ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre élargie)
15 janvier 2025
(*) Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine – Listes des personnes, des entités et des organismes auxquels s’appliquent des mesures restrictives – Inscription et maintien du nom du requérant sur les listes – Droit d’être entendu – Obligation de motivation – Erreur d’appréciation – Proportionnalité – Liberté d’entreprise – Recours en annulation »
Dans l’affaire T‑193/23,
MegaFon OAO, établie à Moscou (Russie), représentée par M^es V. Villante, D. Rovetta, M. Campa, M. Moretto, M. Pirovano et B. Bonafini, avocats,
partie requérante,
contre
Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. E. Nadbath et V. Piessevaux, en qualité d’agents,
partie défenderesse,
soutenu par
Commission européenne, représentée par M^mes M. Carpus Carcea, C. Georgieva et L. Puccio, en qualité d’agents,
partie intervenante,
LE TRIBUNAL (première chambre élargie),
composé, lors des délibérations, de M. R. Mastroianni, faisant fonction de président, M^me M. Brkan, MM. I. Gâlea (rapporteur), T. Tóth et S. L. Kalėda, juges,
greffier : M^me H. Eriksson, administratrice,
vu la phase écrite de la procédure,
à la suite de l’audience du 3 juillet 2024,
rend le présent
Arrêt
1 Par son recours fondé sur l’article 263 TFUE, la requérante, MegaFon OAO, demande l’annulation, premièrement, de la décision (PESC) 2023/434 du Conseil, du 25 février 2023, modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2023, L 59 I, p. 593), et du règlement (UE) 2023/427 du Conseil, du 25 février 2023, modifiant le règlement (UE) n^o 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux
actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2023, L 59 I, p. 6) (ci-après, pris ensemble, les « actes initiaux »), deuxièmement, de la décision (PESC) 2023/1517 du Conseil, du 20 juillet 2023, modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2023, L 184, p. 40, ci‑après l’« acte de juillet 2023 »), et, troisièmement, de la décision (PESC) 2024/422 du Conseil, du 29 janvier 2024,
modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO L, 2024/422, ci‑après l’« acte de janvier 2024 »), en tant que l’ensemble de ces actes (ci-après les « actes attaqués ») inscrivent et maintiennent son nom sur les listes annexées à la décision 2014/512/PESC du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine
(JO 2014, L 229, p. 13), et au règlement (UE) n^o 833/2014 du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 1) (ci-après les « listes litigieuses »).
I. Antécédents du litige
2 La requérante est une société par actions établie à Moscou (Russie), opérant dans le secteur des télécommunications en tant qu’opérateur de télécommunications et de téléphonie mobile.
3 La présente affaire s’inscrit dans le contexte des mesures restrictives adoptées eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et, notamment, à l’agression militaire de la Fédération de Russie contre celle-ci le 24 février 2022.
4 Le 31 juillet 2014, eu égard à la gravité de la situation en Ukraine malgré l’adoption, au mois de mars 2014, de restrictions en matière de déplacements ainsi que d’un gel des avoirs visant certaines personnes physiques et morales, le Conseil de l’Union européenne a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la décision 2014/512, afin d’introduire des mesures restrictives ciblées dans les domaines de l’accès aux marchés des capitaux, de la défense, des biens à double usage et des
technologies sensibles.
5 Le Conseil a adopté à la même date, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement n^o 833/2014, qui contient des dispositions plus détaillées pour donner effet, tant au niveau de l’Union européenne que dans les États membres, aux prescriptions de la décision 2014/512.
6 L’objectif déclaré de ces mesures restrictives était d’accroître le coût des actions de la Fédération de Russie visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et de promouvoir un règlement pacifique de la crise.
7 Le 24 février 2022, la Fédération de Russie a amorcé une opération militaire en Ukraine.
8 Dans ce contexte et sur le fondement de l’article 29 TUE, le Conseil a adopté, le 25 février 2022, la décision (PESC) 2022/327 (JO 2022, L 48, p. 1), le 8 avril 2022, la décision (PESC) 2022/578 (JO 2022, L 111, p. 70), et, le 21 juillet 2022, la décision (PESC) 2022/1271 (JO 2022, L 193, p. 196), ces trois décisions modifiant la décision 2014/512 (ci-après la « décision 2014/512 modifiée »). En outre, sur le fondement de l’article 215 TFUE, il a adopté, le 25 février 2022, le règlement
(UE) 2022/328 (JO 2022, L 49, p. 1), le 8 avril 2022, le règlement (UE) 2022/576 (JO 2022, L 111, p. 1), et, le 21 juillet 2022, le règlement (UE) 2022/1269 (JO 2022, L 193, p. 1), ces trois règlements modifiant le règlement n^o 833/2014 (ci-après le « règlement n^o 833/2014 modifié »).
9 L’article 3, paragraphes 1 et 2, de la décision 2014/512 modifiée prévoit ce qui suit :
« 1. Sont interdits la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation, directement ou indirectement, par des ressortissants des États membres ou depuis le territoire des États membres, ou au moyen de navires battant leur pavillon ou d’aéronefs immatriculés dans les États membres, de tous les biens et technologies à double usage, qu’ils proviennent ou non de leur territoire, énumérés à l’annexe I du règlement (UE) 2021/821, en faveur de toute personne physique ou morale, de toute entité ou de
tout organisme en Russie ou aux fins d’une utilisation dans ce pays, qu’ils proviennent ou non de leur territoire.
2. Il est interdit :
a) de fournir une assistance technique, des services de courtage ou d’autres services en rapport avec les biens et technologies visés au paragraphe 1 et avec la fourniture, la fabrication, l’entretien et l’utilisation de ces biens et technologies, directement ou indirectement, à toute personne physique ou morale, toute entité ou tout organisme en Russie ou aux fins d’une utilisation dans ce pays ;
b) de fournir un financement ou une aide financière en rapport avec les biens et technologies visés au paragraphe 1 à l’occasion de toute vente, toute fourniture, tout transfert ou toute exportation de ces biens et technologies, ou pour la fourniture d’une assistance technique, de services de courtage et d’autres services connexes, directement ou indirectement, à toute personne physique ou morale, toute entité ou tout organisme en Russie ou aux fins d’une utilisation dans ce pays. »
10 Les paragraphes 4 et 5 de cet article prévoient le régime d’autorisation suivant, qui est également reproduit de manière identique à l’article 3 bis, paragraphes 4 et 5, de la décision 2014/512 modifiée :
« 4. Par dérogation aux paragraphes 1 et 2 du présent article, et sans préjudice des obligations d’autorisation visées dans le règlement (UE) 2021/821, les autorités compétentes peuvent autoriser la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation de biens et technologies à double usage ou la fourniture d’une assistance technique ou d’une aide financière y afférente destinés à un usage non militaire et à un utilisateur final non militaire, après avoir établi que ces biens ou technologies ou
l’assistance technique ou l’aide financière y afférente sont : a) destinés à la coopération entre l’Union, les gouvernements des États membres et le gouvernement de Russie dans des domaines purement civils ; b) destinés à la coopération intergouvernementale dans le domaine des programmes spatiaux ; c) destinés à l’exploitation, à l’entretien, au retraitement du combustible et à la sûreté des capacités nucléaires, ainsi qu’à la coopération nucléaire civile, en particulier dans le domaine de la
recherche et du développement ; d) destinés à la sécurité maritime ; e) destinés à des réseaux civils de communications électroniques non accessibles au public qui ne sont pas la propriété d’une entité contrôlée par l’État ou détenue à plus de 50 % par l’État ; f) destinés à l’usage exclusif d’entités détenues ou contrôlées exclusivement ou conjointement par une personne morale, une entité ou un organisme établi ou constitué selon le droit d’un État membre ou d’un pays partenaire ; g) destinés aux
représentations diplomatiques de l’Union, des États membres et des pays partenaires, y compris les délégations, les ambassades et les missions ; h) destinés à assurer la cybersécurité et la sécurité de l’information pour les personnes physiques et morales, les entités et les organismes en Russie, à l’exception de ses pouvoirs publics et des entreprises que ces derniers contrôlent directement ou indirectement.
[…]
5. Par dérogation aux paragraphes 1 et 2 du présent article, et sans préjudice des obligations d’autorisation visées dans le règlement (UE) 2021/821, les autorités compétentes peuvent autoriser la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation de biens et technologies à double usage ou la fourniture d’une assistance technique ou d’une aide financière y afférente, destinés à un usage non militaire et à un utilisateur final non militaire, après avoir établi que ces biens ou technologies ou
l’assistance technique ou l’aide financière y afférente sont exigibles par application d’un contrat conclu avant le 26 février 2022, ou d’un contrat accessoire nécessaire à l’exécution d’un tel contrat, pour autant que l’autorisation soit demandée avant le 1^er mai 2022. »
11 L’article 3, paragraphe 7, de la décision 2014/512 modifiée prévoit ce qui suit :
« Lorsqu’elles se prononcent sur les demandes d’autorisation conformément aux paragraphes 4 et 5, les autorités compétentes n’accordent pas d’autorisation si elles ont des motifs raisonnables de croire que :
i) l’utilisateur final pourrait être militaire ou une personne physique ou morale, une entité ou un organisme figurant à l’annexe IV ou que les biens pourraient être destinés à une utilisation finale militaire, à moins que la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation des biens et des technologies visés au paragraphe 1, ou la fourniture d’une assistance technique ou d’une aide financière connexe ne soient autorisés en vertu de l’article 3 ter, paragraphe 1, point a). »
12 L’article 3 bis, paragraphe 1, de cette décision dispose ce qui suit :
« 1. Il est interdit de vendre, de fournir, de transférer ou d’exporter, directement ou indirectement, des biens et des technologies susceptibles de contribuer au renforcement militaire et technologique de la Russie ou au développement du secteur de la défense et de la sécurité, originaires ou non de l’Union, à toute personne physique ou morale, toute entité ou tout organisme en Russie ou aux fins d’une utilisation dans ce pays. »
13 Le paragraphe 2 dudit article 3 bis reproduit le libellé de l’article 3, paragraphe 2, de la décision 2014/512 modifiée.
14 Le paragraphe 7 de ce même article 3 bis reproduit le libellé de l’article 3, paragraphe 7, de la décision 2014/512 modifiée.
15 L’article 3 ter, paragraphe 1, de la décision 2014/512 modifiée dispose ce qui suit :
« En ce qui concerne les personnes physiques ou morales, les entités ou organismes figurant sur la liste de l’annexe IV, par dérogation aux articles 3 et 3 bis de la présente décision, et sans préjudice des obligations d’autorisation visées dans le règlement (UE) 2021/821, les autorités compétentes des États membres ne peuvent autoriser la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation des biens et technologies à double usage ainsi que des biens et technologies visés à l’article 3 bis de la
présente décision, ou la fourniture d’une assistance technique ou d’une aide financière connexe, qu’après avoir établi que :
a) ces biens ou technologies ou l’assistance technique ou l’aide financière y afférentes sont nécessaires à titre urgent pour prévenir ou atténuer un événement susceptible d’avoir des effets graves et importants sur la santé et la sécurité humaines ou sur l’environnement ; ou
b) ces biens ou technologies ou l’assistance technique ou l’aide financière y afférentes sont exigibles par application d’un contrat conclu avant le 26 février 2022, ou d’un contrat accessoire nécessaire à l’exécution d’un tel contrat, pour autant que l’autorisation soit demandée avant le 1^er mai 2022. »
16 L’article 2, paragraphes 1, 2, 4 et 5, et l’article 2 bis, paragraphes 1, 2, 4 et 5, du règlement n^o 833/2014 modifié reprennent, en substance, le libellé, respectivement, de l’article 3, paragraphes 1, 2, 4 et 5, et de l’article 3 bis, paragraphes 1, 2, 4 et 5, de la décision 2014/512 modifiée. De même, l’article 2, paragraphe 7, l’article 2 bis, paragraphe 7, et l’article 2 ter du règlement n^o 833/2014 modifié reproduisent, en substance, le contenu, respectivement, de l’article 3,
paragraphe 7, de l’article 3 bis, paragraphe 7, et de l’article 3 ter de la décision 2014/512 modifiée.
17 Le 25 février 2023, le Conseil a adopté les actes initiaux et le nom de la requérante a été inclus au point 499 des listes litigieuses de chacun de ces actes.
18 Selon le considérant 10 de la décision 2023/434, repris par le considérant 4 du règlement 2023/427, « 96 mentions [ont été ajoutées aux listes litigieuses], à savoir celle[s] où sont inscrites des entités qui soutiennent directement le complexe militaire et industriel de la Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine, à l’encontre desquelles sont imposées des restrictions plus sévères aux exportations de biens et technologies à double usage ainsi que de biens et technologies
susceptibles de contribuer au renforcement technologique du secteur de la défense et de la sécurité de la Russie ».
19 Par courrier du 1^er mars 2023, la requérante a demandé au Conseil de lui fournir les informations et les preuves ayant servi de fondement à l’adoption des mesures restrictives la concernant. En outre, la requérante a indiqué qu’elle se réservait le droit de présenter des observations et de demander au Conseil le réexamen de sa décision d’inclure son nom dans les listes litigieuses.
20 Le Conseil n’ayant pas répondu, par courrier du 17 mars 2023, la requérante a réitéré sa demande.
21 Par courrier du 31 mars 2023, le Conseil a indiqué qu’il n’était pas tenu de notifier aux personnes et aux entités figurant sur les listes litigieuses les motifs de leur inscription sur ces listes et que toutes les informations justifiant l’inclusion du nom de la requérante dans celles-ci figuraient aux articles 3 et 3 ter de la décision 2014/512 modifiée, aux articles 2, 2 bis et 2 ter du règlement n^o 833/2014 modifié ainsi qu’au considérant 10 de la décision 2023/434 et au considérant 4
du règlement 2023/427.
II. Faits postérieurs à l’introduction du recours
22 En vertu de la décision (PESC) 2023/1217 du Conseil, du 23 juin 2023, modifiant la décision 2014/512 (JO 2023, L 159 I, p. 451), et du règlement (UE) 2023/1214 du Conseil, du 23 juin 2023, modifiant le règlement n^o 833/2014 (JO 2023, L 159 I, p. 1), les listes litigieuses ont été modifiées, notamment par l’ajout du texte introductif suivant :
« La présente annexe énumère les personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui sont des utilisateurs finaux militaires, qui font partie du complexe militaro-industriel de la Russie ou qui ont des liens commerciaux ou autres avec le secteur de la défense et de la sécurité russe, ou qui soutiennent ce dernier autrement. Ces personnes physiques ou morales, entités ou organismes contribuent au renforcement militaire et technologique de la Russie ou au développement de son secteur de la
défense et de la sécurité. Ces personnes physiques ou morales, entités ou organismes comprennent des personnes physiques ou morales, entités ou organismes de pays tiers autres que la Russie. Leur inclusion dans la présente annexe n’implique pas l’attribution de la responsabilité de leurs actions à la juridiction dans laquelle ils exercent. »
23 Le 20 juillet 2023, le Conseil a adopté l’acte de juillet 2023.
24 Le 24 juillet 2023, le Conseil a envoyé à la requérante une lettre l’informant de la prorogation des mesures restrictives en cause à son égard.
25 Le 30 novembre 2023, la requérante a adressé une lettre au Conseil, en lui demandant de reconsidérer sa décision de proroger lesdites mesures ainsi que l’accès à tous les documents pertinents.
26 Le 29 janvier 2024, le Conseil a adopté l’acte de janvier 2024, par lequel le nom de la requérante a continué à figurer sur les listes litigieuses.
27 Le 30 janvier 2024, le Conseil a répondu à la lettre de la requérante du 30 novembre 2023.
III. Conclusions des parties
28 La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– annuler les actes attaqués, en tant que ces actes inscrivent et maintiennent son nom sur les listes litigieuses ;
– condamner le Conseil aux dépens de la procédure et la Commission européenne aux dépens liés à son intervention.
29 Le Conseil, soutenu par la Commission, conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :
– rejeter le recours ;
– à titre subsidiaire, en cas d’annulation des actes attaqués, maintenir leurs effets dans le temps jusqu’à la date d’expiration du délai de pourvoi visé à l’article 56, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne ou, si un pourvoi est introduit, jusqu’à l’éventuel rejet de ce pourvoi ;
– condamner la requérante aux dépens.
IV. En droit
A. Sur la recevabilité des éléments de preuve supplémentaires présentés par la requérante
30 Par une lettre du 19 juin 2024, la requérante a soumis, au titre de l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal, des éléments de preuve supplémentaires. Le Conseil et la Commission contestent la recevabilité de ces éléments de preuve.
31 Il convient de rappeler que, selon l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure, à titre exceptionnel, les parties principales peuvent encore produire des preuves ou faire des offres de preuve avant la clôture de la phase orale de la procédure ou avant la décision du Tribunal de statuer sans phase orale de la procédure, à condition que le retard dans la présentation de celles-ci soit justifié.
32 En l’espèce, il y a lieu de constater que la requérante n’apporte pas d’éléments pouvant justifier la production tardive des preuves supplémentaires en cause, lesquelles prennent la forme de documents.
33 Or, ainsi que le relève le Conseil, soutenu par la Commission, tous ces documents, à l’exception de ceux figurant dans les annexes AE.9 et AE.11, ont été publiés ou délivrés avant même le dépôt de la requête. Quant au document figurant dans l’annexe AE.9, il s’agit d’une licence délivrée le 9 novembre 2023 à la requérante. De même, le document figurant dans l’annexe AE.11 est une lettre datée du 27 octobre 2023 adressée à la requérante à sa demande. Ainsi, la requérante doit avoir eu
connaissance de ces documents dès leur délivrance et elle aurait pu les produire, au plus tard, en annexe à son second mémoire en adaptation.
34 Dans ces circonstances, il y a lieu de considérer que la requérante n’a pas justifié, au sens de l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure, la production tardive des preuves supplémentaires présentées le 19 juin 2024. Partant, celles-ci sont irrecevables et ne seront pas prises en compte par le Tribunal dans l’examen du présent recours.
B. Sur le fond
35 La requérante soulève quatre moyens, tirés, le premier, d’une violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective, le deuxième, d’une violation de l’obligation de motivation, le troisième, d’une erreur d’appréciation et, le quatrième, d’une violation du principe de proportionnalité.
36 Le Tribunal estime opportun d’examiner d’abord le deuxième moyen, puis les premier, troisième et quatrième moyens.
1. Sur le deuxième moyen, tiré de la violation de l’obligation de motivation
37 La requérante fait valoir que le Conseil n’a présenté aucun motif individuel pour justifier l’inscription de son nom sur les listes litigieuses et ne lui a pas non plus communiqué les motifs spécifiques qui l’ont amené à conclure qu’elle était une entité soutenant directement le complexe militaire et industriel russe, de sorte qu’il lui était impossible de connaître les raisons pour lesquelles son nom y avait été inscrit.
38 Selon la requérante, la lecture combinée du considérant 10 de la décision 2023/434, de l’article 3, paragraphe 7, de l’article 3 bis, paragraphe 7, et de l’article 3 ter de la décision 2014/512 modifiée, auxquels le Conseil s’est référé dans ses écritures, ne lui permet pas de comprendre les raisons pour lesquelles son nom a été inscrit sur les listes litigieuses. Rien n’indiquerait si son nom a été inscrit au motif qu’elle fournirait des biens et technologies à double usage ou des biens et
technologies susceptibles de contribuer au renforcement militaire et technologique de la Russie ou au développement du secteur de la défense et de la sécurité.
39 La requérante précise également que la présente affaire diffère des affaires ayant donné lieu à la jurisprudence citée par le Conseil.
40 Le Conseil, soutenu par la Commission, conteste cette argumentation.
41 Aux termes de l’article 296, deuxième alinéa, TFUE, « [l]es actes juridiques sont motivés ». En outre, en vertu de l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), le droit à une bonne administration comprend notamment « l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions ».
42 Il convient de rappeler que l’obligation de motiver un acte faisant grief, qui constitue le corollaire du principe du respect des droits de la défense, a pour but, d’une part, de fournir à l’intéressé une indication suffisante pour savoir si l’acte est bien fondé ou s’il est éventuellement entaché d’un vice permettant d’en contester la validité devant le juge de l’Union et, d’autre part, de permettre à ce dernier d’exercer son contrôle sur la légalité de cet acte (voir arrêt du 27 juillet
2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 102 et jurisprudence citée).
43 Selon une jurisprudence constante, la motivation exigée par l’article 296 TFUE et l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la Charte doit être adaptée à la nature de l’acte attaqué et au contexte dans lequel celui-ci a été adopté. Elle doit faire apparaître de façon claire et non équivoque le raisonnement de l’institution, auteur de l’acte, de manière à permettre à l’intéressé de connaître les justifications de la mesure prise et à la juridiction compétente d’exercer son contrôle. L’exigence
de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce (voir arrêt du 13 septembre 2018, DenizBank/Conseil, T‑798/14, EU:T:2018:546, point 70 et jurisprudence citée).
44 Il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où le caractère suffisant d’une motivation doit être apprécié au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée. En particulier, d’une part, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la
portée de la mesure prise à son égard. D’autre part, le degré de précision de la motivation d’un acte doit être proportionné aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délai dans lesquelles celui-ci doit intervenir (voir arrêts du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, points 103 et 104 et jurisprudence citée, et du 20 septembre 2023, Mordashov/Conseil, T‑248/22, non publié, EU:T:2023:573, points 46 et 47 et jurisprudence citée).
45 Il convient de relever que, en l’espèce, les dispositions pertinentes des actes attaqués constituent, à l’égard de la requérante, des mesures restrictives de portée individuelle (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Almaz-Antey/Conseil, T‑515/15, non publié, EU:T:2018:545, point 86).
46 Or, la jurisprudence a précisé que la motivation d’un acte du Conseil imposant une mesure restrictive ne devait pas identifier uniquement la base juridique de cette mesure, mais également les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil avait considéré, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que l’intéressé devait faire l’objet d’une telle mesure (arrêt du 3 juillet 2014, National Iranian Tanker Company/Conseil, T‑565/12, EU:T:2014:608, point 38 ; voir
également, en ce sens, arrêt du 25 janvier 2017, Almaz-Antey Air and Space Defence/Conseil, T‑255/15, non publié, EU:T:2017:25, point 55).
47 En premier lieu, il convient de rappeler que l’ensemble des mesures restrictives en cause s’inscrivent dans le contexte, connu de la requérante, de tension internationale ayant précédé l’adoption des dispositions pertinentes de la décision 2014/512, rappelées aux points 9 à 16 ci-dessus. Il ressort des considérants 1 à 8 de la décision 2014/512 que l’objectif déclaré de ces mesures est d’accroître le coût des actions de la Fédération de Russie visant à compromettre l’intégrité territoriale,
la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et de promouvoir un règlement pacifique de la crise. La décision 2014/512 indique ainsi la situation d’ensemble qui a conduit à son adoption et les objectifs généraux qu’elle se propose d’atteindre (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 123).
48 En second lieu, il convient de relever que l’article 3, paragraphes 1 et 2, et l’article 3 bis, paragraphes 1 et 2, de la décision 2014/512 modifiée prévoient, dans les conditions fixées dans ces dispositions, l’interdiction de la vente, de la fourniture, du transfert ou de l’exportation de biens et technologies à double usage et l’interdiction de la fourniture d’une assistance technique, de services de courtage ou d’autres services ainsi que l’interdiction de la fourniture d’un financement
ou d’une aide financière en rapport avec les biens et technologies visés à destination de toute personne, de toute entité ou de tout organisme en Russie. Par ailleurs, en vertu de l’article 3, paragraphe 7, et de l’article 3 bis, paragraphe 7, de ladite décision, aucune autorisation qui dérogerait aux interdictions mentionnées n’est accordée, en substance, lorsque l’utilisateur final pourrait être un militaire ou une personne physique ou morale, une entité ou un organisme figurant à l’annexe IV ou
que les biens en question pourraient être destinés à une utilisation finale militaire.
49 À cet égard, il ressort du considérant 12 de la décision 2022/327, par laquelle l’article 3 et l’article 3 bis de la décision 2014/512 ont été modifiés, que, compte tenu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a estimé approprié de prendre de nouvelles mesures restrictives en réaction aux actions déstabilisantes de la Fédération de Russie. Dans ce contexte, le Conseil a considéré qu’il convenait de prévoir des restrictions supplémentaires concernant l’exportation, la fourniture
ou le transfert de biens à double usage et de certains biens et technologies susceptibles de contribuer au renforcement technologique du secteur russe de la défense et de la sécurité.
50 En outre, il ressort du considérant 5 de la décision (PESC) 2022/430 du Conseil, du 15 mars 2022, modifiant la décision 2014/512 (JO 2022, L 87 I, p. 56), que, compte tenu de l’aggravation de la situation en Ukraine, le Conseil a estimé nécessaire de renforcer les restrictions à l’exportation concernant les biens à double usage ainsi que les biens mentionnés à l’article 3 bis de la décision 2014/512 modifiée.
51 De plus, ainsi qu’il a été rappelé au point 18 ci-dessus, il ressort du considérant 10 de la décision 2023/434 ainsi que du considérant 4 du règlement 2023/427 que 96 mentions, parmi lesquelles celle de la requérante, ont été ajoutées sur les listes litigieuses en tant qu’entités qui soutiennent directement le complexe militaire et industriel de la Fédération de Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine.
52 S’agissant des actes de juillet 2023 et de janvier 2024 (ci-après, pris ensemble, les « actes de maintien »), cette affirmation est renforcée par le libellé du texte introductif de l’annexe IV de la décision 2014/512 et du règlement n^o 833/2014, tels que modifiés respectivement par la décision 2023/1217 et le règlement 2023/1214, texte qui est cité au point 22 ci-dessus.
53 Or, il y a lieu de considérer que les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil a considéré, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que la requérante devait faire l’objet des mesures en cause, au sens de la jurisprudence mentionnée au point 46 ci-dessus, correspondent, en l’espèce, aux critères qui sont fixés dans les dispositions pertinentes et dans les considérants des actes attaqués.
54 Par conséquent, le nom de la requérante a été inclus dans les listes litigieuses au motif qu’elle remplissait les conditions spécifiques et concrètes prévues dans les dispositions pertinentes et aux considérants des actes attaqués, à savoir le fait d’être considérée comme une entité soutenant directement le complexe militaire et industriel russe.
55 À cet égard, il y a lieu de préciser que le fait d’avoir recours aux mêmes considérations pour adopter des mesures restrictives visant plusieurs personnes n’exclut pas que lesdites considérations donnent lieu à une motivation suffisamment spécifique pour chacune des personnes concernées (voir arrêt du 13 septembre 2018, Vnesheconombank/Conseil, T‑737/14, non publié, EU:T:2018:543, point 76 et jurisprudence citée).
56 En effet, tel qu’il a été rappelé aux points 18 et 51 ci-dessus, il ressort du considérant 10 de la décision 2023/434 et du considérant 4 du règlement 2023/427 que 96 mentions ont été ajoutées aux listes litigieuses. Il est précisé audit considérant 10 qu’y sont inscrites des « entités qui soutiennent directement le complexe militaire et industriel de la Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine, à l’encontre desquelles sont imposées des restrictions plus sévères aux exportations de
biens et technologies à double usage ainsi que de biens et technologies susceptibles de contribuer au renforcement technologique du secteur de la défense et de la sécurité de la Russie ». Ces restrictions sont prévues à l’article 3, paragraphe 7, et à l’article 3 bis, paragraphe 7, de ladite décision.
57 Or, au vu du contexte politique existant à la date de l’adoption des mesures restrictives en cause et de l’importance d’empêcher les entités qui soutiennent directement le complexe militaire et industriel de la Fédération de Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine d’acheter des biens à double usage ou des biens mentionnés à l’article 3 bis de la décision 2014/512 modifiée, au regard de l’objectif de ces mesures qui est d’accroître le coût des actions de la Fédération de Russie
visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et de promouvoir un règlement pacifique de la crise, le choix du Conseil d’adopter de telles mesures contre des entités appartenant au secteur des télécommunications peut être compris aisément à la lumière de l’objectif déclaré desdites mesures (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 13 septembre 2018, Almaz-Antey/Conseil, T‑515/15, non publié, EU:T:2018:545, point 96 et jurisprudence citée).
58 Il s’ensuit que, dans le cadre de l’établissement des restrictions supplémentaires, prévues à l’article 3, paragraphe 7, et à l’article 3 bis, paragraphe 7, de la décision 2014/512 modifiée, la requérante était en mesure de comprendre qu’elle avait été inscrite sur les listes litigieuses en raison du fait qu’elle était considérée comme une entité qui soutenait directement le complexe militaire et industriel de la Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine, compte tenu de la
circonstance qu’elle était l’un des principaux opérateurs de téléphonie mobile et de télécommunications en Russie ainsi que du contexte politique lors de l’adoption des actes attaqués.
59 À cet égard, ainsi que le fait valoir le Conseil dans ses écritures, des restrictions ont été imposées à la requérante concernant les biens à double usage et certains biens et technologies susceptibles de contribuer au renforcement technologique du secteur russe de la défense et de la sécurité, afin d’éviter qu’elle ne puisse acquérir ces biens et, en les utilisant, aider l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, soit en fournissant des services de télécommunication à l’armée
russe, soit en offrant des services de télécommunication aux clients civils dans les zones de l’Ukraine occupées par la Fédération de Russie.
60 De même, la raison justifiant la prorogation de ces mesures, par les actes de maintien, pouvait aisément être comprise au regard des considérants 2 et 3 de ces actes ainsi que du texte introductif de l’annexe IV, qui réitèrent la condamnation de la guerre d’agression menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine. En raison de la continuation des actions illégales, il convenait de maintenir les mesures imposées et de prendre des mesures supplémentaires.
61 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de constater que le Conseil n’a pas violé l’obligation de motivation et, partant, de rejeter le deuxième moyen.
2. Sur le premier moyen, tiré de la violation des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective
a) Sur la recevabilité
62 Sans soulever explicitement une exception d’irrecevabilité, le Conseil fait valoir que le premier moyen est peu structuré et pourrait être considéré comme n’étant pas conforme aux exigences de l’article 76, sous d), du règlement de procédure.
63 Il y a lieu de relever d’emblée que, aux termes de l’article 76, sous d), du règlement de procédure, toute requête doit indiquer l’objet du litige, les moyens et les arguments invoqués ainsi qu’un exposé sommaire desdits moyens et que cette indication doit être suffisamment claire et précise pour permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense et au Tribunal d’exercer son contrôle, le cas échéant, sans autre information à l’appui (arrêt du 7 mars 2017, United Parcel
Service/Commission, T‑194/13, EU:T:2017:144, point 191).
64 Il y a également lieu de rappeler qu’il est notamment nécessaire, pour qu’un recours devant le Tribunal soit recevable, que les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels celui-ci se fonde ressortent à tout le moins sommairement, mais d’une façon cohérente et compréhensible du texte de la requête elle-même (arrêt du 7 mars 2017, United Parcel Service/Commission, T‑194/13, EU:T:2017:144, point 192).
65 Il convient de constater que les éléments de fait et de droit sur lesquels la requérante fonde son argumentation sont intelligibles à la lecture de la requête. En effet, la requête expose les éléments de droit dont la requérante se prévaut ainsi que, d’une manière certes concise, mais suffisante, les éléments factuels sur lesquels elle se fonde, notamment ceux tirés de la circonstance qu’elle n’a jamais été informée ou entendue s’agissant de l’inscription de son nom sur les listes
litigieuses. De même, le Conseil a été en mesure, dans ses écritures, de répondre à cette argumentation. Le Tribunal a également été à même d’identifier l’argumentation de la requérante. Il s’ensuit que le premier moyen est recevable.
b) Sur le fond
66 La requérante fait valoir que le Conseil a violé l’obligation de notification et son droit d’être entendue. Elle indique n’avoir pas été informée de l’inscription de son nom sur les listes litigieuses et qu’il n’y a eu ni publication d’un avis au Journal officiel de l’Union européenne ni communication individuelle des actes attaqués de la part du Conseil.
67 En particulier, la requérante fait valoir que le Conseil ne lui a pas donné la possibilité de présenter des observations et que la communication des éléments de preuve au soutien de son inscription sur les listes litigieuses, qui n’aurait eu lieu que par le biais du mémoire en défense, est illégale.
68 Dans les mémoires en adaptation, la requérante ajoute que, également lors de l’adoption des actes de maintien, le Conseil ne lui a pas offert la possibilité de présenter ses observations sur le renouvellement des mesures restrictives à son égard et que les éléments de preuve doivent être déclarés irrecevables aux fins de déterminer le bien-fondé des actes attaqués. À titre subsidiaire, la requérante indique, dans le premier mémoire en adaptation, que, si le Tribunal devait considérer que le
Conseil n’était pas obligé de lui communiquer, préalablement à l’adoption de l’acte de juillet 2023, son intention de maintenir son nom sur les listes litigieuses et de lui transmettre les éléments sur lesquels cet acte se fonde, elle soulève une exception d’illégalité de la décision 2014/512 et du règlement n^o 833/2014, en vertu de l’article 277 TFUE.
69 Le Conseil, soutenu par la Commission, conteste cette argumentation.
70 Il convient de rappeler que le droit d’être entendu dans toute procédure, prévu à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, qui fait partie intégrante du respect des droits de la défense, garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d’une procédure administrative et avant qu’une décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ne soit prise à son égard (voir, en ce sens, arrêt du 27 juillet
2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 75 et jurisprudence citée).
71 Dans le cadre d’une procédure portant sur l’adoption de la décision d’inscrire le nom d’une personne sur une liste figurant à l’annexe d’un acte portant mesures restrictives, le respect des droits de la défense exige que l’autorité compétente de l’Union communique à la personne concernée les motifs et les éléments retenus à sa charge sur lesquels cette autorité envisage de fonder sa décision. Lors de cette communication, l’autorité compétente de l’Union doit permettre à cette personne de
faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son égard (voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 111 et 112).
72 L’article 52, paragraphe 1, de la Charte admet, toutefois, des limitations à l’exercice des droits consacrés par celle-ci, pour autant que la limitation concernée respecte le contenu essentiel du droit fondamental en cause et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elle soit nécessaire et réponde effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union. À cet égard, la Cour a, à plusieurs reprises, jugé que les droits de la défense pouvaient être soumis à des
limitations ou des dérogations, et ce notamment dans le domaine des mesures restrictives adoptées dans le contexte de la politique étrangère et de sécurité commune (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 77 et jurisprudence citée).
73 Par ailleurs, l’existence d’une violation des droits de la défense doit être appréciée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce, notamment de la nature de l’acte en cause, du contexte de son adoption et des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 102 et jurisprudence citée).
74 En outre, il convient de rappeler que le juge de l’Union distingue, d’une part, l’inscription initiale du nom d’une personne sur les listes en cause et, d’autre part, le maintien du nom de cette personne sur lesdites listes (voir, en ce sens, arrêt du 30 avril 2015, Al-Chihabi/Conseil, T‑593/11, EU:T:2015:249, point 40).
75 C’est à la lumière de ces principes jurisprudentiels qu’il convient d’analyser le présent moyen.
1) Sur les actes initiaux
76 En premier lieu, s’agissant de l’argument de la requérante selon lequel le Conseil aurait dû lui notifier individuellement les actes attaqués, dans la mesure où ceux-ci prévoient des mesures restrictives à son égard, il convient de noter que l’absence de leur communication individuelle, si elle peut avoir une incidence sur le moment auquel le délai de recours a commencé à courir, ne justifie pas à elle seule l’annulation des actes attaqués. À cet égard, la requérante n’invoque aucun argument
tendant à démontrer que, dans le cas d’espèce, l’absence de notification individuelle de ces actes a eu pour conséquence une atteinte à ses droits qui justifierait leur annulation pour autant qu’ils la concernent (voir, en ce sens, arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 82 et jurisprudence citée).
77 En deuxième lieu, il y a lieu de rappeler que, s’agissant du respect du droit d’être entendu, il ressort de la jurisprudence que, lorsqu’il s’agit de la décision initiale d’inscription du nom d’une personne ou d’une entité sur une liste de personnes et d’entités dont les fonds sont gelés, le Conseil n’est pas tenu de communiquer au préalable à la personne ou à l’entité concernée les motifs sur lesquels il entend fonder cette inscription. En effet, une telle mesure, afin de ne pas
compromettre son efficacité, doit, par sa nature même, pouvoir bénéficier d’un effet de surprise et s’appliquer immédiatement. Sur demande adressée au Conseil, la personne ou l’entité concernée a également le droit de faire valoir son point de vue au sujet de ces éléments une fois l’acte adopté (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 80 et jurisprudence citée).
78 Une telle dérogation au droit fondamental d’être entendu au cours d’une procédure précédant l’adoption de mesures restrictives est justifiée par la nécessité d’assurer l’efficacité des mesures de gel de fonds et, en définitive, par des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de l’Union et de ses États membres (voir arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 81 et jurisprudence citée).
79 En outre, il convient de rappeler que ni les dispositions pertinentes des actes établissant des mesures restrictives ni le principe général du respect des droits de la défense ne confèrent aux intéressés le droit à une audition formelle, la possibilité de présenter des observations par écrit étant suffisante (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 12 février 2020, Amisi Kumba/Conseil, T‑163/18, EU:T:2020:57, point 75 et jurisprudence citée).
80 En l’espèce, ainsi que le Conseil l’a fait valoir dans ses écritures et lors de l’audience, il y a lieu de relever que les actes initiaux devaient bénéficier d’un effet de surprise afin de garantir leur efficacité et d’éviter que la requérante ne puisse, notamment, obtenir des autorisations d’exportation des biens et technologies visés aux articles 3 et 3 bis de la décision 2014/512 modifiée ou conclure des contrats donnant lieu à l’application de l’une des exceptions prévues à
l’article 3 ter, paragraphe 1, de ladite décision. Dès lors, le Conseil n’était pas tenu d’entendre la requérante préalablement à son inscription initiale, au sens de la jurisprudence citée au point 79 ci-dessus, de sorte qu’il n’y a pas eu de violation de son droit d’être entendue à cet égard.
81 En troisième lieu, s’agissant de l’absence de communication, par le Conseil, des motifs justifiant l’adoption des mesures restrictives à l’égard de la requérante préalablement à l’adoption des mesures restrictives en cause, il ressort de la jurisprudence citée au point 77 ci-dessus que, sur demande de la requérante, dans la mesure où les restrictions imposées à celle-ci en vertu des dispositions pertinentes des actes initiaux constituent à son égard des mesures restrictives de portée
individuelle, le Conseil était tenu de communiquer les motifs concernant l’application de ces mesures à l’égard de la requérante immédiatement après l’adoption desdits actes.
82 À cet égard, il y a lieu de rappeler que le droit à une protection juridictionnelle effective, qui est affirmé à l’article 47 de la Charte, exige que l’intéressé puisse connaître les motifs sur lesquels est fondée la décision prise à son égard soit par la lecture de la décision elle-même, soit par une communication de ces motifs faite sur sa demande, sans préjudice du pouvoir du juge compétent d’exiger de l’autorité en cause qu’elle les communique, afin de lui permettre de défendre ses
droits dans les meilleures conditions possibles et de décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge compétent, ainsi que pour mettre ce dernier pleinement en mesure d’exercer le contrôle de la légalité de la décision en cause (voir arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 100 et jurisprudence citée).
83 En l’espèce, il ressort du dossier que, consécutivement aux lettres de la requérante des 1^er et 17 mars 2023, le Conseil a répondu, par une lettre du 31 mars 2023, que toutes les informations justifiant l’inscription de son nom sur les listes litigieuses figuraient au considérant 10 de la décision 2023/434 et aux articles 3 et 3 ter de la décision 2014/512 modifiée ainsi qu’au considérant 4 et aux articles 2, 2 bis et 2 ter du règlement n^o 833/2014 modifié.
84 Ainsi, il convient de relever que le motif retenu par le Conseil pour imposer les mesures restrictives à l’égard de la requérante, qui figure dans les dispositions pertinentes des actes initiaux eux-mêmes, consiste, pour l’essentiel, dans le fait que cette dernière serait une entité qui soutient directement le complexe militaire et industriel russe.
85 Dès lors, ainsi qu’il ressort du point 58 ci-dessus, la requérante a été en mesure de comprendre les motifs pour lesquels son nom avait été inscrit sur les listes litigieuses, ce qui lui a permis de défendre ses droits dans les meilleures conditions possibles et de décider en pleine connaissance de cause s’il était utile de saisir le juge compétent, au sens de la jurisprudence citée au point 82 ci-dessus.
2) Sur les actes de maintien
86 S’agissant d’une décision consistant à maintenir des mesures restrictives à l’égard d’une personne déjà visée par celles-ci, le Conseil est tenu de communiquer à cette personne les éléments dont il dispose pour fonder sa décision et doit lui permettre de faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son égard avant l’adoption de cette décision. Le respect de cette double obligation procédurale doit précéder l’adoption de cette décision (voir, en ce sens, arrêts du
21 décembre 2011, France/People’s Mojahedin Organization of Iran, C‑27/09 P, EU:C:2011:853, point 62 et jurisprudence citée, et du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, points 111 à 113 et jurisprudence citée).
87 Cependant, il y a lieu de relever que le droit d’être entendu préalablement à l’adoption d’actes qui maintiennent des mesures restrictives à l’égard de personnes déjà visées par ces mesures s’impose lorsque le Conseil a retenu de nouveaux éléments à l’encontre de ces personnes et non lorsqu’un tel maintien est fondé sur les mêmes motifs que ceux qui ont justifié l’adoption de l’acte initial imposant les mesures restrictives en question (arrêts du 28 juillet 2016, Tomana e.a./Conseil et
Commission, C‑330/15 P, non publié, EU:C:2016:601, point 67, et du 7 juin 2023, Shakutin/Conseil, T‑141/21, non publié, EU:T:2023:303, point 74).
88 Ainsi, quand bien même le maintien de l’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses, décidé dans les actes de maintien, est fondé, comme cela est le cas en l’espèce, sur les mêmes motifs que ceux qui ont justifié l’adoption des actes initiaux imposant les mesures restrictives en question, le Conseil est tenu, lors du réexamen périodique des mesures restrictives imposées à la requérante, de lui communiquer, le cas échéant, les éléments nouveaux par lesquels il a réactualisé
les informations concernant non seulement sa situation personnelle, mais également la situation dans le pays tiers en cause et de recueillir ses observations sur ces éléments préalablement à l’adoption d’une décision de maintien (voir arrêt du 7 juin 2023, Shakutin/Conseil, T‑141/21, non publié, EU:T:2023:303, point 76 et jurisprudence citée).
89 Or, en l’espèce, les motifs des actes de maintien ne diffèrent pas de ceux des actes initiaux, de sorte que le Conseil n’avait pas l’obligation d’entendre la requérante avant leur adoption en vertu de la jurisprudence citée au point 86 ci-dessus.
90 Partant, l’argument de la requérante selon lequel le Conseil ne lui aurait, à tort, pas communiqué les motifs des actes de maintien doit être écarté. De même, en vertu de la jurisprudence mentionnée aux points 86 et 87 ci-dessus, il n’incombait pas au Conseil en l’espèce d’informer la requérante de son intention de maintenir son nom sur les listes litigieuses.
91 En outre, il y a lieu de relever que, d’une part, par une lettre du 24 juillet 2023, le Conseil a répondu à la demande de la requérante du 13 juin 2023 tendant à supprimer son nom des listes litigieuses. Dans cette lettre, le Conseil a indiqué que la raison de l’inclusion du nom de la requérante dans lesdites listes, à savoir le fait qu’elle soutenait directement le complexe militaro-industriel russe dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine, avait été clairement indiquée dans les
dispositions pertinentes des actes de maintien et au considérant 10 de la décision 2023/434. Étant donné que les arguments soulevés par la requérante étaient, en substance, un résumé des arguments exposés dans la requête dans la présente affaire, le Conseil a renvoyé la requérante au mémoire en défense. D’autre part, le Conseil a informé la requérante qu’il avait décidé de maintenir son nom sur les listes litigieuses et qu’elle pouvait présenter de nouvelles observations jusqu’au 1^er décembre 2023.
92 En ce qui concerne l’acte de janvier 2024, par une lettre du 30 janvier 2024, le Conseil a répondu à la lettre de la requérante du 6 décembre 2023, en soulignant que, pour les raisons exposées dans ses observations figurant dans le premier mémoire en adaptation, les arguments exposés dans ladite lettre du 6 décembre 2023 n’étaient pas fondés.
93 Le Conseil a notamment rappelé, d’une part, que, même s’il ne disposait pas d’un dossier de preuves distinct concernant la requérante, cela ne signifiait pas que, au moment de l’inclusion de son nom dans les listes litigieuses, il ignorait les informations généralement disponibles dans le domaine public concernant ses activités et ses contrats antérieurs avec l’armée russe et, d’autre part, que les documents demandés avaient déjà été communiqués à celle-ci en annexe du mémoire en défense
dans la présente affaire.
94 En outre, s’agissant de l’argument de la requérante, reprochant au Conseil de ne lui avoir communiqué la documentation au soutien du maintien de son inscription sur les listes litigieuses que dans le mémoire en défense, il y a lieu de relever que, d’une part, cette documentation, notifiée le 10 juillet 2024, ne constitue pas de « nouveaux éléments » au sens de la jurisprudence citée au point 87 ci-dessus, étant donné que le maintien du nom de la requérante est fondé sur les mêmes motifs que
ceux fondant l’inscription initiale. D’autre part, en tout état de cause, en ce qui concerne les actes de maintien, la communication de cette documentation a eu lieu dans un délai raisonnable, lequel était suffisant pour permettre à la requérante, dans les circonstances spécifiques du cas d’espèce, de faire valoir ses droits de la défense.
95 Partant, il y a lieu de rejeter le premier moyen dans son ensemble.
96 Par ailleurs, s’agissant de l’exception d’illégalité soulevée à titre subsidiaire par la requérante et visant la décision 2014/512 et le règlement n^o 833/2014, cette dernière fait valoir l’illégalité de ces actes s’ils étaient interprétés en ce sens que le Conseil pouvait décider de continuer à inclure le nom d’une personne ou d’une entité dans les listes litigieuses, sans avoir préalablement communiqué les motifs d’une telle décision, ni son intention de le faire. À cet égard, ainsi que le
Conseil l’admet, il découle de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte que le droit d’être entendu doit être respecté dans toute procédure susceptible d’aboutir à un acte faisant grief, même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité (voir arrêt du 12 mai 2022, Boshab/Conseil, C‑242/21 P, non publié, EU:C:2022:375, point 62 et jurisprudence citée). Toutefois, ainsi qu’il ressort des points 87 et 90 ci-dessus, le droit d’être entendu préalablement à
l’adoption d’actes qui maintiennent des mesures restrictives à l’égard de personnes déjà visées par ces mesures ne s’impose pas lorsque ledit maintien est fondé sur les mêmes motifs que ceux qui ont justifié l’adoption de l’acte initial imposant les mesures restrictives en question.
97 Il s’ensuit que le droit d’être entendue de la requérante devait être respecté même si les actes attaqués ne confèrent pas expressément un tel droit, de sorte que cette exception d’illégalité doit être rejetée.
3. Sur le troisième moyen, tiré d’une erreur d’appréciation
98 La requérante fait valoir que le Conseil n’a pas établi que l’inclusion de son nom dans les listes litigieuses était fondée sur une base factuelle suffisante.
99 En premier lieu, il ressortirait du considérant 10 de la décision 2023/434 que le Conseil s’est fondé sur la présomption selon laquelle la requérante soutiendrait directement le complexe militaire et industriel de la Fédération de Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine. Or, la requérante relève qu’il appartient au Conseil d’apporter la preuve de son soutien audit complexe militaire et industriel. En outre, le Conseil, lorsqu’il est saisi d’une demande en ce sens, serait tenu de
communiquer l’ensemble des éléments sur lesquels les actes adoptés sont fondés. Or, le Conseil ne se serait pas conformé auxdites obligations.
100 En effet, la requérante conteste être une entité apportant un soutien direct au complexe militaire et industriel de la Fédération de Russie dans sa guerre contre l’Ukraine et fait valoir que, malgré ses demandes réitérées, le Conseil n’a transmis aucun élément venant appuyer cette assertion.
101 En deuxième lieu, dans la réplique, en réponse aux éléments soumis par le Conseil en annexe au mémoire en défense, la requérante précise que, certains articles de presse étant antérieurs aux actes attaqués, si le Conseil les avait eus en sa possession, il aurait manqué à son obligation de fournir les éléments de preuve à sa disposition. Dans le cas contraire, les éléments de preuve ne pourraient pas consister en une justification a posteriori.
102 En troisième lieu, les éléments de preuve annexés au mémoire en défense ne clarifieraient pas les critères d’inscription sur les listes litigieuses à l’égard de la requérante et ne seraient pas admissibles en raison de leur présentation tardive au stade du mémoire en défense et de leur manque de fiabilité.
103 En quatrième lieu, la requérante conteste que les éléments de preuve produits par le Conseil suffisent à établir qu’elle apporte un soutien direct au complexe militaire et industriel de la Fédération de Russie.
104 Premièrement, la requérante conteste que la fourniture de services d’itinérance dans les régions de Kherson, de Zaporijia, de Donetsk, de Luhansk et en Crimée facilite l’intégration de celles-ci dans la Fédération de Russie. Les articles de presse que le Conseil a transmis ne prouveraient pas le contraire.
105 Deuxièmement, la requérante conteste fournir des services de télécommunication en Crimée et vendre des cartes SIM. Elle conteste également la fiabilité des captures d’écran des articles de presse et de pages Internet que le Conseil a présentées pour étayer cette allégation.
106 Troisièmement, la requérante conteste avoir mis en place des infrastructures dans la région de Kharkiv. À cet égard, les extraits des articles sur lesquels le Conseil s’est fondé ne constitueraient pas des éléments de preuve fiables.
107 Quatrièmement, la requérante conteste l’allégation du Conseil selon laquelle elle aurait conclu des contrats avec les autorités militaires russes, ce qui prouverait un lien étroit avec celles-ci. À cet égard, elle fait valoir, d’une part, que le site mentionné par le Conseil n’est pas un site Internet officiel qui répertorie les contrats conclus par l’État russe et, d’autre part, que les contrats énumérés dans les documents transmis par le Conseil sont antérieurs à l’invasion de l’Ukraine et
que leur objet n’est pas en relation avec des opérations militaires.
108 En outre, la requérante présente, en annexe au premier mémoire en adaptation, un rapport d’audit en faisant valoir que cet audit réfute l’allégation du Conseil selon laquelle elle aurait des infrastructures dans la région de Kharkiv. Par ailleurs, selon elle, d’une part, le fait que ce rapport ait été préparé aux fins de la procédure devant le Tribunal n’affecte pas sa fiabilité et, d’autre part, la lecture qu’en fait le Conseil est spéculative. En revanche, la requérante est d’avis que les
allégations du Conseil concernant ces infrastructures ne s’appuient que sur des éléments de preuve provenant de la même source et sont peu crédibles.
109 Le Conseil, soutenu par la Commission, conteste cette argumentation.
110 Selon une jurisprudence constante, s’il est vrai que le Conseil dispose d’un certain pouvoir d’appréciation pour déterminer au cas par cas si les critères juridiques sur lesquels se fondent les mesures restrictives en cause sont remplis, il n’en reste pas moins que les juridictions de l’Union doivent assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes de l’Union (voir arrêts du 3 juillet 2014, National Iranian Tanker Company/Conseil, T‑565/12, EU:T:2014:608,
points 54 et 55 et jurisprudence citée, et du 26 octobre 2022, Ovsyannikov/Conseil, T‑714/20, non publié, EU:T:2022:674, point 61 et jurisprudence citée).
111 En outre, il convient de rappeler que l’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige notamment que le juge de l’Union s’assure que la décision par laquelle des mesures restrictives ont été adoptées ou maintenues, qui revêt une portée individuelle pour la personne ou l’entité concernée, repose sur une base factuelle suffisamment solide. Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision, de sorte que le
contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur la question de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés (arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518, point 119).
112 L’appréciation du bien-fondé de ces motifs doit être effectuée en examinant les éléments de preuve et d’information non de manière isolée, mais dans le contexte dans lequel ils s’insèrent. En effet, le Conseil satisfait à la charge de la preuve qui lui incombe s’il fait état devant le juge de l’Union d’un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants permettant d’établir l’existence d’un lien suffisant entre la personne sujette à une mesure restrictive et le régime ou, en
général, les situations combattues (arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 124).
113 C’est à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs (voir arrêt du 15 juin 2017, Kiselev/Conseil, T‑262/15, EU:T:2017:392, point 63 et jurisprudence citée).
114 En outre, le contrôle de la légalité au fond qui incombe au Tribunal doit être effectué, en ce qui concerne en particulier le contentieux des mesures restrictives, à l’aune non seulement des éléments figurant dans les motifs des actes litigieux, mais également de ceux que le Conseil fournit, en cas de contestation, au Tribunal pour établir le bien-fondé des faits allégués (voir, en ce sens, arrêt du 22 avril 2021, Conseil/PKK, C‑46/19 P, EU:C:2021:316, point 64).
115 C’est à la lumière de ces principes jurisprudentiels qu’il convient d’examiner le bien-fondé des arguments de la requérante.
a) Sur les actes initiaux
116 En ce qui concerne les actes initiaux, il y a lieu de déterminer, en premier lieu, si les éléments présentés par le Conseil en annexe à ses écritures pouvaient être utilisés à l’appui de l’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses et, en second lieu, si le Conseil a commis une erreur d’appréciation en estimant que la requérante soutenait directement le complexe militaire et industriel russe.
117 À cet égard, il y a lieu de préciser d’emblée que le Conseil s’appuie sur quatre allégations, à savoir celles selon lesquelles, premièrement, la requérante fournirait des services d’itinérance dans les régions de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijia, de Kherson et en Crimée, deuxièmement, elle fournirait des services de télécommunication en Crimée, troisièmement, elle disposerait d’infrastructures dans la région de Kharkiv et, quatrièmement, elle aurait conclu des contrats de fourniture de
services de télécommunication avec l’armée russe.
1) Sur la possibilité pour le Conseil de se référer à des éléments de preuve présentés au stade du mémoire en défense
118 Tout d’abord, en ce qui concerne le motif retenu par le Conseil au soutien de l’inscription du nom de la requérante sur les listes litigieuses, selon lequel cette dernière soutient directement le complexe industriel et militaire de la Fédération de Russie, il y a lieu de constater que, à la suite de la demande de la requérante, le Conseil lui a répondu que toutes les informations justifiant ladite inscription figuraient dans les dispositions pertinentes des actes initiaux. En effet, le
Conseil n’a fait état de ces éléments de preuve qu’au stade du mémoire en défense. Ainsi, il y a lieu de déterminer si le Conseil pouvait se référer à ceux‑ci.
119 Il ressort de la jurisprudence que l’absence de communication par le Conseil des éléments sur la base desquels il a inscrit une personne sur une liste de mesures restrictives n’est pas susceptible de porter atteinte aux droits de la défense de cette personne, lorsque ces éléments constituent un contexte connu, autrement dit s’ils sont publiquement accessibles et, partant, peuvent être présumés comme étant connus de tous (voir, en ce sens, arrêts du 7 avril 2016, Central Bank of Iran/Conseil,
C‑266/15 P, EU:C:2016:208, point 37, et du 25 mars 2015, Central Bank of Iran/Conseil, T‑563/12, EU:T:2015:187, points 85 et 97).
120 Or, en l’espèce, il peut être présumé comme étant connu de tous le fait que l’un des opérateurs majeurs des télécommunications de la Fédération de Russie, tels que la requérante, ce que cette dernière ne conteste pas, participe en temps de guerre au soutien direct au complexe militaire et industriel dudit pays.
121 La requérante conteste néanmoins le fait que le Conseil ait apporté, afin d’étayer l’allégation selon laquelle elle soutiendrait directement le complexe industriel et militaire russe, plusieurs éléments de preuve en annexe au mémoire en défense.
122 À cet égard, il convient de relever que le Conseil n’était pas tenu de communiquer à la requérante des éléments documentaires sur lesquels était fondée la décision initiale d’inclure son nom dans les listes litigieuses, dans la mesure où les faits allégués pouvaient être présumés connus de tous, comme cela est exposé au point 120 ci-dessus. Partant, le Conseil n’était pas tenu de fournir des éléments documentaires ou de preuve à cet égard (voir, en ce sens et par analogie, arrêts du 7 avril
2016, Central Bank of Iran/Conseil, C‑266/15 P, EU:C:2016:208, point 38, et du 25 mars 2015, Central Bank of Iran/Conseil, T‑563/12, EU:T:2015:187, point 97).
123 Ainsi, si, en principe, il appartient au Conseil d’établir, dans ses décisions, l’exactitude des faits au soutien de l’inscription d’une personne sur les listes de mesures restrictives, tel n’est pas le cas lorsqu’il allègue des faits connus de tous, dont une personne visée par des mesures restrictives est en mesure de contester l’exactitude devant le Tribunal. Dans une telle situation, il découle du principe d’égalité des armes que le Conseil est en droit de présenter au Tribunal des
documents, généralement disponibles dans le domaine public, afin d’étayer l’exactitude d’un tel fait connu de tous, qui n’a pas été établie dans la décision attaquée devant le Tribunal, permettant ainsi à ce dernier d’examiner ce fait et son exactitude sur le fondement d’éléments concrets et de statuer sur la contestation de la partie requérante (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 10 novembre 2011, LG Electronics/OHMI, C‑88/11 P, non publié, EU:C:2011:727, points 27 à 29 et jurisprudence
citée).
124 En effet, ainsi que le Conseil l’a relevé lors de l’audience et dans ses écritures, il n’ignorait pas le contexte général ou les informations généralement disponibles dans le domaine public qui concernaient les entités qu’il a décidé d’inscrire sur les listes litigieuses, et notamment la requérante. Ainsi, en l’espèce, bien que le Conseil n’ait pas constitué un dossier de preuves au moment de l’adoption des actes initiaux, il pouvait se référer, en cas de contestation, à des éléments
généralement disponibles dans le domaine public afin d’étayer ses allégations concernant un fait qui pouvait être présumé comme étant connu de tous.
2) Sur l’appréciation des faits
125 Il y a lieu d’examiner, dans un premier temps, les allégations de la requérante contestant la fiabilité de certains éléments de preuve et, dans un second temps, si le Conseil a commis une appréciation erronée des faits.
i) Sur la fiabilité des éléments de preuve
126 S’agissant de la crédibilité des éléments de preuve, qui est en partie contestée par la requérante, il convient de rappeler que, en l’absence de pouvoirs d’enquête dans des pays tiers, l’appréciation des autorités de l’Union doit, de fait, se fonder sur des sources d’information accessibles au public, des rapports, des articles de presse, des rapports des services secrets ou d’autres sources d’information similaires (arrêts du 14 mars 2018, Kim e.a./Conseil et Commission, T‑533/15 et
T‑264/16, EU:T:2018:138, point 107, et du 16 décembre 2020, Haswani/Conseil, T‑521/19, non publié, EU:T:2020:608, point 142).
127 À cet égard, il serait excessif et disproportionné d’exiger du Conseil qu’il mène lui-même des investigations sur le terrain concernant la véracité de faits qui sont relayés par de nombreux médias (arrêts du 25 janvier 2017, Almaz-Antey Air and Space Defence/Conseil, T‑255/15, non publié, EU:T:2017:25, point 148, et du 1^er juin 2022, Prigozhin/Conseil, T‑723/20, non publié, EU:T:2022:317, point 59).
128 En outre, l’activité du juge de l’Union est régie par le principe de libre appréciation des preuves et le seul critère pour apprécier la valeur des preuves produites réside dans leur crédibilité. À cet égard, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut vérifier la vraisemblance de l’information qui y est contenue en tenant compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration ainsi que de son destinataire et se demander si, d’après son contenu, il
semble sensé et fiable (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 114 et jurisprudence citée).
129 En l’espèce, la requérante conteste la fiabilité de certains éléments de preuve sur lesquels le Conseil s’appuie.
130 En particulier, premièrement, en ce qui concerne la fourniture des services de télécommunication, notamment d’itinérance, en Crimée, la requérante fait valoir que le site Internet « Fans de MegaFon » et la page Internet « Help-Desk MegaFon », qui indiquent qu’elle fournit des services Internet en Crimée, ne sont pas fiables eu égard à leur source non officielle ; deuxièmement, en ce qui concerne la présence de ses infrastructures dans la région de Kharkiv, la requérante conteste la valeur
probante de l’article, daté du 25 avril 2022, du think tank (groupe de réflexion) spécialisé sur l’Europe centrale et orientale, le Centre for Eastern Studies, ainsi que celle de l’article du journal en ligne Ukrainska Pravda, daté du 24 avril 2022, en ce que ces publications ne mentionnent pas leurs sources et que leur indépendance serait discutable ; troisièmement, en ce qui concerne le lien entre elle et l’armée russe, la requérante fait valoir que les extraits d’une page Internet contenant des
listes de contrats pour des services de télécommunication conclus entre elle et l’armée russe entre 2013 et 2021 ne proviennent pas d’une page Internet officielle.
131 Or, conformément à la jurisprudence citée aux points 126 à 128 ci‑dessus, les preuves utilisées par le Conseil proviennent de sources variées et sont constituées notamment d’articles de presse, ces preuves étant toutes accessibles au public.
132 Ainsi, s’agissant des articles émanant des pages Internet « Fans de MegaFon » et « Help-Desk MegaFon » ainsi que de l’extrait de la page Internet contenant la liste des contrats conclus entre la requérante et l’armée russe, les allégations formulées par la requérante, selon lesquelles ces sources ne seraient pas crédibles étant donné qu’il ne s’agit pas de pages issues de ses sites Internet officiels, doivent être écartées en l’absence d’éléments contestant la fiabilité de telles sources.
133 De même, en ce qui concerne les articles du Centre for Eastern Studies et du journal Ukrainska Pravda, l’argument de la requérante selon lequel ces deux articles, dont l’un serait la reproduction de l’autre, ne mentionnent pas leurs sources et selon lequel leur indépendance serait discutable n’est pas étayé par des éléments concrets, outre le rapport d’audit réalisé à la demande de la requérante qui a toutefois été rédigé sur la base des données fournies par cette dernière elle-même. Plus
précisément, s’agissant du Centre for Eastern Studies, celui-ci est un institut de recherche indépendant établi dans un État membre, à Varsovie (Pologne), et rien ne permet de mettre en doute la crédibilité des articles qu’il publie. Dès lors, les affirmations avancées par la requérante ne permettent pas de remettre en cause la fiabilité de ces éléments.
134 Par ailleurs, la requérante ne conteste pas fournir des services d’itinérance pour desservir ses clients dans les régions de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijia, de Kherson et en Crimée.
135 Au vu de ce qui précède et en l’absence d’éléments du dossier susceptibles de remettre en cause la fiabilité des sources utilisées par le Conseil, il convient de leur reconnaître un caractère fiable et donc une certaine valeur probante, au sens de la jurisprudence rappelée au point 128 ci-dessus.
ii) Sur la pertinence et le caractère suffisant des éléments de preuve apportés par le Conseil
136 S’agissant de l’argument de la requérante selon lequel les éléments de preuve fournis par le Conseil ne permettent pas de confirmer les allégations de celui-ci rappelées aux points 103 à 107 ci-dessus, il y a lieu d’examiner si ces éléments permettent d’établir que la requérante soutient directement le complexe militaire et industriel russe.
137 Premièrement, en ce qui concerne les services d’itinérance proposés dans les régions de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijia et de Kherson ainsi qu’en Crimée, la requérante conteste que la fourniture de ces services constitue une preuve de son soutien allégué au complexe militaire et industriel russe. Toutefois, elle ne conteste pas fournir lesdits services dans ces régions.
138 Ainsi que le souligne le Conseil, dans le contexte dans lequel ces éléments de preuve doivent être appréciés, à savoir celui d’une guerre d’agression en cours de la Russie contre l’Ukraine, la fourniture de services d’itinérance est susceptible de faciliter et de consolider l’« intégration » desdites régions au sein de la Fédération de Russie. En effet, il est vrai que la fourniture de services d’itinérance ne poserait pas de problèmes en elle-même dans un contexte différent. Toutefois, la
fourniture de ces services à ses clients, sur la base d’une collaboration avec un « opérateur local », facilite leurs activités dans lesdites régions de l’Ukraine sous contrôle russe, puisqu’ils peuvent continuer à utiliser leur carte SIM russe dans les régions occupées et appeler, envoyer des SMS et se connecter à Internet pendant leur séjour dans ces régions sans avoir à s’abonner à un opérateur de téléphonie mobile local. Ainsi, elle facilite la communication des utilisateurs russes entre la
Russie et les territoires occupés de l’Ukraine. Ces conclusions sont corroborées par le fait que la requérante n’a commencé à fournir lesdits services qu’après le début de l’agression militaire en Ukraine.
139 Il s’ensuit que le Conseil pouvait, à juste titre, considérer que, au vu de l’évolution politique et militaire dans les régions en cause et dans le contexte de la guerre en cours, la fourniture de services d’itinérance était susceptible de compromettre davantage l’intégrité territoriale de l’Ukraine et, partant, constituait un indice confirmant le soutien de la requérante au complexe militaire et industriel russe.
140 Deuxièmement, s’agissant de la fourniture de services de télécommunication en Crimée, contestée par la requérante, il y a lieu de relever que le Conseil a produit un article de la page Internet des « Fans de MegaFon » et de la page Internet « Help-Desk MegaFon ». Pour les mêmes raisons que celles exposées aux points 138 et 139 ci-dessus, la fourniture de ces services contribue d’autant plus au soutien du complexe militaire et industriel russe. En toute hypothèse, même s’il devait être
considéré que la requérante ne fournissait pas de tels services en Crimée, il n’est pas contesté qu’elle y fournissait des services d’itinérance.
141 Troisièmement, il convient de relever que les articles publiés par le Centre for Eastern Studies et par le journal Ukrainska Pravda, produits par le Conseil, font état de la présence d’infrastructures de la requérante dans la région de Kharkiv.
142 Quatrièmement, s’agissant des contrats conclus entre l’armée russe et la requérante entre 2013 et 2021, cette dernière fait valoir, d’une part, que ces contrats sont antérieurs à l’invasion de l’Ukraine et, d’autre part, que les services en question ne sont pas susceptibles d’être utilisés lors d’opérations militaires.
143 À cet égard, le Conseil apporte des extraits de la page Internet « ClearSpending » sur lesquels figurent lesdits contrats avec la durée de chacun d’eux. Or, d’une part, quand bien même les éléments de preuve apportés par le Conseil montrent que la requérante et l’armée russe ont conclu des contrats entre 2013 et 2021, ces contrats témoignent de l’existence d’un lien de longue durée entre la requérante et ladite armée. D’autre part, malgré l’absence de preuves d’une éventuelle continuation
desdits contrats, il y a lieu de constater que la relation contractuelle de presque une décennie entre la requérante et l’armée russe corrobore l’argumentation selon laquelle, à la suite de l’agression de la Russie en Ukraine, la requérante est une entité qui soutient directement le complexe militaire et industriel de la Fédération de Russie.
144 Eu égard à tout ce qui précède, il y a lieu de relever que les éléments fournis par le Conseil constituent un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants confirmant le fait que la requérante soutient directement le complexe militaire et industriel russe. Partant, le Conseil n’a pas commis d’erreur d’appréciation.
b) Sur les actes de maintien
145 En ce qui concerne les actes de maintien, en premier lieu, il convient de constater que, ainsi qu’il a été relevé au point 124 ci-dessus, le Conseil peut se prévaloir des éléments de preuve qu’il a transmis dans le cadre de la procédure devant le Tribunal en annexe au mémoire en défense, en réponse aux contestations de la requérante, afin d’étayer l’exactitude d’un fait qui peut être présumé comme étant connu de tous.
146 Par ailleurs, il y a lieu de relever que, en tout état de cause, s’agissant des actes de maintien, le Conseil a notamment envoyé à la requérante, le 24 juillet 2023, une lettre l’informant de la prorogation des actes attaqués à son égard, en renvoyant explicitement aux éléments transmis en annexe au mémoire en défense déposé le 28 juin 2023. Dès lors, il peut se fonder sur ceux-ci pour établir le bien-fondé des faits allégués à l’égard de la requérante.
147 En deuxième lieu, pour les mêmes raisons que celles figurant aux points 129 à 144 ci-dessus, les allégations du Conseil se fondent sur des éléments de preuve fiables et pertinents.
148 Partant, il y a lieu de constater que le Conseil a apporté un faisceau d’indices suffisamment concrets, précis et concordants démontrant que la requérante remplissait le critère d’inscription en cause.
149 En troisième lieu, s’agissant du contexte général lié à la situation de l’Ukraine, force est de constater que, à la date d’adoption des actes de maintien, la gravité de la situation dans ce pays demeurait et que l’objectif poursuivi par les actes initiaux, à savoir faire pression sur le gouvernement russe afin que celui-ci mette fin à ses actions et à ses politiques déstabilisant l’Ukraine, demeurait d’actualité.
150 En quatrième lieu, s’agissant du rapport d’audit présenté par la requérante en annexe au premier mémoire en adaptation afin d’établir qu’elle ne dispose pas d’infrastructures dans la région de Kharkiv, il y a lieu de relever que, à la lumière de la jurisprudence citée au point 128 ci-dessus, la valeur probante de ce document est faible. En effet, d’une part, ce rapport a été établi à la demande de la requérante aux fins de la présente affaire et, d’autre part, il y est indiqué que l’auditeur
n’a pas pu identifier d’enregistrements d’actifs de la requérante imputables, entre autres, dans la région de Kharkiv, mais cela n’impliquait pas nécessairement que la requérante ne disposait pas d’infrastructures dans cette région. De surcroît, il est indiqué dans ce rapport que celui-ci a été réalisé sur la base des procédures convenues avec la requérante et qu’il ne pouvait pas être garanti que, si des procédures supplémentaires avaient été effectuées, les résultats auraient pu être différents.
151 Au vu de toutes ces considérations, il y a lieu de relever que le Conseil n’a pas commis d’erreur d’appréciation en considérant que la requérante était une entité qui soutenait directement le complexe militaire et industriel russe et, partant, en maintenant son nom sur les listes litigieuses.
152 Eu égard à tout ce qui précède, il y a lieu de rejeter le troisième moyen dans son intégralité.
4. Sur le quatrième moyen, tiré de la violation du principe de proportionnalité et d’une atteinte à la liberté d’entreprise et à la réputation de la requérante
153 La requérante fait valoir que les actes attaqués portent atteinte à sa liberté d’entreprise, consacrée à l’article 16 de la Charte, et à sa réputation. En effet, elle ne saurait bénéficier d’aucune dérogation et l’essentiel de son activité serait empêché. La requérante indique également que son inscription sur les listes litigieuses ne saurait être considérée comme une mesure nécessaire et appropriée aux fins de l’objectif de lutte contre les actions de déstabilisation de la Fédération de
Russie en Ukraine.
154 De plus, en premier lieu, la requérante ajoute que les autres grands opérateurs de télécommunications russes n’ont fait l’objet d’aucune mesure restrictive. En second lieu, elle indique que l’accès à Internet est considéré comme un droit de l’homme et que des restrictions à cet accès peuvent affecter les droits de ses utilisateurs à la liberté d’expression, à la vie privée et à l’éducation.
155 Le Conseil et la Commission contestent cette argumentation.
156 Il convient de rappeler que le principe de proportionnalité, qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union et qui est repris à l’article 5, paragraphe 4, TUE, exige que les moyens mis en œuvre par une disposition du droit de l’Union soient de nature à permettre que soient atteints les objectifs légitimes poursuivis par la réglementation concernée et n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre lesdits objectifs (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil,
T‑193/22, EU:T:2023:716, point 190 et jurisprudence citée).
157 En l’espèce, il convient de relever que la liberté d’entreprise de la requérante est restreinte et que le respect de sa réputation est affecté dans une certaine mesure du fait des mesures restrictives prises à son égard.
158 Or, si le respect des droits fondamentaux constitue une condition de la légalité des actes de l’Union, selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux invoqués par la requérante, à savoir le droit à la liberté d’entreprise et le droit au respect de la réputation, ne jouissent pas, dans le droit de l’Union, d’une protection absolue. Par conséquent, des restrictions peuvent être apportées à l’usage de ces droits, à condition qu’elles répondent effectivement à des objectifs d’intérêt
général poursuivis par l’Union et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (voir, en ce sens, arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 193 et jurisprudence citée).
159 Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte aux droits fondamentaux en cause doit être prévue par la loi, respecter le contenu essentiel de ladite liberté, viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, et ne pas être disproportionnée (voir arrêt du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 194 et jurisprudence citée).
160 Or, force est de constater que ces quatre conditions sont remplies en l’espèce.
161 En premier lieu, les mesures restrictives en cause sont « prévues par la loi », puisqu’elles sont énoncées dans des actes ayant notamment une portée générale et disposant d’une base juridique claire dans le droit de l’Union ainsi que d’une prévisibilité suffisante.
162 En deuxième lieu, les actes attaqués s’appliquent pour six mois et font l’objet d’un suivi constant. Dès lors que lesdites mesures sont temporaires et réversibles, il y a lieu de considérer qu’elles ne portent pas atteinte au contenu essentiel des libertés invoquées.
163 En troisième lieu, elles répondent à un objectif d’intérêt général aussi fondamental pour la communauté internationale que celui d’accroître le coût des actions de la Fédération de Russie visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et de promouvoir un règlement pacifique de la crise (voir, en ce sens, arrêts du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 147, et du 15 novembre 2023, OT/Conseil, T‑193/22, EU:T:2023:716, point 198).
164 En quatrième lieu, en ce qui concerne le caractère approprié des mesures restrictives en cause, il convient de relever que, au regard des objectifs d’intérêt général aussi fondamentaux pour la communauté internationale que ceux mentionnés au point 163 ci-dessus, celles-ci ne sauraient, en tant que telles, passer pour inadéquates. En outre, s’agissant du caractère nécessaire de ces mesures, il y a lieu de relever que les actes attaqués contiennent une interdiction en ce qui concerne certains
produits, à savoir les biens et technologies à double usage ainsi que ceux mentionnés à l’article 3 bis, paragraphe 7, de la décision 2014/512 modifiée, et que cette interdiction ne vise que les opérateurs européens. D’autres mesures moins contraignantes, telles qu’un système d’autorisation préalable, ne permettent pas aussi efficacement d’atteindre l’objectif poursuivi.
165 En effet, les actes attaqués ne concernent pas tous les biens, mais seulement les biens et technologies à double usage ainsi que ceux visés à l’article 3 bis, paragraphe 7, de la décision 2014/512 modifiée, et prévoient la possibilité d’accorder des dérogations aux mesures restrictives appliquées. En particulier, l’article 3 ter, paragraphe 1, de la décision 2014/512 modifiée prévoit des dérogations aux mesures restrictives en cause à l’égard des entités dont le nom est inscrit sur les listes
litigieuses, telles que la requérante. Plus précisément, les autorités nationales compétentes peuvent, dans deux cas, autoriser la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation des biens et technologies à double usage, même si elles ont des motifs raisonnables de croire que l’utilisateur final pourrait être une entité mentionnée à l’annexe IV, lorsque ces biens ou technologies ou l’assistance technique ou l’aide financière y afférentes sont nécessaires à titre urgent pour prévenir ou atténuer
un événement susceptible d’avoir des effets graves et importants sur la santé et la sécurité humaines ou sur l’environnement, et lorsque ces biens ou technologies ou l’assistance technique ou l’aide financière y afférentes sont exigibles par application d’un contrat conclu avant le 26 février 2022, ou d’un contrat accessoire nécessaire à l’exécution d’un tel contrat, pour autant que l’autorisation soit demandée avant le 1^er mai 2022.
166 En cinquième lieu, une mise en balance des intérêts en jeu démontre que les inconvénients que comportent des restrictions aux exportations de biens et technologies à double usage ne sont pas démesurés au regard des objectifs poursuivis. À cet égard, l’importance des objectifs poursuivis par les actes attaqués, qui s’inscrivent dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à
l’article 21 TUE, est de nature à prévaloir sur des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs. Partant, la requérante n’a pas établi que les actes attaqués avaient porté une atteinte disproportionnée à sa liberté d’entreprise et au respect de sa réputation.
167 Par ailleurs, pour autant que la requérante mentionne, dans la réplique, d’une part, que les autres grands opérateurs de télécommunications russes n’ont fait l’objet d’aucune mesure restrictive et, d’autre part, que les restrictions à son égard peuvent affecter les droits de ses utilisateurs à la liberté d’expression, à la vie privée et à l’éducation, il y a lieu de relever que ces arguments ne sont pas étayés.
168 En tout état de cause, quant à l’argument de la requérante selon lequel les autres grands opérateurs de télécommunications russes n’ont fait l’objet d’aucune mesure restrictive, il y a lieu de relever que, à supposer même que le Conseil ait omis d’adopter des mesures restrictives à l’égard de certaines personnes ou entités relevant du secteur des télécommunications dans la Fédération de Russie et que celles-ci se trouvent dans une situation comparable à celle de la requérante, un tel argument
devrait être écarté. En effet, les principes d’égalité de traitement et de non-discrimination ainsi que celui de bonne administration doivent se concilier avec le principe de légalité (voir arrêt du 14 octobre 2009, Bank Melli Iran/Conseil, T‑390/08, EU:T:2009:401, point 59 et jurisprudence citée ; arrêt du 3 mai 2016, Post Bank Iran/Conseil, T‑68/14, non publié, EU:T:2016:263, point 135).
169 S’agissant de l’argument selon lequel des restrictions à son égard peuvent affecter les droits de ses utilisateurs à la liberté d’expression, à la vie privée et à l’éducation, il y a lieu de relever que la requérante ne l’a pas étayé par une argumentation spécifique et n’a, notamment, pas expliqué en quoi l’application du régime stricte de l’exportation de biens et technologies à double usage serait de nature à affecter lesdits droits.
170 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de rejeter le quatrième moyen et, partant, le recours dans son intégralité.
V. Sur les dépens
171 Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
172 Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens.
173 En l’espèce, dès lors que la requérante a succombé, il convient de la condamner aux dépens. Par ailleurs, en tant qu’institution intervenante, la Commission supportera ses propres dépens.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (première chambre élargie)
déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) MegaFon OAO est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par le Conseil de l’Union européenne.
3) La Commission européenne supportera ses propres dépens.
Mastroianni Brkan Gâlea
Tóth Kalėda
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 15 janvier 2025.
Le greffier Le président
V. Di Bucci S. Papasavvas
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
* Langue de procédure : le français.