DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BAYTAR c. TURQUIE
(Requête no 45440/04)
ARRÊT
STRASBOURG
14 octobre 2014
DÉFINITIF
14/01/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Baytar c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 septembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45440/04) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Gülüstan Baytar (« la requérante »), a saisi la Cour le 17 septembre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me M. Timur, avocat à Van. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante allègue en particulier une violation de son droit à l’assistance d’un interprète.
4. Le 24 novembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1949 et réside à Van.
A. La première procédure pénale visant la requérante
6. Le 30 avril 2001, la requérante se présenta à la prison de Muş un jour de visite, afin de voir son frère qui y était détenu dans le cadre d’une affaire liée au PKK, une organisation illégale armée.
7. Le personnel chargé de la fouille découvrit sur la requérante, « près de la partie gauche de l’abdomen », un morceau de papier plusieurs fois plié et emballé dans du scotch. Il s’agissait d’une lettre non signée, datée du 24 avril 2001 et rédigée par un membre du PKK à l’attention d’un autre de ses membres.
8. La requérante fut placée en garde à vue le même jour et interrogée en langue turque par les gendarmes le lendemain. Lors de cet interrogatoire, elle déclara qu’elle avait ramassé l’objet délictueux à Van à l’arrêt où elle attendait le bus qui devait l’emmener à Muş. Elle dit avoir pensé qu’il pouvait s’agir d’un objet de valeur et qu’elle déferait l’emballage une fois seule.
9. Le 1er mai 2001, elle fit une déposition dans les mêmes termes devant le procureur puis devant le juge d’instance. Étant analphabète, elle signa les procès-verbaux en apposant son empreinte digitale.
10. Elle fut placée en détention à l’issue de son audition puis élargie le 5 juillet 2001.
11. Le 27 septembre 2001, la cour de sûreté de l’État de Van acquitta la requérante, considérant que la version des faits que celle-ci avait présentée était crédible.
B. La seconde procédure pénale visant la requérante
12. Le 17 décembre 2001, la requérante rendit à nouveau visite à son frère à la prison de Muş à l’occasion d’une fête religieuse. Après la visite, elle fut placée en garde à vue.
13. Le procès-verbal dressé le même jour indique que le personnel chargé de la fouille avait découvert, dissimulé dans la couture de la robe de la requérante, un document de seize pages écrit sur du papier pelure enroulé et protégé par une bande adhésive. D’après le procès-verbal, le document contenait notamment des informations sur la stratégie du PKK et ses activités au sein des établissements pénitentiaires, sur le comportement à adopter face à l’administration de ces établissements et sur le personnel pénitentiaire.
14. Elle fut interrogée en langue turque par deux gendarmes, le 18 décembre 2001. Le procès-verbal indique que son droit à l’assistance d’un avocat lui a été rappelé mais qu’elle n’a pas souhaité en faire usage. S’agissant des faits, elle avait déclaré qu’elle avait vu un objet emballé dans la salle d’attente de la prison et l’avait ramassé par simple curiosité puis placé dans son soutien-gorge. Elle précisa que, au moment de la fouille, les gardiennes avaient découvert l’objet et qu’elles l’avaient déballé. Pour la requérante, il s’agissait de bouts de papier couverts d’écritures. Lors de la visite, elle aurait parlé de l’incident à son frère et celui-ci n’en aurait rien dit. Ensuite, les gendarmes l’auraient arrêtée à sa sortie de l’établissement.
15. À une question concernant son statut personnel, elle répondit qu’elle était mariée religieusement mais non civilement à G.I. et qu’ils avaient eu cinq enfants. Son époux avait une autre compagne avec laquelle il avait eu six enfants.
16. À la question de savoir si elle travaillait pour le PKK, elle répondit par la négative. Elle ajouta que, la première fois, elle avait ramassé l’objet en pensant qu’il pouvait contenir de l’or et que c’était cette même pensée qui l’avait poussée à prendre le papier dans la salle d’attente.
17. En réponse à une question concernant dix pièces d’or découvertes sur elle lors de la fouille, elle déclara que la moitié d’entre elles appartenaient à sa fille et l’autre moitié à elle-même.
18. Après son interrogatoire, le parquet requit son placement en détention provisoire. En conséquence, la requérante fut présentée devant un juge d’instance.
19. Constatant qu’elle ne parlait pas suffisamment bien le turc, le juge demanda à un membre de la famille de la requérante qui était présent dans le couloir du tribunal de servir d’interprète. L’intéressé accepta.
20. La requérante déclara à nouveau qu’elle avait trouvé le document en question dans la salle d’attente. Immédiatement après, elle soutint que cette déclaration ainsi que celle recueillie par les gendarmes concernaient des faits survenus sept mois auparavant ; qu’aucun document n’avait été découvert sur elle lors de sa dernière visite à la prison ; qu’elle avait pensé que les gendarmes l’interrogeaient sur des faits antérieurs et que, ne sachant ni lire ni écrire, elle avait apposé son empreinte digitale sur le procès-verbal sans en connaître la teneur. Lorsque le contenu de celui-ci lui fut révélé, elle en contesta la véracité.
21. Le 18 décembre 2001, à l’issue de son audition, la requérante fut placée en détention provisoire et une procédure pénale fut entamée devant la cour de sûreté de l’État de Van pour appartenance à une organisation illégale armée et, à titre subsidiaire, pour aide et assistance à une telle organisation.
22. Lors des différentes audiences devant cette juridiction, la requérante fut assistée d’un avocat et d’un interprète.
23. Au cours de la procédure, la défense contesta la version des faits présentée par les gardiens. Elle soutint qu’aucun document n’avait été trouvé sur l’intéressée. Elle indiqua que, selon elle, un document avait bien été trouvé sur une visiteuse lors de la fouille effectuée au moment de l’admission et que cette personne avait néanmoins été autorisée à effectuer la visite au motif qu’il s’agissait d’un jour de fête. Les gardiens avaient omis de l’arrêter au moment de la sortie en raison d’un nombre important de visiteurs ce jour-là. Ayant compris que la personne avait échappé à leur vigilance, ces derniers avaient décidé d’arrêter la requérante à la place de celle-ci, car ils savaient qu’elle avait déjà été accusée de faits similaires. Par ailleurs, la défense fit valoir que dans la déposition faite lors de l’audition, la requérante avait dit que l’objet délictueux avait été trouvé dans son soutien-gorge alors que le procès-verbal d’incident indiquait que celui-ci avait été trouvé dans la couture de sa robe.
24. Le 12 mai 2002, deux gardiennes de la prison furent entendues sur commission rogatoire. La première, C.A., indiqua qu’elle avait personnellement trouvé le document litigieux dans la couture de la robe de la requérante au moment de la fouille. La seconde, F.A., confirma cette version et indiqua qu’elle avait été immédiatement appelée par sa collègue après la découverte.
25. Plusieurs témoins de la défense furent également entendus. Deux femmes qui étaient en visite à la prison le jour de l’incident affirmèrent ne pas savoir si la requérante avait fait l’objet d’une fouille à l’entrée de la prison. Une autre déclara être entrée dans l’établissement en même temps que la requérante mais ne pas avoir vu sa fouille. Un frère de la requérante indiqua quant à lui qu’il s’était rendu à la prison avec elle, qu’ils s’étaient séparés lors de la fouille avant de se retrouver pour voir leur frère. Lors de leur entretien avec ce dernier, la requérante n’avait jamais évoqué un quelconque incident lors de la fouille.
26. Le 29 mai 2002, la requérante fut condamnée à trois ans et neuf mois de prison pour aide et assistance à une organisation armée illégale. Dans sa motivation, la cour de sûreté observait que, dans la première affaire, la requérante avait affirmé avoir trouvé le document litigieux à un arrêt de bus, à Van, et que, dans la seconde affaire, elle avait déclaré au cours de l’instruction avoir trouvé le document dans la salle d’attente de la prison. Elle relevait que la requérante avait réitéré cette déclaration devant le juge d’instance avant d’affirmer que celle-ci concernait la première affaire et qu’aucun document n’avait été trouvé sur elle lors de la fouille du 17 décembre 2001. La juridiction répressive considérait que les allégations de la requérante comportaient de sérieuses incohérences. Elle relevait qu’en effet, si elle avait réellement pensé que son interrogatoire par les gendarmes et par le juge concernait les faits survenus le 30 avril 2001, elle aurait en toute logique dû déclarer qu’elle avait trouvé le document litigieux non pas dans la salle d’attente de la prison de Muş, mais à Van. Elle en concluait qu’il ne pouvait être prêté foi à la version des faits de la requérante ou des témoins de la défense et elle retenait la version qui avait été présentée par les deux gardiennes et qui confirmait les constatations consignées dans le procès-verbal d’incident. En conséquence, elle reconnut la requérante coupable des faits reprochés.
27. Le 7 octobre 2002, la Cour de cassation censura cet arrêt pour un motif d’ordre procédural.
28. Le 18 avril 2003, la cour de sûreté condamna à nouveau la requérante à la même peine. Par ailleurs, prenant en compte la durée de la détention déjà effectuée, elle ordonna sa remise en liberté.
29. Cet arrêt fut cassé le 19 janvier 2004 sur pourvoi de la requérante. La Cour de cassation considéra que l’infraction reprochée n’avait pas été consommée et qu’elle était restée au stade de la tentative. Elle rejeta les autres motifs de pourvoi de la requérante parmi lesquels figurait l’absence d’interprète durant la garde à vue.
30. Le 3 mai 2004, la cour de sûreté condamna la requérante à un an et trois mois d’emprisonnement pour tentative d’aide et d’assistance à une organisation illégale armée. Elle reprit la motivation de ses arrêts antérieurs.
31. Le 6 juin 2005, la Cour de cassation renvoya l’affaire devant la juridiction de première instance, indiquant que, conformément à la loi no 5252 définissant les règles et procédures d’application du nouveau code pénal qui venait d’entrer en vigueur, l’affaire devait être réexaminée à la lumière de ce nouveau code afin de déterminer si la requérante pouvait bénéficier d’une disposition plus douce.
32. Le 19 septembre 2005, la cour d’assises de Van condamna derechef la requérante en adoptant le raisonnement exposé dans ses arrêts antérieurs et en précisant que les dispositions de l’ancien code étaient plus douces.
33. La requérante forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt en faisant valoir notamment l’absence d’interprète au cours de la garde à vue.
34. Ce recours fut rejeté le 31 octobre 2006.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
35. Le code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits ne contenait aucune disposition prohibant l’accès à un interprète au cours de la garde à vue.
36. Le Règlement relatif à l’arrestation, au placement en détention et à l’interrogatoire qui était en vigueur jusqu’au 1er juin 2005, disposait en son article 12 d) alinéa 6 que le registre de garde à vue devait indiquer la présence éventuelle d’un interprète lors de l’interrogatoire et le cas échéant comporter le nom et la signature de celui-ci.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION EN RAISON DU DEFAUT D’ASSISTANCE D’UN INTERPRETE DURANT LA GARDE À VUE
37. La requérante se plaint de l’absence d’interprète durant sa garde à vue. Elle y voit une violation de son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 §§ 1 et 3 e) de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. »
38. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
39. Le Gouvernement soutient que la requérante aurait dû saisir la Cour de son grief dans les six mois suivant la fin de sa garde à vue, étant donné qu’il n’existait, selon lui, pas de voie de recours efficace et adéquate pour faire valoir son grief.
40. Si la Cour devait ne pas souscrire à l’affirmation relative à l’absence de voie de recours, le Gouvernement l’invite dans ce cas à déclarer le grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, d’une part, parce que la requérante n’aurait pas soulevé son grief au cours de la procédure et, d’autre part, parce que l’affaire était encore pendante devant les juridictions nationales au moment de l’introduction de la requête.
41. S’agissant de l’argument selon lequel la requérante n’aurait pas respecté le délai de six mois qui aurait commencé à courir à l’issue de sa garde à vue, la Cour relève que l’utilisation des voies de recours, tels que le pourvoi en cassation, aurait pu permettre à la requérante d’obtenir le redressement du défaut qui selon elle entachait la procédure soit en obtenant que les déclarations incriminantes faites lors de sa garde à vue ne soient pas utilisées soit en obtenant de ne pas être condamnée. À cet égard, la Cour rappelle qu’il est de jurisprudence constante qu’à la suite d’un acquittement ou de l’annulation d’une condamnation, le requérant ne peut pas être considéré comme « victime » d’une violation des droits garantis par l’article 6 de la Convention (voir Bouglamé c. Belgique (déc.), no 16147/08, 2 mars 2010, ainsi que les nombreuses références qui y figurent). Il s’ensuit que le pourvoi en cassation était une voie de recours à épuiser et que la requérante n’a acquis la qualité de victime qu’une fois que son pourvoi en cassation a été rejeté et que sa condamnation est devenue définitive. C’est donc à partir du 31 octobre 2006 que le délai de six mois a commencé à courir et non comme le soutient le Gouvernement à l’issue de la garde à vue.
42. En ce qui concerne l’affirmation selon laquelle la requérante n’aurait pas soumis son grief aux juridictions nationales, la Cour observe que, dans ses pourvois en cassation, l’intéressée s’est explicitement plainte de l’utilisation par la cour d’assises de la déposition obtenue sans l’assistance d’un interprète durant sa garde à vue (voir paragraphes 29 et 33 ci-dessus).
43. Quant à l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours au motif que la Cour de cassation n’avait pas encore statué sur le pourvoi de la requérante au moment de l’introduction de la requête, la Cour observe que la condamnation est entre-temps devenue définitive et que toutes les voies de recours internes ont été épuisées. Elle relève même que tel était déjà le cas à la date où la requête a été communiquée au Gouvernement.
44. En conclusion, les trois exceptions soulevées par le Gouvernement sont infondées et doivent être rejetées.
45. Par ailleurs, constant que le grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité et qu’il n’est pas manifestement mal fondé, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
46. La requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié de l’assistance d’un interprète durant son audition par les gendarmes lors de sa garde à vue et soutient que la déposition ainsi recueillie constitue une preuve illégalement obtenue et qu’elle ne pouvait dès lors être utilisée par les juges du fond.
47. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas démontré en quoi l’absence d’interprète durant sa garde à vue a pu porter atteinte à son droit à un procès équitable, dès lors qu’elle a réitéré sa déposition devant le juge à l’issue de la garde à vue alors qu’elle était cette fois assistée d’un interprète. Le Gouvernement précise en outre que la requérante a bénéficié des services d’un interprète durant toutes les autres phases de la procédure.
48. Rappelant que, selon sa jurisprudence, les exigences du paragraphe 3 e) de l’article 6 de la Convention s’analysent en des éléments particuliers du droit à un procès équitable, garanti par le paragraphe 1 de cet article, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief sous l’angle des deux paragraphes combinés (voir, par exemple, Valentini c. Italie (déc.), no 45003/98, 18 mai 2000 ou Pala c. France (déc.), no 33387/04, 30 janvier 2007).
49. La Cour rappelle ensuite que le paragraphe 3 e) de l’article 6 proclame le droit à l’assistance gratuite d’un interprète. Ce droit ne vaut pas pour les seules déclarations orales à l’audience, mais aussi pour les pièces écrites et pour l’instruction préparatoire. La disposition en question signifie que l’accusé ne comprenant ou ne parlant pas la langue employée dans le prétoire a droit aux services gratuits d’un interprète afin que lui soit traduit ou interprété tout acte de la procédure engagée contre lui dont il lui faut, pour bénéficier d’un procès équitable, saisir ou restituer le sens dans la langue employée à l’audience (Luedicke, Belkacem et Koç c. Allemagne, 28 novembre 1978, § 48, série A no 29). En outre, l’assistance prêtée en matière d’interprétation doit permettre à l’accusé de savoir ce qu’on lui reproche et de se défendre, notamment en livrant au tribunal sa version des événements (Güngör c. Allemagne (déc.), no 31540/96, 17 mai 2001).
50. En outre, tout comme l’assistance d’un avocat, celle d’un interprète doit être garantie dès le stade de l’enquête, sauf à démontrer qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit (voir, en ce sens, Diallo c. Suède (déc.), no 13205/07, § 25, 5 janvier 2010).
51. En l’espèce, la Cour observe tout d’abord qu’il n’est pas contesté que le niveau de connaissance de la langue turque de la requérante rendait nécessaires les services d’un interprète. En effet, aussi bien le juge d’instance que les juges du fond ont décidé que la présence d’un interprète était requise. Le Gouvernement n’ayant jamais soutenu le contraire, la Cour considère ce point comme établi.
52. La Cour note ensuite que si la requérante a bénéficié de l’assistance d’un interprète durant son audition par le magistrat chargé de statuer sur son placement en détention, tel n’a pas été le cas lors de son interrogatoire par les gendarmes au cours de laquelle elle a déclaré avoir trouvé le document litigieux dans la salle d’attente de la prison et donc admis qu’un document avait bel et bien été trouvé sur elle.
53. La Cour a déjà eu l’occasion de souligner l’importance du stade de l’enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase peuvent être déterminantes pour la suite de la procédure (voir, en ce sens, Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 63, CEDH 2008). Il y a lieu de rappeler que la personne gardée à vue dispose d’un certain nombre de droits comme celui de garder le silence ou de bénéficier de l’assistance d’un avocat. Or, la décision de faire usage ou de renoncer à ces droits ne peut être prise que si leur titulaire comprend de manière claire les faits qui lui sont reprochés pour pouvoir mesurer les enjeux de la procédure et apprécier l’opportunité d’une éventuelle renonciation.
54. La Cour estime qu’à défaut d’avoir disposé de la possibilité de se faire traduire les questions posées et d’avoir une connaissance aussi précise que possible des faits reprochés, la requérante n’a pas été mise en situation de mesurer pleinement les conséquences de sa prétendue renonciation à son droit à garder le silence et à celui de bénéficier de l’assistance d’un avocat et partant de toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. Dès lors, il est permis d’émettre des doutes sur le point de savoir si les choix que la requérante a fait sans avoir pu jouir des services d’un interprète étaient totalement éclairés.
55. Aux yeux de la Cour, ce défaut initial a donc eu des répercussions sur d’autres droits qui tout en étant distincts de celui dont la violation est alléguée y sont étroitement liés, et a compromis l’équité de la procédure dans son ensemble.
56. S’il est vrai que la requérante a bénéficié de l’assistance d’un interprète au cours de son audition par le juge à l’issue de sa garde à vue, la Cour est d’avis que cette circonstance n’était pas de nature à remédier à la défaillance qui a entaché la procédure durant son stade initial.
57. De surcroît, la Cour observe que le juge ne semble pas avoir cherché à vérifier les compétences de l’interprète qui était simplement un membre de la famille de la requérante présent dans le couloir (voir, mutatis mutandis, Cuscani c. Royaume-Uni, no 32771/96, § 38, 24 septembre 2002, ainsi que le paragraphe 19 ci-dessus).
58. À titre surabondant, la Cour relève que la déposition litigieuse n’a pas été écartée par les juges du fond. Même si ces derniers ont fondé la condamnation sur une pluralité d’éléments, il n’en demeure pas moins que les déclarations obtenues lors de la garde à vue sans l’assistance d’un interprète ont eux aussi servi de base au verdict de culpabilité.
59. En définitive, eu égard à ses conséquences sur l’équité de la procédure prise dans son ensemble, l’absence d’interprète durant la garde à la vue de la requérante a constitué une violation de l’article 6 § 3 e) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
60. Invoquant l’article 5 de la Convention, la requérante se plaint de la durée de sa détention provisoire et soutient qu’elle n’a pas disposé d’un recours permettant de faire statuer sur la légalité de sa détention et d’obtenir le cas échéant une libération.
61. Invoquant ensuite l’article 6 de la Convention, la requérante soutient que l’utilisation par les juges, dans la motivation de sa condamnation, de la déposition faite devant les gendarmes constitue une atteinte au principe de la présomption d’innocence.
62. Invoquant en outre l’article 14 de la Convention, elle soutient qu’elle a été victime d’une violation des droits garantis par la Convention en raison de ses origines ethniques.
63. Enfin, elle considère ne pas avoir disposé d’un recours au sens de l’article 13 de la Convention qui lui aurait permis de faire valoir ses griefs.
64. Compte tenu des éléments dont elle dispose et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’aperçoit en l’espèce aucune apparence de violation des dispositions de la Convention.
65. Par conséquent, elle déclare ces griefs irrecevables.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
67. La requérante réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.
68. Elle demande également 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, 5 075 EUR pour les frais de représentation devant la Cour ainsi que 298 EUR pour les frais de traductions à l’appui desquelles elle présente des factures.
69. Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il juge excessives et invite la Cour à les rejeter.
70. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 1 500 EUR au titre du préjudice moral.
71. La Cour estime que, dans des circonstances comme celles de l’espèce, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003).
72. S’agissant des frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 300 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.
73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’absence d’interprète durant la garde à vue et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 3 e) de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 1 300 EUR (mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident