DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CEVİZ c. TURQUIE
(Requête no 8140/08)
ARRÊT
STRASBOURG
17 juillet 2012
DÉFINITIF
17/10/2012
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ceviz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8140/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Haydar Ceviz (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 février 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Devant la Cour, le requérant est représenté par Me İ. Akmeşe, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 12 décembre 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer les griefs tirés de l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1945 et réside à Istanbul.
5. Soupçonné avec plusieurs autres personnes de trafic de stupéfiants, il fut arrêté le 26 septembre 2007 à la suite d’une surveillance par des procédés techniques et d’une filature par la police. Selon le procès-verbal d’arrestation signé par le requérant, les suspects ont été appréhendés alors qu’ils étaient en train de décharger dans l’entrepôt appartenant au requérant la camionnette dans laquelle étaient dissimulés quarante-quatre kilogrammes d’héroïne.
6. Le 28 septembre 2007, la police recueillit la déposition du requérant en présence de l’avocat de celui-ci. L’intéressé nia les faits qui lui étaient reprochés ; il déclara ne pas connaître les autres suspects et affirma que le véhicule avait été introduit dans son entrepôt par la police. Interrogé sur des conversations téléphoniques qui avaient été enregistrées, le requérant indiqua que le numéro objet des écoutes n’était pas le sien et nia avoir eu des conversations téléphoniques avec le principal suspect. A cette occasion, la police donna lecture des procès-verbaux relatifs à tous les échanges téléphoniques avec le principal suspect.
7. Le 29 septembre 2007, le juge près la cour d’assises spéciale d’Istanbul (« le juge ») prit, sur le fondement de l’article 153 § 2 du code de procédure pénale, la décision de limiter pour le requérant et son avocat l’accès au dossier d’enquête pour ne pas compromettre l’objectif de l’enquête.
8. Entendu le 30 septembre 2007 par le procureur de la République en présence de son avocat, le requérant réitéra les déclarations qu’il avait faites à la police. Il expliqua que les policiers avaient introduit le véhicule dans le local, procédé à une fouille et trouvé le stupéfiant. Il contesta sur ce point le procès-verbal d’incident et d’arrestation dont le procureur avait donné lecture. Interrogé sur des échanges téléphoniques qui avaient été retranscrits, il soutint d’abord que le numéro objet des écoutes n’était pas le sien, ajouta ensuite qu’il n’avait pas téléphoné sur cette ligne et qu’en tout cas il ne se rappelait pas l’avoir fait, puis justifia avoir eu des échanges téléphoniques avec le suspect principal en disant qu’il lui avait loué l’entrepôt et que le suspect lui devait des loyers impayés.
9. Toujours le 30 septembre 2007, le requérant fut traduit devant le juge près la cour d’assises spéciale d’Istanbul. Lors de son audition devant le juge, en présence de son avocat, il nia à nouveau son implication dans le trafic de stupéfiants. Il reconnut que le numéro objet des écoutes était bien le sien, contrairement à ce qu’il avait déclaré devant le procureur. Interrogé à nouveau sur le contenu de ses échanges téléphoniques avec le principal suspect, il expliqua que ces conversations concernaient la location de l’entrepôt. Il contesta la déposition du suspect principal et affirma que, contrairement aux déclarations de celui-ci et au procès-verbal d’incident, la camionnette ne se trouvait pas à l’intérieur de l’entrepôt mais à l’extérieur au moment où les policiers étaient intervenus. Au terme de l’audition, le juge rejeta la demande d’élargissement du requérant et ordonna son placement en détention provisoire compte tenu de l’état des preuves ainsi que de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée.
Devant le juge, deux suspects reconnurent les faits qui leur étaient reprochés. L’un d’eux déclara que le requérant n’était pas au courant du trafic et qu’il lui avait ouvert les portes de l’entrepôt après qu’il lui eut indiqué avoir à y décharger des matériaux de construction. Il précisa que les policiers étaient intervenus avant même le déchargement.
10. Le 3 octobre 2007, l’avocat du requérant contesta la décision de placement en détention provisoire et demanda l’élargissement de son client, plaidant l’absence de raisons plausibles de soupçonner son client d’avoir commis l’infraction reprochée. Il soutint que le contenu des transcriptions des appels téléphoniques interceptés ne pouvait suffire à faire le lien entre le requérant et les faits reprochés. Il ajouta que les échanges téléphoniques en question avaient trait à la location de l’entrepôt. Il contesta également le procès-verbal de filature, faisant remarquer que celui-ci ne mentionnait pas que le requérant eût été avisé de la présence de stupéfiants dissimulés. Faisant observer que son client disposait d’une adresse permanente et que son casier judiciaire était vierge, l’avocat affirma qu’il n’y avait pas de risque de fuite ni de risque d’altération des preuves. Il ajouta que, si une mesure préventive s’imposait, elle pourrait consister en un contrôle judiciaire ou en la mise en liberté sous caution.
11. Le 3 octobre 2007, la cour d’assises transféra la demande d’opposition au procureur de la République et invita celui-ci à présenter un avis écrit. En réponse, le 4 octobre, le procureur proposa de rejeter le recours en ces termes :
« Il y a lieu de rejeter la demande [d’élargissement] compte tenu des motifs de détention. »
L’avis avait été ajouté de la main du procureur au bas de la lettre que la cour d’assises lui avait adressée.
12. Le 5 octobre 2007, statuant sur dossier et se rangeant à l’avis du procureur, la cour d’assises écarta la demande d’élargissement eu égard à la nature et à la qualification de l’infraction reprochée ainsi qu’à l’état des preuves.
13. Le 9 octobre 2007, le requérant fut inculpé, avec quatre autres suspects, de trafic de stupéfiants sur le fondement de l’article 188 du code pénal.
14. Le 17 octobre 2007, la cour d’assises spéciale accepta l’acte d’accusation et mit l’affaire en jugement.
15. Le 20 février 2008, la cour d’assises tint sa première audience, au cours de laquelle elle entendit cinq accusés, dont le requérant, en leurs déclarations. Au terme de l’audience, elle ordonna le maintien en détention provisoire du requérant compte tenu de la persistance du risque de fuite, de la peine encourue et du laps de temps passé en détention provisoire. Elle releva aussi qu’il s’agissait d’une infraction visée par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale, qu’il y avait toujours des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction reprochée et que l’application de mesures alternatives à la détention n’apparaissait pas suffisante au vu du risque d’altération des preuves. A cet égard, la cour d’assises releva que cinq suspects étaient toujours en fuite.
16. Le 23 mai 2008, la cour d’assises tint la deuxième audience en présence du requérant et de son avocat ; elle entendit trois policiers ayant procédé à l’arrestation du requérant et ayant signé les procès-verbaux de filature et d’arrestation, un témoin de la défense ainsi que l’épouse du requérant. Au terme de l’audience, elle rejeta la demande d’élargissement du requérant pour des motifs identiques à ceux énoncés lors de la précédente audience.
17. Le 21 juillet 2008, la cour d’assises, examinant d’office et sur dossier la question du maintien en détention du requérant, considéra que les motifs de son placement en détention n’avaient pas disparu et elle prolongea la détention eu égard à la nature et à la qualité de l’infraction reprochée, à l’état des preuves, à la peine encourue, à la durée de la détention déjà effectuée et au risque de fuite et d’altération des preuves. Elle ajouta que des mesures alternatives à la détention apparaissaient insuffisantes.
18. Lors de l’audience du 10 septembre 2008, la cour d’assises ordonna la mise en liberté provisoire du requérant au vu du contenu du dossier et de l’état des preuves.
19. Le 21 avril 2010, elle reconnut le requérant coupable de trafic de stupéfiants et le condamna à huit ans et neuf mois d’emprisonnement. Elle se fonda essentiellement sur les transcriptions des conversations téléphoniques du requérant avec le principal accusé, sur le procès-verbal de filature et sur les déclarations des policiers ayant procédé à l’intervention et rédigé les procès-verbaux.
20. Le 6 juin 2011, la Cour de cassation confirma la condamnation du requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
21. Selon l’article 188 du code pénal, le trafic de stupéfiants est puni de cinq à quinze ans d’emprisonnement. Lorsqu’il s’agit de trafic d’héroïne, la peine est majorée de moitié. Il en est de même en cas d’association de malfaiteurs.
22. En droit turc, la détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er juin 2005.
23. Selon l’article 100 de ce code, le placement en détention provisoire d’une personne n’est possible que s’il existe de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée et s’il existe un motif de détention, à savoir un risque de fuite ou d’altération des preuves. Ces conditions sont cumulatives. Cela étant, pour certains crimes particulièrement graves parmi lesquels figure celui reproché au requérant, l’article 100 § 3 du code présume l’existence des motifs de détention (risque de fuite et/ou d’altération des preuves) lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis l’infraction en question.
24. D’après l’article 104 du code de procédure pénale, le suspect ou le prévenu peut demander à tout moment de l’enquête et de la procédure sa remise en liberté. La décision de rejet est susceptible d’opposition.
25. Selon l’article 108 § 1 du code de procédure pénale, au stade de l’instruction, le juge d’instance pénal examine, à la demande du procureur de la République et au plus tard tous les trente jours, la nécessité du maintien de la mesure de détention provisoire. Dans la même période, le détenu peut lui aussi, en vertu de l’article 108 § 2, demander l’examen de la question de sa détention provisoire. L’article 108 § 3 du code de procédure pénale prévoit que, au stade du procès, le juge ou le tribunal décide du maintien en détention provisoire ou de la remise en liberté de l’intéressé au cours de chaque audience ou bien, si les conditions le nécessitent, entre deux audiences ou dans le délai de trente jours prévu au paragraphe 1er de cette disposition.
26. Les modalités d’exercice du recours en opposition sont énoncées aux articles 267 et suivants du code de procédure pénale.
D’après l’article 270, l’autorité compétente qui va examiner le recours peut communiquer l’opposition au procureur de la République ou à l’autre partie pour qu’il présente ses observations écrites.
L’article 271 se traduit comme suit :
« A l’exception des cas prévus par la loi, il est statué sur l’opposition sans tenir d’audience. Toutefois, lorsque cela est nécessaire, le procureur de la République puis le représentant ou le défenseur de l’intéressé sont entendus. »
27. L’article 153 du code de procédure pénale régit le pouvoir de l’avocat d’examiner le dossier d’enquête. Les parties pertinentes de cette disposition se lisent comme suit :
« Au stade de l’enquête, l’avocat a le droit de prendre connaissance du contenu du dossier et d’obtenir sans frais une copie des documents qu’il souhaite.
Si l’examen du contenu du dossier par l’avocat ou l’obtention par celui-ci d’une copie risque de compromettre l’objectif de l’enquête, ce pouvoir [de l’avocat] peut être limité par décision du juge d’instance pénal, sur demande du procureur de la République.
La disposition de l’alinéa 2 ne s’applique pas en ce qui concerne le procès-verbal de déposition de la personne arrêtée ou du suspect et les rapports d’expertise ainsi que les procès-verbaux relatifs aux autres actes judiciaires pour lesquels les personnes indiquées ont le droit d’être présentes.
A partir de la date d’acceptation de l’acte d’accusation par le tribunal, l’avocat a le droit de prendre connaissance du contenu du dossier et des preuves placées sous protection ; il a le droit d’obtenir sans frais copie de tous les procès-verbaux et documents (...) »
28. L’article 141 du code de procédure pénale prévoit la possibilité pour un justiciable de demander réparation du préjudice subi en raison d’une mesure préventive dont il a fait l’objet. Aucun des cas prévus par cette disposition ne mentionne la possibilité d’obtenir une indemnisation en cas de défaillances procédurales du recours permettant de contester la détention provisoire. D’après l’article 142 du code, relatif aux modalités de ce recours, la personne concernée peut saisir la cour d’assises compétente de sa demande d’indemnisation dans les trois mois suivant la notification de la décision définitive.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
29. Le requérant allègue que la durée de sa détention provisoire a enfreint l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
30. Le Gouvernement combat cette thèse.
31. La Cour note que la période à considérer a débuté le 26 septembre 2007 avec l’arrestation du requérant pour s’achever le 10 septembre 2008 avec la remise en liberté de l’intéressé (paragraphes 5 et 18 ci-dessus). La détention provisoire en question a donc duré près d’un an.
32. La Cour rappelle qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions rejetant les demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII). La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Par ailleurs, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle cherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 153, CEDH 2000‑IV).
33. En l’espèce, la Cour observe qu’avant la mise en liberté du requérant, la question du maintien en détention provisoire a été examinée à quatre reprises : une première fois le 5 octobre 2007, puis deux fois lors des deux premières audiences sur le fond de l’affaire, tenues le 20 février et le 23 mai 2008 en présence du requérant et de son avocat, et enfin une quatrième fois le 21 juillet 2008. Pour décider du maintien en détention de l’intéressé, la cour d’assises s’est fondée sur la nature de l’infraction reprochée et la peine encourue, l’état des preuves, l’existence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis l’infraction, le risque de fuite et d’altération des preuves et la présomption établie par l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (paragraphes 15-17 ci-dessus).
34. La Cour estime qu’il est clairement établi que des soupçons pesaient sur le requérant tant au moment de son arrestation que tout au long de l’avancement de la procédure. En outre, elle n’aperçoit aucune raison de s’écarter de l’opinion des juges de la cour d’assises quant à la gravité des faits reprochés à l’intéressé, à savoir le trafic de stupéfiants. S’agissant du risque de voir le requérant se soustraire à la justice et de le voir altérer les preuves, la Cour note que les juges l’ont justifié par le fait que cinq suspects étaient en fuite. Elle observe aussi que la cour d’assises a pris en considération – chaque fois qu’elle a examiné la question de la détention provisoire de l’intéressé – la possibilité de prendre des mesures alternatives à la détention provisoire. Pour les motifs énumérés ci-dessus, elle s’est toujours prononcée en faveur du maintien du requérant en détention. La Cour relève enfin que, lors de la troisième audience, alors même que la procédure était toujours pendante en première instance, la cour d’assises a décidé la remise en liberté de l’intéressé.
35. En résumé, dans les circonstances de la présente affaire, la Cour estime que les motifs exposés par la cour d’assises pour maintenir le requérant en détention peuvent être considérés comme « pertinents » et « suffisants ».
36. Reste donc à examiner la conduite de la procédure. A cet égard, la Cour rappelle que la célérité particulière à laquelle un accusé détenu a droit dans l’examen de son cas ne doit pas nuire aux efforts des magistrats pour accomplir leur tâche avec le soin voulu (Knebl c. République tchèque, no 20157/05, § 69, 28 octobre 2010). En l’espèce, elle n’aperçoit pas de raisons particulières de critiquer la conduite de l’affaire par les autorités compétentes.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la durée de la détention litigieuse ne peut être considérée comme étant excessive. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
38. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence d’un recours effectif par le biais duquel il aurait pu contester son maintien en détention provisoire.
Invoquant l’article 13 de la Convention, il se plaint également de ne pas avoir disposé d’un recours effectif en droit interne susceptible de porter remède à ses griefs tirés de l’article 5 de la Convention.
La Cour estime opportun d’examiner ces griefs sous l’angle du seul article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
39. Le Gouvernement soutient que le requérant pouvait contester son maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition.
40. Le requérant fait d’abord remarquer que, lorsque son avocat a formé opposition contre la décision de placement en détention provisoire, il n’a pas eu accès à l’ensemble des éléments du dossier, et ce contrairement au procureur de la République qui a présenté un avis après avoir pris connaissance de tous les éléments du dossier. A ce sujet, il précise que lui‑même n’a pas eu accès à des documents tels que les transcriptions de ses conversations téléphoniques, les procès-verbaux des filatures et les déclarations des autres suspects. Il reproche ensuite à la cour d’assises d’avoir examiné son recours sur la seule base du dossier, sans tenir d’audience et sans l’entendre ni entendre son avocat alors qu’elle aurait demandé au procureur de la République de rédiger ses observations. Il est d’avis qu’il aurait dû bénéficier de la possibilité de répondre à cet avis au cours d’une audience. Enfin, il dénonce l’insuffisance et la non-pertinence des motifs retenus par la cour d’assises.
A. Absence d’accès aux éléments du dossier d’enquête
41. La Cour rappelle qu’une procédure menée au titre de l’article 5 § 4 de la Convention devant la juridiction saisie d’un recours contre une détention doit être contradictoire et garantir l’« égalité des armes » entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue. L’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999-II , Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001-I, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009).
42. En l’espèce, la Cour note que, le 29 mai 2007, le juge a décidé de limiter, sur le fondement l’article 153 § 2 du code pénal, l’accès du requérant et de son avocat au dossier d’enquête pour ne pas compromettre la bonne marche de l’enquête.
43. La Cour reconnaît que les pièces du dossier auxquelles le requérant affirme n’avoir pas eu accès revêtaient une importance essentielle dans la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé. Cependant, elle observe que, lors de son audition par le procureur de la République puis par le juge, le requérant, assisté par son avocat, a été interrogé sur les appels téléphoniques interceptés, sur les déclarations du suspect principal et sur la filature qui s’est terminée par l’arrestation. De même, lorsque l’avocat a formé son opposition contre le placement en détention provisoire de son client, il s’est référé expressément au contenu des transcriptions des appels téléphoniques interceptés et du procès-verbal de filature. Il apparaît ainsi que les documents ayant servi de base au placement en détention provisoire du requérant étaient accessibles pour le requérant et son avocat, qui ont ainsi eu la possibilité de les discuter. La Cour estime donc que tant le requérant que son avocat avaient une connaissance suffisante du contenu des documents en question et qu’ils ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire.
44. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
B. Absence d’audience lors de l’examen de l’opposition
45. La Cour rappelle que la première garantie découlant de l’article 5 § 4 de la Convention est le droit d’être effectivement entendu par le juge saisi d’un recours contre une détention. Pour les personnes détenues dans les conditions énoncées à l’article 5 § 1 c) de la Convention, l’article 5 § 4 exige en principe la tenue d’une audience (Nikolova, précité, § 58, Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 31, CEDH 2005‑XII, et Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 126, CEDH 2000‑XI). Le droit d’être entendu par le juge saisi d’un recours contre la détention doit pouvoir être exercé à des intervalles raisonnables (Knebl c. République tchèque, no 20157/05, § 85, 28 octobre 2010).
46. La Cour a déjà admis que si le détenu avait pu comparaître en première instance devant le juge appelé à se prononcer sur sa détention, le défaut de comparution lors de l’examen de l’opposition n’enfreignait pas en soi l’article 5 § 4 de la Convention, à moins que cette circonstance ne porte atteinte au respect du principe de l’égalité des armes (voir Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 54, 29 novembre 2011 et les affaires citées en référence, notamment Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 150, 27 mai 2010). A cet égard, elle a également pris en considération le fait qu’à la date d’examen de l’opposition, la comparution de l’intéressé devant les juges de première instance remontait seulement à quelques jours (Altınok, précité, § 55).
47. La Cour note qu’il en est de même dans la présente affaire.
48. Elle relève d’abord que la décision initiale de placement en détention du requérant ne prête pas à critique. A cette occasion, le requérant a été entendu par le juge près la cour d’assises spéciale et, assisté par son avocat, il a eu la possibilité de contester de manière appropriée les éléments de preuve ayant justifié son placement en détention.
49. Pour ce qui est de l’opposition formée contre cette décision initiale de placement en détention provisoire, la Cour observe que la cour d’assises spéciale l’a rejetée à l’issue d’un examen sur dossier, sans avoir entendu le requérant. Elle estime cependant que l’absence de comparution de l’intéressé dans le cadre de cette procédure n’a pas en soi porté atteinte au respect des principes de l’égalité des armes et du contradictoire dans la mesure où aucune des parties n’a participé oralement à la procédure d’opposition en question. La Cour note en outre que lorsque la cour d’assises spéciale a adopté sa décision le 5 octobre 2007 – décision objet de la présente requête – la dernière comparution du requérant devant un juge remontait seulement à quelques jours, à savoir à son audition du 30 septembre 2007 (paragraphe 9 ci-dessus).
50. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
C. Non-communication de l’avis du procureur de la République
51. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
52. La Cour rappelle qu’un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties – le procureur et le détenu (Nikolova, précité, § 58). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow, précité, § 44).
53. En l’espèce, la Cour relève que, lors de l’examen de l’opposition formée par le requérant contre la décision du 30 septembre 2007, la cour d’assises a invité le procureur de la République à présenter son avis écrit en vertu de l’article 270 du code de procédure pénale. Le procureur a déposé devant cette juridiction ses conclusions écrites tendant au rejet de la demande d’élargissement, lesquelles conclusions n’ont pas été communiquées au requérant ou à son avocat. Ces derniers n’ont donc pas eu la possibilité de répondre à cet avis. La cour d’assises a statué dans le sens de l’avis du procureur et a rejeté l’opposition formée par le requérant (paragraphes 11-12 ci-dessus).
54. Dès lors, considérant que le requérant ou son avocat n’ont pas eu la possibilité de se voir communiquer l’avis du procureur de la République ni d’y répondre et que, par conséquent, l’égalité des armes entre les parties n’a pas été respectée, la Cour estime que le recours prévu en droit interne n’a pas satisfait aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (Altınok, précité, § 60).
55. Partant, elle conclut à la violation de l’article 5 § 4 sur ce point.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION
56. Le requérant se plaint enfin de l’absence d’un recours qui lui aurait permis de demander réparation. Il invoque l’article 5 § 5 de la Convention, ainsi libellé :
« 5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
57. Le Gouvernement soutient que le requérant avait la possibilité d’obtenir une indemnisation en vertu des articles 141 et suivants du code de procédure pénale.
58. La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X). En l’espèce, la Cour ayant conclu à la violation du paragraphe 4 de l’article 5, il reste à déterminer si le requérant disposait de la possibilité de demander réparation pour le préjudice subi.
59. La Cour relève que l’article 141 du code de procédure pénale prévoit la possibilité pour une personne ayant fait l’objet d’une mesure de détention préventive de demander une indemnisation dans certains cas limitativement énoncés. Or la Cour observe, à la lecture de cette disposition, qu’aucun des cas de figure énumérés ne prévoit la possibilité de demander la réparation d’un préjudice subi en raison de défaillances procédurales du recours susceptible de remédier au grief de détention provisoire. A cet égard, le Gouvernement est resté en défaut de produire une quelconque décision de justice relative à l’octroi d’une indemnité, sur le fondement de cette disposition, à un justiciable se trouvant dans la situation du requérant. Partant, la Cour estime que la voie de l’indemnisation indiquée par le Gouvernement ne saurait constituer un recours effectif au sens de l’article 5 § 5 de la Convention (Altınok, précité, § 67).
60. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 5 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
61. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
62. Le requérant réclame 5 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
63. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
64. La Cour estime que le dommage moral est suffisamment réparé par le constat de violation de la Convention auquel elle parvient (voir Meral c. Turquie, no 33446/02, § 58, 27 novembre 2007, et Kömürcü c. Turquie, no 77432/01, § 24, 22 juin 2006).
B. Frais et dépens
65. Le requérant demande également 3 987 livres turques (environ 1 840 EUR) pour les frais et dépens engagés dans la procédure devant la Cour. A titre de justificatif, il fournit une convention et une quittance d’honoraires ainsi qu’une quittance relative à des frais de traduction.
66. Le Gouvernement conteste ce montant.
67. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
68. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 § 4 (non-communication de l’avis du procureur de la République) et § 5 de la Convention ;
2. Déclare, à la majorité, la requête irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention ;
4. Dit, par six voix contre une, que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;
5. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, somme à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juillet 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithFrançoise Tulkens
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge A. Sajó.
F.T.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
(Traduction)
Si je souscris à l’avis de la majorité selon lequel en l’espèce la jurisprudence de la Cour (voir Meral c. Turquie, no 33446/02, § 58, 27 novembre 2007, et Kömürcü c. Turquie, no 77432/01, § 24, 22 juin 2006) n’exige pas qu’une satisfaction équitable soit accordée en raison de la non‑communication de l’avis du procureur de la République, j’ai toutefois voté en faveur de l’octroi d’une satisfaction équitable au requérant, et ce parce que j’estime que l’absence d’audience lors de l’examen de l’opposition à une décision initiale de placement en détention constitue une violation de l’article 5 § 4 de la Convention qui peut avoir des conséquences graves.