CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MOREELS c. BELGIQUE
(Requête no 43717/09)
ARRÊT
STRASBOURG
9 janvier 2014
DÉFINITIF
09/04/2014
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Moreels c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43717/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Guy Moreels (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me P. Verpoorten, avocat à Herentals. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. Le requérant allègue que son maintien en détention dans un lieu inapproprié à son état de santé emporte violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Il se plaint également de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif (article 5 § 4).
4. Le 5 mai 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1952. Il est actuellement interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas.
6. Le requérant fut condamné le 18 mai et le 5 juin 2004 par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers à des peines de six mois et de trois ans d’emprisonnement respectivement, pour atteinte à la pudeur et viol sur mineure.
7. Un rapport psychiatrique du 13 février 2004 établit que le requérant avait le profil d’un pédophile.
8. Le 18 juin 2004, considérant que le requérant n’était pas responsable de ses actes et qu’au moment où il les avait commis, ses troubles mentaux étaient tels qu’il ne contrôlait pas ses actes, la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers décida, en application des articles 1er à 7 de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels (« loi de défense sociale ») d’interner le requérant dans un établissement qui serait désigné par la Commission de défense sociale (« CDS ») compétente pour faits, s’étalant de 2001 à 2004, de viols et d’atteintes à la pudeur commis sur plusieurs mineures.
9. Cette décision fut confirmée par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers le 6 décembre 2004.
10. Le 15 mars 2005, considérant que l’état de santé de l’intéressé ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’un reclassement présentant des garanties suffisantes pour la société n’était pas possible, la CDS d’Anvers ordonna le placement du requérant à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas et demanda qu’une pré-thérapie soit entamée.
11. Un centre spécialisé dans l’encadrement thérapeutique des auteurs de faits de mœurs fut contacté pour intervenir.
12. Le 18 mai 2005, la ministre de la Justice décida, sur la base de l’article 21 de la loi de défense sociale, que le requérant purgerait ses peines (paragraphe 6, ci-dessus) lors de son internement. La décision ministérielle précisait ce qui suit :
« Ces peines sont fixées jusqu’au 18 mars 2008 sous réserve de modification ultérieure. Si la [CDS], sur avis du service psychiatrique de la prison d’Anvers, n’a pas constaté à ce moment-là que l’état du requérant s’est suffisamment amélioré, celui-ci restera détenu sous l’autorité de la commission. »
13. Considérant que l’état de santé de l’intéressé ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’un reclassement présentant des garanties suffisantes pour la société n’était pas possible, la CDS confirma à plusieurs reprises de 2005 à 2007 le maintien du requérant à Merksplas avec continuation de la thérapie. Elle ordonna la désignation d’un collège d’experts.
14. Un rapport relatif à l’évolution de la problématique sexuelle du requérant, établi le 12 septembre 2006, indiqua que le requérant continuait de minimiser les faits qui lui étaient reprochés et que la collaboration avec le service psycho-social était tumultueuse. Il faisait état des démarches effectuées par le requérant en vue de trouver un établissement privé extérieur en vue d’un reclassement en ambulatoire. Le rapport faisait toutefois observer ce qui suit :
(traduction)
« L’intéressé est actuellement lié par son double statut (...). Bien qu’il ait été informé que la seule possibilité d’être reclassé était la prise en charge dans un établissement psychiatrique tel que prévu par l’article 14 [de la loi de défense sociale], il nie cette donnée. »
15. Courant 2006, le service psychosocial de la prison prit contact avec des hôpitaux psychiatriques pour demander la prise en charge du requérant. Ces démarches échouèrent ; un hôpital soutenait que les mesures de sécurité en place ne permettaient pas l’accueil du requérant, un autre avança des raisons de compétence territoriale et le requérant refusa d’être traité dans le troisième.
16. Un test PCL-R (Psychopathy Check List - Revised), effectué par les services de la prison de Merksplas, le 21 mars 2008, révéla que le requérant ne pouvait pas être qualifié de psychopathe et n’était pas une personnalité antisociale mais qu’il avait une personnalité narcissique, manipulatrice et égocentrique de type Cluster B. D’après un test SVR-20 (Sexual Violence Risk), le risque de récidive de délinquance sexuelle devait être considéré comme étant modéré à élevé. Le rapport concluait que, pour éviter ce risque, le requérant devait être traité, que les chances d’un traitement étaient réelles mais rendues difficiles par ses troubles de la personnalité et l’absence de reconnaissance des faits. Il recommandait une prise en charge intensive et spécialisée en vue de faire évoluer la problématique sexuelle et le maintien en internement dans l’attente d’un transfèrement vers un établissement spécialisé.
17. Un rapport relatif à l’évolution de la problématique sexuelle du requérant, établi le 18 novembre 2008, fit état de ce que des hôpitaux psychiatriques avaient à nouveau été contactés mais avaient refusé de prendre en charge le requérant. L’un de ces hôpitaux avait considéré l’admission du requérant mais avait finalement décliné face à son refus de prendre une médication en vue de diminuer sa libido.
18. Le 2 décembre 2008, la CDS confirma à nouveau le maintien à Merksplas dans l’attente d’un transfèrement au sein d’un établissement psychiatrique extérieur spécialisé dans le traitement des comportements sexuels déviants.
19. Le requérant introduisit un recours devant la Commission supérieure de défense sociale (« CSDS »). Se référant à la jurisprudence de la Cour et notamment à l’arrêt Aerts c. Belgique (30 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V), il dénonçait ses conditions de détention comme étant inappropriées à son état et ses besoins et demandait qu’une visite des lieux soit effectuée. Il demandait que son reclassement en ambulatoire soit ordonné ou, à défaut, qu’il soit placé dans un établissement du type de celui désigné par la CDS, c’est-à-dire spécialisé dans le traitement de la déviance sexuelle.
20. Le 18 décembre 2008, la CSDS rejeta le recours, s’exprimant en ces termes :
(traduction)
« Il n’est pas nécessaire, avant de se prononcer, d’effectuer une visite des lieux de l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas.
Il ressort du dossier et des débats que l’état de l’interné ne s’est pas suffisamment amélioré et que les conditions en vue d’un reclassement ne sont pas remplies. (...)
Il n’y a donc aucune raison à ce stade d’ordonner la mise en liberté à l’essai de l’interné, ni de l’autoriser à effectuer des sorties. (...)
La Commission ne peut pas ordonner le transfèrement immédiat de l’interné vers un établissement psychiatrique (spécialisé dans le traitement des comportements sexuellement déviants) sans la soumission d’une attestation d’admission de l’intéressé dans un tel établissement.
La prolongation de l’internement d’un interné ne remplissant pas les conditions pour sa libération n’emporte pas violation de l’article 5 § 1 de la Convention. »
21. Le requérant se pourvut en cassation contre cette décision. Il se plaignait que la CSDS n’avait pas fait usage de ses compétences légales pour ordonner le transfèrement du requérant dans un établissement approprié à sa problématique et qu’il était dans l’impossibilité de démontrer que l’aile psychiatrique était un lieu inapproprié à sa détention au sens de la jurisprudence de la Cour sur l’article 5 § 1 de la Convention.
22. Le 17 février 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant contre la décision de la CSDS au motif notamment que, contrairement à ce que celui-ci alléguait, la CSDS n’avait pas mis en question sa compétence pour statuer sur le transfèrement vers un établissement psychiatrique extérieur mais avait considéré qu’il ne remplissait pas encore les conditions pour un tel transfèrement.
23. Selon plusieurs rapports établis en 2009 et 2010 par le service psycho-médical de la prison de Merksplas, des résultats positifs avaient été obtenus grâce à la pré-thérapie, notamment l’instauration d’un dialogue sur la problématique sexuelle, et le requérant bénéficiait d’autorisations de sortie à un rythme régulier dans le contexte familial et à condition de ne pas entrer en contact avec des mineures. Les rapports soulignaient qu’une prise en charge spécialisée et intensive était nécessaire pour éviter le risque élevé de récidive de délinquance sexuelle. Tout en relevant la préférence exprimée par le requérant pour un reclassement ambulatoire et un retour à son domicile auprès de son épouse et de ses enfants, les rapports considéraient que cette voie n’était pas envisageable et recommandaient d’attendre un placement dans un établissement spécialisé. Les mêmes constats et conclusions furent répétés dans un rapport du 5 janvier 2011.
24. Selon un bilan des soins établi le 27 juin 2011, le requérant avait bénéficié de trente-trois consultations auprès d’un psychiatre depuis 2004.
25. Le requérant se trouve toujours à l’aile psychiatrique de Merksplas où son maintien est régulièrement confirmé par la CDS dans l’attente d’un placement dans un établissement spécialisé dans le traitement des déviants sexuels.
II. LA SITUATION EN DROIT ET EN PRATIQUE EN MATIÈRE D’INTERNEMENT EN BELGIQUE
26. Les dispositions légales applicables et la description des structures d’internement en Belgique en général figurent dans l’arrêt Van Meroye c. Belgique (no 330/09, §§ 36 à 60, 9 janvier 2014).
27. La Cour a récemment rendu quatre arrêts de principe concernant la régularité de l’internement en Belgique de personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux au sein d’ailes psychiatriques de prisons ordinaires. Les extraits pertinents de documents internes et internationaux relatifs aux problèmes structurels rencontrés en Belgique dans ce domaine figurent dans ces arrêts (L.B. c. Belgique, no 22831/08, §§ 72-74, 2 octobre 2012, Claes c. Belgique, no 43418/09, §§ 42-69 et 70-72, 10 janvier 2013, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, §§ 37-62 et 63-65, 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, §§ 29-53 et 54-56, 10 janvier 2013).
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS D’IRRECEVABILITÉ SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
28. La Cour note que le Gouvernement soulève la même exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes que dans l’affaire Claes précitée (§§ 73 à 75). Alors que le Gouvernement fait valoir que le requérant a omis de faire usage de la voie judiciaire, seule voie de recours effective, selon lui, pour statuer sur les conditions de détention, le requérant soutient qu’il a donné, conformément aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention, l’opportunité aux instances internes de constater et de redresser les griefs qu’il tire de l’article 5 de la Convention (§ 76).
29. La Cour constate qu’à la différence de l’affaire Claes dans laquelle la procédure en référé n’était pas terminée, en l’espèce, le requérant n’a pas saisi le juge judiciaire et a porté son grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention uniquement devant les instances de défense sociale.
30. La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Okkali c. Turquie, no 52067/99, § 57, CEDH 2006-XII, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 140, CEDH 2012). De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (voir, par exemple, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, Okkali, précité, § 60, et Nada, précité, § 142).
31. Elle rappelle également avoir constaté dans l’affaire Claes précitée (§ 79) que les internés, qu’ils saisissent les instances sociales ou le juge judiciaire, poursuivent le même but qui est de dénoncer le caractère inapproprié de la détention en aile psychiatrique et de faire condamner l’Etat à trouver une solution adaptée. Elle avait aussi relevé que tant les instances de défense sociale que le juge judiciaire pouvaient, en principe, mettre fin à la situation que les internés dénonçaient.
32. En l’espèce, le requérant a mené à terme la procédure devant les organes compétents en vertu de la loi de défense sociale pour contrôler la légalité de l’internement et ordonner, s’il y avait lieu, la mise en liberté ou le transfèrement dans un établissement approprié. Il a introduit un recours contre la décision du 2 décembre 2008 de la CDS qui confirmait pour la énième fois son maintien à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. Invoquant une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, il dénonçait le caractère inapproprié du lieu et des conditions de détention, sollicitait une visite des lieux pour en établir la réalité à son endroit et demandait d’être placé dans un établissement adapté à sa problématique sexuelle. L’instance d’appel, la CSDS, rejeta son recours par une décision du 18 décembre 2008. Le pourvoi en cassation formé par le requérant contre cette décision fut rejeté le 17 janvier 2009.
33. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il ne saurait être reproché au requérant de ne pas avoir, en plus, épuisé le recours devant les cours et tribunaux de l’ordre judiciaire. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
34. Le Gouvernement est d’avis que la requête doit, de toute façon, être rejetée pour défaut manifeste de fondement du fait que le requérant a omis d’apporter des preuves concrètes étayant l’absence alléguée de soins et les effets sur sa situation personnelle.
35. Le requérant fait valoir qu’il se plaint précisément de l’absence de soins adaptés à sa pathologie telle qu’elle a été diagnostiquée. Il soutient avoir fait valoir de manière étayée l’absence de soins et le caractère inapproprié de ses lieux de détention devant les autorités internes et avoir demandé en vain à ce que ces carences soient constatées sur place.
36. La Cour estime que les griefs formulés par le requérant sous l’angle de l’article 5 du fait du caractère inapproprié de son lieu de détention posent des questions qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond de cette partie de la requête ; il s’ensuit qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.
37. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, il y a lieu en conséquence de déclarer la requête recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
38. Le requérant se plaint d’être privé de sa liberté en violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond. »
A. Thèses des parties
39. Le requérant explique être une victime, parmi d’autres, d’un problème structurel en Belgique qui consiste à maintenir en détention ad vitam dans les ailes psychiatriques de prisons ordinaires des personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux sans leur offrir une prise en charge thérapeutique appropriée. Il expose cet argument de la même manière et s’appuie sur les mêmes données que les requérants dans les affaires ayant donné lieu aux quatre arrêts de principe précités (L.B., § 85, Claes, § 105, Dufoort, § 70, et Swennen, § 62).
40. Le Gouvernement développe un argumentaire comparable à celui qui était le sien dans ces affaires (ibidem, §§ 80-83, §§ 107 à 109, §§ 71 à 73, et §§ 64 à 66, respectivement) et qui peut se résumer comme suit. La présente affaire se distingue des affaires Aerts c. Belgique (30 juillet 1998, § 28, Recueil 1998-V) et Morsink c. Pays-Bas (no 48865/99, 11 mai 2004) du fait que la CDS n’a désigné aucun autre établissement pour la détention du requérant. Le requérant a bénéficié à la prison de Merksplas des soins appropriés. La situation dans laquelle se trouve le requérant est le résultat de la gravité particulière des pathologies dont il souffre, de l’absence de moyen de le traiter et du danger qu’il continue, par conséquent, à représenter pour la société.
B. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
41. La Cour a rappelé dans les quatre arrêts précités les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 et qui lui permettent d’évaluer la régularité de la privation de liberté et du maintien en détention d’une personne atteinte de troubles mentaux (L.B., §§ 91 à 94, Claes, §§ 112 à 115, Dufoort, §§ 76, 77 et 79, et Swennen, §§ 69 à 72 et les références qui y sont citées).
2. Application des principes en l’espèce
42. La Cour observe que l’internement du requérant a été ordonné par la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Anvers par ordonnance du 18 juin 2004, prise en application des articles 1er à 7 de la loi de défense sociale. Le tribunal avait considéré que le requérant n’était pas responsable des actes qui lui étaient reprochés, à savoir : atteintes à la pudeur et faits de viol à l’encontre de mineures.
43. En l’absence de « condamnation », la Cour estime que la détention subie par l’intéressé relève de l’article 5 § 1 e) de la Convention pour autant qu’il concerne la détention des aliénés. La décision ultérieure de la ministre de la Justice du 18 mai 2005, selon laquelle le requérant purgerait durant son internement les peines d’emprisonnement auxquelles il avait été condamné antérieurement, ne change rien à cela puisqu’elle s’est révélée sans impact sur la justification et le maintien de l’internement du requérant.
44. La Cour note qu’il n’est pas contesté que l’internement du requérant a été décidé « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
45. Rien ne permet, par ailleurs, à la Cour de douter que les conditions énoncées dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 e) (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33) pour qualifier le requérant d’« aliéné » et maintenir sa privation de liberté sont réunies en l’espèce. Il souffre de troubles de la personnalité et d’une problématique sexuelle sévère diagnostiqués par un psychiatre dès 2004. Plusieurs tests pratiqués en 2008 ont confirmé ces pathologies et conclurent à un risque de récidive élevé de déviance sexuelle.
46. La Cour doit donc examiner si, conformément à sa jurisprudence, la détention du requérant a lieu dans un établissement approprié.
47. La Cour constate que le requérant a été maintenu en internement au sein de l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas de façon continue par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers le 6 décembre 2004.
48. Le Gouvernement fait valoir que le requérant, à la différence notamment du requérant dans l’affaire Aerts précitée, a toujours été interné dans un lieu que la CDS a désigné et considéré comme approprié.
49. La Cour note toutefois que la prise en charge du requérant à l’extérieur de la prison dans un cadre adapté est envisagée par les autorités depuis 2006. En 2006 puis en 2008, les autorités prirent contact avec plusieurs hôpitaux psychiatriques mais ces démarches se révélèrent infructueuses, principalement en raison du refus opposé par ces structures d’admettre le requérant. Les auteurs de l’évaluation des risques effectués en mars 2008 recommandaient une prise en charge intensive et spécialisée et le maintien de l’internement dans l’attente d’un transfèrement vers un établissement extérieur spécialisé. Par la suite, la CDS motiva ses décisions de maintien en aile psychiatrique « dans l’attente d’un transfèrement vers un établissement psychiatrique spécialisé dans le traitement des délinquants sexuels ».
50. La Cour en déduit que le maintien du requérant en aile psychiatrique est conçu par les autorités elles-mêmes comme une solution « transitoire » dans l’attente de trouver une structure appropriée et adaptée à ses besoins, ce qui, implicitement, souligne l’inadéquation thérapeutique du maintien du requérant en milieu carcéral et que, si aucun autre établissement n’a été désigné par la CDS, c’est, en réalité, à défaut d’alternative (voir, mutatis mutandis, L.B., § 95, Claes, § 116, et Dufoort, § 81).
51. Le Gouvernement soutient qu’au sein de l’aile psychiatrique de Merksplas, le requérant a toujours été entouré de soins adéquats.
52. La Cour relève d’après les informations figurant dans le dossier que le requérant s’est rendu entre 2004 et 2011 à trente-trois consultations en psychiatrie et qu’il bénéficie, depuis 2005, d’une pré-thérapie grâce à l’intervention d’un service ambulatoire spécialisé dans le traitement et l’accompagnement des auteurs de faits de mœurs. Aux yeux de la Cour, si ces informations attestent que le requérant n’a manifestement pas été laissé sans aucune forme de soins, elles ne sont pas suffisantes pour lui permettre d’évaluer la mesure de la prise en charge thérapeutique du requérant (voir, mutatis mutandis, Dufoort, précité, § 83).
53. Le Gouvernement attribue l’échec de la prise en charge extérieure du requérant à sa personnalité et à son attitude.
54. La Cour n’est, quant à elle, pas convaincue que le requérant ait fait preuve d’une attitude visant à empêcher toute évolution de sa situation. La circonstance qu’un désaccord existait entre le requérant et le service psycho-social quant au programme de reclassement approprié, que le requérant ait refusé d’intégrer un établissement et qu’il a régulièrement exprimé sa préférence pour un traitement ambulatoire qui lui aurait permis de réintégrer son foyer a certes pu ralentir l’évolution du dialogue mais ne saurait, de l’avis de la Cour, être interprété comme dispensant les autorités de prendre les initiatives appropriées en vue d’assurer au requérant un traitement adapté à son état et de nature à l’aider à retrouver sa liberté (De Schepper c. Belgique, no 27428/07, § 48, 13 octobre 2009).
55. Il résulte des affaires ayant donné lieu aux quatre arrêts de principe précités que le cas du requérant n’est pas isolé. Il y a un problème structurel en Belgique dans la prise en charge des personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux. Nombre d’entre elles sont maintenues dans des ailes psychiatriques de prisons ordinaires dans l’attente de trouver une place dans une structure extérieure leur offrant des soins thérapeutiques pouvant contribuer à l’amélioration de leur état de santé et à une réintégration fructueuse dans la vie sociale. Ce problème est reconnu par les autorités belges et plusieurs instances internationales ont, de manière récurrente, exprimé leur préoccupation à ce sujet (L.B., § 95, Claes, § 116, Dufoort, § 81, et Swennen, § 81).
56. La Cour rappelle que dans l’affaire L.B., elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au motif que la détention du requérant, déclaré pénalement irresponsable de ses actes, pendant sept ans dans une aile psychiatrique de prison reconnue comme étant inadaptée à ses besoins, avait eu pour effet de rompre le lien entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a eu lieu (§§ 101 et 102). La Cour est parvenue à la même conclusion dans les affaires Claes (§§ 120 et 121), Dufoort (§§ 90 et 91) et Swennen (§§ 82 et 83).
57. Aucun élément du dossier du requérant ni de l’argumentation du Gouvernement ne permet à la Cour de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
58. En conclusion, la Cour considère que l’internement prolongé du requérant dans un lieu inadapté à son état de santé a rompu le lien requis par l’article 5 § 1 e) entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a lieu.
59. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
60. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 4 de la Convention combiné avec l’article 13 de la Convention. Il soutient qu’il n’a pas bénéficié d’un recours effectif pour faire valoir le caractère inapproprié de son lieu de détention.
61. Pour les mêmes raisons que celles exposées dans les arrêts Claes (§ 123) et Dufoort précités (§ 92), la Cour considère que les griefs que soulève le requérant doivent être examinés sous l’angle du seul article 5 § 4 de la Convention, ainsi formulé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Thèses des parties
62. Le requérant se plaint que, en dépit du caractère notoire du défaut de soins dans les ailes psychiatriques en général et à l’aile psychiatrique de Merksplas en particulier et des éléments qu’il a portés à ce sujet à l’attention des instances de défense sociale, l’organe de recours n’a pas considéré qu’il s’agissait d’un commencement de preuve et n’a effectué aucune démarche en vue d’établir la réalité des faits à son endroit. En refusant d’effectuer une visite de son lieu d’internement, la CSDS a privé le requérant de sa seule possibilité légale dont il disposait pour que le caractère approprié de ce lieu soit évalué in concreto et discuté contradictoirement. Le requérant se plaint en outre qu’il n’est pas possible pour les avocats des internés de prendre copie des dossiers d’internement de leurs clients, ce qui porte également atteinte à leur droit à une procédure contradictoire.
63. En particulier, le requérant fait valoir que les demandes de visite des lieux de détention formulées devant les instances de défense sociale sont systématiquement rejetées dans des termes standards, à savoir que les intéressés bénéficient des soins appropriés et que le lieu de détention est « bien connu » de la CDS. Le requérant souligne qu’à sa connaissance, une seule visite a été ordonnée qui concernait la prison de Merksplas. Il reconnaît que ces fins de non-recevoir s’inscrivent dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation qui a précisé que la loi de défense sociale ne prévoyait la visite des lieux de détention que dans le but que la CDS se tienne informée de l’état de l’interné en vue d’une éventuelle mise en liberté. Elle ne vise pas le contrôle des conditions de détention de l’interné et n’accorde pas à l’interné ou à son conseil le droit de requérir une telle visite.
64. Le Gouvernement soutient que la voie la plus évidente permettant aux internés de se plaindre de leurs conditions de détention est la procédure devant le juge des référés que le requérant n’a pas utilisée. Cette voie peut s’avérer effective pour les internés qui peuvent obtenir du juge qu’il ordonne aux autorités d’exécuter les décisions de la CDS ou, à tout le moins, les oblige à leur donner l’accompagnement nécessaire. Un arrêt de la cour d’appel de Gand du 26 mai 2005 en atteste (Claes précité, §§ 73 et 125, et Dufoort précité, § 95). En tout état de cause, le Gouvernement estime que le requérant a eu accès au « juge » conformément à l’article 5 § 4 pour se plaindre de la légalité de sa détention et par conséquent des conditions dans lesquelles il se trouve. La régularité de sa détention a été régulièrement examinée par la CDS, seule compétente pour décider du lieu d’internement, qui aurait pu ordonner une visite des lieux si elle l’avait estimé nécessaire. Si elle n’a pas donné suite à la demande du requérant, c’est qu’elle connaissait la situation à Merksplas.
B. Appréciation de la Cour
65. La Cour rappelle que, dans les affaires Claes et Dufoort précitées, elle a résumé les principes généraux relatifs à l’article 5 § 4 de la Convention en ce qu’il s’applique en cas d’internement de personnes souffrant de troubles mentaux (§§ 126 à 129 et §§ 97 à 101, respectivement). Elle y renvoie pour les besoins de la présente affaire.
66. La Cour a ensuite examiné les voies de recours dont disposaient les requérants pour établir la réalité de leurs conditions de détention et le caractère inapproprié des ailes psychiatriques. Elle considéra que la portée limitée des compétences des instances de défense sociale avait eu pour effet de priver les requérants d’un contrôle assez ample pour s’étendre à l’une des conditions indispensables à la « légalité » de sa détention au sens de l’article 5 § 1 e), à savoir le caractère approprié du lieu de détention (Claes, §§ 133 et 134, et Dufoort, §§ 106 et 107). Dans ces affaires, la Cour examina également l’autre voie utilisée par les requérants – la saisine du juge judiciaire dans le cadre d’une demande en référé – pour évaluer s’ils avaient eu accès à un recours conforme à l’article 5 § 4. Dans la première affaire, la Cour considéra que cette voie de recours ne s’était pas avérée utile pour le requérant puisqu’il s’était vu débouter de son action pour incompétence, et elle conclut à une violation de l’article 5 § 4. Dans la deuxième, la Cour estima ne pas disposer de suffisamment d’éléments pour considérer que la procédure en référé n’était pas un recours conforme à cette disposition.
67. En l’espèce, la Cour observe qu’à la différence de ces affaires, le requérant a porté son grief tiré de la violation de l’article 5 § 1 de la Convention devant les seules instances de défense sociale et n’a pas entamé de procédure devant le juge judiciaire. La question dont est saisie la Cour dans la présente affaire concerne donc uniquement la procédure devant les instances de défense sociale en tant que mécanisme de protection contre les détentions arbitraires ou irrégulières
68. La Cour observe que, par sa décision du 18 décembre 2008, la CSDS a refusé de faire suite à la demande du requérant d’effectuer une visite de son lieu de détention au motif qu’elle n’en avait pas besoin pour se prononcer. Elle a ensuite constaté que les conditions en vue d’un reclassement du requérant n’étaient pas remplies et qu’il n’était donc pas question de le mettre en liberté à l’essai ni d’autoriser des sorties. La CSDS précisa qu’elle ne pouvait ordonner le transfèrement immédiat de l’intéressé vers un établissement psychiatrique spécialisé dans le traitement des déviants sexuels sans disposer d’une attestation d’admission au sein d’une telle structure.
69. Dans son pourvoi en cassation, le requérant se plaignait en substance de ne pas disposer de recours effectif pour établir le caractère inapproprié de son lieu de détention au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. D’une part, le refus d’effectuer une visite le mettait dans l’impossibilité d’ouvrir le débat sur les conditions de détention et de démontrer que l’aile psychiatrique était un lieu inapproprié. D’autre part, la CSDS ne faisait pas usage de ses compétences légales pour ordonner le transfèrement du requérant dans un établissement approprié à sa problématique. La Cour de cassation, par son arrêt du 17 janvier 2009, considéra que la CSDS n’avait en réalité pas mis en question sa compétence mais avait seulement constaté que les conditions pour un transfèrement du requérant dans un établissement approprié n’étaient pas remplies. Elle rejeta le moyen comme manquant en fait.
70. Aux yeux de la Cour, ces décisions révèlent l’impasse dans laquelle se trouvait le requérant. En effet, la loi de défense sociale (paragraphes 16 et 18, ci-dessus) investit les instances de défense sociale de la compétence d’ordonner le transfèrement dans un autre établissement, elle ne leur accorde en revanche pas la compétence d’imposer à des établissements extérieurs d’accepter un interné. L’exercice de ladite compétence était donc tributaire, ainsi que le souligne la CSDS, de l’admission du requérant dans un des établissements spécialisés contactés, lesquels avaient toutefois, tous sauf un, refusé de le prendre en charge.
71. Comme elle l’avait déjà constaté dans les affaires Claes et Dufoort précitées (paragraphe 66 ci-dessus), il en résulte, selon la Cour, un sérieux problème en ce qui concerne l’effectivité des recours devant les instances de défense sociale. Ces dernières étaient en effet empêchées de facto d’effectuer un contrôle assez ample pour s’étendre à l’une des conditions indispensables à la « légalité » de sa détention au sens de l’article 5 § 1 e), à savoir le caractère approprié du lieu de détention, et de jure de redresser la violation alléguée par le requérant.
72. Eu égard à ce qui précède, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur l’impact qu’aurait eu, en l’espèce, l’impossibilité alléguée par le requérant d’obtenir copie, par l’intermédiaire de son représentant, de son dossier d’internement.
73. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
74. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
75. Le requérant réclame 141 200 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi du fait de sa détention dans des conditions inappropriées. Pour parvenir à ce montant, il s’inspire du montant de l’indemnité journalière pour détention inopérante rapportée à 2 824 jours de détention.
76. Le Gouvernement est d’avis que la comparaison avec la détention préventive inopérante n’est pas pertinente, le requérant ayant fait l’objet d’une détention régulière d’internement. Pour le reste, il s’en remet à la sagesse de la Cour.
77. La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain en raison de son maintien en détention dans un établissement inapproprié. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui octroie 15 000 EUR au titre du préjudice moral.
78. De plus, la Cour est d’avis qu’en l’espèce, le transfèrement du requérant dans un établissement approprié à ses besoins constitue la manière adéquate de redresser la violation constatée.
B. Intérêts moratoires
79. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident