ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)
27 février 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Protection juridictionnelle effective – Règles nationales concernant les modalités d’attribution des affaires parmi les juges d’une juridiction – Attribution des affaires par le responsable administratif d’une juridiction – Pouvoir du juge désigné de vérifier la régularité de l’attribution »
Dans l’affaire C‑16/24 [Sinalov] ( i ),
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la seizième chambre de la section pénale du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie), par décision du 11 janvier 2024, parvenue à la Cour le 11 janvier 2024, dans la procédure pénale contre
YR e.a.,
en présence de :
Sofiyska gradska prokuratura,
LA COUR (huitième chambre),
composée de M. S. Rodin, président de chambre, Mme O. Spineanu‑Matei (rapporteure) et M. N. Fenger, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
pour la Commission européenne, par Mmes K. Herrmann, E. Rousseva et M. P. J. O. Van Nuffel, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été introduite dans le cadre d’une procédure pénale contre YR e.a. pour participation à un groupe criminel organisé dans le but de commettre des délits fiscaux.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le traité sur l’Union européenne
3 L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE dispose :
« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. »
La Charte
4 Aux termes de l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la Charte :
« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. [...] »
Le droit bulgare
La loi sur le pouvoir judiciaire
5 L’article 9, paragraphe 1, du Zakon za sadebnata vlast (loi sur le pouvoir judiciaire) prévoit :
« Les affaires et les dossiers sont attribués au sein des organes judiciaires sur la base du principe de la sélection aléatoire, moyennant une attribution électronique uniforme selon l’ordre d’arrivée, dans le respect des exigences de l’article 360b. »
6 L’article 86 de cette loi dispose :
« 1. Le président du tribunal régional exerce la direction générale de l’organisation et de l’administration du tribunal régional, [...]
[...]
2) en organisant le travail des juges et des jurés ;
[...]
2. Les injonctions du président et les règles relatives à l’organisation du travail de la juridiction qu’il a approuvées sont contraignantes pour tous les juges et les membres du personnel de la juridiction. »
7 L’article 360b de ladite loi est libellé comme suit :
« 1. Les autorités judiciaires utilisent des systèmes d’information approuvés par l’assemblée plénière du [Visshia sadeben savet (Conseil suprême de la magistrature, Bulgarie)] en accord avec le ministre de la Justice et le ministre de la Gouvernance numérique.
[...]
6. Les autorités judiciaires utilisent un système d’attribution aléatoire unique en vertu de l’article 9 et de l’article 112, paragraphe 6, et il doit être possible de démontrer publiquement le caractère aléatoire de l’attribution par des moyens cryptographiques définis par une ordonnance du ministre de la Justice en accord avec le ministre de la Gouvernance numérique. »
La méthodologie uniforme
8 Le Conseil suprême de la magistrature a établi la Edinna metodika po prilozhenieto na printsipa za sluchayno razpredelenie na delata v rayonnite, okrazhnite, administrativnite, voennite, apelativnite i spetsializiranite sadilishta (méthodologie uniforme sur l’application du principe de l’attribution aléatoire des affaires dans les tribunaux d’arrondissement, régionaux, administratifs, militaires, d’appel et spécialisés, ci-après la « méthodologie uniforme »).
9 Le point 1, sous b), de la méthodologie uniforme, qui régit l’attribution aléatoire, est libellé comme suit :
« La répartition des affaires dans toutes les juridictions se fait selon le principe de la sélection aléatoire par répartition électronique, selon l’ordre de leur arrivée, en fonction de la matière et du type d’affaire, et dans le respect des délais de procédure exigeant un traitement urgent. »
10 Conformément au point 3 de la méthodologie uniforme, le responsable administratif de la juridiction ou le président de section procède aux attributions.
11 Le point 4.1.1 de la méthodologie uniforme, qui régit la « sélection d’un juge en particulier » dans les affaires pénales et les affaires administratives à caractère pénal, énonce :
« a) Lorsqu’il est mis fin à la procédure judiciaire et que l’affaire est renvoyée devant un procureur en vue d’un complément d’instruction, puis revient devant la juridiction, l’affaire ouverte sous un nouveau numéro est attribuée au juge rapporteur initialement désigné.
b) À la suite de l’annulation d’une décision de justice mettant fin à la procédure pour des raisons de compétence, la nouvelle affaire est attribuée au juge rapporteur initialement désigné.
c) Lorsqu’une affaire est renvoyée devant la juridiction de première instance en raison d’une mauvaise administration, puis revient devant la même juridiction, l’affaire est attribuée au rapporteur initialement désigné. »
Le code de procédure pénale
12 Le Nakazatelno-protsesualen kodeks (code de procédure pénale) dispose, à son article 6, paragraphe 1 :
« L’administration de la justice dans les affaires pénales est assurée uniquement par les juridictions établies par la [Konstitutsia na Republika Bulgaria (Constitution de la République de Bulgarie)]. »
13 L’article 10 de ce code prévoit :
« Dans l’exercice de leurs fonctions, les juges, les jurés, les procureurs et les organes d’instruction sont indépendants et ne sont soumis qu’à la loi. »
14 Aux termes de l’article 42, paragraphe 2, dudit code :
« Lorsque la juridiction constate que l’affaire relève de la compétence d’une autre juridiction de même rang, elle met fin à la procédure et transmet l’affaire à cette juridiction. [...] »
La procédure au principal et les questions préjudicielles
15 Le 30 octobre 2014, le Spetsialisirana prokuratura (parquet spécialisé, Bulgarie) a pris un réquisitoire contre YR e.a. pour participation à un groupe criminel organisé dans le but de commettre des délits fiscaux, en l’occurrence le non‑paiement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) due pour un montant de 6364428 leva bulgares (BGN) (environ 3254080 euros), du mois de janvier 2008 au mois de mars 2012, et a saisi le Spetsializiran nakazatelen sad (tribunal pénal spécialisé, Bulgarie).
16 Selon une indication figurant dans la décision de renvoi, la reconnaissance de culpabilité de YR e.a. impliquerait que la détermination de leur peine serait soumise à la décision-cadre 2004/757/JAI du Conseil, du 25 octobre 2004, concernant l’établissement des dispositions minimales relatives aux éléments constitutifs des infractions pénales et des sanctions applicables dans le domaine du trafic de drogue (JO 2004, L 335, p. 8), et à la décision‑cadre 2008/841/JAI du Conseil, du 24 octobre 2008,
relative à la lutte contre la criminalité organisée (JO 2008, L 300, p. 42).
17 Cette affaire a été attribuée au juge I. H.
18 La décision intermédiaire rendue par la formation de jugement composée du juge I. H. et de deux jurés en vue de l’examen de l’affaire au fond a été annulée en appel pour vice de procédure le 21 juillet 2022 et l’affaire a été renvoyée devant cette formation de jugement.
19 Par ordonnance du 26 juillet 2022, le juge I. H. a mis fin à la procédure contre YR e.a. devant la chambre concernée du Spetsializiran nakazatelen sad (tribunal pénal spécialisé), juridiction dont la suppression prenait effet le lendemain, les affaires pendantes devant elle devant être transférées au Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie), auquel ce juge a renvoyé l’affaire.
20 Le 28 juillet 2022, le juge I. H. a été intégré au Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia).
21 Le 4 août 2022, le responsable administratif de la section pénale de ce tribunal a attribué l’affaire en cause de YR e.a. à la juge H. K. en recourant au système d’attribution aléatoire.
22 Le 27 septembre 2023, la chambre présidée par cette juge a renvoyé cette affaire au juge I. H., eu égard à l’intervention antérieure de ce dernier dans ladite affaire. La seizième chambre de la section pénale du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia), que préside le juge I. H. et qui, ainsi qu’il résulte d’un addendum à la demande de décision préjudicielle parvenu à la Cour le 17 janvier 2024, doit être considérée comme étant la juridiction de renvoi, a pris en considération ce
renvoi, estimant que la régularité de l’attribution d’une affaire était une question juridique qui devait être tranchée par elle, et non par le responsable administratif de la section pénale de ce tribunal, dès lors que les modalités d’attribution d’une affaire relèveraient des principes de l’organisation judiciaire et qu’il incomberait à chaque formation de jugement de vérifier sa propre compétence. À la suite d’une audience au cours de laquelle les prévenus ont eu la possibilité d’être
entendus, le juge I. H. a accepté de connaître de l’affaire concernée.
23 En raison dudit renvoi et de son acceptation, le responsable administratif du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia) a engagé des procédures disciplinaires contre la juge H. K., essentiellement pour ne pas lui avoir retransmis l’affaire concernée pour réattribution, et contre le juge I. H., pour avoir accepté de traiter cette affaire alors que celle-ci ne lui avait pas été régulièrement attribuée.
24 Selon la juridiction de renvoi, la situation de la procédure contre YR e.a. ne correspond pas exactement à l’un des cas de sélection d’un juge en particulier mentionnés au point 4.1.1 de la méthodologie uniforme, mais s’apparente à l’un de ces cas, à savoir celui dans lequel, après qu’une décision d’une juridiction de première instance a été annulée par une juridiction d’appel, celle-ci renvoie l’affaire concernée à la première juridiction afin que la procédure soit reprise.
25 Il résulte par ailleurs de la décision de renvoi que deux autres affaires dont avait connu le juge I. H. alors qu’il était en fonction au sein du Spetsializiran nakazatelen sad (tribunal pénal spécialisé) ont également été attribuées par le responsable administratif du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia), dans un premier temps, selon le système d’attribution aléatoire. Cependant, les juges ainsi désignés, ayant estimé que ces affaires auraient dû être attribuées au juge I. H.,
ont retransmis celles-ci à ce responsable, qui les a réattribuées à ce dernier juge, en recourant au système de sélection d’un juge en particulier.
26 La juridiction de renvoi relève également que ni la méthodologie uniforme ni la Vatreshni pravila za sluchayno razpredelenie na delata i za zamestvane na sadii v Nakazatelno otdelenie na Sofiyski gradski sad [règlement intérieur relatif à l’attribution aléatoire des affaires et au remplacement des juges à la section pénale du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia)] ne régissent le contrôle de la méthode utilisée par le responsable administratif pour l’attribution d’une affaire,
attribution aléatoire ou sélection d’un juge en particulier.
27 La juridiction de renvoi estime que ce contrôle doit être considéré comme étant de nature juridictionnelle et, par conséquent, qu’il doit être exercé de manière indépendante par le juge auquel l’affaire a été attribuée par le responsable administratif, après avoir entendu les parties et sous le contrôle de la juridiction supérieure. Elle s’appuie à cet égard sur l’article 6, paragraphe 1, et l’article 10 du code de procédure pénale ainsi que, par analogie, sur l’article 42, paragraphe 2, de ce
code, relatif au renvoi d’une affaire d’une juridiction à une autre.
28 La juridiction de renvoi relève toutefois que d’autres instances considèrent que, en cas de doute sur la régularité de l’attribution d’une affaire selon le système d’attribution aléatoire, le juge qui a été saisi doit en informer le responsable administratif, qui serait seul compétent pour apprécier la régularité d’une attribution et devrait décider s’il doit, le cas échéant, recourir à l’autre méthode d’attribution, à savoir la sélection d’un juge en particulier.
29 Dans ce contexte, la juridiction de renvoi établit un lien entre sa situation et la notion de « tribunal indépendant », au sens de l’article 47 de la Charte, et ce à un double titre. En effet, il s’agirait de savoir si le principe selon lequel toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tel tribunal est respecté dans une situation où, d’une part, un tribunal ne pourrait pas statuer sur sa propre compétence, mais devrait s’en remettre à l’appréciation d’un responsable
administratif, étant souligné que celui-ci, en cette qualité, n’exerce pas de fonctions juridictionnelles et est un élément extérieur à la formation de jugement saisie d’une affaire ou appelée à en connaître, et où, d’autre part, le fait, pour un juge de ce tribunal, de statuer à cet égard constituerait une infraction disciplinaire.
30 La juridiction de renvoi considère également qu’il est possible d’établir un parallèle entre sa situation et la jurisprudence de la Cour selon laquelle, d’une part, les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’Union postulent notamment l’existence de règles encadrant la nomination des juges et, d’autre part, il est requis que, une fois nommés, les juges ne soient soumis à aucune pression et ne reçoivent pas d’instructions dans l’exercice de leurs fonctions. En
effet, l’attribution d’une affaire à un juge par le responsable administratif s’apparenterait à une nomination.
31 Par ailleurs, la juridiction de renvoi relève que les poursuites disciplinaires engagées contre les juges H. K. et I. H. ont trait au contenu de décisions ou d’actes adoptés par ceux-ci dans le cadre de leurs fonctions juridictionnelles. Or, conformément à la jurisprudence de la Cour, des poursuites disciplinaires ne pourraient être engagées dans de tels cas que dans des situations tout à fait exceptionnelles de conduites graves et totalement inexcusables de la part de juges, consistant, par
exemple, à méconnaître délibérément et de mauvaise foi ou du fait de négligences particulièrement graves et grossières les règles de droit national et de l’Union dont ils sont censés assurer le respect, ou à verser dans l’arbitraire ou le déni de justice.
32 En outre, les poursuites disciplinaires engagées contre les juges H. K. et I. H. concerneraient des situations dans lesquelles ceux-ci ont exercé, de façon prétendument erronée, un pouvoir dont disposent les juridictions, à savoir celui de vérifier elles-mêmes leur propre compétence, situations dans lesquelles, conformément à la jurisprudence de la Cour, de telles poursuites ne pourraient pas être engagées.
33 Dans ces conditions, la seizième chambre de la section pénale du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« [1)] L’interprétation d’une loi nationale érigeant en principe de l’administration de la justice la sélection aléatoire du juge chargé d’examiner et de juger une affaire pénale est-elle compatible avec l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, [TUE] et avec l’article 47 de la [Charte] lorsque, en cas de doute quant au fait que ce principe ait été respecté en ce qui concerne une affaire déjà attribuée par le responsable administratif d’une juridiction, il y a lieu de le lever en considérant
[...] qu’il s’agit d’une question de droit qui doit être tranchée par la juridiction saisie de l’affaire, [...] après que les parties ont été entendues, ou dans le cadre d’un recours [...], ou bien qu’il s’agit d’une question administrative et que seul le responsable administratif de la juridiction est habilité à procéder à cette appréciation ?
[2)] De même en ce qui concerne une interprétation [de la même loi nationale] selon laquelle, si le juge à qui l’affaire a été attribuée suppose que, conformément [au] principe [du droit national relatif à la sélection aléatoire du juge chargé d’examiner et de juger une affaire pénale], un autre juge devrait [...] connaître [de cette affaire] et la lui [renvoie], et si [cet autre] juge, qui a repris [ladite] affaire, décide d’entendre d’abord les parties dans le cadre d’une procédure
contradictoire et ensuite de prendre une décision indépendante sur la question de sa propre compétence, ces deux juges commettent une faute disciplinaire dans la mesure où, par leurs actions, ils portent atteinte à la dignité de la justice et manquent à leurs obligations professionnelles ? »
34 Par un addendum à la demande de décision préjudicielle parvenu à la Cour le 29 avril 2024, la juridiction de renvoi a transmis à celle-ci la copie d’une ordonnance du président du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia) du 25 avril 2024, intervenue dans le cadre des poursuites disciplinaires contre les juges H. K. et I. H., aux termes de laquelle ceux-ci ont été rappelés à l’ordre pour les faits mentionnés au point 23 du présent arrêt.
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
35 La première question porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte.
36 À titre liminaire, il convient de relever, d’une part, que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE est applicable dans le contexte de la procédure au principal. En effet, cette disposition a vocation à s’appliquer à l’égard de toute instance nationale susceptible de statuer, en tant que juridiction, sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union et relevant ainsi de domaines couverts par ce droit (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator
Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 34 ainsi que jurisprudence citée). La juridiction de renvoi constituant une telle instance, la procédure devant elle doit satisfaire aux exigences découlant du droit à une protection juridictionnelle effective tel que prévu à cette disposition.
37 D’autre part, en tant que la première question vise à l’interprétation de l’article 47 de la Charte, il y a lieu de rappeler que le champ d’application de la Charte, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Il en résulte que les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être
appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de celles-ci [voir, en ce sens, arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, point 78 ainsi que jurisprudence citée].
38 S’agissant de la procédure pénale contre YR e.a., la juridiction de renvoi se limite à mentionner que les prévenus sont poursuivis pour participation à un groupe criminel organisé dans le but de commettre des délits fiscaux relatifs au non‑paiement de la TVA due et que, si leur culpabilité est reconnue, la détermination de leur peine devrait être soumise aux décisions-cadre 2004/757 et 2008/841. Cependant, la décision de renvoi ne contient aucune indication quant au cadre factuel dans lequel
s’inscrit cette procédure qui expliciterait ces affirmations et permettrait à la Cour de vérifier que ladite procédure comporte effectivement une mise en œuvre du droit de l’Union.
39 Or, conformément à l’article 94, sous c), du règlement de procédure de la Cour, la demande de décision préjudicielle doit contenir l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation ou la validité de certaines dispositions du droit de l’Union ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal. À cet égard, il y a lieu de rappeler que cet exposé, de même que l’exposé sommaire des
faits pertinents requis à l’article 94, sous a), de ce règlement de procédure, doit permettre à la Cour de vérifier, outre la recevabilité de la demande de décision préjudicielle, sa compétence pour répondre à la question posée (ordonnance du 9 septembre 2014, Parva Investitsionna Banka e.a., C‑488/13, EU:C:2014:2191, point 25 ainsi que jurisprudence citée).
40 Tel n’est pas le cas en l’occurrence.
41 Cela étant, l’article 47 de la Charte doit néanmoins être pris en considération dans le cadre de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. En effet, dès lors que cette dernière disposition impose à tous les États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, une protection juridictionnelle effective, au sens notamment de l’article 47 de la Charte, cet article, même s’il n’est pas applicable à
l’affaire au principal, doit être dûment pris en considération aux fins de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (voir, en ce sens, arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 45 et jurisprudence citée).
42 En conséquence, il y a lieu de considérer que, par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un État membre a instauré un système d’attribution des affaires au sein des juridictions qui est fondé sur le principe de la sélection aléatoire de la formation de jugement, assorti de certaines exceptions, et est soumis à l’intervention
du responsable administratif de chaque juridiction, il s’oppose à ce que, lorsqu’un juge auquel une affaire a été attribuée éprouve des doutes quant à la régularité de cette attribution, ce juge soit empêché de statuer lui-même sur cette question et, le cas échéant, de renvoyer ladite affaire à un autre juge de la même juridiction au motif que celle-ci aurait dû lui être attribuée, ce premier juge devant retransmettre l’affaire concernée au responsable administratif de cette juridiction, afin que
ce dernier vérifie la régularité de l’attribution initiale de cette affaire et procède éventuellement à la réattribution de celle-ci.
43 À cet égard, il convient de rappeler que, en l’état actuel du droit de l’Union, celui-ci ne régit pas l’organisation de la justice dans les États membres, notamment en ce qui concerne l’institution, la composition, les compétences et le fonctionnement des juridictions nationales, de sorte que les règles en cette matière relèvent, en principe, de la compétence des États membres. Cependant, ceux-ci n’en sont pas moins tenus, dans l’exercice de cette compétence, de respecter les obligations qui
découlent, pour eux, du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2021, Euro Box Promotion e.a., C‑357/19, C‑379/19, C‑547/19, C‑811/19 et C‑840/19, EU:C:2021:1034, points 133 et 180 ainsi que jurisprudence citée).
44 Il en est ainsi, en particulier, des obligations qui découlent de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (arrêts du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 36 ainsi que jurisprudence citée, et du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 44 ainsi que jurisprudence citée), disposition qui impose aux États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection
juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union.
45 Or, les règles relatives à l’attribution des affaires au sein d’une juridiction présentent un lien avec la notion de « protection juridictionnelle effective », au sens de cette disposition.
46 En effet, les obligations découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE portent notamment sur l’existence d’un tribunal établi préalablement par la loi, eu égard aux liens indissociables qui existent entre l’accès à un tel tribunal et les garanties d’indépendance et d’impartialité des juges (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann‑Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 55 ainsi que jurisprudence citée), garanties requises elles aussi par
l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.
47 Cette obligation d’établissement préalable par la loi des juridictions relevant du système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union, qui est également mentionnée à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais aussi la composition du siège dans chaque affaire ainsi que toute autre disposition du droit interne dont le non‑respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à
l’examen de l’affaire (voir, en ce sens, arrêt du 29 mars 2022, Getin Noble Bank, C‑132/20, EU:C:2022:235, point 121 et jurisprudence citée).
48 Par ailleurs, l’exigence d’indépendance des juridictions qui découle du droit de l’Union concerne non seulement les influences indues pouvant être exercées par les pouvoirs législatif et exécutif, mais également celles pouvant provenir de l’intérieur de la juridiction concernée (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 54 ainsi que jurisprudence citée).
49 En outre, l’exercice de la fonction de juger doit être à l’abri non seulement de toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également des formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions de justice [arrêt du 14 novembre 2024, S. (Modification de la formation de jugement), C‑197/23, EU:C:2024:956, point 62 et jurisprudence citée].
50 Or, la violation des règles relatives à la désignation du juge amené à statuer dans une affaire donnée est susceptible d’avoir un tel effet [voir, en ce sens, arrêt du 14 novembre 2024, S. (Modification de la formation de jugement), C‑197/23, EU:C:2024:956, point 55].
51 En l’occurrence, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, le droit national a établi un système d’attribution des affaires au sein des juridictions qui est fondé sur le principe de la sélection aléatoire de la formation de jugement, assorti de certaines exceptions, et est soumis à l’intervention des responsables administratifs de ces juridictions, qui sont eux-mêmes membres de celles-ci. Un tel système d’attribution n’apparaît pas, en lui-même, de nature à exposer les formations de jugement
à une influence indue. En particulier, une erreur dans l’application des règles d’attribution n’implique pas nécessairement l’existence d’une telle influence. Néanmoins, il ne saurait être exclu, notamment, que le fait de ne pas attribuer une affaire à un juge qui en a connu à un stade antérieur de la procédure, dans une situation où le droit national prévoit une telle attribution, puisse avoir pour but d’éviter que ce juge continue de connaître de cette affaire.
52 Dans ce contexte se pose la question de la vérification de la correcte application d’un tel système d’attribution dans une affaire donnée.
53 À cet égard, il y a lieu de relever que la possibilité de vérification du respect des garanties attachées à la notion de « tribunal établi préalablement par la loi », au sens précisé au point 47 du présent arrêt, est nécessaire à la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable. Ainsi, le contrôle du respect de l’exigence selon laquelle toute juridiction, par sa composition, doit constituer un tribunal indépendant, impartial et établi préalablement
par la loi, est une formalité substantielle dont le respect relève de l’ordre public [voir, en ce sens, arrêts du 1er juillet 2008, Chronopost et La Poste/UFEX e.a., C‑341/06 P et C‑342/06 P, EU:C:2008:375, point 46, ainsi que du 8 mai 2024, Asociația « Forumul Judecătorilor din România » (Associations de magistrats), C‑53/23, EU:C:2024:388, point 55 et jurisprudence citée]. La cour a jugé qu’un tel contrôle doit pouvoir être effectué dans le cadre de l’examen d’un recours, le cas échéant
d’office lorsque surgit sur ce point un doute sérieux (voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Réexamen Simpson/Conseil et HG/Commission, C‑542/18 RX‑II et C‑543/18 RX‑II, EU:C:2020:232, points 57 et 58).
54 En effet, une protection juridictionnelle effective ne saurait être assurée si, à la demande d’une partie, ou d’office en présence d’un doute sérieux, le respect des règles conférant à une juridiction la qualité de « tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi » ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel et d’une éventuelle sanction en cas de non-respect, sous peine de pouvoir être méconnues sans qu’aucun effet y soit attaché [voir, en ce sens, arrêt du
14 novembre 2024, S. (Modification de la formation de jugement), C‑197/23, EU:C:2024:956, point 66].
55 Il s’ensuit que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, exige que le respect des règles de droit interne relatives à l’attribution des affaires puisse faire l’objet d’un contrôle juridictionnel, afin de déterminer si la formation de jugement à laquelle une affaire donnée a été attribuée constitue un tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi.
56 Cela étant, eu égard à la compétence des États membres en ce qui concerne l’organisation de leur système juridictionnel, telle que rappelée au point 43 du présent arrêt, le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que, lorsqu’un juge auquel une affaire a été attribuée par le responsable administratif de la juridiction concernée éprouve des doutes quant à la régularité de cette attribution au regard des règles du droit national applicables, il doive retransmettre cette affaire à ce responsable, eu
égard à ses prérogatives légales, afin que celui-ci vérifie cette régularité, et, le cas échéant, accepter d’examiner ladite affaire en cas de confirmation de l’attribution initiale. Cependant, la régularité d’une attribution opérée par ledit responsable doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel selon les règles du droit national.
57 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un État membre a instauré un système d’attribution des affaires au sein des juridictions qui est fondé sur le principe de sélection aléatoire de la formation de jugement, assorti de certaines exceptions, et est soumis à l’intervention du responsable
administratif de chaque juridiction, il ne s’oppose pas à ce que, lorsqu’un juge auquel une affaire a été attribuée éprouve des doutes quant à la régularité de cette attribution, ce juge soit empêché de statuer lui-même sur cette question et, le cas échéant, de renvoyer ladite affaire à un autre juge de la même juridiction au motif que celle-ci aurait dû lui être attribuée, ce premier juge devant retransmettre l’affaire concernée au responsable administratif de cette juridiction, afin que ce
dernier vérifie la régularité de l’attribution initiale de cette affaire et procède éventuellement à la réattribution de celle-ci. La régularité de l’attribution effectuée par ce responsable doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel selon les règles du droit national.
Sur la seconde question
58 Par sa seconde question, posée dans le même contexte réglementaire national que la première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que, si un juge auquel une affaire a été attribuée selon le système d’attribution aléatoire considère que, par exception, cette affaire aurait dû être attribuée en particulier à un autre juge du même tribunal et,
en conséquence, renvoie ladite affaire à celui-ci, et que ce dernier accepte de statuer sur sa propre compétence, il puisse être considéré que ces deux juges ont commis une faute disciplinaire.
59 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, aux termes de l’article 267 TFUE, la décision préjudicielle sollicitée doit être « nécessaire » pour permettre à la juridiction de renvoi de « rendre son jugement » dans l’affaire dont elle se trouve saisie. Il ressort de ces termes ainsi que de l’économie de cet article que, d’une part, un litige doit être pendant devant la juridiction qui sollicite un arrêt préjudiciel, dans le cadre duquel elle est appelée à rendre une décision susceptible de prendre
en considération cet arrêt [voir, en ce sens, arrêt du 22 mars 2022, Prokurator Generalny (Chambre disciplinaire de la Cour suprême – Nomination), C‑508/19, EU:C:2022:201, point 62 et jurisprudence citée], et, d’autre part, la Cour ne saurait statuer sur une question préjudicielle lorsqu’il est manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal(arrêt du 21 septembre 2023, Juan, C‑164/22, EU:C:2023:684, point 42 et
jurisprudence citée).
60 En l’occurrence, la juridiction de renvoi est saisie de poursuites pénales contre YR e.a., et non d’une procédure disciplinaire mettant en cause les juges I. H. et H. K. Or, au vu de la décision de renvoi, la question de savoir si l’adoption, par ces deux juges, de certaines décisions concernant l’attribution de l’affaire relative à ces poursuites pénales peut constituer des manquements disciplinaires apparaît dépourvue d’intérêt pour la décision à rendre dans le cadre desdites poursuites, la
décision de renvoi ne fournissant pas d’indication étayée quant à un lien effectif entre les deux procédures.
61 Ainsi, la seconde question n’était susceptible d’avoir un intérêt qu’en rapport avec la procédure disciplinaire qui, à la date de la décision de renvoi, était pendante devant une autre instance que la juridiction de renvoi, dans le cadre de laquelle elle aurait d’ailleurs pu être soulevée (voir, par analogie, ordonnance du 22 décembre 2022, Sąd Najwyższy, C‑491/20 à C‑496/20, C‑506/20, C‑509/20 et C‑511/20, EU:C:2022:1046, points 84 et 85).
62 La seconde question est, dès lors, irrecevable.
Sur les dépens
63 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doit être interprété en ce sens que :
lorsqu’un État membre a instauré un système d’attribution des affaires au sein des juridictions qui est fondé sur le principe de sélection aléatoire de la formation de jugement, assorti de certaines exceptions, et est soumis à l’intervention du responsable administratif de chaque juridiction, il ne s’oppose pas à ce que, lorsqu’un juge auquel une affaire a été attribuée éprouve des doutes quant à la régularité de cette attribution, ce juge soit empêché de statuer lui-même sur cette question et, le
cas échéant, de renvoyer ladite affaire à un autre juge de la même juridiction au motif que celle-ci aurait dû lui être attribuée, ce premier juge devant retransmettre l’affaire concernée au responsable administratif de cette juridiction, afin que ce dernier vérifie la régularité de l’attribution initiale de cette affaire et procède éventuellement à la réattribution de celle-ci. La régularité de l’attribution effectuée par ce responsable doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel
selon les règles du droit national.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le bulgare.
( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.