CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE PLAISIER c. BELGIQUE
(Requête no 28785/11)
ARRÊT
STRASBOURG
9 janvier 2014
DÉFINITIF
09/04/2014
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Plaisier c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28785/11) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Stijn Plaisier (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me P. Verpoorten, avocat à Herentals. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. Le requérant allègue en particulier que son maintien en détention dans un lieu inapproprié à son état de santé emporte violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
4. Le 9 juin 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1984. Il est actuellement interné à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas.
6. Le requérant fut arrêté et mis en détention le 3 janvier 2003 pour faits de vol avec violence.
7. Un rapport d’expertise psychiatrique du 11 avril 2003 constata que le requérant était extrêmement agressif, qu’il souffrait d’un syndrome frontal d’euphorie naïve et qu’il faisait preuve de comportements puérils, de troubles de la réalité, de troubles de la stimulation et d’une possible perte de contrôle. Un rapport du 3 décembre 2003 conclut que le requérant était atteint de troubles mentaux l’ayant empêché de contrôler ses actes au moment des faits et qu’il représentait un danger pour la société. De l’avis des psychiatres, le requérant ne connaissait pas de limites et le risque de comportements futurs déviants était considéré comme élevé. Ce diagnostic fut confirmé en 2005 et il fut alors constaté que le requérant, consommateur d’héroïne, se faisait traiter avec de la méthadone.
8. Une première mesure d’internement en aile psychiatrique fut ordonnée par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Courtrai par ordonnance du 27 juin 2003.
9. Le 24 novembre 2003, la Commission de défense sociale (« CDS ») de Gand considéra que, vu la problématique du requérant, il devait être dirigé vers un établissement de sécurité moyenne. Dans l’attente d’une admission dans un tel établissement, il serait interné à l’aile psychiatrique de la prison de Gand.
10. Une mesure complémentaire d’internement fut ordonnée par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Courtrai le 24 décembre 2003.
11. En mai 2004, le requérant fut transféré à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas.
12. Le maintien de l’internement du requérant à Merksplas fut régulièrement confirmé par la CDS « dans l’attente de son admission dans un établissement de sécurité moyenne ».
13. Une mesure complémentaire d’internement fut ordonnée par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Turnhout le 20 décembre 2005.
14. Le 20 février 2006, le tribunal de première instance de Courtrai condamna le requérant à huit mois d’emprisonnement avec sursis pour les faits qui avaient justifié son internement (paragraphe 6, ci-dessus). Le requérant forma appel contre ce jugement.
15. Le requérant fut transféré le 17 août 2006 à l’aile psychiatrique de la prison de Gand, puis, le 2 juillet 2007, à celle de la prison de Turnhout. Ayant constaté que la situation du requérant en détention dégénérait, le 3 septembre 2008, la CDS décida de son transfèrement à la prison de Gand, plus proche de sa famille.
16. La cour d’appel de Gand rappela, par un arrêt du 2 mars 2007, que plusieurs rapports d’expertise psychiatrique avaient diagnostiqué que le requérant souffrait de troubles de santé mentale et qu’il avait fait l’objet de plusieurs mesures d’internement. Selon la cour d’appel, il y avait lieu de considérer qu’au moment de la commission des faits qui lui étaient reprochés, le requérant n’était pas responsable de ses actes et qu’il constituait toujours un danger pour lui-même et la société. La cour d’appel réforma donc le jugement du 20 février 2006 et ordonna l’internement du requérant.
17. Courant 2007, trois établissements psychiatriques de sécurité moyenne furent contactés. Un entretien fut organisé en vue de l’admission du requérant au sein de l’hôpital Sint-Jan-Baptist à Zelzate. L’entretien se solda par un échec au motif que le requérant manquait de motivation et de discipline et que son dossier était lourd et révélait une problématique complexe. La piste d’un placement résidentiel dans un centre de désintoxication fut évoquée mais pas concrétisée.
18. Le 30 janvier 2008, le requérant assigna l’Etat belge en justice en vue d’obtenir son transfèrement, conformément à la décision de la CDS, dans un établissement de sécurité moyenne approprié à ses besoins. Il invoquait une violation de l’article 5 § 1 de la Convention et la jurisprudence de la Cour dans l’arrêt Aerts c. Belgique (30 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-V). Alternativement, s’il devait être maintenu à la prison de Gand, il demandait à bénéficier de soins thérapeutiques.
19. En août 2008, le centre médico-légal psychiatrique de Zottegem se montra favorable à un entretien en vue d’une admission du requérant en son sein ; toutefois, le requérant ne put s’y rendre car il était sous l’influence de stupéfiants.
20. Le 23 octobre 2008, le président du tribunal de première instance de Turnhout rejeta la demande faute d’urgence. Cette ordonnance fut confirmée par la cour d’appel d’Anvers par un arrêt du 27 mai 2009. Examinant l’affaire sous l’angle de la Convention, la cour d’appel considéra que si les prisons de Gand et de Turnhout n’étaient certes pas des établissements de soins, le requérant y rencontrait un psychiatre régulièrement, ce qui s’inscrivait dans un objectif de reclassement. De la même manière, elle prit en compte les démarches effectuées en vue d’un placement dans un établissement psychiatrique spécialisé et la circonstance qu’elles avaient échoué en raison du comportement du requérant. Après avoir rappelé que le juge des référés n’avait pas de compétence dans les matières réservées aux instances de défense sociale par les articles 14 et 15 de la loi de défense sociale du 9 avril 1930 à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels (« loi de défense sociale »), elle conclut qu’il ne lui appartenait pas, en tant que juge en référé, de se prononcer sur le traitement et le suivi, dont bénéficiait indéniablement le requérant, ni sur ce qui constitue un traitement approprié. Elle considéra qu’une visite des lieux n’était donc pas utile.
21. En avril 2009, le service psycho-social de la prison de Gand prit contact avec un centre pour toxicomanes qui accepta de prendre en charge le requérant si celui-ci se montrait plus discipliné et s’il conservait son travail dans les ateliers de la prison.
22. En juin 2009, le service psycho-social constata que le requérant ne pouvait pas conserver son travail et qu’il fallait se focaliser sur l’amélioration de la discipline avant d’introduire une demande de prise en charge extérieure.
23. Entre-temps, le maintien de l’internement du requérant à Gand fut confirmé par la CDS à plusieurs reprises en 2009 « dans l’attente de son admission dans un établissement de sécurité moyenne ». Des permissions de sortie auprès de sa famille furent accordées sous conditions.
24. Le 20 novembre 2009, la demande d’assistance judiciaire introduite par le requérant en vue de former un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel d’Anvers du 27 mai 2009 fut rejetée au motif que celui-ci n’avait aucune chance raisonnable de succès.
25. En 2010, après avoir constaté que l’hospitalisation résidentielle n’était pas possible, la CDS donna son accord de principe en vue de l’élaboration d’un reclassement ambulant et confirma le maintien de l’internement à l’aile psychiatrique de la prison de Gand dans l’attente d’un tel reclassement.
26. Le service psycho-social de la prison fit rapport le 20 janvier 2010. L’auteur du rapport se demandait si la détention du requérant ne lui avait pas fait plus de mal que de bien et s’interrogeait sur l’intérêt que présentait la poursuite de la détention du requérant.
27. D’après un rapport établi par le psychiatre de la prison de Gand le 17 février 2010, l’agressivité extrême dont avait fait preuve le requérant dans le passé avait disparu mais il présentait toujours les mêmes troubles que ceux qui avaient été identifiés en 2003 (paragraphes 7 à 9, ci-dessus). De l’avis du psychiatre, la situation du requérant n’avait pas évolué car il n’avait pas démontré sa volonté de changement. Le psychiatre constatait que la requérant continuait à consommer des drogues et que le placement dans un établissement de sécurité moyenne, seule option envisageable, n’avait pu se concrétiser en raison de son comportement et de sa dépendance aux médicaments psychotropes.
28. D’après un rapport établi par le service psycho-social de la prison en juin 2010, plusieurs autres pistes étaient envisagées, à savoir le suivi du requérant pour ses problèmes liés à la drogue à un centre de jour spécialisé à Gand ainsi que l’occupation en atelier protégé.
29. Le 14 septembre 2010, le requérant fut transféré à la prison de Merksplas où, d’après les informations versées au dossier, il réside toujours. Dans un premier temps, il participa aux entretiens collectifs ainsi qu’aux exercices récréatifs d’observation mais il les abandonna après quelques semaines. La perspective d’un reclassement en ambulatoire fut abandonnée à la suite d’une évaluation négative des permissions de sortie.
30. D’après un bilan des soins établi en 2011, le requérant bénéficia entre 2003 et 2011 de près de 200 consultations auprès du service psychiatrique de la prison.
II. LA SITUATION EN DROIT ET EN PRATIQUE EN MATIÈRE D’INTERNEMENT EN BELGIQUE
31. Les dispositions légales applicables et la description des structures d’internement en Belgique en général figurent dans l’arrêt Van Meroye c. Belgique (no 330/09, §§ 36 à 60, 9 janvier 2014).
32. La Cour a récemment rendu quatre arrêts de principe concernant la régularité de l’internement en Belgique de personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux au sein d’ailes psychiatriques de prisons ordinaires. Les extraits pertinents de documents internes et internationaux relatifs aux problèmes structurels rencontrés en Belgique dans ce domaine figurent dans ces arrêts (L.B. c. Belgique, no 22831/08, §§ 72-74, 2 octobre 2012, Claes c. Belgique, no 43418/09, §§ 42-69 et 70-72, 10 janvier 2013, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, §§ 37-62 et 63-65, 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, §§ 29-53 et 54-56, 10 janvier 2013).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
33. Le requérant se plaint d’être privé de sa liberté en violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond. »
A. Sur la recevabilité
34. Le Gouvernement est d’avis que cette partie de la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement du fait que le requérant a omis d’apporter des preuves concrètes étayant l’absence alléguée de soins et les effets sur sa situation personnelle.
35. Le requérant fait valoir qu’il se plaint précisément de l’absence de soins adaptés à sa pathologie telle qu’elle a été diagnostiquée. Il soutient avoir fait valoir de manière étayée l’absence de soins et le caractère inapproprié de ses lieux de détention devant les juridictions internes et avoir demandé en vain à ce que ces carences soient constatées sur place.
36. La Cour estime que les griefs formulés par le requérant sous l’angle de l’article 5 du fait du caractère inapproprié de son lieu de détention posent des questions de fait et de droit complexes qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond de cette partie de la requête ; il s’ensuit qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, il y a lieu en conséquence de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
37. Le requérant explique être une victime, parmi d’autres, d’un problème structurel en Belgique qui consiste à maintenir en détention ad vitam dans les ailes psychiatriques de prisons ordinaires des personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux sans leur offrir une prise en charge thérapeutique appropriée. Il expose cet argument de la même manière et s’appuie sur les mêmes données que les requérants dans les affaires ayant donné lieu aux quatre arrêts de principe précités (L.B., § 85, Claes, § 105, Dufoort, § 70, et Swennen, § 62).
38. Le Gouvernement développe un argumentaire comparable à celui qui était le sien dans ces affaires (ibidem, §§ 80-83, §§ 107 à 109, §§ 71 à 73, et §§ 64 à 66 respectivement) et qui peut se résumer comme suit. La présente affaire se distingue des affaires Aerts c. Belgique (30 juillet 1998, § 28, Recueil 1998-V) et Morsink c. Pays-Bas (no 48865/99, 11 mai 2004) du fait que la CDS n’a désigné aucun autre établissement pour la détention du requérant. Le requérant a bénéficié au sein des ailes psychiatriques qu’il a fréquentées des soins appropriés et de nombreuses démarches ont été entreprises par les autorités en vue de le placer en centre médico-légal ou en communauté thérapeutique. L’échec de la prise en charge extérieure à la prison doit être attribuée au requérant et au peu de motivation qu’il a manifestée en vue de changer de comportement et de se soigner. Dès lors, le Gouvernement est convaincu que la présente espèce est comparable à l’affaire Dhoest c. Belgique (no 10448/83, rapport de la Commission du 14 mai 1987, Décisions et rapports 55, p. 5) et à l’affaire De Schepper c. Belgique (no 27428/07, 13 octobre 2009) et appelle la même solution.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
39. La Cour a rappelé dans les quatre arrêts précités les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 et qui lui permettent d’évaluer la régularité de la privation de liberté et du maintien en détention d’une personne atteinte de troubles mentaux (L.B., §§ 91 à 94, Claes, §§ 112 à 115, Dufoort, §§ 76, 77 et 79, et, Swennen, §§ 69 à 72 et les références qui y sont citées).
b) Application des principes en l’espèce
40. La Cour observe que l’internement du requérant a été ordonné par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Courtrai par des ordonnances du 27 juin 2003 et du 24 décembre 2003. Une mesure complémentaire fut ordonnée par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Turnhout le 20 décembre 2005. L’internement du requérant fut ensuite confirmé par la cour d’appel de Gand par un arrêt du 2 mars 2007 qui constata, sur la base de plusieurs rapports psychiatriques, qu’au moment de la commission des faits qui lui étaient reprochés – à savoir des faits de vol avec violence – le requérant n’était pas responsable de ses actes.
41. En l’absence de « condamnation », la Cour estime que la détention subie par l’intéressé relève de l’article 5 § 1 e) de la Convention pour autant qu’il concerne la détention des aliénés.
42. La Cour note qu’il n’est pas contesté que l’internement du requérant a été décidé « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
43. Rien ne permet, par ailleurs, à la Cour de douter que les conditions énoncées dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 e) (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33) pour qualifier le requérant d’« aliéné » et maintenir sa privation de liberté sont réunies en l’espèce. Il souffre de troubles de la personnalité et d’une problématique sexuelle sévère diagnostiqués par un psychiatre dès 2004. Plusieurs tests pratiqués en 2008 ont confirmé ces pathologies et conclurent à un risque de récidive élevé de déviance sexuelle.
44. La Cour doit donc examiner si, conformément à sa jurisprudence, la détention du requérant a lieu dans un établissement approprié.
45. La Cour constate que le requérant a été maintenu en internement de façon continue depuis 2003 principalement au sein des ailes psychiatriques des prisons de Gand et de Merksplas.
46. Le Gouvernement fait valoir que le requérant, à la différence notamment du requérant dans l’affaire Aerts précitée, a toujours été interné dans un lieu que la CDS a désigné et considéré comme approprié.
47. La Cour note toutefois que la prise en charge du requérant à l’extérieur de la prison dans un cadre adapté est envisagée par la CDS de Gand depuis 2003. Jusqu’en 2010, elle motiva ses décisions de maintien du requérant en aile psychiatrique « dans l’attente d’un transfèrement vers un établissement résidentiel de sécurité moyenne ». A partir de 2007, les autorités effectuèrent des démarches concrètes en vue de faire admettre le requérant dans une telle structure mais ces démarches se révélèrent infructueuses en raison du refus opposé par les structures contactées d’admettre le requérant. En 2010, la CDS donna ensuite son accord pour un reclassement ambulant mais cette perspective fut vite abandonnée à la suite d’un bilan négatif des sorties dont avait bénéficié le requérant.
48. La Cour en déduit que le maintien du requérant en aile psychiatrique est conçu par les autorités elles-mêmes comme une solution « transitoire » dans l’attente de trouver une structure appropriée et adaptée à ses besoins, ce qui, implicitement, souligne l’inadéquation thérapeutique du maintien du requérant en milieu carcéral et que, si aucun autre établissement n’a été désigné par la CDS, c’est, en réalité, à défaut d’alternative (voir, mutatis mutandis, L.B., § 95, Claes, § 116 et Dufoort, § 81). Un rapport du service psycho-social de la prison de Gand du 20 janvier 2010 (paragraphe 26, ci-dessus) s’interrogeait d’ailleurs clairement sur le point de savoir s’il était opportun de poursuivre la détention du requérant et si l’enfermement ne lui avait pas fait plus de mal que de bien.
49. Le Gouvernement soutient qu’au sein de l’aile psychiatrique des prisons de Gand et de Merksplas, le requérant a toujours été entouré de soins adéquats.
50. La Cour relève, d’après les informations figurant dans le dossier, que le requérant a bénéficié, entre 2003 et 2011, de consultations en psychiatrie en moyenne deux fois par mois. Aux yeux de la Cour, si ces informations attestent que le requérant n’a manifestement pas été laissé sans aucune forme de soins, elles ne sont pas suffisantes pour lui permettre d’évaluer la mesure de la prise en charge thérapeutique du requérant (voir, mutatis mutandis, Dufoort, précité, § 83).
51. Le Gouvernement attribue l’échec de la prise en charge extérieure du requérant à son comportement et à son absence de motivation pour évoluer.
52. La Cour n’est, quant à elle, pas convaincue que le requérant ait fait preuve d’une attitude visant à empêcher toute évolution de sa situation. Les problèmes de toxicomanie et de comportement ont certes pu ralentir l’élaboration d’un plan de reclassement mais cette circonstance ne saurait, de l’avis de la Cour, être interprété comme dispensant les autorités de prendre les initiatives appropriées en vue d’assurer au requérant un traitement adapté à son état et de nature à l’aider à retrouver sa liberté (De Schepper c. Belgique, no 27428/07, § 48, 13 octobre 2009). Il ne ressort d’ailleurs pas du dossier que des mesures d’accompagnement ou de pré-thérapie aient été proposées au sein de la prison au requérant en vue de l’aider à soigner ses problèmes de toxicomanie.
53. Il résulte des affaires ayant donné lieu aux quatre arrêts de principe précités que le cas du requérant n’est pas isolé. Il y a un problème structurel en Belgique dans la prise en charge des personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux. Nombre d’entre elles sont maintenues dans des ailes psychiatriques de prisons ordinaires dans l’attente de trouver une place dans une structure extérieure leur offrant des soins thérapeutiques pouvant contribuer à l’amélioration de leur état de santé et à une réintégration fructueuse dans la vie sociale. Ce problème est reconnu par les autorités belges et plusieurs instances internationales ont, de manière récurrente, exprimé leur préoccupation à ce sujet (L.B., § 95, Claes, § 116, Dufoort, § 81, et Swennen, § 81).
54. La Cour rappelle que dans l’affaire L.B., elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au motif que la détention du requérant, déclaré pénalement irresponsable de ses actes, pendant sept ans dans une aile psychiatrique de prison reconnue comme étant inadaptée à ses besoins, avait eu pour effet de rompre le lien entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a eu lieu (§§ 101 et 102). La Cour est parvenue à la même conclusion dans les affaires Claes (§§ 120 et 121), Dufoort (§§ 90 et 91) et Swennen (§§ 82 et 83).
55. Aucun élément du dossier du requérant ni de l’argumentation du Gouvernement ne permet à la Cour de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
56. En conclusion, la Cour considère que l’internement prolongé du requérant dans un lieu inadapté à son état de santé a rompu le lien requis par l’article 5 § 1 e) entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a lieu.
57. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
58. Le requérant se plaint du rejet de sa demande d’assistance judiciaire par le bureau d’assistance judiciaire de la Cour de cassation, qui s’est fondé sur l’avis négatif de l’avocat à la Cour de cassation désigné pour évaluer les chances d’un pourvoi. Il soutient que cette décision a porté atteinte au droit d’accès à un tribunal que l’article 6 § 1 de la Convention garantit en ces termes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
59. La Cour rappelle que dans l’arrêt Aerts précité (§ 60), elle a conclu à une violation de l’article 6 § 1 après avoir souligné qu’« en rejetant la demande [d’assistance judiciaire] au motif que la prétention ne paraissait pas actuellement juste, le bureau d’assistance judiciaire a porté atteinte à la substance même du droit [du requérant] à un tribunal ». Suite à cet arrêt, un nouveau système a été mis en place par le législateur belge que la Cour a considéré comme « [offrant] des garanties substantielles aux individus, de nature à les préserver de l’arbitraire » (Debeffe c. Belgique, (déc.), no 64612/01, 9 juillet 2002). Constatant que cette procédure a été appliquée dans le cas d’espèce, la Cour estime que le refus du bureau d’assistance judiciaire d’accorder au requérant l’assistance judiciaire pour saisir la Cour de cassation rendu notamment sur base de l’avis d’un avocat spécialisé, n’a pas atteint, dans sa substance même, le droit d’accès à un tribunal du requérant (voir, mutatis mutandis, Swennen, précité, §§ 84-86).
60. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être rejetée conformément à l’article 35 § 4.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
61. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
62. Le requérant réclame 147 800 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi du fait de sa détention dans des conditions inappropriées. Pour parvenir à ce montant, il s’inspire du montant de l’indemnité journalière pour détention inopérante prévue par la loi du 13 mars 1973 relative à l’indemnité en cas de détention préventive inopérante rapportée à 2 956 jours de détention.
63. Le Gouvernement est d’avis que la comparaison avec la détention préventive inopérante n’est pas pertinente, le requérant ayant fait l’objet d’une détention régulière d’internement. Pour le reste, il s’en remet à la sagesse de la Cour.
64. La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain en raison de son maintien en détention dans un établissement inapproprié. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui octroie 15 000 EUR au titre du préjudice moral.
65. De plus, la Cour est d’avis qu’en l’espèce, le transfèrement du requérant dans un établissement approprié à ses besoins constitue la manière adéquate de redresser la violation constatée.
B. Intérêts moratoires
66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 5 § 1 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention 15 000 EUR (quinze mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident