ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
4 octobre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union – Articles 20 et 21 TFUE – Articles 7 et 45 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit de libre circulation et de libre séjour sur le territoire des États membres – Citoyen de l’Union ayant légalement acquis, lors de l’exercice de ce droit et de son séjour dans un autre État membre, le changement de son prénom et de son identité de genre – Obligation pour l’État membre d’origine de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de
naissance ce changement de prénom et d’identité de genre – Réglementation nationale ne permettant pas une telle reconnaissance et une telle inscription, contraignant l’intéressé à engager une nouvelle procédure, de type juridictionnel, de changement d’identité de genre dans l’État membre d’origine – Incidence du retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne »
Dans l’affaire C‑4/23 [Mirin] ( i ),
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Judecătoria Sectorului 6 Bucureşti (tribunal de première instance du 6e arrondissement de Bucarest, Roumanie), par décision du 11 août 2022, parvenue à la Cour le 3 janvier 2023, dans la procédure
M.-A. A.
contre
Direcţia de Evidenţă a Persoanelor Cluj, Serviciul stare civilă,
Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date din Ministerul Afacerilor Interne,
Municipiul Cluj-Napoca,
en présence de :
Asociaţia Accept,
Consiliul Naţional pentru Combaterea Discriminării,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts (rapporteur), président, M. L. Bay Larsen, vice-président, M. A. Arabadjiev, Mmes A. Prechal, K. Jürimäe, M. T. von Danwitz et Mme O. Spineanu-Matei, présidents de chambre, MM. J.-C. Bonichot, S. Rodin, I. Jarukaitis, A. Kumin, Mme M. L. Arastey Sahún et M. M. Gavalec, juges,
avocat général : M. J. Richard de la Tour,
greffier : Mme R. Şereş, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 23 janvier 2024,
considérant les observations présentées :
– pour M.-A. A., par Me R.-I. Ionescu, avocată,
– pour le Municipiul Cluj-Napoca, par M. E. Boc, Mmes R. Lăpuşan, A. Roman, A. Roşca et A. Rus, en qualité d’agents,
– pour l’Asociaţia Accept, par Mme A.-M. Baltac, consilier juridic, et Me R.-I. Ionescu, avocată,
– pour le gouvernement roumain, par Mmes E. Gane et O.-C. Ichim, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller et R. Kanitz, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement hellénique, par Mme T. Papadopoulou, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement hongrois, par Mme Zs. Biró-Tóth et M. M. Z. Fehér, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman et C. S. Schillemans, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, Mmes E. Borawska Kędzierska et A. Siwek-Ślusarek, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. A. Biolan, H. Krämer et Mme E. Montaguti, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 7 mai 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2 TUE, des articles 18, 20 et 21 TFUE ainsi que des articles 1er, 7, 20, 21 et 45 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M.‑A. A., un ressortissant roumain, à la Direcția de Evidență a Persoanelor Cluj, Serviciul stare civilă (service de l’état civil de la direction du registre des personnes de Cluj, Roumanie), à la Direcția pentru Evidența Persoanelor și Administrarea Bazelor de Date din Ministerul Afacerilor Interne (direction chargée du registre des personnes et de la gestion des bases de données du ministère de l’Intérieur, Roumanie) et au
Municipiul Cluj-Napoca (municipalité de Cluj-Napoca, Roumanie) au sujet de la reconnaissance et de l’inscription dans l’acte de naissance roumain de M.-A. A. des mentions relatives au changement de prénom et d’identité de genre légalement acquis au Royaume-Uni.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Les traités UE et FUE
3 Aux termes de l’article 2 TUE :
« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non‑discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
4 L’article 18, premier alinéa, TFUE énonce :
« Dans le domaine d’application des traités, et sans préjudice des dispositions particulières qu’ils prévoient, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité. »
5 Aux termes de l’article 20 TFUE :
« 1. Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas.
2. Les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par les traités. Ils ont, entre autres :
a) le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres ;
[...]
Ces droits s’exercent dans les conditions et limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci. »
6 L’article 21, paragraphe 1, TFUE dispose :
« Tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application. »
La Charte
7 L’article 1er de la Charte, intitulé « Dignité humaine », prévoit :
« La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée. »
8 L’article 7 de la Charte, intitulé « Respect de la vie privée et familiale », dispose :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
9 L’article 20 de la Charte, intitulé « Égalité en droit », énonce :
« Toutes les personnes sont égales en droit. »
10 L’article 21 de la Charte, intitulé « Non-discrimination », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Est interdite, toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »
11 L’article 45 de la Charte, intitulé « Liberté de circulation et de séjour », est libellé comme suit :
« 1. Tout citoyen ou toute citoyenne de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.
2. La liberté de circulation et de séjour peut être accordée, conformément aux traités, aux ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire d’un État membre. »
L’accord de retrait
12 L’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (JO 2020, L 29, p. 7), adopté le 17 octobre 2019 et entré en vigueur le 1er février 2020 (ci-après l’« accord de retrait »), a été approuvé au nom de l’Union et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA) par la décision (UE) 2020/135 du Conseil, du 30 janvier 2020 (JO 2020, L 29, p. 1).
13 Les quatrième, sixième et huitième alinéas du préambule de cet accord énoncent :
« Rappelant qu’en vertu de l’[article 50 TUE], en liaison avec l’[article] 106 bis [EA], et sous réserve des modalités définies dans le présent accord, le droit de l’Union et d’Euratom dans son ensemble cesse d’être applicable au Royaume-Uni à partir de la date d’entrée en vigueur du présent accord,
[...]
Reconnaissant qu’il est nécessaire d’offrir une protection réciproque aux citoyens de l’Union et aux ressortissants du Royaume-Uni, ainsi qu’aux membres de leur famille respective, lorsqu’ils ont exercé leurs droits de libre circulation avant une date fixée dans le présent accord, et de garantir que les droits qu’ils tirent du présent accord sont opposables et fondés sur le principe de non-discrimination ; [...]
[...]
Considérant qu’il est dans l’intérêt tant de l’Union que du Royaume-Uni de définir une période de transition ou de mise en œuvre au cours de laquelle [...] le droit de l’Union, y compris les accords internationaux, devrait être applicable au Royaume-Uni et sur son territoire, avec, en règle générale, le même effet qu’en ce qui concerne les États membres, afin d’éviter les perturbations au cours de la période durant laquelle le ou les accords sur les relations futures seront négociés ».
14 L’article 126 dudit accord, intitulé « Période de transition », prévoit :
« Une période de transition ou de mise en œuvre est fixée, laquelle commence à la date d’entrée en vigueur du présent accord et se termine le 31 décembre 2020. »
15 L’article 127 du même accord, intitulé « Portée des dispositions transitoires », énonce :
« 1. Sauf disposition contraire du présent accord, le droit de l’Union est applicable au Royaume-Uni et sur son territoire pendant la période de transition.
[...]
3. Pendant la période de transition, le droit de l’Union applicable en vertu du paragraphe 1 produit à l’égard du Royaume-Uni et de son territoire les mêmes effets juridiques que ceux qu’il produit au sein de l’Union et de ses États membres, et est interprété et appliqué selon les mêmes méthodes et principes généraux que ceux applicables au sein de l’Union.
[...]
6. Sauf disposition contraire du présent accord, pendant la période de transition, toute référence aux États membres dans le droit de l’Union applicable en vertu du paragraphe 1, y compris dans sa mise en œuvre et son application par les États membres, s’entend comme incluant le Royaume-Uni.
[...] »
16 En vertu de l’article 185 de l’accord de retrait, celui-ci est entré en vigueur le 1er février 2020.
Le droit roumain
17 L’article 9 de la Legea nr. 119/1996 cu privire la actele de stare civilă (loi no 119/1996, sur les actes d’état civil), du 16 octobre 1996, telle que republiée (Monitorul Oficial al României, partie I, no 339 du 18 mai 2012), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi no 119/1996 »), est libellé comme suit :
« Lorsque l’officier de l’état civil ou le fonctionnaire chargé de l’état civil refuse d’établir un acte ou d’inscrire une mention qui relève de ses fonctions, la personne insatisfaite peut saisir la juridiction compétente, conformément à la loi. »
18 L’article 41, paragraphes 1 à 3, de cette loi dispose :
« 1. Les actes d’état civil des citoyens roumains, établis par les autorités étrangères, n’ont de valeur probante dans le pays que s’ils sont transcrits dans les registres de l’état civil roumains.
2. Le citoyen roumain est tenu, dans un délai de six mois à compter de l’enregistrement de l’acte ou du fait d’état civil auprès des autorités étrangères ou de la date d’acquisition/recouvrement de la nationalité roumaine, de demander la transcription des certificats/extraits d’état civil auprès du service public local du registre des personnes ou de la mairie de l’unité administrative territoriale compétent(e) ou des représentations diplomatiques ou consulaires de carrière de Roumanie.
3. La transcription des certificats/extraits/extraits multilingues d’état civil est effectuée à l’étranger avec l’accord des chefs des représentations diplomatiques ou consulaires de carrière et, dans le pays, avec l’accord du maire de l’unité administrative territoriale du lieu de domicile/dernier domicile en Roumanie du titulaire ou du demandeur, selon le cas, et sur avis conforme du chef du service public communautaire départemental du registre des personnes/service public communautaire
local du registre des personnes du secteur de Bucarest, et les raisons de leur refus sont indiquées. »
19 Aux termes de l’article 43 de ladite loi :
« Dans les actes de naissance et, le cas échéant, dans les actes de mariage ou de décès, les mentions relatives aux changements d’état civil de la personne sont inscrites dans les cas suivants :
[...]
f) changement de nom ;
[...]
i) changement de sexe, après que la décision de justice est devenue définitive ;
[...] »
20 L’article 57, paragraphe 1, de la même loi prévoit :
« Les actes d’état civil et les mentions qui y sont inscrites peuvent être annulés, complétés ou modifiés uniquement en vertu d’une décision de justice définitive. »
21 L’article 4, paragraphe 2, de l’Ordonanța Guvernului nr. 41/2003 privind dobândirea și schimbarea pe cale administrativă a numelor persoanelor fizice (ordonnance du gouvernement no 41/2003, relative à l’acquisition et au changement par voie administrative des noms des personnes physiques), du 30 janvier 2003 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 68 du 2 février 2003), énonçait :
« Les demandes de changement de nom sont considérées comme fondées dans les cas suivants :
[...]
l) lorsque la personne a obtenu l’approbation du changement de sexe par une décision de justice devenue définitive et irrévocable et qu’elle demande à porter un prénom y correspondant, en présentant un document médicolégal indiquant son sexe ;
[...] »
22 L’article 131, paragraphe 2, de la Metodologie cu privire la aplicarea unitară a dispozițiilor în materie de stare civilă (méthodologie relative à l’application uniforme des dispositions en matière d’état civil), approuvée par l’Hotărârea Guvernului nr. 64/2011 (décision du gouvernement no 64/2011), du 26 janvier 2011 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 151 du 2 mars 2011), est ainsi libellé :
« Le [numéro d’identification personnel] est attribué sur la base des données inscrites dans l’acte de naissance relatives au sexe et à la date de naissance. »
23 En application de l’article 19, paragraphe 1, sous i), de l’Ordonanța de urgență a Guvernului nr. 97/2005 privind evidența, domiciliul, reședința și actele de identitate ale cetățenilor români (ordonnance d’urgence du gouvernement no 97/2005, concernant le registre des personnes, le domicile, la résidence et les pièces d’identité des citoyens roumains), du 14 juillet 2005, telle que republiée (Monitorul Oficial al României, partie I, no 719 du 12 octobre 2011), le service public chargé du
registre des personnes délivre une nouvelle pièce d’identité en cas de changement du sexe.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
24 M.-A. A. est une personne née le 24 août 1992 à Cluj-Napoca, dans le județul Cluj (département de Cluj, Roumanie), et a été enregistrée à la naissance comme étant de sexe féminin. Son certificat de naissance roumain contient ainsi un prénom féminin, l’identifie comme étant de sexe féminin et lui attribue un numéro d’identification personnel qui l’identifie également comme étant de ce sexe.
25 Après avoir déménagé avec ses parents au Royaume-Uni au cours de l’année 2008, M.-A. A. a également acquis la nationalité britannique par naturalisation le 21 avril 2016.
26 Le 27 février 2017, M.-A. A. a changé, au Royaume-Uni, son prénom et son titre de civilité, passant du féminin au masculin, selon la procédure du Deed Poll, qui permet aux citoyens britanniques de changer leur nom ou leur prénom par simple déclaration. Par la suite, il a procédé à l’échange de certains documents officiels délivrés par les autorités britanniques, à savoir de son permis de conduire et de son passeport, émis à son nouveau nom.
27 Le 29 juin 2020, M.-A. A. a obtenu au Royaume-Uni un Gender Identity Certificate (certificat d’identité de genre), acte qui confirme son identité de genre masculine.
28 Au mois de mai 2021, sur la base de la déclaration effectuée dans le cadre de la procédure Deed Poll et du certificat d’identité de genre, M.‑A. A. a demandé au service de l’état civil de la direction du registre des personnes de Cluj d’inscrire dans son acte de naissance les mentions relatives au changement de son prénom, de son genre et de son numéro d’identification personnel afin qu’elles correspondent au sexe masculin ainsi que de lui délivrer un nouveau certificat de naissance comportant
ces nouvelles mentions.
29 Par décision du 21 juin 2021, les autorités roumaines ont rejeté la demande de M.-A. A. au motif notamment que, conformément à l’article 43, sous i), de la loi no 119/1996, lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 2, sous l), de l’ordonnance du gouvernement no 41/2003, la mention relative au changement d’identité de genre d’une personne ne peut être inscrite dans son acte de naissance que lorsqu’elle a été approuvée par une décision de justice devenue définitive.
30 Le 14 septembre 2021, M.-A. A. a introduit un recours devant la Judecătoria Sectorului 6 Bucureşti (tribunal de première instance du 6e arrondissement de Bucarest, Roumanie), qui est la juridiction de renvoi, contre le service de l’état civil de la direction du registre des personnes de Cluj, la direction chargée du registre des personnes et de la gestion des bases de données du ministère de l’Intérieur ainsi que la municipalité de Cluj-Napoca, tendant à ce que ces autorités soient condamnées à
inscrire dans son acte de naissance les mentions relatives au changement de son prénom, de son genre et de son numéro d’identification personnel afin qu’elles correspondent au sexe masculin, ainsi que de lui délivrer un nouveau certificat de naissance comportant ces nouvelles mentions.
31 M.-A. A. demande, en particulier, à la juridiction de renvoi d’ordonner auxdites autorités, en application directe du droit de l’Union, et notamment du droit de tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, de procéder à la mise en conformité de son acte de naissance avec son prénom et son identité de genre légalement acquis au Royaume-Uni, afin qu’il puisse exercer ce droit sans entrave, en disposant d’un document de voyage conforme à son
identité de genre masculine. Selon M.-A. A., le fait de l’obliger à entamer une nouvelle procédure, de type juridictionnel, en Roumanie, visant à obtenir l’approbation du changement d’identité de genre, l’exposerait au risque d’obtenir une solution contraire à celle adoptée par les autorités britanniques. En outre, dans son arrêt du 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie (CE:ECHR:2021:0119JUD000214516), la Cour européenne des droits de l’homme aurait jugé que cette procédure manque de clarté et de
prévisibilité.
32 La juridiction de renvoi considère que le bien-fondé des prétentions de M.-A. A. et, partant, la solution du litige au principal dépendent de l’interprétation de dispositions du droit de l’Union, notamment de l’article 2 TUE, des articles 18, 20 et 21 TFUE ainsi que des articles 1er, 7, 20, 21 et 45 de la Charte. Elle se demande, plus précisément, si le statut de citoyen de l’Union ainsi que le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres s’opposent à une
réglementation nationale qui oblige l’intéressé à entamer une nouvelle procédure de changement d’identité de genre devant les juridictions nationales, alors que celui-ci a déjà achevé avec succès une procédure à cette fin dans un autre État membre dont il a également la nationalité.
33 Tout en faisant référence à la jurisprudence pertinente de la Cour en la matière, notamment aux arrêts du 2 octobre 2003, Garcia Avello (C‑148/02, EU:C:2003:539), du 14 octobre 2008, Grunkin et Paul (C‑353/06, EU:C:2008:559), du 8 juin 2017, Freitag (C‑541/15, EU:C:2017:432), ainsi que du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon Pancharevo (C‑490/20, EU:C:2021:1008), la juridiction de renvoi estime que la réponse à cette question ne découle pas de cette jurisprudence avec la clarté requise.
34 En outre, dans l’hypothèse où ladite question appellerait une réponse affirmative, cette juridiction s’interroge encore sur l’incidence, pour la solution du litige au principal, du retrait du Royaume-Uni de l’Union. Elle observe notamment que, en l’occurrence, la procédure de changement d’identité de genre a été engagée au Royaume-Uni avant le retrait de cet État de l’Union, mais s’est achevée après celui-ci, au cours de la période de transition. Il conviendrait donc de déterminer si, dans de
telles circonstances, la Roumanie est tenue de reconnaître les effets juridiques de cette procédure de changement d’identité de genre menée au Royaume-Uni.
35 Dans ces conditions, la Judecătoria Sectorului 6 Bucureşti (tribunal de première instance du 6e arrondissement de Bucarest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Le fait que l’article 43, sous i), et l’article 57 de la loi [no 119/1996] ne reconnaissent pas les modifications des mentions des actes d’état civil relatives au sexe et au prénom obtenues par un homme transgenre ayant la double nationalité (roumaine et d’un autre État membre) dans un autre État membre, après qu’il a achevé avec succès la procédure de reconnaissance juridique du genre, et obligent le citoyen roumain à engager une nouvelle procédure juridictionnelle distincte en Roumanie
contre le service public du registre des personnes et de l’état civil, alors que, d’une part, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que cette procédure manque de clarté et de prévisibilité (Cour EDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, CE:ECHR:2021:0119JUD000214516) et que, d’autre part, ladite procédure peut aboutir à une solution contraire à celle adoptée dans l’autre État membre, fait-il obstacle à l’exercice du droit à la citoyenneté européenne (article 20 TFUE) et/ou au droit
du citoyen de l’Union de circuler et de séjourner librement (article 21 TFUE et article 45 de la Charte), dans des conditions de dignité, d’égalité devant la loi et de non-discrimination (article 2 TUE, article 18 TFUE et articles 1er, 20 et 21 de la Charte) et dans le respect du droit à la vie privée et familiale (article 7 de la Charte) ?
2) La sortie du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union a-t-elle une incidence sur la réponse à la question précédente, compte tenu notamment du fait que i) la procédure de changement d’état civil a été engagée avant le Brexit et s’est achevée au cours de la période de transition et que ii) le Brexit a pour incidence que la personne peut exercer les droits attachés à la citoyenneté européenne, y compris le droit de circuler et de séjourner librement, uniquement sur la base
de documents d’identité ou de voyage roumains dans lesquels elle apparaît avec un sexe et un prénom féminins, contrairement à l’identité de genre déjà reconnue juridiquement ? »
Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
36 Le gouvernement roumain considère que la demande de décision préjudicielle est irrecevable au motif que M.-A. A. n’a saisi les autorités compétentes roumaines de sa demande d’inscrire dans son acte de naissance roumain le changement de prénom et d’identité de genre, légalement acquis au Royaume-Uni au cours des années 2017 et 2020, qu’au mois de mai 2021, c’est-à-dire après la fin de la période de transition fixée, conformément à l’article 126 de l’accord de retrait, au 31 décembre 2020.
37 Ainsi, selon ce gouvernement, à la date de la saisine de ces autorités, le Royaume-Uni avait la qualité d’État tiers par rapport à l’Union, de sorte que les citoyens de l’Union et les ressortissants du Royaume-Uni ne pouvaient plus se prévaloir de leurs droits en vertu de l’accord de retrait. En se référant à l’arrêt du 12 mai 2011, Runevič-Vardyn et Wardyn (C‑391/09, EU:C:2011:291, points 55 et 56), dans lequel la Cour a constaté l’applicabilité des dispositions du traité FUE relatives à la
citoyenneté de l’Union aux effets actuels de situations nées antérieurement à l’adhésion d’un État membre à l’Union, ledit gouvernement fait valoir que, mutatis mutandis, ces dispositions ne sauraient plus être appliquées, après le retrait d’un État, aux effets actuels de situations nées lorsque celui-ci était encore membre de l’Union. Il s’agirait donc en l’occurrence d’une situation purement interne.
38 À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des
questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 15 juillet 2021, The Department for Communities in Northern Ireland, C‑709/20, EU:C:2021:602, point 54 et jurisprudence citée).
39 Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 15 juillet 2021, The
Department for Communities in Northern Ireland, C‑709/20, EU:C:2021:602, point 55 et jurisprudence citée).
40 En l’occurrence, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur l’interprétation notamment des dispositions du traité FUE relatives à la citoyenneté de l’Union, dont l’article 21, paragraphe 1, TFUE, dans le cadre d’une affaire dans laquelle une personne ressortissante de la Roumanie, où elle est née, et du Royaume-Uni, où elle réside depuis l’année 2008, sollicite de la part des autorités compétentes roumaines la mise à jour de son certificat de naissance afin que celui-ci soit conforme à son
nouveau prénom et à sa nouvelle identité de genre, lesquels ont été légalement acquis au Royaume-Uni avant la fin de la période de transition fixée au 31 décembre 2020.
41 À cet égard, il y a lieu de relever, en premier lieu, qu’un ressortissant d’un État membre qui, en sa qualité de citoyen de l’Union, a exercé sa liberté de circuler et de séjourner dans un État membre autre que son État membre d’origine, peut se prévaloir des droits afférents à cette qualité, notamment de ceux prévus à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, y compris, le cas échéant, à l’égard de son État membre d’origine (arrêt du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon Pancharevo , C‑490/20,
EU:C:2021:1008, point 42 et jurisprudence citée).
42 En l’occurrence, les modifications relatives à l’état civil de M.-A. A. sont intervenues au Royaume-Uni, pour le changement de prénom, lorsque cet État était encore un État membre de l’Union et, pour le changement d’identité de genre, au cours de la période de transition.
43 En second lieu, si, le 1er février 2020, date à laquelle l’accord de retrait est entré en vigueur, le Royaume-Uni s’est retiré de l’Union, devenant ainsi un État tiers, cet accord prévoit toutefois, à son article 126, une période de transition comprise entre la date d’entrée en vigueur dudit accord, à savoir le 1er février 2020, et le 31 décembre 2020. Conformément à l’article 127, paragraphe 6, du même accord, le Royaume-Uni doit, pendant cette période, être considéré, notamment aux fins des
règles relatives à la citoyenneté de l’Union et à la libre circulation des personnes, comme étant un « État membre », et non comme étant un État tiers, le paragraphe 1 de cet article 127 précisant, par ailleurs, que le droit de l’Union était applicable au Royaume-Uni pendant ladite période [voir, en ce sens, arrêts du 15 juillet 2021, The Department for Communities in Northern Ireland, C‑709/20, EU:C:2021:602, points 47 et 48, ainsi que du 14 mars 2024, Commission/Royaume-Uni (Arrêt de la Cour
suprême), C‑516/22, EU:C:2024:231, point 53].
44 Dès lors, ainsi que l’a en substance relevé M. l’avocat général aux points 44 à 46 de ses conclusions, dans la mesure où M.-A. A., en sa qualité de citoyen de l’Union, revendique dans son État membre d’origine la reconnaissance du changement de son prénom et de son identité de genre obtenu, lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour au Royaume-Uni, respectivement avant le retrait de cet État membre de l’Union et avant la fin de la période de transition, il peut se prévaloir, à
l’égard de cet État membre d’origine, des droits afférents à cette qualité, notamment de ceux prévus aux articles 20 et 21 TFUE, et ce également après la fin de cette période.
45 Partant, la situation en cause au principal ne saurait être assimilée à une situation purement interne au seul motif que c’est après le 31 décembre 2020, date fixée par l’accord de retrait comme étant la fin de la période de transition, que M.-A. A. a saisi les autorités compétentes roumaines d’une demande d’inscription dans son acte de naissance des mentions relatives au changement de son prénom et de son identité de genre.
46 Par conséquent, la présente demande de décision préjudicielle est recevable.
Sur les questions préjudicielles
47 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière des articles 7 et 45 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui ne permet pas de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre le changement de prénom et d’identité de genre légalement acquis dans un autre État membre
lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, avec pour conséquence de le contraindre à engager une nouvelle procédure, de type juridictionnel, de changement d’identité de genre dans ce premier État membre, laquelle fait abstraction de ce changement déjà légalement acquis dans cet autre État membre.
48 La juridiction de renvoi souhaite également savoir si le fait que l’État dans lequel le changement de prénom et d’identité de genre a été légalement obtenu, en l’occurrence le Royaume-Uni, n’est désormais plus un État membre de l’Union, a une quelconque incidence sur la réponse à apporter à cette question.
49 À ce dernier égard, il convient de relever d’emblée qu’il découle des considérations émises dans le cadre des points 41 à 45 du présent arrêt, relatives à la recevabilité de la présente demande de décision préjudicielle, que la circonstance que le Royaume-Uni n’est plus un État membre de l’Union est sans incidence sur la réponse à apporter à la première question préjudicielle, dans la mesure où la situation de M.‑A. A. relève du champ d’application de l’article 20 et de l’article 21,
paragraphe 1, TFUE.
50 Dans ces conditions, il y a lieu de rappeler que, en tant que ressortissant roumain, M.-A. A. jouit, en vertu de l’article 20, paragraphe 1, TFUE, du statut de citoyen de l’Union.
51 Selon une jurisprudence constante de la Cour, le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres (arrêts du 5 juin 2018, Coman e.a., C‑673/16, EU:C:2018:385, point 30, ainsi que du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 41 et jurisprudence citée).
52 L’article 20, paragraphe 2, ainsi que les articles 21 et 22 TFUE attachent une série de droits à ce statut. La citoyenneté de l’Union confère, notamment, conformément à l’article 20, paragraphe 2, sous a), et à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, à chaque citoyen de l’Union un droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et des restrictions fixées par le traité FUE et des mesures adoptées en vue de leur
application (arrêt du 9 juin 2022, Préfet du Gers et Institut national de la statistique et des études économiques, C‑673/20, EU:C:2022:449, point 50 ainsi que jurisprudence citée).
53 En l’état actuel du droit de l’Union, l’état des personnes, dont relèvent les règles relatives au changement de prénom et d’identité de genre d’une personne, est une matière relevant de la compétence des États membres et le droit de l’Union ne porte pas atteinte à cette compétence. Toutefois, dans l’exercice de cette compétence, chaque État membre doit respecter le droit de l’Union et, en particulier, les dispositions du traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de
circuler et de séjourner sur le territoire des États membres, en reconnaissant, à cette fin, l’état des personnes établi dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci [voir, en ce sens, arrêts du 26 juin 2018, MB (Changement de sexe et pension de retraite), C‑451/16, EU:C:2018:492, point 29, ainsi que du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 52 et jurisprudence citée].
54 À cet égard, s’agissant du refus, par les autorités d’un État membre, de reconnaître le nom d’un ressortissant de cet État, ayant exercé son droit de libre circulation et possédant également la nationalité d’un autre État membre, tel que déterminé dans ce dernier État membre, la Cour a jugé qu’un tel refus est susceptible d’entraver l’exercice du droit, consacré à l’article 21 TFUE, de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. En effet, des confusions et des
inconvénients sont susceptibles de naître d’une divergence entre les deux noms appliqués à une même personne, puisque de nombreuses actions de la vie quotidienne, dans le domaine tant public que privé, exigent de rapporter la preuve de sa propre identité (voir, en ce sens, arrêt du 8 juin 2017, Freitag, C‑541/15, EU:C:2017:432, points 36 et 37 ainsi que jurisprudence citée).
55 Une telle entrave est également susceptible de résulter du refus par ces mêmes autorités de reconnaître le changement d’identité de genre opéré en application des procédures prévues à cet effet dans l’État membre dans lequel le citoyen de l’Union a exercé sa liberté de circuler et de séjourner, que ce changement soit lié à un changement de prénom, comme en l’occurrence, ou non. En effet, à l’instar du nom, le genre définit l’identité et le statut personnel d’une personne. Partant, le refus de
modifier et de reconnaître l’identité de genre qu’un ressortissant d’un État membre a légalement acquis dans un autre État membre est de nature à engendrer pour celui-ci de sérieux inconvénients d’ordre administratif, professionnel et privé, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, en ce sens, arrêt du 2 juin 2016, Bogendorff von Wolffersdorff, C‑438/14, EU:C:2016:401, point 38 et jurisprudence citée).
56 Ainsi, pour un citoyen de l’Union qui, tel que le requérant au principal, a exercé sa liberté de circuler et de séjourner dans un autre État membre et qui, lors de son séjour dans ce dernier, a changé son prénom et son identité de genre en application des procédures prévues à cet effet dans cet autre État membre, il existe un risque concret, en raison du fait de porter deux prénoms différents et de se voir attribuer deux identités de genre différentes, de devoir dissiper des doutes en ce qui
concerne son identité ainsi que l’authenticité des documents qu’il présente ou la véracité des données contenues dans ceux-ci, ce qui constitue une circonstance de nature à entraver l’exercice du droit découlant de l’article 21 TFUE (voir, en ce sens, arrêts du 2 juin 2016, Bogendorff von Wolffersdorff, C‑438/14, EU:C:2016:401, point 40 et jurisprudence citée, ainsi que du 8 juin 2017, Freitag, C‑541/15, EU:C:2017:432, point 38).
57 Par conséquent, le refus, par les autorités compétentes en matière d’état civil d’un État membre, de reconnaître et d’inscrire dans les registres de l’état civil et notamment dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre le changement de prénom et d’identité de genre légalement acquis par celui-ci dans un autre État membre, sur le fondement d’une réglementation nationale qui ne permet pas une telle reconnaissance et une telle inscription, avec pour conséquence de contraindre
l’intéressé à engager une nouvelle procédure, de type juridictionnel, de changement d’identité de genre dans ce premier État membre, laquelle fait abstraction de ce changement déjà légalement acquis dans cet autre État membre, est de nature à restreindre l’exercice du droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.
58 Une telle restriction doit également être constatée en ce qui concerne le droit consacré à l’article 45, paragraphe 1, de la Charte. En effet, ce droit correspond à celui garanti à l’article 20, paragraphe 2, premier alinéa, sous a), TFUE et s’exerce, conformément à l’article 20, paragraphe 2, second alinéa, TFUE et à l’article 52, paragraphe 2, de la Charte, dans les conditions et les limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci. Partant, toute
restriction injustifiée aux droits prévus à l’article 21, paragraphe 1, TFUE contreviendrait nécessairement à l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, dans la mesure où le droit de tout ressortissant de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, prévu par la Charte, reflète le droit conféré par l’article 21, paragraphe 1, TFUE (arrêt du 22 février 2024, Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date, C‑491/21, EU:C:2024:143,
points 49 et 50).
59 Conformément à une jurisprudence constante, une réglementation nationale qui, telle que celle en cause au principal, est de nature à restreindre l’exercice de ce droit, consacré à l’article 21 TFUE, ne peut être justifiée que si elle se fonde sur des considérations objectives et est proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national (arrêt du 2 juin 2016, Bogendorff von Wolffersdorff, C‑438/14, EU:C:2016:401, point 48 et jurisprudence citée).
60 Dans ce contexte, il convient encore de rappeler que, selon une jurisprudence constante, une réglementation nationale qui fait obstacle à ce qu’une personne transgenre, faute de la reconnaissance de son identité de genre, puisse remplir une condition nécessaire au bénéfice d’un droit protégé par le droit de l’Union doit être considérée comme étant, en principe, incompatible avec le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2006, Richards, C‑423/04, EU:C:2006:256, point 31 et
jurisprudence citée).
61 En l’occurrence, ni la juridiction de renvoi ni le gouvernement roumain n’ont fourni des indications quant aux objectifs poursuivis par la réglementation nationale en cause au principal, qui ne permet pas la reconnaissance et l’inscription dans l’acte de naissance du changement de prénom et d’identité de genre, légalement acquis dans un autre État membre, et qui contraint ainsi l’intéressé à engager une nouvelle procédure de changement d’identité de genre devant les juridictions nationales,
laquelle fait abstraction de ce changement déjà légalement acquis dans cet autre État membre.
62 De surcroît, à supposer même que cette réglementation nationale poursuive un objectif légitime, elle ne saurait, en tout état de cause, être considérée comme étant justifiée que si elle est conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte dont la Cour assure le respect (arrêt du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 58 et jurisprudence citée) et, en particulier, au droit au respect de la vie privée visé à l’article 7 de la Charte.
63 À cet égard, ainsi qu’il résulte des explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17), conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits garantis à l’article 7 de celle-ci ont le même sens et la même portée que ceux garantis à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH ») (arrêt du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon
« Pancharevo », C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 60), cette dernière disposition constituant un seuil de protection minimale (voir, par analogie, arrêt du 29 juillet 2024, Alchaster, C‑202/24, EU:C:2024:649, point 92 et jurisprudence citée).
64 Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 8 de la CEDH protège l’identité sexuelle d’une personne en tant qu’élément constitutif et un des aspects les plus intimes de sa vie privée. Ainsi, cette disposition englobe le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain, ce qui comprend le droit des personnes transsexuelles à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale ainsi qu’au respect et à la reconnaissance de
leur identité sexuelle (Cour EDH, 11 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, CE:ECHR:2002:0711JUD002895795, § 77, 78 et 90 ; Cour EDH, 12 juin 2003, Van Kück c. Allemagne, CE:ECHR:2003:0612JUD003596897, § 69 à 75 et 82, ainsi que Cour EDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, CE:ECHR:2021:0119JUD000214516, § 147 et 165).
65 Cet article 8 impose, à cet effet, aux États, outre des obligations négatives ayant pour objet de prémunir les personnes transsexuelles contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, des obligations positives, ce qui implique également la mise en place de procédures efficaces et accessibles garantissant un respect effectif de leur droit à l’identité sexuelle. En outre, compte tenu de l’importance particulière de ce droit, les États ne jouissent que d’une marge d’appréciation restreinte
dans ce domaine (Cour EDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, CE:ECHR:2021:0119JUD 000214516, § 146 à 148 ainsi que jurisprudence citée, et Cour EDH, 1er décembre 2022, A.D. e.a. c. Géorgie, CE:ECHR:2022:1201JUD005786417, § 71).
66 Il résulte ainsi de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que, en vertu dudit article 8, les États sont tenus de prévoir une procédure claire et prévisible de reconnaissance juridique de l’identité de genre permettant le changement de sexe, et donc de nom ou de code numérique personnel, dans les documents officiels, de manière rapide, transparente et accessible (Cour EDH, 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie, CE:ECHR:2021:0119JUD000214516, § 168).
67 Or, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté, dans son arrêt du 19 janvier 2021, X et Y c. Roumanie (CE:ECHR:2021:0119JUD000214516, § 157 et 168), que la procédure prévue par la réglementation nationale en cause au principal doit être considérée comme étant incompatible avec l’article 8 de la CEDH, en ce que cette procédure ne répond pas aux exigences imposées par cette disposition pour l’examen d’une demande de changement d’identité de genre introduite pour la première fois devant une
juridiction nationale.
68 Ladite procédure ne saurait non plus constituer un moyen efficace permettant à un citoyen de l’Union qui, lors de son séjour dans un autre État membre et, donc, dans l’exercice du droit garanti à l’article 21 TFUE et à l’article 45 de la Charte, a déjà légalement acquis le changement de son prénom et de son identité de genre en application des procédures prévues à cet effet dans cet État membre, de faire utilement valoir ses droits conférés par ces articles, lus à la lumière de l’article 7 de la
Charte, d’autant plus que la même procédure expose ce citoyen au risque que celle-ci aboutisse à un résultat différent de celui adopté par les autorités de l’État membre qui ont légalement octroyé ce changement de prénom et d’identité de genre.
69 En effet, selon une jurisprudence bien établie, pour qu’une réglementation nationale telle que celle relative à l’inscription dans les registres de l’état civil du changement de prénom et d’identité de genre puisse être considérée comme étant compatible avec le droit de l’Union, il est nécessaire que les dispositions ou la procédure interne permettant d’introduire la demande d’une telle inscription ne rendent pas impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre des droits conférés par
l’article 21 TFUE et, en particulier, du droit à la reconnaissance de ce changement. Or, l’exercice de ce droit est susceptible d’être remis en cause par le pouvoir d’appréciation dont disposent les autorités compétentes dans le cadre de la procédure de reconnaissance et d’inscription du prénom et de l’identité de genre, à laquelle sont soumises les personnes qui ont légalement acquis le changement de ce prénom et de cette identité dans un autre État membre. L’existence d’un tel pouvoir
d’appréciation est susceptible de conduire à une divergence entre les deux noms et les deux genres donnés à une même personne pour la preuve de son identité ainsi qu’aux sérieux inconvénients d’ordre administratif, professionnel et privé évoqués aux points 54 et 55 du présent arrêt.
70 Partant, une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui ne permet pas une inscription du prénom et de l’identité de genre, légalement acquis dans un autre État membre, et qui contraint l’intéressé à engager une nouvelle procédure, de type juridictionnel, de changement d’identité de genre dans l’État membre d’origine, en faisant abstraction du fait que le citoyen de l’Union a déjà légalement acquis le changement de son prénom et de son identité de genre dans l’État membre
de sa résidence et s’est soumis aux procédures prévues à cet effet dans ce dernier, méconnaît les exigences découlant de l’article 21 TFUE.
71 Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière des articles 7 et 45 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui ne permet pas de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre le changement de prénom et d’identité de genre légalement acquis dans un autre État
membre lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, avec pour conséquence de le contraindre à engager une nouvelle procédure, de type juridictionnel, de changement d’identité de genre dans ce premier État membre, laquelle fait abstraction de ce changement déjà légalement acquis dans cet autre État membre. À cet égard, est sans incidence le fait que la demande de reconnaissance et d’inscription du changement de prénom et d’identité de genre a été formée dans ce premier État membre
à une date à laquelle le retrait de l’Union de l’autre État membre avait déjà pris effet.
Sur les dépens
72 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
L’article 20 et l’article 21, paragraphe 1, TFUE, lus à la lumière des articles 7 et 45 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui ne permet pas de reconnaître et d’inscrire dans l’acte de naissance d’un ressortissant de cet État membre le changement de prénom et d’identité de genre légalement acquis dans un autre État membre lors de l’exercice de sa liberté de circulation et de séjour, avec pour conséquence de le contraindre à engager une nouvelle procédure, de type juridictionnel, de changement d’identité de genre dans ce premier État membre, laquelle fait abstraction
de ce changement déjà légalement acquis dans cet autre État membre.
À cet égard, est sans incidence le fait que la demande de reconnaissance et d’inscription du changement de prénom et d’identité de genre a été formée dans ce premier État membre à une date à laquelle le retrait de l’Union européenne de l’autre État membre avait déjà pris effet.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le roumain.
( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.