentionné dans l’introduction des présentes conclusions, les législations sur le droit d’auteur de nombreux pays ne protègent que les œuvres et les auteurs nationaux.
( 40 ) La protection dans les pays d’origine est laissée aux législations de ces pays.
( 41 ) Au contraire, l’article 5, paragraphe 2, de la convention de Berne prévoit expressément que la jouissance et l’exercice de la protection en vertu de cette convention sont indépendants de l’existence de la protection dans le pays d’origine de l’œuvre.
( 42 ) Sur la genèse et l’historique de cette réglementation, voir, notamment, Goldstein, P., Hugenholtz, P. B., International Copyright, Oxford University Press, Oxford, 2019, p. 198 à 202.
( 43 ) Voir, expressément ainsi, Schaafsma, S. J., Intellectual Property in the Conflict of Laws : The Hidden Conflict-of-Law Rule in the Principle of National Treatement, Edward Elgar Publishing, Cheltenham, 2022, p. 334 et 358. Voir aussi, en ce sens, notamment, Goldstein, P., Hugenholtz, P. B., International Copyright, Oxford University Press, Oxford, 2019, p. 202, et von Lewinski, S., International Copyright Law and Policy, Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 114. Certes, dans son avis sur
la présente affaire, la European Copyright Society considère que la clause de réciprocité énoncée à l’article 2, paragraphe 7, de la convention de Berne revêt un caractère contraignant. Cette organisation reconnaît tout de même que les parties à cette convention peuvent y déroger par le biais de l’article 19 de celle-ci. Le résultat est donc le même (voir : « Opinion of the European Copyright Society on certain selected aspects of Case C‑227/23, Kwantum Nederland and Kwantum België », 16 avril 2024,
accessible sur le site Internet europeancopyrightsociety.org).
( 44 ) Voir point 47 des présentes conclusions.
( 45 ) Arrêt du 11 avril 2024, Gabel Industria Tessile et Canavesi (C 316/22, EU:C:2024:301, point 22).
( 46 ) Arrêt du 11 avril 2024, Gabel Industria Tessile et Canavesi (C‑316/22, EU:C:2024:301, points 23 et 24).
( 47 ) Voir, dernièrement, arrêt du 25 avril 2024, Maersk et Mapfre España (C‑345/22 à C‑347/22, EU:C:2024:349, point 63 et jurisprudence citée).
( 48 ) Et non pas le 1er mai 1989, comme indiqué dans la cinquième question préjudicielle.
( 49 ) Arrêt du 9 février 2012, Luksan (C‑277/10, EU:C:2012:65, points 61 et 62, ainsi que jurisprudence citée).
( 50 ) Arrêt du 9 février 2012, Luksan (C‑277/10, EU:C:2012:65, point 63).
( 51 ) Voir points 55 à 64 des présentes conclusions.
( 52 ) Voir point 79 des présentes conclusions.
( 53 ) Ou, pour les États membres ayant adhéré à l’Union après cette date, avant la date de leur adhésion.