DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MARTINS CASTRO ET ALVES CORREIA DE CASTRO c. PORTUGAL
(Requête no 33729/06)
ARRÊT
STRASBOURG
10 juin 2008
DÉFINITIF
10/09/2008
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente, Antonella Mularoni, Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, Işıl Karakaş, juges, et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 mai 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33729/06) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet Etat, M. António Manuel Martins Castro et son épouse Mme Maria da Conceição Alves Correia de Castro (« les requérants »), ont saisi la Cour le 28 juillet 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me J.J.F. Alves, avocat à Matosinhos (Portugal). Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint.
3. Les requérants alléguaient que la durée d’une procédure civile à laquelle ils étaient parties avait dépassé le délai raisonnable, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention, et que l’action en responsabilité extracontractuelle contre l’Etat n’était pas un recours efficace afin de se plaindre d’une telle durée, ce qui porterait atteinte par ailleurs à l’article 13 de la Convention.
4. Le 5 juillet 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire. Elle a enfin décidé de traiter la requête par priorité (article 41 du règlement de la Cour).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés en 1950 et résident à Corbeil-Essonnes (France).
A. La procédure civile
6. Le 24 novembre 1993, les requérants introduisirent devant le tribunal de Matosinhos une demande en expulsion de locataire contre le couple C.
7. Le 18 janvier 1994, le juge chargé de l’affaire ordonna la citation à comparaître des défendeurs. Ceux-ci furent cités les 19 et 20 avril 1994.
8. Le 5 mai 1994, l’un des défendeurs demanda l’octroi de l’aide judiciaire. Le juge accepta cette demande le 13 juillet 1994. Cette décision fut portée à la connaissance du défendeur le 15 septembre 1994. Le 30 septembre 1994, ce défendeur présenta ses conclusions en réponse ainsi qu’une demande reconventionnelle.
9. Le 25 mai 2001, le juge rendit une décision préparatoire (despacho saneador) spécifiant les faits établis et ceux restant à établir.
10. L’audience eut lieu le 3 décembre 2002. Le jour même, à l’issue de l’audience, le juge rendit son jugement faisant droit à la demande des requérants et rejetant la demande reconventionnelle.
B. L’action en responsabilité extracontractuelle de l’Etat
11. Le 6 janvier 2004, les requérants introduisirent devant le tribunal administratif de Porto une action en responsabilité extracontractuelle contre l’Etat, se plaignant de la durée excessive de la procédure civile.
12. Le 29 mars 2004, l’Etat, représenté par le ministère public, déposa ses conclusions en réponse soutenant qu’il n’y avait pas eu de dépassement du délai raisonnable et qu’en tout état de cause, l’ordre juridique portugais ne prévoyait pas la responsabilité de l’Etat à raison d’un acte juridictionnel.
13. Par un jugement du 21 novembre 2004, le tribunal administratif débouta les requérants de leurs prétentions. Le tribunal reconnut qu’il y avait eu dépassement du délai raisonnable mais considéra que les requérants n’avaient pas réussi à apporter la preuve de l’existence d’un préjudice moral en leur chef.
14. Les requérants firent appel devant le tribunal central administratif du Nord, alléguant notamment que leur préjudice moral se présumait. Les requérants se référaient à cet égard à la jurisprudence de la Cour en la matière.
15. Par un arrêt du 30 mars 2006, le tribunal central administratif du Nord rejeta, par deux voix contre une, le recours et confirma la décision attaquée. S’agissant de l’article 6 § 1 de la Convention, cette juridiction souligna qu’il ne dispensait pas l’intéressé de devoir apporter la preuve de son préjudice moral. L’un des juges exposa une opinion dissidente soutenant que le constat de la durée excessive de la procédure en cause était suffisant pour occasionner un préjudice moral aux requérants.
16. Les requérants introduisirent un recours extraordinaire sur la base de l’article 150 du code de procédure des tribunaux administratifs devant la Cour suprême administrative, alléguant notamment que les décisions attaquées étaient contraires à la jurisprudence de la Cour européenne en la matière.
17. Par une décision du 21 septembre 2006, la Cour suprême administrative déclara le recours irrecevable, au motif que la question soulevée était dépourvue d’un « intérêt juridique ou social substantiel ».
C. La requête no 12431/02 devant la Cour
18. Le 21 mars 2002, les requérants avaient introduit une requête no 12431/02 devant la Cour se plaignant de la durée excessive de la procédure litigieuse. Par une décision d’un comité du 24 juin 2003, la Cour déclara la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. La décision Paulino Tomás c. Portugal (no 58698/00, CEDH 2003-VIII) contient un descriptif du droit et de la pratique interne pertinents applicables à l’époque des faits à l’origine de la présente requête. S’agissant toutefois de la responsabilité extracontractuelle de l’Etat, il convient d’ajouter ci-après des renseignements complémentaires.
A. La loi no 67/2007 du 31 décembre 2007
20. Le 1er février 2008, est entré en vigueur le nouveau système de responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat, adopté par la loi no 67/2007, du 31 décembre 2007 (pour l’historique de l’adoption de cette loi, voir Paulino Tomás (déc.), précitée, p. 340, no 4).
21. Les articles 7 à 10 de cette loi règlent la responsabilité de l’Etat pour les dommages causés dans l’exercice de ses fonctions administratives. L’article 7 §§ 3 et 4 introduit de manière explicite la notion de « faute de service » ou « faute fonctionnelle ».
22. L’article 12 de cette loi concerne en particulier les cas de « violation du droit à une décision judiciaire dans un délai raisonnable ». Cette disposition précise que dans ce type d’affaires il doit être fait application des « règles en matière de responsabilité pour les faits illicites commis dans l’exercice de la fonction administrative ».
23. La jurisprudence en matière de responsabilité extracontractuelle de l’Etat continue de considérer que ce dernier n’est tenu à réparation que s’il y a un acte illicite, commis avec faute, et un lien de causalité entre l’acte et le dommage allégué. Selon l’article 498 du code civil, le droit à réparation se prescrit dans le délai de trois ans à compter de la date à laquelle la victime prend ou aurait dû prendre connaissance de la possibilité d’exercer ce droit.
B. La jurisprudence des juridictions administratives
24. D’après les renseignements fournis par le Gouvernement, 81 demandes portant sur la durée excessive de procédures judiciaires ont été introduites devant les juridictions administratives depuis le 22 mai 2003, date à laquelle la décision Paulino Tomás a été rendue, dont quatre se sont terminées par des décisions constatant la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et octroyant des dédommagements aux intéressés.
25. Dans plusieurs de ses arrêts, dont celui rendu dans la présente affaire, le tribunal central administratif du Nord a rejeté les demandes en dommages et intérêts formulées par les intéressés, considérant qu’il n’y a pas lieu d’indemniser l’éventuel préjudice moral causé par la durée excessive d’une procédure.
26. Se prononçant dans le cadre d’un recours introduit aux termes de l’article 150 du code de procédure des tribunaux administratifs (cf. paragraphe 27 ci-dessous), la Cour suprême administrative a annulé l’une des décisions susmentionnées du tribunal central administratif du Nord, dans un arrêt du 28 novembre 2007 (recours no 308/07, texte intégral disponible sur la base de données du ministère de la Justice http://www.dgsi.pt). La Cour suprême administrative souligna qu’il fallait interpréter la législation interne applicable en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne et que le préjudice moral découlant d’un constat de violation de l’article 6 de la Convention en raison de la durée excessive d’une procédure devait être dédommagé.
C. Le code de procédure des tribunaux administratifs
27. L’article 150 § 1 de ce code dispose :
« Les décisions rendues en deuxième instance par un tribunal central administratif peuvent être attaquées, à titre exceptionnel, devant la Cour suprême administrative lorsque sont en cause des questions qui revêtent, de par leur intérêt juridique et social, une importance fondamentale ou lorsque l’examen du recours est clairement nécessaire à une meilleure application du droit. »
28. L’article 152 dispose :
« 1. Les parties et le ministère public peuvent adresser à la Cour suprême administrative, dans un délai de trente jours à compter de la date à laquelle la décision attaquée passe en force de chose jugée, une demande d’admission d’un recours en harmonisation de jurisprudence lorsque, s’agissant de la même question fondamentale de droit, il y a une contradiction :
a) entre un arrêt d’un tribunal central administratif et un autre arrêt de ce même tribunal ou de la Cour suprême administrative ;
4. Le recours est examiné par l’assemblée plénière de la section [du contentieux administratif], l’arrêt étant publié au Journal officiel.
III. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE
29. Dans sa Résolution Intérimaire ResDH(2007)108 relative aux arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme dans 25 affaires contre le Portugal, adoptée le 17 octobre 2007, le Comité des Ministres a indiqué ce qui suit :
« Le Comité des Ministres (...)
Rappelant que de nombreuses violations constatées par la Cour étaient dues à des durées excessives dans différents types de procédures judicaires au Portugal, témoignant de certains problèmes structurels dans l’administration de la justice ; (...)
Notant (...) que, comme relevé par la Cour dans sa décision sur la recevabilité dans l’affaire Gouveia da Silva Torrado le 22 mai 2003, la jurisprudence de la Cour suprême administrative du Portugal s’est développée de manière à assurer la mise en place d’un recours effectif au titre de la durée excessive des procédures, ceci sur la base du décret de 1967 sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat, mais notant que la confirmation de l’application générale de cette jurisprudence est attendue (...)
ENCOURAGE les autorités portugaises à poursuivre leurs efforts en vue de résoudre le problème général de la durée excessive des procédures judiciaires devant les juridictions civiles, administratives, pénales, du travail et aux affaires familiales, et à informer le Comité des développements en la matière ;
INVITE les autorités à fournir au Comité de plus amples informations sur l’impact en pratique de toutes les réformes engagées sur la durée des procédures judiciaires, en les étayant notamment avec des données statistiques à des fins de comparaison (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
30. Les requérants allèguent que la durée de la procédure litigieuse a porté atteinte à l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
31. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
32. La période à considérer a débuté le 24 novembre 1993, date de la saisine du tribunal de Matosinhos par les requérants, et s’est terminée le 3 décembre 2002, date du jugement rendu par ce même tribunal. Elle a donc duré un peu plus de neuf ans.
A. Sur la recevabilité
33. Le Gouvernement prétend, se référant aux conclusions du tribunal central administratif du Nord dans son arrêt du 30 mars 2006 (cf. paragraphe 15 ci-dessus), que les requérants ont omis d’épuiser les voies de recours internes de manière adéquate. Les requérants n’ont pas soumis d’observations à cet égard.
34. La Cour n’aperçoit pas en quoi les requérants auraient omis d’épuiser les voies de recours internes de manière adéquate. Elle constate que les juridictions administratives, et le tribunal central administratif du Nord en particulier, ont bien examiné le bien-fondé des allégations des requérants, sans avoir décelé une quelconque informalité commise par ces derniers. Dans ces conditions, l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
35. La Cour constate ensuite que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
36. Les requérants estiment que la durée de la procédure litigieuse ne saurait passer pour raisonnable.
37. Le Gouvernement le conteste.
38. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
39. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).
40. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
41. Les requérants dénoncent par ailleurs l’inefficacité de l’action en responsabilité extracontractuelle, s’agissant des allégations portant sur la durée excessive d’une procédure judiciaire. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, lequel dispose notamment :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale (...) »
42. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
43. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
44. Les requérants soutiennent que l’action en responsabilité extracontractuelle ne saurait constituer un recours « effectif », au sens de l’article 13 de la Convention, pour faire sanctionner la durée excessive d’une procédure judiciaire. Ils en veulent pour preuve les décisions rendues par les juridictions internes dans leur affaire.
45. Les requérants rappellent que la Cour elle-même avait considéré, dans sa décision de principe Paulino Tomás, que l’action en cause ne demeurerait efficace que tant que deux conditions seraient respectées : que ces actions soient elles-mêmes examinées dans un « délai raisonnable » et que le niveau d’indemnisation respecte les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour en la matière. Les requérants soulignent que les juridictions administratives ne respectent aucune de ces deux conditions. Ainsi, le délai de décision serait très souvent supérieur à quatre ans et ces juridictions n’accorderaient pas, même en cas de reconnaissance de dépassement du délai raisonnable, un dédommagement adéquat. Pour les requérants, les décisions rendues dans leur affaire en sont l’exemple frappant. Ils s’en prennent en particulier à la position adoptée par le ministère public, représentant du Gouvernement tant devant les juridictions administratives que devant la Cour européenne, et qui, après avoir défendu à Strasbourg l’efficacité de l’action en responsabilité extracontractuelle, soutiendrait au niveau interne des positions contraires à cette efficacité.
46. Pour les requérants, la nouvelle loi en la matière ne change rien à cette situation. Ils concluent à la violation de l’article 13 de la Convention.
b) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement considère qu’il n’y a aucune raison justifiant de s’écarter de la jurisprudence établie par la Cour dans sa décision Paulino Tomás. Il soutient d’abord, s’agissant de la durée des actions en cause, que la plupart des actions qui se trouvent pendantes devant les juridictions administratives ont été introduites au cours des années 2006 et 2007, l’exigence de célérité requise pour un recours effectif étant donc respectée.
48. Quant au niveau de l’indemnisation, le Gouvernement admet que certaines décisions révèlent une interprétation plus stricte des critères de dédommagement exigés par la législation nationale. Il relève cependant que la Cour suprême administrative, dans son arrêt du 28 novembre 2007, a précisé que les juridictions administratives devaient interpréter la législation nationale en conformité avec les exigences de la Convention européenne et les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour européenne.
49. Le Gouvernement estime enfin que le nouveau système de responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat, introduit par la loi no 67/2007 du 31 décembre 2007, clarifie d’avantage la situation en la matière, conformément aux souhaits exprimés par la Cour dans sa décision Paulino Tomás.
50. Le Gouvernement conclut que l’action en responsabilité extracontractuelle de l’Etat demeure un moyen efficace, adéquat et accessible à tous ceux qui souhaitent se plaindre de la durée excessive des procédures judiciaires au Portugal.
2. Appréciation de la Cour
51. La Cour rappelle d’emblée qu’elle a déjà eu l’occasion de préciser les obligations des Etats s’agissant des caractéristiques et de l’effectivité des recours créés en vue de porter remède aux griefs tirés de la durée excessive d’une procédure judiciaire (voir Paulino Tomás (déc.), précitée, et surtout Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 193-207, CEDH 2006-V).
52. En l’espèce, la question se pose de savoir si, au vu des décisions rendues par les juridictions administratives, l’action en responsabilité extracontractuelle de l’Etat demeure un recours « effectif », au sens de l’article 13 de la Convention, pour tous ceux qui souhaitent se plaindre de la durée excessive des procédures judiciaires au Portugal.
53. S’agissant d’abord de la durée de la procédure, la Cour note avec préoccupation que le temps mis par les juridictions administratives à examiner les actions en responsabilité extracontractuelle semble très souvent se prolonger sur des périodes significatives. A cet égard, la Cour rappelle que d’autres Etats ont fait des choix différents en prévoyant par exemple, en ce domaine, des délais plus courts : c’est le cas de l’Italie, où la cour d’appel dispose de quatre mois pour rendre sa décision (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, §§ 62 et 208).
La Cour est cependant prête à admettre qu’un tel élément, à lui seul, ne rend pas le recours ineffectif, surtout si la juridiction compétente dispose de la possibilité de faire état de son propre retard et d’accorder à l’intéressé une réparation supplémentaire à ce titre (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 207).
54. Pour ce qui est ensuite du niveau de l’indemnisation, la Cour ne saurait accepter la position du tribunal central administratif du Nord dans la présente affaire – et dans d’autres affaires signalées à la Cour par les parties – selon laquelle les préjudices causés par la durée excessive d’une procédure judiciaire ne mériteraient pas, en eux-mêmes, un dédommagement. Elle rappelle à cet égard que le point de départ du raisonnement des juridictions nationales en la matière doit être la présomption solide, quoique réfragable, selon laquelle la durée excessive d’une procédure occasionne un dommage moral. Bien sûr, dans certains cas, la durée de la procédure n’entraîne qu’un dommage moral minime, voire pas de dommage moral du tout. Le juge national devra alors justifier sa décision en la motivant suffisamment (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 204).
55. La Cour note avec satisfaction que la Cour suprême administrative, dans son arrêt du 28 novembre 2007, accepte cette interprétation et respecte entièrement les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour (voir paragraphe 26 ci-dessus). Reste que cette jurisprudence ne semble pas encore suffisamment consolidée dans l’ordre juridique portugais. Par exemple, dans la présente affaire la même juridiction a déclaré irrecevable le recours introduit par les requérants sur la base de l’article 150 du code de procédure des tribunaux administratifs, considérant que la question ici en cause était dépourvue d’un « intérêt juridique ou social substantiel » (voir paragraphe 17 ci-dessus). La Cour estime qu’il serait souhaitable que la Cour suprême administrative mette un terme à cette incertitude et rappelle à cet égard que l’article 152 du code de procédure des tribunaux administratifs donne la possibilité au ministère public, représentant de l’Etat, de demander une harmonisation de la jurisprudence (voir paragraphe 28 ci-dessus). La Cour tient à souligner que le rôle des agents du ministère public – magistrature représentant d’ailleurs l’Etat également à Strasbourg – est en cette matière extrêmement important. Elle ne saurait accepter que ces agents présentent au niveau interne des arguments incompatibles avec la position soutenue par l’agent du Gouvernement devant la Cour (A.C.R.E.P. c. Portugal, no 23892/94, décision de la Commission du 16 octobre 1995, Décisions et rapports (DR) 83, p. 57).
56. Au vu des considérations précédentes, la Cour estime que l’action en responsabilité extracontractuelle de l’Etat n’a pas offert un recours « effectif », au sens de l’article 13 de la Convention. Elle estime par ailleurs qu’une telle action ne pourra passer pour un recours « effectif » tant que la jurisprudence qui se dégage de l’arrêt de la Cour suprême administrative du 28 novembre 2007 n’aura pas été consolidée dans l’ordre juridique portugais, à travers une harmonisation des divergences jurisprudentielles qui se vérifient à l’heure actuelle.
57. Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
58. Les requérants invoquent encore, à l’appui de leurs allégations, les articles 17, 34, 35, 41 et 46 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1.
59. La Cour estime cependant que la requête ne soulève aucune autre question séparée susceptible d’être examinée sous l’angle de ces dispositions, sauf s’agissant des considérations qu’elle fera ci-après sur l’application des articles 46 et 41 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION
A. Article 46 de la Convention
60. Aux termes de cette disposition :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »
61. Avant d’examiner les demandes de satisfaction équitable présentées par les requérants au titre de l’article 41 de la Convention, et eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour se propose d’examiner quelles conséquences peuvent être tirées de l’article 46 de la Convention pour l’Etat défendeur. Elle rappelle qu’aux termes de l’article 46 les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation, l’Etat défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences. L’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII ; Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 192, CEDH 2004-V).
62. En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention, les Etats contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I).
63. Devant la Cour sont déjà pendantes plusieurs dizaines de requêtes dans lesquelles les intéressés se plaignent de la durée de procédures judiciaires et allèguent que l’action en responsabilité extracontractuelle de l’Etat ne saurait être tenue pour un recours « effectif », au sens de l’article 13 de la Convention.
64. Dans sa Résolution Intérimaire ResDH(2007)108, le Comité des Ministres encourage les autorités portugaises « à poursuivre leurs efforts en vue de résoudre le problème général de la durée excessive des procédures judiciaires » et se réfère à la jurisprudence de la Cour suprême administrative en matière de responsabilité civile extracontractuelle de l’Etat dans ce contexte (cf. paragraphe 29 ci-dessus).
65. La Cour tient à souligner que, si l’existence d’un recours est nécessaire, elle n’est en soi pas suffisante, comme la présente affaire d’ailleurs le démontre à l’évidence. Encore faut-il que les juridictions nationales aient la possibilité en droit interne d’appliquer directement la jurisprudence européenne, et que leur connaissance de cette jurisprudence soit facilitée par l’Etat en question (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 239).
66. Tout en réitérant que l’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Broniowski c. Pologne [GC], précité, § 192), et sans vouloir définir quelles peuvent être les mesures à prendre par l’Etat défendeur pour qu’il s’acquitte de ses obligations au regard de l’article 46 de la Convention, la Cour attire son attention sur les conditions indiquées ci-dessus (paragraphes 51-56 ci-dessus) pour que le recours en cause soit « effectif ». Elle invite l’Etat défendeur et tous ses organes, y compris les agents du ministère public, dont le rôle est extrêmement important en la matière, à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que les décisions nationales soient conformes à la jurisprudence de la Cour.
B. Article 41 de la Convention
67. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
68. Les requérants réclament 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi. Ils demandent par ailleurs 15 000 EUR pour chacun d’entre eux pour le préjudice moral.
69. S’agissant du dommage matériel, le Gouvernement souligne que les requérants n’ont pas formulé de demande à ce titre devant les juridictions internes, la Cour ne pouvant donc que rejeter cette partie de leurs prétentions. Quant au préjudice moral, le Gouvernement considère la somme demandée manifestement excessive.
70. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 9 500 EUR au titre du préjudice moral.
2. Frais et dépens
71. Les requérants demandent également 15 476,61 EUR, dont 1 370,60 au titre des frais de procédure engagés dans le cadre de l’action en responsabilité extracontractuelle, pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes, et 4 350 EUR pour ceux encourus devant la Cour.
72. Le Gouvernement trouve ces sommes surévaluées et non justifiées.
73. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime en premier lieu qu’il y a lieu de rembourser la somme de 1 370, 60 EUR payée par les requérants au titre des frais de procédure entraînés par l’action en responsabilité extracontractuelle. Elle juge par ailleurs raisonnable d’accorder la somme de 2 000 EUR pour la procédure devant la Cour. Elle octroie donc à ce titre aux requérants conjointement la somme totale de 3 370,60 EUR et rejette leurs demandes pour le surplus.
3. Intérêts moratoires
74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention :
i) 9 500 EUR (neuf mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 3 370,60 EUR (trois mille trois cent soixante-dix euros et soixante cents), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 juin 2008, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens Greffière Présidente
ARRÊT MARTINS CASTRO ET ALVES CORREIA DE CASTRO c. PORTUGAL
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