ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
26 septembre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs – Directive 89/391/CEE – Obligations d’ordre général en matière de protection de la sécurité et de la santé – Procédures nationales parallèles – Jugement d’une juridiction administrative revêtu de l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale – Qualification d’un événement en tant qu’“accident du travail” – Effectivité de la protection des droits garantis par la directive 89/391 –
Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit d’être entendu – Poursuites disciplinaires contre un juge de droit commun en cas de non-respect d’une décision d’une cour constitutionnelle contraire au droit de l’Union – Primauté du droit de l’Union »
Dans l’affaire C‑792/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Curtea de Apel Braşov (cour d’appel de Brașov, Roumanie), par décision du 21 décembre 2022, parvenue à la Cour le 23 décembre 2022, dans la procédure pénale contre
MG,
en présence de :
Parchetul de pe lângă Judecătoria Rupea,
LV,
CRA,
LCM,
SC Energotehnica SRL Sibiu,
LA COUR (première chambre),
composée de M. A. Arabadjiev, président de chambre, M. L. Bay Larsen (rapporteur), vice-président de la Cour, MM. T. von Danwitz, P. G. Xuereb et A. Kumin, juges,
avocat général : M. A. Rantos,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour le Parchetul de pe lângă Judecătoria Rupea, par Mme D. Câmpean, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement roumain, par Mmes R. Antonie, E. Gane et A. Rotăreanu, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mmes A. Armenia et D. Recchia, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 11 avril 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphes 1 et 2, et de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (JO 1989, L 183, p. 1), ainsi que de l’article 31, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre MG des chefs de non-respect des mesures légales en matière de sécurité et de santé au travail ainsi que d’homicide involontaire.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Le dixième considérant de la directive 89/391 énonce :
« [C]onsidérant qu’il y a toujours trop d’accidents de travail et de maladies professionnelles à déplorer ; que des mesures préventives doivent être prises ou améliorées sans retard pour préserver la sécurité et la santé des travailleurs, de façon à assurer un meilleur niveau de protection ».
4 L’article 1er, paragraphes 1 et 2, de cette directive prévoit :
« 1. La présente directive a pour objet la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail.
2. À cette fin, elle comporte des principes généraux concernant la prévention des risques professionnels et la protection de la sécurité et de la santé, l’élimination des facteurs de risque et d’accident, l’information, la consultation, la participation équilibrée conformément aux législations et/ou pratiques nationales, la formation des travailleurs et de leurs représentants, ainsi que des lignes générales pour la mise en œuvre desdits principes. »
5 L’article 4, paragraphe 1, de ladite directive dispose :
« Les États membres prennent les dispositions nécessaires pour assurer que les employeurs, les travailleurs et les représentants des travailleurs sont soumis aux dispositions juridiques requises pour la mise en œuvre de la présente directive. »
6 Intitulé « Disposition générale », l’article 5 de la même directive prévoit, à son paragraphe 1 :
« L’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail. »
Le droit roumain
Le code pénal et le code de procédure pénale
7 L’article 350 du Codul penal (code pénal), intitulé « Non-respect des mesures légales de sécurité et de santé au travail », prévoit :
« (1) Le non-respect par toute personne des obligations et mesures prévues en matière de sécurité et de santé au travail, s’il crée un danger imminent d’accident du travail ou de maladie professionnelle, est puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans ou d’une amende.
[...]
(3) Les faits visés aux paragraphes 1 et 2 sont punis d’une peine d’emprisonnement de trois mois à un an ou d’une amende lorsqu’ils sont commis par négligence. »
8 L’article 192 de ce code, intitulé « Homicide involontaire », énonce, à son paragraphe 2 :
« L’homicide involontaire résultant du non-respect des dispositions légales ou des mesures de précaution prévues pour l’exercice d’une profession ou d’un métier ou pour l’exercice d’une activité particulière est puni d’une peine d’emprisonnement de deux à sept ans. Lorsque la violation des dispositions légales ou des mesures de précaution constitue en soi une infraction, les règles relatives au concours d’infractions s’appliquent. »
9 L’article 52 du Codul de procedură penală (code de procédure pénale) dispose, à ses paragraphes 1 et 2 :
« (1) La juridiction pénale est compétente pour connaître de toute question préalable au règlement de l’affaire, même si, de par sa nature, cette question relève de la compétence d’une autre juridiction, à l’exception des situations dans lesquelles la compétence n’appartient pas aux autorités judiciaires.
(2) La question préalable est jugée par la juridiction pénale conformément aux règles et moyens de preuve relatifs à la matière à laquelle cette question appartient. »
La loi sur la sécurité et la santé au travail
10 L’article 5 de la Legea nr. 319/2006 a securității și sănătății în muncă (loi no 319/2006 sur la sécurité et la santé au travail), du 14 juillet 2006 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 646 du 26 juillet 2006, ci‑après la « loi sur la sécurité et la santé au travail »), laquelle transpose la directive 89/391, dispose :
« Aux fins de la présente loi, on entend par :
[...]
g) accident du travail : lésion corporelle violente ou intoxication professionnelle aiguë survenant dans l’exercice du travail ou dans l’accomplissement des tâches professionnelles et entraînant une incapacité temporaire de travail d’au moins trois jours civils, une invalidité ou le décès ;
[...] »
11 L’article 20, paragraphe 1, de cette loi prévoit :
« L’employeur doit assurer des conditions permettant que tout travailleur reçoive une formation suffisante et appropriée en matière de sécurité et de santé au travail, notamment sous la forme d’informations et d’instructions spécifiques à son lieu de travail et à son poste :
[...]
b) lors d’un changement d’emploi [...] ;
[...] »
12 L’article 22 de ladite loi est ainsi rédigé :
« Tout travailleur doit exécuter son travail conformément à sa formation et à sa préparation ainsi qu’aux instructions reçues de son employeur, de manière à ne pas s’exposer, ni exposer les autres personnes susceptibles d’être affectées par ses actions ou omissions dans le cadre de son travail, à des risques d’accident ou de maladie professionnelle. »
13 Conformément à l’article 29, paragraphe 1, de la même loi, les inspections territoriales du travail doivent procéder à une enquête en cas d’événement ayant entraîné, notamment, le décès de la victime. Selon l’article 29, paragraphe 2, de celle-ci, le résultat de l’enquête est consigné dans un procès-verbal.
Les prescriptions minimales de sécurité et de santé
14 Les cerințele minime de securitate și sănătate pentru utilizarea în muncă de către lucrători a echipamentelor de muncă (prescriptions minimales de sécurité et de santé pour l’utilisation par les travailleurs au travail d’équipements de travail), établies par la Hotărârea Guvernului nr. 1146/2006 (décision du gouvernement no 1146/2006), du 30 août 2006 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 815 du 3 octobre 2006), contiennent les passages suivants :
« 3.3.2.1. Dans les installations et équipements de travail électriques, la protection contre l’électrocution par contact direct est assurée par des mesures techniques, complétées par des mesures organisationnelles. [...]
3.3.2.3. La protection contre l’électrocution par contact direct est assurée par les mesures organisationnelles suivantes :
a) les interventions sur les installations électriques (dépannages, réparations, raccordements, etc.) ne doivent être effectuées que par des électriciens qualifiés, autorisés et formés pour les travaux en question ;
b) les interventions doivent être effectuées sur la base de l’une des formes de travail ;
[...]
e) des instructions de travail doivent être établies pour chaque intervention sur les installations électriques.
3.3.2.4. Les interventions sur les installations, machines, équipements et appareils utilisant l’électricité ne sont autorisées que sur la base des formes de travail suivantes :
[...]
d) ordres verbaux (DV) ;
[...]
3.3.23.1. Dans le cas des installations ou des équipements de travail électriques sur lesquels des travaux sont effectués avec ou sans mise hors tension, des moyens de protection électro-isolants doivent être utilisés. [...]
3.3.23.4. Les travaux sans mise hors tension des installations et équipements électriques doivent être effectués par du personnel autorisé à travailler sous tension. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
15 Le 5 septembre 2017, un électricien salarié de SC Energotehnica SRL Sibiu (ci‑après « Energotehnica ») est décédé par électrocution lors d’une intervention sur un luminaire extérieur d’un poteau à basse tension dans une exploitation agricole.
16 Il ressort de la décision de renvoi que MG, également employé d’Energotehnica, était chargé de l’organisation du travail, de l’instruction du personnel et de l’adoption des mesures visant à assurer les dispositifs de sécurité du travail et les équipements de protection.
17 À la suite de ce décès, deux procédures ont été menées concernant l’événement en cause au principal, à savoir, d’une part, une procédure d’enquête administrative diligentée par l’Inspecția Muncii (inspection du travail, Roumanie) contre Energotehnica et, d’autre part, des poursuites pénales contre MG pour non-respect des mesures légales de sécurité au travail et homicide involontaire.
18 S’agissant, d’une part, de l’enquête administrative, l’inspection du travail a, par procès-verbal d’enquête du 9 septembre 2019, retenu la qualification d’« accident du travail », au sens de la réglementation nationale.
19 Energotehnica a alors saisi le Tribunalul Sibiu (tribunal de grande instance de Sibiu, Roumanie) d’un recours contentieux administratif tendant à l’annulation de ce procès-verbal.
20 Par jugement du 10 février 2021, cette juridiction a annulé en partie ledit procès-verbal en considérant, à l’inverse de la qualification retenue par l’inspection du travail, que l’événement en cause au principal ne constituait pas un accident du travail.
21 Le recours formé par l’inspection du travail contre ce jugement a été annulé par un arrêt de la Curtea de Apel Alba Iulia (cour d’appel d’Alba Iulia, Roumanie) du 14 juin 2021.
22 D’autre part, s’agissant des poursuites pénales contre MG, ce dernier a été, en vertu d’un réquisitoire du Parchetul de pe lângă Judecătoria Rupea (parquet près le tribunal de première instance de Rupea, Roumanie) du 31 juillet 2020, renvoyé devant la Judecătoria Rupea (tribunal de première instance de Rupea, Roumanie).
23 Dans son réquisitoire, ce parquet a fait valoir que, le 5 septembre 2017, aux alentours de 18 heures, MG a donné à la victime l’instruction d’effectuer une intervention sur le luminaire en cause, sans que des mesures de sécurité et de santé au travail aient été prises, à savoir l’intervention par un personnel autorisé et demeurant sous la surveillance de MG. Ainsi, la victime aurait effectué cette intervention sans débrancher l’alimentation électrique et sans utiliser de gants de protection
électro-isolants.
24 Les ayants droit de la victime se sont constitués parties civiles devant cette juridiction, en demandant la condamnation de MG et de Energotehnica, cette dernière étant civilement responsable de MG, à réparer leurs préjudices.
25 Par jugement du 24 décembre 2021, la Judecătoria Rupea (tribunal de première instance de Rupea) a relaxé MG des poursuites pénales et rejeté l’action civile introduite par les ayants droit de la victime. Cette juridiction a considéré, d’une part, qu’il existait un doute raisonnable que MG ait donné un ordre de travail à la victime et que, d’autre part, l’événement en cause au principal s’était produit après la fin des heures de travail, de sorte qu’il ne pouvait être qualifié d’accident du
travail.
26 Le parquet près le tribunal de première instance de Rupea et les ayants droit de la victime ont interjeté appel de ce jugement devant la Curtea de Apel Braşov (cour d’appel de Brașov, Roumanie), la juridiction de renvoi.
27 Cette juridiction relève que, conformément au droit roumain, telle qu’interprété à la lumière de la jurisprudence de la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle, Roumanie), la décision de la juridiction administrative s’impose à la juridiction pénale en raison de l’autorité de la chose jugée dont elle est revêtue. La juridiction de renvoi précise, en effet, que la question de savoir si l’événement à l’origine du décès de la victime constitue un « accident du travail », au sens de la loi sur
la sécurité et la santé au travail, est une question préalable, au sens de l’article 52 du code de procédure pénale.
28 À cet égard, cette juridiction souligne que la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle) a, par décision du 17 février 2021, reconnu un caractère absolu à l’autorité de la chose jugée aux jugements civils (lato sensu) tranchant de telles questions préalables.
29 La juridiction de renvoi observe que, par conséquent, elle est liée par les conclusions de la juridiction administrative, laquelle a refusé de qualifier l’événement en cause au principal d’accident du travail, au sens du droit roumain.
30 Or, l’autorité de la chose jugée dont est revêtue une telle qualification l’empêcherait de statuer sur la responsabilité pénale ou civile des parties poursuivies, puisque ladite qualification serait un élément constitutif de l’infraction sur laquelle elle est appelée à statuer.
31 À cet égard, la juridiction de renvoi ajoute que les parties civiles dans le cadre de la procédure pénale n’ont pas été entendues devant la juridiction administrative, la procédure administrative n’ayant opposé qu’Energotehnica à l’inspection de travail.
32 Une telle impossibilité de statuer sur l’engagement de la responsabilité pénale ou civile, alors même que les parties entendues dans le cadre des deux procédures ne sont pas les mêmes, porterait atteinte au principe de responsabilité de l’employeur et à celui de la protection des travailleurs, consacrés à l’article 1er, paragraphes 1 et 2, ainsi qu’à l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391, lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 1, de la Charte.
33 Dans ces conditions, la Curtea de Apel Braşov (cour d’appel de Brașov) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Le principe de la protection des travailleurs et le principe de la responsabilité de l’employeur, consacrés à l’article 1er, paragraphes 1 et 2, et à l’article 5, paragraphe 1, de la directive [89/391], transposée en droit national par la [loi sur la sécurité et la santé au travail], lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 1, de la [Charte], s’opposent-ils à une réglementation telle que celle applicable dans l’affaire au principal, [telle qu’interprétée] par une décision de la
juridiction constitutionnelle nationale, en vertu de laquelle une juridiction administrative peut, à la demande de l’employeur et dans le cadre d’une procédure contradictoire uniquement avec l’autorité administrative de l’État, décider définitivement qu’un événement n’est pas un accident du travail au sens de ladite directive et empêcher ainsi la juridiction pénale, saisie tant par le procureur de l’action pénale contre le travailleur responsable que par la partie civile de l’action civile
contre ledit employeur en tant que partie civilement responsable dans le procès pénal et contre son employé, de prononcer une solution différente en ce qui concerne la qualification d’accident du travail dudit événement, [qualification] qui constitue un élément constitutif des infractions poursuivies au pénal (en l’absence duquel ni la responsabilité pénale ni la responsabilité civile y afférente ne sauraient être retenues), eu égard à l’autorité de la chose jugée du jugement administratif
définitif ?
2) En cas [de réponse] affirmative [à la première question], le principe de primauté du droit de l’Union doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation ou à une pratique nationale en vertu de laquelle les juridictions nationales de droit commun sont liées par les décisions de la cour constitutionnelle nationale et ne peuvent, pour cette raison et au risque de commettre une faute disciplinaire, laisser inappliquée d’office la jurisprudence résultant des décisions
susmentionnées, même si elles considèrent, à la lumière d’un arrêt de la Cour, que cette jurisprudence est contraire à l’article 1er, paragraphes 1 et 2, et à l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391, transposée en droit national par la [loi sur la sécurité et la santé au travail], lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 1, de la [Charte] ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité
34 Le gouvernement roumain soutient que les questions préjudicielles sont irrecevables.
35 À cet égard, en ce qui concerne la première question, ce gouvernement avance que la juridiction de renvoi est saisie d’un appel interjeté dans le cadre d’une procédure visant l’engagement de la responsabilité pénale d’un travailleur et non pas d’un employeur, ce dernier n’ayant que la qualité de partie civilement responsable dans l’affaire pénale. Or, la directive 89/391 ne porterait que sur l’obligation incombant aux employeurs d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les
aspects liés au travail, ainsi que sur la responsabilité des employeurs en cas de non-respect de cette obligation. Ainsi, le rapport juridique sur lequel la juridiction de renvoi est appelée à se prononcer ne relèverait pas du champ d’application ratione materiae de cette directive. Dans ces conditions, la première question préjudicielle serait irrecevable.
36 Quant à la seconde question, le gouvernement roumain fait valoir que celle-ci est dépourvue de caractère autonome, puisqu’elle dépend de la réponse à la première question, de sorte qu’elle devrait également être rejetée comme étant irrecevable.
37 À cet égard, il importe d’emblée de rappeler qu’il appartient au seul juge national qui est saisi du litige au principal d’apprécier la nécessité d’une décision préjudicielle et la pertinence des questions qu’il pose à la Cour, lesquelles bénéficient d’une présomption de pertinence. Ainsi, la Cour est, en principe, tenue de statuer, dès lors que la question posée porte sur l’interprétation ou la validité d’une règle du droit de l’Union, sauf s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation
sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet de ce litige, si le problème est de nature hypothétique ou encore si la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile à cette question (arrêt du 22 février 2024, Unedic, C‑125/23, EU:C:2024:163, point 35 et jurisprudence citée).
38 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que les ayants droit de la victime se sont constitués parties civiles devant la juridiction pénale en demandant la condamnation du prévenu et de l’employeur à réparer leurs préjudices. Dès lors, il ne saurait être considéré que le litige au principal ne concerne pas l’employeur et que le problème soulevé par la première question serait de nature hypothétique. Par ailleurs, la question de savoir si le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une
juridiction administrative puisse statuer, de manière contraignante pour une juridiction pénale, sur la qualification d’un événement en tant qu’« accident du travail », au sens du droit roumain, est décisive pour l’issue de la procédure devant la juridiction de renvoi.
39 Il s’ensuit que les questions posées sont recevables.
Sur le fond
Sur la première question
40 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphes 1 et 2, ainsi que l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391, lus en combinaison avec l’article 31 de la Charte et le principe d’effectivité, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à la réglementation d’un État membre, telle qu’interprétée par la cour constitutionnelle de cet État membre, en vertu de laquelle le jugement définitif d’une juridiction administrative portant
sur la qualification d’un événement en tant qu’« accident du travail » revêt l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale, lorsque cette réglementation ne permet aux ayants droit du travailleur victime de cet événement d’être entendus dans aucune des procédures statuant sur l’existence d’un tel accident du travail.
41 À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi [arrêt du 13 juin 2024, Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Bydgoszczy (Coût réel de l’énergie), C‑266/23, EU:C:2024:506, point 22 et jurisprudence citée].
42 À ces fins, la Cour peut extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige au principal. La Cour peut également être amenée à prendre en considération des normes de ce droit auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans l’énoncé de sa question [arrêt du 25 avril 2024, PAN Europe (Closer), C‑308/22,
EU:C:2024:350, point 86 et jurisprudence citée].
43 Ainsi, en l’occurrence, il convient de relever que le droit à une protection juridictionnelle effective, garanti à l’article 47 de la Charte, est également pertinent pour la réponse à donner aux questions posées.
44 S’agissant de la directive 89/391, il ressort de son article 1er, paragraphe 1, lu à la lumière du dixième considérant de cette directive, que celle-ci a pour objet la mise en œuvre de mesures préventives visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail de façon à assurer un meilleur niveau de protection.
45 Ladite directive comporte, ainsi qu’il est précisé à son article 1er, paragraphe 2, des principes généraux concernant notamment la prévention des risques professionnels et la protection de la sécurité et de la santé, l’élimination des facteurs de risque et d’accident ainsi que des lignes générales pour la mise en œuvre de ces principes.
46 En outre, l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391 énonce que l’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail.
47 Comme l’a précisé la Cour au point 41 de l’arrêt du 14 juin 2007, Commission/Royaume-Uni (C‑127/05, EU:C:2007:338), cette disposition soumet l’employeur à l’obligation d’assurer aux travailleurs un environnement de travail sûr, obligation dont le contenu est précisé aux articles 6 à 12 de cette directive ainsi que par plusieurs directives particulières qui prévoient les mesures de prévention devant être adoptées dans certains secteurs de production spécifiques.
48 La Cour a néanmoins jugé que ladite disposition se borne à consacrer une obligation générale de sécurité pesant sur l’employeur, sans se prononcer sur une quelconque forme de responsabilité (arrêt du 14 juin 2007, Commission/Royaume-Uni, C‑127/05, EU:C:2007:338, point 42).
49 Par conséquent, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 39 de ses conclusions et comme le soutient la Commission européenne, si la directive 89/391 se réfère au principe de responsabilité de l’employeur et établit des obligations d’ordre général relatives à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail, elle ne comprend aucune disposition spécifique relative aux modalités procédurales des recours visant à engager la responsabilité de
l’employeur qui n’aurait pas respecté ces obligations.
50 De même, si l’article 31 de la Charte, auquel se réfère la juridiction de renvoi dans sa première question préjudicielle, prévoit, à son paragraphe 1, que « [t]out travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité », il ne comporte pas non plus de précisions quant aux modalités procédurales des recours destinés à être engagés lorsque la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs n’a pas été assurée.
51 Puisque le droit de l’Union n’harmonise pas les procédures applicables à l’engagement de la responsabilité de l’employeur en cas de non‑respect des exigences de l’article 4, paragraphe 1, et de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391, ces procédures relèvent de l’ordre juridique interne des États membres, en vertu du principe de l’autonomie procédurale de ces derniers, à condition, toutefois, qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises
au droit interne (principe d’équivalence) et ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) (voir, par analogie, arrêt du 11 avril 2024, Air Europa Líneas Aéreas, C‑173/23, EU:C:2024:295, point 31 et jurisprudence citée).
52 Par ailleurs, la Cour a également jugé que, en l’absence de réglementation de l’Union en la matière, les modalités de mise en œuvre du principe de l’autorité de la chose jugée relèvent également de l’ordre juridique interne des États membres, en vertu du principe de l’autonomie procédurale de ces derniers, dans le respect, toutefois, des principes d’équivalence et d’effectivité (arrêt du 24 octobre 2018, XC e.a., C‑234/17, EU:C:2018:853, point 21 ainsi que jurisprudence citée).
53 En particulier, lorsque les États membres définissent les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits conférés par la directive 89/391, ils doivent garantir le respect du droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, consacré à l’article 47 de la Charte, qui constitue une réaffirmation du principe de protection juridictionnelle effective. Ainsi, les États membres doivent s’assurer que les modalités concrètes d’exercice des voies de
recours en raison d’une violation des obligations prévues par cette directive n’affectent pas de manière disproportionnée le droit à un recours effectif devant un tribunal visé à l’article 47 de la Charte (voir, par analogie, arrêt du 12 janvier 2023, Nemzeti Adatvédelmi és Információszabadság Hatóság (C‑132/21, EU:C:2023:2, points 50 et 51).
54 Ce droit est constitué de divers éléments, parmi lesquels figure notamment le droit d’être entendu. À cet égard, la Cour a déjà jugé qu’il serait incompatible avec le droit fondamental à un recours juridictionnel effectif de fonder une décision juridictionnelle sur des faits et des documents dont les parties elles-mêmes, ou l’une d’entre elles, n’ont pas pu prendre connaissance et sur lesquels elles n’ont donc pas été en mesure de prendre position [voir, en ce sens, arrêt du 25 avril 2024, NW et
PQ (Informations classifiées), C‑420/22 et C‑528/22, EU:C:2024:344, point 106 et jurisprudence citée].
55 Or, lorsqu’une juridiction pénale est appelée à se prononcer sur la responsabilité civile encourue en raison des faits qui sont reprochés à l’accusé, le droit d’être entendu pour les parties qui recherchent cette responsabilité serait méconnu s’il leur était impossible de prendre position sur une condition nécessaire à l’engagement de ladite responsabilité avant que cette condition ne soit tranchée de manière définitive par la juridiction saisie. En effet, dans ce cas, le fait que ces parties
puissent prendre position devant une juridiction sur la responsabilité de l’employeur serait dépourvu de tout effet utile.
56 Il en irait ainsi si la solution à retenir quant à une telle condition était tranchée, par une décision liant la juridiction appelée à se prononcer sur cette responsabilité, par une autre juridiction devant laquelle les parties n’ont pu comparaître et n’ont pas disposé, à tout le moins, de la possibilité effective de présenter leurs arguments.
57 En revanche, dans le cas où les parties ont disposé d’un tel droit et, en particulier, ont eu la possibilité effective de présenter leurs arguments, la circonstance qu’elles n’ont pas exercé ce droit est indifférente.
58 En l’occurrence, il appartient à la juridiction nationale de vérifier si les ayants droit de la victime, parties civiles dans le cadre de la procédure devant le juge pénal, ont disposé du droit d’être entendues devant la juridiction administrative s’agissant, en particulier, de la qualification à caractère définitif de l’événement en cause au principal en tant qu’« accident du travail ».
59 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 1er, paragraphes 1 et 2, ainsi que l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391, lus en combinaison avec le principe d’effectivité et l’article 47 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à la réglementation d’un État membre, telle qu’interprétée par la cour constitutionnelle de cet État membre, en vertu de laquelle le jugement définitif d’une juridiction administrative portant
sur la qualification d’un événement en tant qu’« accident du travail » revêt l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale appelée à se prononcer sur la responsabilité civile en raison des faits qui sont reprochés à l’accusé, dans le cas où cette réglementation ne permet aux ayants droit du travailleur victime de cet événement d’être entendus dans aucune des procédures statuant sur l’existence d’un tel accident du travail.
Sur la seconde question
60 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le principe de primauté du droit de l’Union doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle les juridictions nationales de droit commun ne peuvent, sous peine de poursuites disciplinaires encourues par leurs membres, laisser inappliquées d’office des décisions de la cour constitutionnelle de cet État membre, alors qu’elles estiment, eu égard à l’interprétation
donnée par la Cour, que ces décisions méconnaissent les droits que les justiciables tirent de la directive 89/391.
61 D’emblée, il convient de relever que le juge national ayant exercé la faculté que lui confère l’article 267, deuxième alinéa, TFUE doit, le cas échéant, écarter les appréciations d’une juridiction nationale supérieure s’il estime, eu égard à l’interprétation donnée par la Cour, que celles-ci ne sont pas conformes au droit de l’Union, le cas échéant en laissant inappliquée la règle nationale l’obligeant à se conformer aux décisions de cette juridiction supérieure [arrêt du 22 février 2022, RS
(Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C‑430/21, EU:C:2022:99, point 75 et jurisprudence citée].
62 À cet égard, cette solution trouve notamment à s’appliquer lorsqu’une juridiction de droit commun est liée par une décision d’une cour constitutionnelle nationale qu’elle estime contraire au droit de l’Union [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C‑430/21, EU:C:2022:99, point 76 et jurisprudence citée].
63 Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que le principe d’interprétation conforme requiert que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité de la directive en cause et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci. L’exigence d’une telle interprétation conforme
inclut, notamment, l’obligation, pour les juridictions nationales, de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie si celle-ci repose sur une interprétation du droit national incompatible avec les objectifs d’une directive (arrêt du 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C‑684/16, EU:C:2018:874, points 59 et 60 ainsi que jurisprudence citée).
64 Quant à l’engagement d’une éventuelle responsabilité disciplinaire d’un juge national, la Cour a jugé que le droit de l’Union s’oppose à une réglementation ou à une pratique nationale permettant d’engager la responsabilité disciplinaire d’un juge national pour toute méconnaissance des décisions d’une cour constitutionnelle nationale [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C‑430/21, EU:C:2022:99, point 87 et jurisprudence citée].
65 Certes, s’agissant de la responsabilité disciplinaire que les juges de droit commun sont susceptibles d’encourir en cas de méconnaissance des décisions d’une cour constitutionnelle nationale, la sauvegarde de l’indépendance des juridictions ne saurait, notamment, avoir pour conséquence d’exclure totalement que la responsabilité disciplinaire de ces juges puisse, dans certains cas tout à fait exceptionnels, se trouver engagée du fait de décisions adoptées par ceux-ci, tels que des conduites graves
et totalement inexcusables dans le chef de juges [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C‑430/21, EU:C:2022:99, point 83 et jurisprudence citée].
66 Néanmoins, il apparaît essentiel, afin de préserver cette indépendance, de ne pas exposer les juges de droit commun à des procédures ou à des sanctions disciplinaires pour avoir exercé la faculté de saisir la Cour au titre de l’article 267 TFUE, laquelle relève de leur compétence exclusive [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C‑430/21, EU:C:2022:99, points 83 à 85 et jurisprudence citée].
67 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la seconde question que le principe de primauté du droit de l’Union doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle les juridictions nationales de droit commun ne peuvent, sous peine de poursuites disciplinaires encourues par leurs membres, laisser inappliquées d’office des décisions de la cour constitutionnelle de cet État membre, alors qu’elles estiment, eu égard à
l’interprétation donnée par la Cour, que ces décisions méconnaissent les droits que les justiciables tirent de la directive 89/391.
Sur les dépens
68 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
1) L’article 1er, paragraphes 1 et 2, ainsi que l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, lus en combinaison avec le principe d’effectivité et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à la réglementation d’un État membre, telle qu’interprétée par la cour constitutionnelle de cet État membre, en vertu de laquelle le jugement définitif d’une juridiction administrative portant sur la qualification d’un événement en tant qu’« accident du travail » revêt l’autorité de la chose jugée devant la juridiction pénale appelée à se prononcer sur la responsabilité civile en raison des faits qui sont reprochés à l’accusé, dans le cas où cette réglementation ne permet aux
ayants droit du travailleur victime de cet événement d’être entendus dans aucune des procédures statuant sur l’existence d’un tel accident du travail.
2) Le principe de primauté du droit de l’Union
doit être interprété en ce sens que :
il s’oppose à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle les juridictions nationales de droit commun ne peuvent, sous peine de poursuites disciplinaires encourues par leurs membres, laisser inappliquées d’office des décisions de la cour constitutionnelle de cet État membre, alors qu’elles estiment, eu égard à l’interprétation donnée par la Cour, que ces décisions méconnaissent les droits que les justiciables tirent de la directive 89/391.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le roumain.