CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE JEAN-JACQUES MOREL c. FRANCE
(Requête no 25689/10)
ARRÊT
STRASBOURG
10 octobre 2013
DÉFINITIF
10/01/2014
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Jean-Jacques Morel c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 septembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25689/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Jean-Jacques Morel (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me B. Ader, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme A.-F. Tissier, sous-directrice des droits de l’homme au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue une violation de l’article 10 de la Convention du fait de sa condamnation pénale pour diffamation, en raison de propos tenus lors d’une conférence de presse.
4. Le 21 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant, M. Jean-Jacques Morel, est un ressortissant français, né en 1963 et résidant à Saint-Denis de la Réunion. En 2001, il fut élu au conseil municipal de cette commune, dont le maire était R.-P.V. Il était le représentant d’un groupe distinct de la majorité municipale qui avait été créé pour marquer une divergence née au sein de cette dernière en cours de mandat électoral.
6. Le 26 octobre 2005, G.S., directeur général de l’Association dyonisienne de promotion économique (« ADPE »), association délégataire de service public chargée de la gestion du parc des expositions et des congrès de Saint-Denis de La Réunion et ancien vice-président de l’ADPE, fit citer le requérant devant le tribunal correctionnel de Saint-Denis pour y répondre du délit de diffamation. Il fondait son recours sur les propos tenus par le requérant lors d’une conférence de presse dont un journal local, Le Quotidien de La Réunion, avait rendu compte le 17 septembre 2005, dans la rubrique Vie politique à Saint Denis et sous le titre Morel règle ses comptes. L’article se lisait comme suit :
« Jean-Jacques Morel règle ses comptes avec [R.-P.V.], lui reprochant d’avoir embauché à prix d’or, logement de fonction en sus, un directeur pour l’ADPE.
Visiblement, Jean-Jacques Morel n’a toujours pas digéré son éviction de la tête – en tant que vice-président délégué – de l’ADPE, structure gestionnaire du parc des expositions du Chaudron. S’il ne s’est pas trop épanché à l’époque, en début d’année en fait, le patron du groupe « Saint-Denis ensemble » est désormais prêt à en découdre, à régler ses comptes.
Si Jean-Jacques Morel a été évincé de l’ADPE, mais aussi de la présidence de Nordev, la Sem qui chapeautera tout à terme, c’est parce qu’il n’a « pas accepté » que l’on crée « du jour au lendemain » un poste de directeur général à l’ADPE, alors qu’elle fonctionnait « très bien sans ». Un poste qui n’est à ses yeux qu’un « emploi factice » puisqu’il est payé « 12 000 euros par mois sur treize mois pour quelques heures de travail par semaine ». L’intéressé appréciera.
Ce n’est pas tout. Jean-Jacques Morel reproche en effet à la mairie de fournir à ce directeur un logement de fonction. « D’accord pour un logement de fonction en cas de nécessité absolue, comme pour un gardien ou un directeur d’école. Mais ce logement est-il sur le parc des expositions ? Non, il est dans un quartier résidentiel. C’est inacceptable ».
Dans tout cela, le premier adjoint ne voit que « gabegie » et « gaspillage ». C’est, poursuit-il, « le genre de laisser-aller qui discrédite les hommes politiques ».
Interrogé hier par téléphone, R.-P.V. ne comprend pas pourquoi son premier adjoint met cela sur le tapis, alors qu’il est administrateur de la Nordev et qu’il « envoie toujours ses notes de restaurant à l’ADPE ». Et le député-maire d’expliquer que Jean-Jacques Morel s’est retrouvé « dans une situation qu’il a lui-même créée » en accentuant son « opposition » au sein de l’équipe municipale. »
7. G.S. soutint que les propos tenus par le requérant et retranscrits par le journaliste, qui les avait perçus comme un règlement de compte avec le député-maire R.-P.V., avaient eu pour conséquence de le diffamer.
8. Le 3 novembre 2005, le requérant notifia à la partie civile une offre de preuve des imputations donnant lieu aux poursuites.
9. Le 7 novembre 2005, celle-ci répliqua par une offre de contre-preuve.
10. Par un jugement du 18 avril 2006, le tribunal correctionnel prononça la nullité de la citation, annula la procédure et débouta la partie civile de ses demandes. G.S. interjeta appel du jugement.
11. Par un arrêt du 8 mars 2007, la cour d’appel de Saint-Denis rejeta l’exception de nullité de la citation, déclara irrecevable l’offre de preuve, accorda le bénéfice de la bonne foi au requérant et débouta la partie civile de ses demandes. Sur l’offre de preuve, elle releva que le requérant versait quatre pièces, tout en considérant qu’il n’établissait pas la relation entre les documents produits et ses imputations. Concernant la bonne foi du requérant, la cour d’appel estima que la lecture de l’article de presse s’inscrivait dans un conflit de nature politique entre le maire R.-P.V. et son premier adjoint, ayant pour objet le contrôle et l’utilisation des deniers publics. Elle jugea que les propos litigieux rapportés par la presse ne visaient manifestement pas à déconsidérer la partie plaignante, qui n’était d’ailleurs pas nommément désignée, mais à critiquer la création de ce poste ainsi que les conditions de rémunération et avantages en nature qui lui étaient attribués. Elle considéra en outre que les erreurs ou approximations qu’avait pu commettre le requérant dans la description de l’emploi critiqué étaient à rattacher au libre débat public et pouvaient être rectifiées par le maire qui en avait eu l’initiative. Enfin, la cour d’appel ne releva aucune animosité personnelle du requérant à l’égard de G.S. Ce dernier se pourvut en cassation.
12. Par un arrêt du 29 janvier 2008, la Cour de cassation cassa et annula l’arrêt, renvoyant la cause et les parties devant la cour d’appel de Paris, au motif que la cour d’appel de Saint-Denis avait accordé au prévenu le bénéfice de la bonne foi en retenant l’absence d’animosité personnelle sans rechercher s’il avait satisfait aux exigences de prudence, d’objectivité et de sérieux de l’enquête.
13. Par un arrêt du 15 janvier 2009, la cour d’appel de Paris déclara le requérant coupable de diffamation publique envers un particulier et le condamna à 1 000 euros (EUR) d’amende et 3 000 EUR de dommages-intérêts. Elle estima que les passages litigieux portaient atteinte à l’honneur et à la considération de G.S. et que le requérant avait échoué dans son offre de preuve. Elle considéra également que l’absence de prudence dans le propos de ce dernier et la vivacité des attaques formulées conduisaient à lui refuser le bénéfice de la bonne foi.
14. Le requérant se pourvut en cassation, dénonçant une violation de l’article 10 de la Convention.
15. Par un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation rejeta son pourvoi, estimant que les propos en cause, même s’ils concernaient un sujet d’intérêt général, étaient dépourvus de base factuelle suffisante et constituaient des attaques personnelles excédant les limites de la liberté d’expression et de la polémique politique.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
16. Les dispositions pertinentes de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sont les suivantes :
Article 29
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »
Article 31
« Sera punie [d’une amende de 45 000 euros], la diffamation commise [par l’un des moyens énoncés en l’article 23 de la loi, dont « tout moyen de communication au public par voie électronique »], à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un ministre de l’un des cultes salariés par l’État, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition.
La diffamation contre les mêmes personnes concernant la vie privée relève de l’article 32 ci-après. »
Article 32
« La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 sera punie d’une amende de 12 000 euros.
(...) »
Article 35
« (...) La vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée, sauf (...) b) Lorsque l’imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix années (...) »
Article 42
« Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, à savoir :
1o Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations, et, dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, les codirecteurs de la publication ;
2o A leur défaut, les auteurs ;
3o A défaut des auteurs, les imprimeurs ;
4o A défaut des imprimeurs, les vendeurs, les distributeurs et afficheurs. (...) »
Article 48
« (...) 6o Dans le cas de diffamation envers les particuliers prévu par l’article 32 et dans le cas d’injure prévu par l’article 33, paragraphe 2, la poursuite n’aura lieu que sur la plainte de la personne diffamée ou injuriée. Toutefois, la poursuite, pourra être exercée d’office par le ministère public lorsque la diffamation ou l’injure aura été commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. La poursuite pourra également être exercée d’office par le ministère public lorsque la diffamation ou l’injure aura été commise envers un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap ; il en sera de même lorsque ces diffamations ou injures auront été commises envers des personnes considérées individuellement, à la condition que celles-ci aient donné leur accord (...). »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
17. Le requérant estime que sa condamnation pénale a entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
18. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
19. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
20. Le requérant rappelle son statut d’élu au conseil municipal qui, bien qu’appartenant initialement à la même coalition que le maire, avait ensuite fondé un groupe devant être considéré comme formant une « quasi-opposition ». Il estime donc bénéficier des garanties reconnues par la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression dans le cadre du débat politique. À cet égard, il rappelle que les propos litigieux concernaient l’utilisation et la gestion des fonds publics, un sujet « d’intérêt général ».
21. Le requérant souligne également le fait que les propos litigieux ne visaient pas nommément le plaignant, mais qu’ils étaient dirigés contre la décision du maire relative à l’aménagement du poste de directeur général de l’ADPE et aux modalités de sa rémunération. Il rappelle le contenu des documents versés à l’appui de son offre de preuve et en déduit la réalité des éléments avancés. Il estime donc que ses déclarations contenaient des jugements de valeurs qui n’étaient pas dépourvus de « base factuelle » suffisante et qu’il n’est pas établi que sa condamnation ait pu correspondre à « un besoin social impérieux ».
22. Enfin, le requérant qualifie de non négligeable le montant cumulé de l’amende et de la condamnation civile qui lui ont été infligées.
b) Le Gouvernement
23. Le Gouvernement reconnaît que la condamnation litigieuse constitue une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Il considère néanmoins que cette dernière était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime constitué par la protection de la réputation ou des droits de G.S., et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.
24. À cet égard, s’il ne conteste pas le caractère d’intérêt général du débat dans lequel s’inscrivent les propos litigieux, il estime que le requérant a outrepassé le droit de libre critique en employant les termes d’« emploi factice », de « gabegie » et de « gaspillage », sous-entendant l’existence d’un emploi fictif, ce qui a porté atteinte à l’honneur et à la considération du plaignant. De même, il considère que le fait de reprocher à ce dernier de bénéficier d’un logement de fonction somptuaire qui ne répondait pas à une nécessité absolue de service, visait à porter atteinte à sa réputation.
25. Par ailleurs, le Gouvernement estime que les propos concernés, s’ils comportaient des éléments d’appréciation, relevaient essentiellement de l’imputation de faits. À cet égard, il rappelle que la Cour de cassation a examiné attentivement les pièces produites par le requérant et qu’elle a jugé que celui-ci ne disposait pas d’éléments précis et sérieux étayant ses allégations. Dans ce contexte, il estime que l’intéressé aurait dû faire preuve de prudence. Il relève que les juges du fond ont refusé de lui accorder le bénéfice de la bonne foi.
26. Selon le Gouvernement, le degré de virulence toléré dans le cadre du débat politique connaît une limite qui est franchie lorsque des propos portent gravement atteinte à l’honneur d’un individu. Il considère que c’est le cas de ceux d’espèce, qui imputaient au plaignant une participation à une infraction pénale. Il rappelle en outre que la personne visée n’était pas un élu devant faire preuve d’une tolérance particulière à la critique.
27. Il considère donc qu’en tenant compte de ces éléments, les juges internes ont ménagé un juste équilibre entre la nécessité de protéger la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation du plaignant. Il ajoute que les sommes infligées à titre d’amende et de réparation civile étaient proportionnées, compte tenu du maximum de la peine encourue (12 000 EUR). Il en conclut que le grief tiré de la violation de l’article 10 de la Convention est manifestement mal fondé et, par suite, irrecevable.
2. Appréciation de la Cour
28. La Cour constate que les parties s’accordent pour considérer la condamnation pénale du requérant pour diffamation publique envers un particulier comme une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle partage ce point de vue et rappelle qu’une telle immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », si elle poursuit un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de ce texte, et si elle est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, notamment, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 34-37, série A no 103, et Brasilier c. France, no 71343/01, § 27, 11 avril 2006).
29. À cet égard, la Cour relève que l’ingérence litigieuse était bien « prévue par la loi », la condamnation se fondant sur les articles 29, 31, 32 et 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. De même, elle considère, comme le Gouvernement, qu’une telle mesure avait pour but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui.
30. La Cour doit donc rechercher si l’ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.
a) Principes généraux
31. La Cour rappelle que cette condition lui commande de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, no 54216/09, § 36, 12 avril 2012).
32. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. Ce faisant, il lui incombe de déterminer si la mesure attaquée devant elle demeurait « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000‑I). Pour cela, la Cour doit se convaincre que ces dernières ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, et Lehideux et Isorni c. France, précité, § 51).
33. La Cour rappelle également que, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour les partis politiques et leurs membres actifs (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 46, Recueil 1998-I, et Desjardin c. France, no 22567/03, § 47, 22 novembre 2007). En effet, des ingérences dans la liberté d’expression d’un membre de l’opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (voir, notamment, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Piermont c. France, 27 avril 1995, § 76, série A no 314, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 46, Recueil 1998-IV). Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’État concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII).
34. Il convient de rappeler à cet égard que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (voir, par exemple, Lingens, précité, § 42, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, Brasilier, précité, § 41, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV).
35. Dans ce domaine, l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel ; ce sont les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000‑X, Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 30, 23 janvier 2007, et Renaud c. France, no 13290/07, § 39, 25 février 2010). Les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics (voir, notamment, Brasilier, précité, § 42, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, précité, § 40).
36. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre déclarations de faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Par conséquent, en présence de jugements de valeurs, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 47, Recueil 1997-I, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II, et Renaud c. France, précité, § 35-36).
37. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], précité, § 64).
b) Application de ces principes
38. La Cour relève d’emblée que le débat dans le cadre duquel les propos litigieux ont été tenus relevait de l’intérêt général, la critique des modalités d’emploi et de rémunération du directeur de l’ADPE touchant incontestablement à la gestion de la municipalité et des fonds publics.
39. De plus, elle souligne que le requérant s’exprimait au cours d’une conférence de presse, en sa qualité de membre du conseil municipal de Saint-Denis de la Réunion et de représentant d’un groupe distinct de la majorité municipale, lequel avait été créé pour marquer une divergence née au sein de cette dernière en cours de mandat électoral. Son discours s’analyse donc comme celui d’un opposant politique, pour l’encadrement duquel la marge d’appréciation des Etats est très limitée.
40. À cet égard, la Cour constate que les propos litigieux constituaient au premier chef une critique de la décision du maire de créer un poste de directeur de l’ADPE et de l’assortir de modalités avantageuses pour son titulaire. Ils ne visaient pas la partie plaignante, mais tendaient à critiquer la manière dont le député-maire de la ville utilisait les fonds publics.
41. Par ailleurs, la Cour estime que les propos litigieux, consistant à qualifier le poste concerné d’ « emploi factice » et à dénoncer une forme de « gabegie » et de « gaspillage », s’apparentent d’avantage à des jugements de valeur qu’à des déclarations de fait. Or, elle note, d’une part, que les documents présentés par le requérant à l’appui de son offre de preuve, s’ils n’établissent pas le caractère fictif de l’emploi, montrent néanmoins que la critique s’appuyait sur des éléments réels relatifs à la rémunération du directeur de l’ADPE et s’inscrivaient dans le cadre d’une réflexion plus vaste sur la gestion des deniers publics au niveau local. D’autre part, l’argumentation du requérant, tirée de la situation antérieure au cours de laquelle G.S. cumulait l’emploi critiqué avec celui de directeur de gestion des services de la ville, servait de base à son questionnement quant à l’utilité de créer un poste à temps plein. La Cour estime dès lors que la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante.
42. De plus, elle ne partage pas l’avis du Gouvernement quant à l’absence de prudence et à la virulence dont aurait fait preuve le requérant, les propos litigieux ne contenant ni allégation explicite de commission d’une infraction ni mise en cause du titulaire de l’emploi contesté. Elle observe en outre que les termes utilisés, bien que polémiques, restent néanmoins dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles, au regard du ton et du registre ordinaires du débat politique.
43. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation du plaignant. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants, et ne correspondaient à aucun besoin social impérieux.
44. Enfin, la Cour estime que les sommes mises à la charge du requérant ne sont pas négligeables, s’agissant d’une peine d’amende de 1 000 euros, associée à une condamnation à 3 000 euros de dommages et intérêts. Or, la Cour a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 48, 7 juin 2007, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, précité, § 51).
45. En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
46. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
48. Au titre du préjudice matériel, le requérant réclame le remboursement des sommes qu’il a dû régler en exécution de la condamnation prononcée à son encontre, à savoir 1 308 EUR versés au trésor public et 4 500 EUR de dommages-intérêts, outre 1 500 de frais irrépétibles versés au plaignant. Par ailleurs, il évalue son préjudice moral à 15 000 EUR.
49. Le Gouvernement observe que la condamnation au titre des dommages-intérêts était en réalité de 3 000 EUR. Il estime qu’une somme de 5 808 EUR au titre du préjudice matériel pourrait être allouée au requérant. Par ailleurs, il considère qu’un constat de violation constituerait une réparation suffisante du préjudice moral allégué.
50. La Cour est convaincue de l’existence d’un lien de causalité suffisant entre le dommage matériel allégué et la violation constatée par elle sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Il y a donc lieu de rembourser au requérant le montant de l’amende majorée des droits, soit 1 308 EUR, ainsi que les sommes de 3 000 EUR et 1 500 EUR versées à titre de dommages-intérêts et frais irrépétibles, soit un total de 5 808 EUR au titre du préjudice matériel.
51. Par ailleurs, le constat de manquement figurant dans le présent arrêt constitue, en soi, une satisfaction équitable suffisante au titre du préjudice moral (voir, entre autres, Oberschlick (no 1), précité, § 69, et Jerusalem, précité, § 54).
B. Frais et dépens
52. Le requérant demande également 2 990 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
53. Le Gouvernement ne s’oppose pas à cette demande.
54. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 990 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes:
i) 5 808 EUR (cinq mille huit cent huit euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii) 2 990 EUR (deux mille neuf cent quatre-vingt-dix euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Dit, par six voix contre une, que le constat d’une violation constitue, en soi, une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage moral subi par le requérant ;
5. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Power-Forde.
M.V.
C.W.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE MME LA JUGE POWER-FORDE
(Traduction)
Je partage l’opinion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans cette affaire. Je ne partage pas son opinion selon laquelle ce constat vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante au titre du préjudice moral. Le requérant a exercé son droit fondamental à la liberté d’expression et il n’a en aucun cas dépassé les limites du discours protégé. Pour cela, il a subi l’épreuve pénible de devoir assurer sa défense au pénal et, au bout du compte, il a été reconnu coupable d’une infraction pénale pour laquelle une amende lui a été infligée. De surcroît, il a été condamné à verser des dommages-intérêts à la partie civile. En toute objectivité, l’épreuve qui lui a été imposée pour avoir simplement exercé son droit à la liberté d’expression a dû être pour lui source d’angoisse, d’anxiété et d’appréhension. A mes yeux, la majorité n’aurait pas dû s’écarter de la pratique habituelle de la Cour dans les affaires relevant de l’article 10[1] et aurait dû accorder au requérant la modeste somme qu’il demandait. Il pouvait prétendre à plus qu’« une simple victoire morale »[2].
* * *
[1] Voir, par exemple, Oberschlick c. Autriche (n° 2), 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV ; Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, série A n° 298 ; Lingens c. Autriche, n° 9815/82, 8 juillet 1986 ; Fressoz et Roire c. France [GC], n° 29183/95, CEDH 1999‑I ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, n° 51772/99, CEDH 2003‑IV, et Marchenko c. Ukraine, n° 4063/04, 19 février 2009.
[2] Expression employée par la minorité partiellement dissidente dans l'affaire Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 2, CEDH 2002‑IV.