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14/11/2024 | CJUE | N°C-197/23

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, S. S.A. contre C. sp. z o.o., 14/11/2024, C-197/23


 ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

14 novembre 2024 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Voies de recours – Protection juridictionnelle effective – Tribunal indépendant et impartial, établi par la loi – Règles nationales gouvernant l’attribution aléatoire des affaires aux juges d’une juridiction et la modification des formations de jugement – Disposition interdisant d’invoquer les infractions à ces règles dans le cadre d’une procédure d’appel »

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ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sąd Apela...

 ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

14 novembre 2024 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Voies de recours – Protection juridictionnelle effective – Tribunal indépendant et impartial, établi par la loi – Règles nationales gouvernant l’attribution aléatoire des affaires aux juges d’une juridiction et la modification des formations de jugement – Disposition interdisant d’invoquer les infractions à ces règles dans le cadre d’une procédure d’appel »

Dans l’affaire C‑197/23,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie, Pologne), par décision du 28 avril 2022, parvenue à la Cour le 24 mars 2023, dans la procédure

S. S.A.

contre

C. sp. z o.o.,

en présence de :

Prokurator Prokuratury Regionalnej w Warszawie,

LA COUR (quatrième chambre),

composée de M. C. Lycourgos, président de la troisième chambre faisant fonction de président de la quatrième chambre, M. S. Rodin et Mme O. Spineanu‑Matei (rapporteure), juges,

avocat général : Mme L. Medina,

greffier : Mme M. Siekierzyńska, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 7 mars 2024,

considérant les observations présentées :

– pour C. sp. z o.o., par Mes M. Mioduszewski, Z. Ochońska-Borowska et J. Sroczyński, radcowie prawni,

– pour le Prokurator Prokuratury Regionalnej w Warszawie, par M. M. Dejak,

– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna et Mme S. Żyrek, en qualité d’agents,

– pour la Commission européenne, par Mme K. Herrmann, MM. P. Stancanelli et P. J. O. Van Nuffel, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 20 juin 2024,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, de l’article 6, paragraphes 1 et 3, et de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lus en combinaison avec l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant S. S.A. à C. sp. z o.o. au sujet de la régularité de primes perçues par C. dans le cadre de l’exécution d’un accord-cadre commercial.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 L’article 2 TUE prévoit :

« L’Union [européenne] est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non‑discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »

4 L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE dispose :

« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. »

5 Aux termes de l’article 47 de la Charte :

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. [...]

[...] »

Le droit polonais

Le code de procédure civile

6 L’article 47, paragraphe 1, de l’ustawa Kodeks postępowania cywilnego (code de procédure civile), du 17 novembre 1964 (Dz. U. no 43, position 296), dans sa version consolidée (Dz. U. de 2019, position 1460) (ci-après le « code de procédure civile »), dispose :

« En première instance, le tribunal connaît des affaires en formation à juge unique, sauf si une disposition spécifique en dispose autrement. »

7 Aux termes de l’article 379, point 4, du code de procédure civile :

« La procédure est nulle [...] si la composition du tribunal saisi est contraire aux dispositions légales ou si un juge écarté de plein droit a participé à l’examen de l’affaire. »

8 L’article 386, paragraphe 2, de ce code prévoit :

« Lorsque la procédure est jugée nulle, la juridiction de deuxième instance annule le jugement attaqué, annule la procédure dans la mesure où elle est affectée par la nullité et renvoie l’affaire devant la juridiction de première instance. »

La loi sur l’organisation des juridictions de droit commun

9 L’ustawa Prawo o ustroju sądów powszechnych (loi sur l’organisation des juridictions de droit commun), du 27 juillet 2001 (Dz. U. no 98, position 1070), dans sa version consolidée (Dz. U. de 2019, position 52), telle que modifiée par l’ustawa o zmianie ustawy – Prawo o ustroju sądów powszechnych, ustawy o Sądzie Najwyższym oraz niektórych innych ustaw (loi modifiant la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, la loi sur la Cour suprême et certaines autres lois), du 20 décembre 2019
(Dz. U. de 2020, position 190) (ci‑après, respectivement, la « loi sur l’organisation des juridictions de droit commun » et la « loi du 20 décembre 2019 »), dispose, à son article 45 :

« 1.   Un juge ou un juge auxiliaire peut être suppléé dans ses fonctions par un juge ou un juge auxiliaire de la même juridiction ainsi que par un juge délégué en vertu de l’article 77, paragraphe 1 ou 8.

2.   La suppléance visée au paragraphe 1 peut résulter d’une mesure du président de la division ou du président du tribunal, adoptée à la demande du juge ou du juge auxiliaire, ou d’office, afin d’assurer le bon déroulement de la procédure. »

10 Aux termes de l’article 47a de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun :

« 1.   Les affaires sont attribuées aux juges et aux juges auxiliaires de manière aléatoire, dans le cadre des différentes catégories d’affaires, à moins que l’affaire ne soit attribuée au juge qui est d’astreinte.

2.   Les affaires sont réparties entre les différentes catégories à parts égales, à moins que la part ne soit réduite du fait de la fonction occupée, de la participation à l’attribution des affaires d’une autre catégorie ou pour d’autres raisons prévues par la loi. »

11 L’article 47b de cette loi prévoit :

« 1.   La composition d’une juridiction ne peut être modifiée que lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’examiner l’affaire dans sa composition actuelle ou qu’il existe un obstacle durable à l’examen de l’affaire dans sa composition actuelle. Les dispositions de l’article 47a s’appliquent mutatis mutandis.

2.   S’il est nécessaire de prendre une mesure dans une affaire, notamment lorsque des dispositions distinctes le requièrent ou que le bon déroulement de la procédure le justifie, et que la formation de jugement à laquelle l’affaire a été attribuée ne peut le faire, la mesure est prise par la formation de jugement désignée conformément au plan de substitution et, si la mesure n’est pas couverte par le plan de substitution, par la formation de jugement désignée conformément à l’article 47a.

3.   Les décisions mentionnées aux paragraphes 1 et 2 sont prises par le président de la juridiction ou par un juge désigné par celui-ci. »

12 La loi du 20 décembre 2019 a ajouté à l’article 55 de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun un paragraphe 4, libellé comme suit :

« Les juges peuvent statuer dans toutes les affaires dans leur lieu d’affectation ainsi que dans d’autres juridictions dans les cas définis par la loi (compétence du juge). Les dispositions relatives à l’attribution des affaires ainsi qu’à la désignation et à la modification des formations de jugement ne limitent pas la compétence d’un juge et ne peuvent pas être invoquées pour constater qu’une formation de jugement est contraire à la loi, qu’une juridiction est inadéquatement pourvue ou qu’une
personne qui n’est pas habilitée ou compétente pour statuer en fait partie. »

13 Conformément à l’article 8 de la loi du 20 décembre 2019, l’article 55, paragraphe 4, de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun s’applique également aux affaires introduites ou clôturées avant la date d’entrée en vigueur de la loi du 20 décembre 2019.

Le règlement de procédure des juridictions de droit commun

14 Le Rozporządzenie Ministra Sprawiedliwości Regulamin urzędowania sądów powszechnych (règlement du ministre de la Justice portant règlement de procédure des juridictions de droit commun), du 23 décembre 2015 (Dz. U. de 2015, position 2316) (ci-après le « règlement de procédure des juridictions de droit commun »), applicable dans le cadre de l’affaire au principal, prévoyait, à son article 43, paragraphe 1 :

« Les affaires sont attribuées aux juges rapporteurs (juges et juges auxiliaires) de manière aléatoire, selon la répartition des activités établie, par un outil informatique fonctionnant sur la base d’un générateur de nombres aléatoires, de manière distincte pour chaque répertoire, liste ou autre dispositif d’enregistrement, à moins que les dispositions du présent règlement ne prévoient d’autres règles d’attribution. [...] »

15 L’article 52 b du règlement de procédure des juridictions de droit commun disposait :

« 1.   Le tableau de substitution indique les suppléants (juges, juges auxiliaires et jurés) pour chaque jour ouvrable.

2.   Le tableau de permanence indique les juges et juges auxiliaires de permanence pour chaque jour.

3.   Les tableaux de substitution et de permanence déterminent le nombre de [juges et juges auxiliaires] suppléants et de permanence par période, les divisions ou les types d’affaires attribués aux [juges et juges auxiliaires] suppléants et de permanence ainsi que l’ordre d’adoption des mesures dans le cadre des suppléances, et les affaires attribuées aux [juges et juges auxiliaires] de permanence lorsque plusieurs [juges et juges auxiliaires] sont suppléants et de permanence.

[...] »

16 Aux termes de l’article 52 c du règlement de procédure des juridictions de droit commun :

« 1.   En cas d’absence du juge rapporteur à l’audience, le président de la division annule l’audience s’il est possible d’en informer les personnes concernées, à moins que le bon déroulement de la procédure n’exige clairement la tenue de l’audience.

2.   L’affaire dont l’audience n’a pas été annulée est entendue par le juge suppléant prévu dans le plan de substitution pour le jour en question. Si le suppléant n’a pas pu se préparer convenablement ou si l’examen de l’affaire par celui-ci requiert de refaire une partie substantielle de la procédure, le président de division ordonne l’annulation de l’audience. [...]

[...] »

La loi relative à la lutte contre la concurrence déloyale

17 L’ustawa o zwalczeniu nieuczciwej konkurencji (loi relative à la lutte contre la concurrence déloyale), du 16 avril 1993 (texte consolidé, Dz. U. de 2022, position 1233), dispose, à son article 15, paragraphe 1, point 4 :

« Constitue un acte de concurrence déloyale l’entrave à l’accès au marché d’autres entrepreneurs, en particulier par [...] la perception de charges autres que la marge commerciale pour l’acceptation de marchandises à la vente. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

18 Le 27 avril 2018, S. a saisi le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne) d’un litige en matière commerciale. Agissant en qualité de cessionnaire d’une créance contre C., société active dans le domaine de la vente au détail, elle demande la condamnation de cette dernière au paiement d’une somme de 4572648 zlotys polonais (PLN) (environ 1045000 euros) correspondant à des primes en espèces sur le chiffre d’affaires réalisé au cours d’un exercice comptable donné (marges
arrières) que C. aurait irrégulièrement perçues dans le cadre d’un accord-cadre commercial conclu avec le cédant et portant sur la livraison de marchandises en vue de leur revente. Selon S., la perception de ces primes était contraire à l’article 15, paragraphe 1, point 4, de la loi relative à la lutte contre la concurrence déloyale, car celles-ci auraient constitué des « charges autres que la marge commerciale pour l’acceptation de marchandises à la vente », au sens de cette disposition.

19 Cette affaire a été attribuée à la XVIe division commerciale de ce tribunal et, en application du système d’attribution aléatoire des affaires, à la juge E. T., vice-présidente de cette division, statuant en formation à juge unique.

20 Le 25 mars 2019, jour de l’audience dans ladite affaire, la juge E. T. étant absente en raison d’un congé accordé à sa demande, la présidente de la XVIe division commerciale dudit tribunal a désigné J. K., juge de permanence ce jour-là, pour tenir l’audience, l’affaire lui étant dès lors attribuée.

21 Par un jugement du 16 septembre 2019, rendu par la juge J. K, statuant en formation à juge unique du Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie), la demande de S. a été rejetée.

22 Cette dernière a interjeté appel le 27 octobre 2019 devant le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie, ( 1 ) Pologne), qui est la juridiction de renvoi.

23 Dans le cadre de cet appel, S. a invoqué l’invalidité de la procédure devant la juridiction de première instance sur le fondement de l’article 379, point 4, du code de procédure civile, au motif que la formation de jugement était contraire à la loi, en raison de la violation du principe de l’immutabilité de la formation de jugement, l’audience ayant été tenue et le jugement rendu par un autre juge que celui auquel l’affaire avait été initialement attribuée.

24 Après avoir procédé à diverses mesures d’instruction ou de vérification en vue de contrôler la régularité de la procédure devant la juridiction de première instance, la juridiction de renvoi a acquis la conviction que le remplacement de la juge E. T. par la juge J. K. est intervenu dans des conditions qui violent le principe de l’immutabilité de la formation de jugement établi par la loi nationale. En effet, cette juridiction considère que le motif de remplacement de la juge E. T. est contraire à
l’article 47b de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun. Elle relève en outre que les formalités qui auraient dû accompagner ce remplacement n’ont pas été toutes accomplies, soupçonnant la juridiction de première instance d’avoir modifié certains documents pour tenter de remédier a posteriori à ces irrégularités.

25 La juridiction de renvoi ignore les motifs de ce remplacement, qu’elle tient pour irrégulier, tout en relevant que l’utilisation d’un tel procédé pourrait conduire à transférer l’attribution d’un nombre relativement important d’affaires d’un juge à un autre.

26 Elle souligne également que, « théoriquement », il n’est pas exclu que la composition d’une formation de jugement à juge unique puisse être modifiée délibérément dans des affaires sensibles par un procédé consistant, pour le juge auquel une affaire a été initialement attribuée de façon aléatoire, à fixer une audience à une date à laquelle il sera en congé à sa demande, son absence à la date de l’audience étant utilisée pour provoquer son remplacement par le juge qui figure, à cette date, sur le
tableau de suppléance ou de permanence, dont le nom peut être connu à l’avance.

27 Enfin, la juridiction de renvoi fait état de résolutions du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) selon lesquelles la composition d’une formation de jugement en violation des dispositions du droit national relatives à l’attribution des affaires ainsi qu’à la désignation et à la modification des formations de jugement peut constituer un motif d’application de la sanction de nullité de la procédure prévue à l’article 379, point 4, du code de procédure civile.

28 Elle relève cependant que tout contrôle à cet égard dans le cadre d’un appel est interdit depuis l’introduction de l’article 55, paragraphe 4, de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun.

29 Dans ces conditions, le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 2, l’article 6, paragraphes 1 et 3, et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, [TUE], lus en combinaison avec l’article 47 de la [Charte], doivent-ils être interprétés en ce sens que n’est pas un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi et assurant une protection juridictionnelle effective, la juridiction de première instance d’un État membre [...] où siège, en qualité de juge unique, un juge de ce tribunal qui a été désigné pour connaître d’une affaire
en violation flagrante des dispositions du droit national relatives à l’attribution des affaires ainsi qu’à la désignation et à la modification des formations de jugement ?

2) L’article 2, l’article 6, paragraphes 1 et 3, et l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, [TUE], lus en combinaison avec l’article 47 de la [Charte], doivent‑ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à l’application de dispositions du droit national telles que l’article 55, paragraphe 4, deuxième phrase, de [la] loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun [...], dans la mesure où elles interdisent à une juridiction de deuxième instance de prononcer [...]
l’annulation de la procédure devant [le tribunal] de première instance [...] au motif que la composition de ce tribunal était contraire à la loi, que la juridiction était inadéquatement pourvue ou qu’une personne qui n’était pas habilitée ou compétente pour statuer en faisait partie, en tant que sanction juridique garantissant une protection juridique effective, lorsqu’un juge est désigné pour connaître d’une affaire en violation flagrante des dispositions du droit national relatives à
l’attribution des affaires ainsi qu’à la désignation et à la modification des formations de jugement ? »

Sur la compétence de la Cour et la recevabilité de la demande de décision préjudicielle

30 Le procureur du parquet régional de Varsovie (ci-après le « procureur du parquet régional ») soutient que la demande de décision préjudicielle est irrecevable, car il ne ressortirait pas de la décision de renvoi que l’affaire au principal présente un lien de rattachement avec le droit de l’Union. Avec la défenderesse au principal, ils considèrent que les questions posées portent sur l’interprétation de dispositions du droit national régissant l’organisation du système judiciaire d’un État membre
en ce qui concerne les modalités d’attribution des affaires et de modification de la composition d’une formation de jugement, s’agissant de déterminer, en particulier, si la méconnaissance de ces dispositions est de nature à entraîner la nullité de la procédure en vertu de l’article 379, point 4, du code de procédure civile. Selon le procureur du parquet régional, de telles questions, comme toute question relative à l’organisation et au fonctionnement des organes de l’État, relèvent de la
compétence exclusive de celui-ci. L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE imposerait aux États membres d’atteindre un objectif, à savoir l’établissement d’un ensemble de dispositions garantissant une protection juridictionnelle effective, sans qu’il puisse toutefois en être inféré des normes relatives à une certaine organisation de la justice.

31 À cet égard, pour autant que, par ces arguments, le procureur du parquet régional et la défenderesse au principal visent en réalité à mettre en cause la compétence de la Cour pour statuer sur la demande de décision préjudicielle, il importe de rappeler que, si l’organisation de la justice dans les États membres relève de la compétence de ces derniers, il n’en demeure pas moins que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour
eux, du droit de l’Union (arrêt du 7 septembre 2023, Asociaţia  Forumul Judecătorilor din România , C-216/21, EU:C:2023:628, point 45 et jurisprudence citée).

32 S’agissant du champ d’application de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, il ressort de la jurisprudence de la Cour que cette disposition vise les « domaines couverts par le droit de l’Union », indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 33 ainsi que jurisprudence citée).

33 L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE a ainsi, notamment, vocation à s’appliquer à l’égard de toute instance nationale susceptible de statuer, en tant que juridiction, sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union et relevant ainsi de domaines couverts par ce droit (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 34 ainsi que jurisprudence citée).

34 Or, il ne fait pas de doute que tel est le cas en l’occurrence, étant donné que, comme Mme l’avocate générale l’a relevé au point 29 de ses conclusions, tant la juridiction de première instance, dont la régularité de la composition est mise en cause devant la juridiction de renvoi, que cette dernière, à laquelle le droit national interdit de contrôler cette régularité, peuvent être appelées à statuer sur des questions relatives à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union. Partant,
ces juridictions doivent satisfaire aux exigences découlant du droit à une protection juridictionnelle effective.

35 Par ailleurs, le procureur du parquet régional et la Commission européenne soutiennent qu’il ne ressort pas de la décision de renvoi que le litige au principal s’inscrit dans une mise en œuvre du droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte et que, dès lors, l’article 47 de celle-ci est inapplicable.

36 À cet égard, il convient de rappeler que, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel au titre de l’article 267 TFUE, la Cour peut uniquement interpréter le droit de l’Union dans les limites des compétences qui lui sont attribuées [arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 77 ainsi que jurisprudence citée].

37 S’agissant de la Charte, son champ d’application, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, cette disposition confirmant la jurisprudence constante selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de
l’Union, mais pas en dehors de celles-ci [arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 78 ainsi que jurisprudence citée].

38 En l’occurrence, en ce qui concerne, plus précisément, l’article 47 de la Charte, il y a lieu de constater que le litige qui est à l’origine de la procédure au principal ne présente pas de lien avec une disposition du droit de l’Union. En effet, la demande de condamnation de la défenderesse au principal est fondée exclusivement sur une disposition du droit national. En outre, la juridiction de renvoi n’a fourni aucune information qui indiquerait que le litige au principal concerne
l’interprétation ou l’application d’une règle du droit de l’Union qui serait mise en œuvre au niveau national.

39 Partant, en tant que tel, l’article 47 de la Charte n’est pas applicable à l’affaire au principal.

40 Toutefois, dès lors que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impose à tous les États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, une protection juridictionnelle effective, au sens notamment de l’article 47 de la Charte, cette dernière disposition, bien qu’elle ne soit pas applicable à l’affaire au principal, doit être dûment prise en considération aux fins de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second
alinéa, TUE (voir, en ce sens, arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 45 et jurisprudence citée).

41 En outre, le procureur du parquet régional soutient qu’une décision préjudicielle n’est pas nécessaire pour permettre à la juridiction de renvoi de statuer dans l’affaire au principal. En effet, cette juridiction outrepasserait ses compétences en contrôlant la régularité de la composition du tribunal de première instance. Pour sa part, la défenderesse au principal fait valoir que les questions posées sont à ce point générales qu’une réponse de la Cour ne permettrait pas de dissiper les doutes sur
le problème juridique concernant la relation entre les règles relatives à l’attribution d’une affaire à un juge et la nullité de la procédure de première instance dans le cadre de l’affaire au principal.

42 Il convient toutefois de relever, d’une part, que la demande de décision préjudicielle porte précisément sur la question de savoir si le droit de l’Union s’oppose à l’interdiction faite à la juridiction de renvoi de contrôler la régularité de la composition du tribunal de première instance, ce qui exige l’interprétation de ce droit, notamment, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de sorte que l’examen de l’objection selon laquelle la juridiction de renvoi outrepasserait ses
compétences se confond avec celui des questions préjudicielles.

43 D’autre part, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa propre responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que
l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas d’éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 6 juin 2024, INGSTEEL, C‑547/22, EU:C:2024:478, point 26 et jurisprudence citée).

44 Or, en l’occurrence, la juridiction de renvoi fait état de ce que le type d’irrégularités concerné dans le cadre de l’affaire au principal comporte un risque de manipulation des attributions dans des affaires sensibles et de ce qu’elle est empêchée par une disposition du droit national de tirer les conséquences de telles irrégularités, s’estimant confrontée, dans ces conditions, à la question de savoir si cette disposition doit être laissée inappliquée, conformément à l’obligation qui lui
incombe, en vertu du principe de primauté du droit de l’Union, d’écarter les règles du droit national contraires à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

45 Par ces considérations, la juridiction de renvoi fait apparaître à suffisance de droit que la décision préjudicielle sollicitée est « nécessaire » pour lui permettre de « rendre son jugement » dans l’affaire dont elle se trouve saisie, au sens de l’article 267 TFUE.

46 Enfin, comme le procureur du parquet régional le soutient, il y a lieu de constater que, contrairement à ce que prévoit l’article 94, sous c), du règlement de procédure de la Cour, la juridiction de renvoi n’expose pas les raisons pour lesquelles elle interroge la Cour sur l’interprétation de l’article 2 et de l’article 6, paragraphes 1 et 3, TUE.

47 Toutefois, il convient de relever que, s’agissant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, la décision de renvoi contient des développements suffisants pour permettre de comprendre les raisons de la demande d’interprétation de cette disposition et que, eu égard au point 34 du présent arrêt, les questions préjudicielles sont recevables en tant qu’elles portent sur cette disposition. Or, celle-ci, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie aux
juridictions nationales et à la Cour la charge de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres ainsi que la protection juridictionnelle que les justiciables tirent de ce droit [arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C‑430/21, EU:C:2022:99, point 39 et jurisprudence citée]. Dès lors, comme Mme l’avocate générale l’a estimé au point 41 de ses conclusions, l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE
doit être réalisée à la lumière de l’article 2 TUE.

48 Eu égard à tout ce qui précède, il y a lieu de considérer que, pour autant que la demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 2 TUE et de l’article 47 de la Charte, la Cour est compétente pour statuer sur cette demande et que celle-ci est recevable.

Sur les questions préjudicielles

49 À titre liminaire, il convient de relever, en premier lieu, que la défenderesse au principal et le procureur du parquet régional contestent la présentation du droit national figurant dans la décision de renvoi, l’estimant partielle et partiale.

50 En outre, quant à la jurisprudence du Sąd Najwyższy (Cour suprême), alors que la juridiction de renvoi fait état de décisions selon lesquelles la violation du principe d’immutabilité des formations de jugement est de nature à entraîner la nullité de la procédure en raison du traitement de l’affaire par une formation de jugement dont la composition est contraire aux dispositions légales, en application de l’article 379, point 4, du code de procédure civile, le procureur du parquet régional fait
état de décisions plus anciennes en sens contraire. Ce dernier soutient également que le droit national ne comporte pas la notion de « violation flagrante » des dispositions en matière d’attribution des affaires et de modification de la formation de jugement, utilisée par la juridiction de renvoi, laquelle l’oppose à celle de « simple violation » de telles dispositions.

51 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la juridiction de renvoi est seule compétente pour interpréter et appliquer le droit national. Partant, il incombe à la Cour de prendre en compte, dans le cadre de la répartition des compétences entre elle-même et les juridictions nationales, le contexte réglementaire dans lequel s’insèrent les questions préjudicielles tel que défini par la décision de renvoi (arrêt du 27 janvier 2021, Dexia Nederland, C‑229/19
et C‑289/19, EU:C:2021:68, point 44 ainsi que jurisprudence citée).

52 Il s’ensuit que la Cour doit se fonder sur l’appréciation de la juridiction de renvoi selon laquelle, d’une part, l’absence de la juge de la juridiction de première instance auquel l’affaire en cause au principal avait été attribuée au jour fixé pour une audience en raison d’un congé accordé à sa demande ne constituait pas, dans les circonstances de cette affaire, un motif pour la remplacer en application de l’article 47b, paragraphe 1, de la loi sur l’organisation des juridictions de droit
commun et, d’autre part, l’application de l’article 379, point 4, du code de procédure civile devrait, en principe, conduire à l’annulation de la procédure de première instance en raison de cette irrégularité, étant toutefois constant que l’article 55, paragraphe 4, de cette loi y fait obstacle.

53 En second lieu, la défenderesse au principal et le procureur du parquet régional soutiennent, en substance, que les règles du droit national relatives à l’attribution des affaires et à la modification des formations de jugement sont des dispositions de nature administrative dont l’objectif est d’assurer une répartition équitable de la charge de travail entre les membres d’une juridiction. Par leur nature, ces règles ne seraient pas susceptibles de donner lieu à l’exercice d’une influence
extérieure.

54 Il y a lieu toutefois d’observer que l’exigence d’indépendance des juridictions qui découle du droit de l’Union concerne non seulement les influences indues pouvant être exercées par les pouvoirs législatif et exécutif, mais également celles pouvant provenir de l’intérieur de la juridiction concernée (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann‑Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 54).

55 Or, la juridiction de renvoi a constaté l’existence d’un risque sérieux que des violations des règles nationales relatives à la réattribution des affaires puissent avoir pour objectif de permettre à un certain juge de statuer dans une affaire spécifique ou dans un certain type d’affaires. Dans ces conditions, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé au point 48 de ses conclusions, les doutes ainsi exprimés par la juridiction de renvoi suffisent pour considérer les questions relatives à
l’application de ces règles comme devant être appréciées au regard des exigences découlant du droit de l’Union relatives à la garantie d’un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi.

56 Par ses questions, qu’il convient d’examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 2 TUE et de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition nationale qui empêche en toute circonstance la juridiction d’appel de contrôler si la réattribution de l’affaire à la formation de jugement qui a statué dans celle-ci en première instance n’est pas intervenue
en violation des règles nationales relatives à la réattribution des affaires au sein des juridictions.

57 Il convient de rappeler que, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, tout État membre doit assurer que les instances qui sont appelées, en tant que « juridiction » au sens défini par le droit de l’Union, à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation de celui-ci et qui relèvent ainsi de son système de voies de recours dans les domaines couverts par ce droit satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective, dont celle de
l’indépendance (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 47 ainsi que jurisprudence citée).

58 Pour garantir qu’une telle juridiction soit à même d’assurer cette protection juridictionnelle effective, il importe, en premier lieu, de préserver l’indépendance de celle-ci, comme le confirme l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, qui mentionne l’accès à un tribunal « indépendant » parmi les exigences liées au droit fondamental à un recours effectif (voir, en ce sens, arrêt du 16 novembre 2021, Prokuratura Rejonowa w Mińsku Mazowieckim e.a., C‑748/19 à C‑754/19, EU:C:2021:931, point 65
ainsi que jurisprudence citée).

59 Cette exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit (arrêt du
16 novembre 2021, Prokuratura Rejonowa w Mińsku Mazowieckim e.a., C‑748/19 à C‑754/19, EU:C:2021:931, point 66 ainsi que jurisprudence citée).

60 Ladite exigence d’indépendance comporte deux aspects. Le premier aspect, d’ordre externe, requiert que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs
décisions. Le second aspect, d’ordre interne, rejoint la notion d’« impartialité » et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Ce dernier aspect exige le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, points 50 et 51 ainsi que
jurisprudence citée).

61 Comme il est rappelé au point 54 du présent arrêt, si le volet « externe » vise essentiellement à préserver l’indépendance des juridictions à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, il tend également à protéger les juges contre des influences indues provenant de l’intérieur de la juridiction concernée.

62 Il convient également de souligner que l’exercice de la fonction de juger doit être à l’abri non seulement de toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également des formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions de justice (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 53 ainsi que jurisprudence citée).

63 En deuxième lieu, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE exige également l’existence d’un tribunal « établi préalablement par la loi », eu égard aux liens indissociables qui existent entre l’accès à un tel tribunal et les garanties d’indépendance et d’impartialité des juges (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 55 ainsi que jurisprudence citée).

64 En outre, la référence à un « tribunal établi par la loi », qui figure également à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, reflète notamment le principe de l’État de droit et concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais également la composition du siège dans chaque affaire ainsi que toute autre disposition du droit interne dont le non‑respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire (voir, en ce sens, arrêt du 29 mars
2022, Getin Noble Bank, C‑132/20, EU:C:2022:235, point 121 et jurisprudence citée).

65 Par ailleurs, la possibilité de vérification du respect de ces garanties est nécessaire à la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable. Ainsi, la Cour a jugé que le contrôle du respect de l’exigence que toute juridiction, par sa composition, constitue un tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi, est une formalité substantielle dont le respect relève de l’ordre public [voir, en ce sens, arrêts du 1er juillet 2008,
Chronopost et La Poste/UFEX e.a., C‑341/06 P et C‑342/06 P, EU:C:2008:375, point 46, ainsi que du 8 mai 2024, Asociația  Forumul Judecătorilor din România  (Associations de magistrats), C‑53/23, EU:C:2024:388, point 55 et jurisprudence citée]. Un tel contrôle doit être effectué d’office dans le cadre de l’examen d’un recours lorsque surgit sur ce point un doute sérieux (voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Réexamen Simpson/Conseil et HG/Commission, C‑542/18 RX‑II et C‑543/18 RX‑II,
EU:C:2020:232, points 57 et 58).

66 En effet, une protection juridictionnelle effective ne saurait être assurée si, à la demande d’une partie, ou d’office en présence d’un doute sérieux, le respect des règles conférant à une juridiction la qualité de « tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi » ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel et d’une éventuelle sanction en cas de non-respect, sous peine de pouvoir être méconnues sans qu’aucun effet y soit attaché. À cet égard, il convient de
rappeler que l’existence même d’un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer le respect des dispositions de droit est inhérente à la notion d’« État de droit » (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil, C‑134/19 P, EU:C:2020:793, point 36 et jurisprudence citée).

67 Partant, si un État membre établit des dispositions légales relatives à la composition de la formation de jugement siégeant dans chaque affaire et à la réattribution des affaires, l’article 19, paragraphe 2, TUE, lu à la lumière de l’article 2 TUE et de l’article 47 de la Charte, exige que le respect de ces règles puisse faire l’objet d’un contrôle juridictionnel.

68 Il s’ensuit que doit être considérée comme étant incompatible avec les exigences découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE une législation nationale qui empêche les juridictions d’appel de contrôler le respect des règles nationales relatives à la réattribution des affaires au sein des juridictions ou à la modification des formations de jugement, afin de déterminer si la formation de jugement ayant statué en première instance constitue un tribunal indépendant, impartial et établi
préalablement par la loi, en interdisant en toute circonstance à ces juridictions d’appel de constater, s’il échet, la nullité de la procédure de première instance lorsque cette procédure a été clôturée par un jugement rendu par une formation de jugement à laquelle l’affaire a été réattribuée ou qui a été modifiée en violation de ces règles.

69 Il doit d’ailleurs être relevé que, postérieurement à l’introduction de la présente demande de décision préjudicielle, dans le cadre d’un recours en manquement introduit contre la République de Pologne, dans le contexte particulier de l’adoption par cet État membre, dans l’urgence, de diverses dispositions de nature procédurale en réaction à une série de renvois préjudiciels adressés par différentes juridictions polonaises en ce qui concerne la conformité au droit de l’Union de diverses
modifications législatives ayant affecté l’organisation de la justice en Pologne, la Cour a jugé, aux points 226 et 227 de l’arrêt du 5 juin 2023, Commission/Pologne (Indépendance et vie privée des juges) (C‑204/21, EU:C:2023:442), que la règle du droit national qui empêche de manière générale un tel contrôle, à savoir l’article 55, paragraphe 4, de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, est contraire aux dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa,
TUE et de l’article 47 de la Charte. Il s’ensuit que, dans l’affaire au principal, la juridiction de renvoi devra laisser cette règle inappliquée, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé au point 84 de ses conclusions.

70 Il résulte de l’ensemble des motifs qui précèdent qu’il convient de répondre aux questions préjudicielles que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 2 TUE et de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition nationale qui empêche en toute circonstance la juridiction d’appel de contrôler si la réattribution d’une affaire à la formation de jugement qui a statué dans celle-ci en première instance n’est pas intervenue
en violation des règles nationales relatives à la réattribution des affaires au sein des juridictions.

Sur les dépens

71 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :

  L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 2 TUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

  doit être interprété en ce sens que :

  il s’oppose à une disposition nationale qui empêche en toute circonstance la juridiction d’appel de contrôler si la réattribution d’une affaire à la formation de jugement qui a statué dans celle-ci en première instance n’est pas intervenue en violation des règles nationales relatives à la réattribution des affaires au sein des juridictions.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : le polonais.

( 1 ) S’agissant de la première mention de cette juridiction dans les motifs.


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : C-197/23
Date de la décision : 14/11/2024

Analyses

Renvoi préjudiciel – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Voies de recours – Protection juridictionnelle effective – Tribunal indépendant et impartial, établi par la loi – Règles nationales gouvernant l’attribution aléatoire des affaires aux juges d’une juridiction et la modification des formations de jugement – Disposition interdisant d’invoquer les infractions à ces règles dans le cadre d’une procédure d’appel.


Parties
Demandeurs : S. S.A.
Défendeurs : C. sp. z o.o.

Origine de la décision
Date de l'import : 16/11/2024
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2024:956

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