DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE PEYAM c. TURQUIE
(Requête no 5405/12)
ARRÊT
STRASBOURG
14 octobre 2014
DÉFINITIF
14/01/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Peyam c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 septembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5405/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant turc, M. Mehmet Şehmus Peyam (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 janvier 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Yılmaz, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant se plaint d’avoir été l’objet de mauvais traitements lors de sa garde à vue. Il soutient également que l’enquête menée à l’encontre des policiers mis en cause n’a pas été effective. Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention.
4. Le 4 octobre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
5. Le requérant est né en 1984 et réside à Istanbul.
6. Le 21 janvier 2010, le requérant, muni d’une fausse carte d’identité, fut arrêté et placé en garde à vue au commissariat de police de Kartal (Istanbul).
7. Le même jour, il subit un examen médical à l’hôpital civil Yavuz Selim de Kartal. Cet examen ne révéla aucune trace de coups et blessures sur son corps.
8. À l’issue de sa garde à vue, le 22 janvier 2010, à 10 h 34, le requérant fut réexaminé par le médecin légiste. Celui-ci ne constata aucune présence de coups et blessures.
9. Le même jour, à 13 heures, le requérant déposa plainte à l’encontre des agents de police pour mauvais traitements subis pendant sa garde à vue. Il déclara notamment que les policiers l’avaient insulté, menacé, déshabillé et menotté dans le dos et qu’ils lui avaient donné des coups de pied dans le dos. Il affirma aussi être resté tout nu et menotté pendant six heures durant son interrogatoire. Le même jour, il demanda qu’un examen médical fût réalisé à l’institut médicolégal et que les enregistrements vidéo pris lors de sa garde à vue fussent conservés.
10. Le même jour, le procureur de la République enregistra les déclarations du requérant et ordonna un examen médical.
11. Toujours le 22 janvier 2010, à 14 h 34, un médecin légiste de l’institut médicolégal examina le requérant. Dans son rapport, il fit état d’hyperémie avec un œdème de 4 x 6 cm dans la région dorsale, entre les épaules. Il conclut que les séquelles constatées correspondaient aux coups de pied que le requérant disait avoir reçus.
12. Les 10 mars et 30 décembre 2010, le procureur de la République entendit les agents de police mis en cause. Les policiers nièrent avoir maltraité le requérant.
13. Le 7 février 2011, le parquet de Kartal prononça un non-lieu quant à la plainte du requérant, pour insuffisance de preuves. Pour ce faire, il releva notamment que les rapports médicaux versés au dossier ne faisaient état d’aucune trace de violences sur le corps de l’intéressé.
14. Le 26 avril 2011, le requérant forma opposition à la décision de non‑lieu, en se référant notamment aux conclusions du rapport médical établi le 22 janvier 2010 par l’institut médicolégal. Par ailleurs, il dénonça également l’absence de mesures prises aux fins de conservation des enregistrements vidéo réalisés lors de sa garde à vue.
15. Par une décision du 13 juin 2011, signifiée au requérant le 19 juillet 2011, la cour d’assises de Kadıköy rejeta l’opposition formée par l’intéressé.
16. Selon le Gouvernement, une procédure disciplinaire a été engagée à l’encontre des agents de police.
En avril 2013, cette procédure était toujours pendante devant les instances nationales.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION
17. Le requérant se plaint de violences exercées à son encontre par les policiers pendant sa garde à vue. Il dénonce, en outre, une ineffectivité de l’enquête pénale dirigée contre ces derniers. Il invoque l’article 3 de la Convention, lu isolément et combiné avec l’article 13 de la Convention.
18. Eu égard à la formulation des griefs du requérant, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief tiré de l’absence d’une enquête effective sur les mauvais traitements allégués sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, § 37, 31 janvier 2012). Cette disposition est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
19. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
A. Sur la recevabilité
20. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
21. Le requérant se plaint de violences exercées à son encontre par les policiers pendant sa garde à vue. Il allègue qu’au cours de sa garde à vue, les policiers l’avaient insulté, menacé, déshabillé, menotté de dos et donné des coups de pied sur son dos.
Il dénonce, en outre, une ineffectivité de l’enquête pénale dirigée contre ces derniers. À cet égard, il affirme que le parquet chargé de l’enquête n’a pas pris en considération tous les éléments du dossier, notamment, le rapport médical.
22. Pour ce qui est du volet matériel de l’article 3 de la Convention, le Gouvernement se réfère aux conclusions des deux rapports médicaux établis respectivement lors du placement du requérant en garde à vue et lors de la fin de celle-ci, et il fait remarquer que ces rapports ne font état d’aucune trace de lésions sur le corps de l’intéressé. S’agissant de l’examen du requérant par un médecin de l’institut médicolégal, il reconnaît qu’il y est fait mention de quelques blessures.
23. Pour ce qui est du volet procédural de l’article 3 de la Convention, le Gouvernement affirme qu’une enquête pénale a immédiatement été engagée par le parquet et que le procureur a entendu les policiers en service lors de la garde à vue du requérant et a ordonné l’examen médical de ce dernier à l’institut médicolégal. Le Gouvernement indique que le procureur de la République, tenant compte des rapports médicaux établis au début et à la fin de la garde à vue du requérant, a conclu à un non-lieu qui a été confirmé par la cour d’assises de Kartal.
24. Par ailleurs, dans ses observations, le Gouvernement précise qu’il n’ignore pas la jurisprudence de la Cour sur le terrain de l’article 3 de la Convention quant à ses volets matériel et procédural.
2. Appréciation de la Cour
a. Sur les allégations de mauvais traitements
25. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence établie, les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 122, 2 novembre 2004). Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000‑IV).
26. Sur ce dernier point, la Cour rappelle que, lorsqu’une personne se trouve en garde à vue et donc entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure qui lui est occasionnée pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il appartient alors au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines des blessures constatées (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII), en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime, notamment si celui-ci est étayé par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001).
27. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été arrêté le 21 janvier 2010. Elle note que les rapports médicaux établis au début et à la fin de la garde à vue du requérant constataient l’absence de traces de coups ou de violences sur son corps. Elle observe toutefois que le rapport médical du 22 janvier 2010 établi à l’issue de l’examen du requérant à l’institut médicolégal indiquait que l’intéressé présentait une hyperémie avec un œdème de 4 x 6 cm dans la région dorsale, entre les épaules, et qu’il précisait notamment que les séquelles constatées correspondaient aux coups de pied que le requérant disait avoir reçus (paragraphe 11 ci-dessus). Dès lors, il incombe au Gouvernement de fournir une explication plausible quant à l’origine de ces blessures.
28. De plus, la Cour observe que le Gouvernement se contente de préciser qu’il n’ignore pas sa jurisprudence en la matière et qu’il ne conteste pas la teneur de ce dernier rapport. Elle note en outre qu’il ne prétend pas que les traces observées sur le corps du requérant dans ce dernier rapport puissent remonter à une période antérieure ou postérieure à la garde à vue en question. La Cour observe que le rapport médical du 22 janvier 2010 était dressé peu après la mise en liberté du requérant (paragraphes 8 et 11), ce que le Gouvernement ne conteste pas. Dès lors, au vu des pièces du dossier, la Cour estime établi en l’espèce que les séquelles constatées sur la personne du requérant dans le rapport médical susmentionné ont été causées par un traitement dont l’État défendeur porte la responsabilité.
29. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
b. Sur le caractère effectif de l’enquête
30. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective susceptible de mener à l’identification et à la punition des responsables (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions, 1998‑VIII et El Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 182, CEDH 2012). En ce qui concerne l’effectivité de l’enquête, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, El Masri, précité, §§ 183-185).
31. En l’espèce, la Cour constate que, à la suite de la plainte déposée par le requérant, une enquête pénale a été menée par le parquet compétent et qu’elle s’est soldée par un non-lieu. Toutefois, il ressort de ce non-lieu que le procureur de la République ne s’est aucunement soucié d’approfondir son enquête. Tout d’abord, il n’a pas tenu compte des conclusions du rapport médical du 22 janvier 2010, établi à 14 h 34, alors que ce rapport étayait les allégations du requérant. Par ailleurs, il n’a pas donné suite à la demande de ce dernier tendant à l’obtention de la conservation des enregistrements vidéo pris lors de sa garde à vue (paragraphe 9 ci-dessus).
32. Pour la Cour, ces circonstances ont compromis l’effectivité de l’enquête judiciaire dans l’établissement des faits. Les autorités judiciaires ont donc manqué à leur obligation positive de mener une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements du requérant (voir, mutatis mutandis, Söylemez c. Turquie, no 46661/99, § 106, 21 septembre 2006).
33. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention également sous son volet procédural.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
35. En ce qui concerne le dédommagement du préjudice moral qu’il dit avoir subi, le requérant s’en remet à la sagesse de la Cour. Quant aux frais et dépens, répartis en honoraires, frais de traduction, frais postaux et frais de transport, il réclame 2 686 euros (EUR). À titre de justificatifs, il fournit un décompte horaire, une convention d’honoraires, deux quittances pour les frais de traduction, ainsi que des factures pour le transport et pour diverses dépenses.
36. Le Gouvernement conteste ces demandes.
37. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 16 000 EUR pour dommage moral.
38. Quant aux frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
39. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 16 000 EUR (seize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident