DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GALİP DOĞRU c. TURQUIE
(Requête no 36001/06)
ARRÊT
STRASBOURG
28 avril 2015
DÉFINITIF
28/07/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Galip Doğru c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mars 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36001/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Galip Doğru (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 août 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me İ. Akmeşe, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 14 septembre 2010, les griefs relatifs aux allégations de mauvais traitements ainsi que ceux tirés de la durée de la détention provisoire et de la procédure pénale, d’une absence d’avocat lors de la garde à vue et de la condamnation fondée sur des aveux prétendument obtenus sous la contrainte ont été communiqués au Gouvernement. La requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1983.
A. L’arrestation du requérant et la procédure pénale menée à son encontre
5. Le 15 février 2003 vers 20 heures, le requérant fut arrêté par des agents de police.
Un procès-verbal d’arrestation fut établi à 20 h 30 et signé par l’intéressé ; les éléments exposés ci-après ressortent de ce procès-verbal.
Le requérant fut surpris par la police en train de lancer un cocktail Molotov contre une banque, dans le quartier de Sultanbeyli à Istanbul, et il prit la fuite. Dans sa course, le requérant s’introduisit dans un immeuble en chantier ; alors qu’il montait les escaliers, il trébucha et tomba. Les policiers se jetèrent sur lui et firent usage de la force pour le maîtriser alors qu’il tentait de résister.
6. Le requérant fut ensuite conduit à l’hôpital de Sultanbeyli. Le rapport médical établi à 21 h 20 indiquait la présence d’une coupure au niveau du sourcil droit, des égratignures au menton, ainsi qu’une ecchymose et un œdème au nez. Le médecin recommanda le transfert du requérant vers l’hôpital de Kartal pour des examens plus minutieux et une prise en charge médicale.
7. À son arrivée à l’hôpital de Kartal vers 22 heures, le requérant fut pris en charge au service des urgences chirurgicales. Son examen révéla la présence d’une coupure et d’un hématome sur le côté du sourcil droit et une sensibilité à l’épaule droite et au fémur gauche.
8. Le 16 février 2003, vers 14 heures, le requérant subit un examen médical à l’institut médicolégal de Fatih. Le médecin releva des blessures au sourcil – à savoir une coupure, qui avait été suturée, et une ecchymose –, une ecchymose de 2 x 2 cm sous l’œil droit et des égratignures au menton. Lors de son examen, le requérant se plaignit de douleurs au torse, ainsi que sur l’ensemble du corps et au fémur.
9. Le même jour, le requérant s’entretint avec un avocat. Le dossier ne contient pas de document relatif à cet entretien.
10. Le 17 février 2003, la police recueillit la déposition du requérant. Celui-ci reconnut sa participation à l’attaque au cocktail Molotov, commise avec un ami, ainsi que sa participation à trois manifestations de soutien au PKK (organisation armée illégale). À cette occasion, le requérant ne bénéficia pas de l’assistance d’un avocat.
11. Le 18 février 2003, la police conduisit le requérant sur les lieux de l’attaque au cocktail Molotov et des manifestations, pour une reconstitution des faits. Pour chacun des transports sur les lieux, un procès-verbal, signé par le requérant, fut dressé. Lors de ces transports, le requérant ne fut pas assisté par un avocat. La police réalisa également un enregistrement vidéo de chaque visite des lieux.
12. Le 19 février 2003, le requérant subit un nouvel examen à l’institut médicolégal. Le rapport établi au terme de son examen indiquait les mêmes blessures que celles relevées lors de l’examen effectué le 16 février 2003. Lors de son examen, le requérant indiqua avoir été frappé lors de son arrestation et précisa ne pas avoir subi de mauvais traitements après son arrivée au commissariat.
13. Le même jour, le requérant fut présenté au procureur de la République, devant lequel il garda le silence sur les accusations portées contre lui. Interrogé sur les blessures relevées dans les rapports médicaux, il déclara qu’elles avaient été infligées par les policiers lors de son arrestation.
14. Toujours le 19 février 2003, le requérant fut traduit devant le juge près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul, qui ordonna son placement en détention provisoire compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, des preuves recueillies et d’un risque de fuite. Devant le juge, le requérant, représenté par un avocat, revint sur ses déclarations faites devant la police : il affirma que les policiers l’avaient arrêté alors qu’il passait par là et l’avaient accusé d’avoir commis l’attaque au cocktail Molotov. Il indiqua que les policiers lui avaient fait signer le procès-verbal de déposition sans qu’il eût pu prendre connaissance de son contenu.
15. Le 21 février 2003, le requérant fut inculpé du chef d’appartenance à une organisation illégale et d’usage de produits explosifs, sur le fondement des articles 168 § 2 et 264 §§ 6 et 8 de l’ancien code pénal. L’ami qui l’accompagnait lors de l’attaque au cocktail Molotov fut également inculpé.
16. Le procès commença devant la cour de sûreté de l’État d’Istanbul. Après l’abolition des cours de sûreté de l’État, le procès du requérant se poursuivit devant la cour d’assises de cette ville.
17. Lors de la première audience qui eut lieu le 16 mai 2003, la cour d’assises recueillit les déclarations du requérant. Celui-ci nia les faits qui lui étaient reprochés et contesta sa déposition faite devant la police au motif qu’elle avait été obtenue sous la contrainte. Il expliqua que le jour de l’incident les policiers avaient procédé à un contrôle d’identité et qu’il leur avait montré sa carte de membre d’un parti politique pro-kurde. Il ajouta ce qui suit : il avait été conduit au commissariat de Pendik par les policiers, puis ces derniers l’avaient emmené à un autre endroit, les yeux bandés ; là, ils lui avaient infligé toutes sortes de traitements et tortures ; puis, des policiers l’avaient conduit à un autre endroit où ils l’avaient blessé en heurtant sa tête sur le trottoir ; ensuite ils l’avaient conduit à la direction antiterroriste avant de le conduire à nouveau au commissariat où il avait passé la nuit ; le lendemain, il avait été à nouveau conduit à la direction antiterroriste où il avait été battu ; le surlendemain, il avait été interrogé et les policiers l’avaient obligé à signer la déposition sous la contrainte et la torture, sans qu’il eût pu prendre connaissance de son contenu.
18. Au cours du procès, afin de vérifier les allégations de mauvais traitements du requérant, la cour d’assises demanda la transcription des enregistrements vidéo des transports sur les lieux et désigna un de ses membres pour visionner ces enregistrements. En outre, elle auditionna des policiers, dont certains par commission rogatoire : elle entendit les agents ayant procédé à l’arrestation du requérant ainsi que ceux ayant recueilli les déclarations de l’intéressé et accompagné celui-ci pour les visites des lieux. Les policiers donnèrent des explications sur les actes d’enquête accomplis concernant l’intéressé et rejetèrent les accusations de mauvais traitements. Les agents ayant procédé à l’arrestation exposèrent les circonstances de cette dernière. La cour d’assises s’enquit en outre de la procédure pénale diligentée contre certains policiers devant le tribunal correctionnel de Sultanbeyli (paragraphe 32 ci-dessous) et demanda la copie des dépositions des policiers poursuivis.
19. Tout au long de la procédure, la cour d’assises ordonna le maintien en détention provisoire du requérant compte tenu de la nature et de la qualification de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, de la date de placement en détention provisoire et de la persistance des motifs de détention. À quatre reprises, elle évoqua expressément un risque de fuite. À partir de l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure pénale (le CPP), elle se fonda aussi sur l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée et sur le fait qu’il s’agissait d’une infraction prévue par l’article 100 § 3 dudit code. À deux reprises, elle se fonda sur le risque de fuite eu égard à la peine encourue.
20. Le 26 mai 2006, au terme du procès, la cour d’assises reconnut le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés. Relevant que les dispositions du nouveau code pénal entré en vigueur au cours du procès étaient plus favorables au requérant, elle le condamna à dix ans et cinq mois d’emprisonnement pour appartenance à une organisation illégale et usage et possession d’explosifs, sur le fondement des articles 170 § 1 c), 174 § 1 et 314 § 2 du nouveau code pénal.
21. Pour ce faire, la cour d’assises se fonda sur les déclarations faites par le requérant lors de sa garde à vue, sur les enregistrements vidéo relatifs aux visites des lieux, ainsi que sur les déclarations des policiers. Elle nota que, bien que l’intéressé avait affirmé avoir déposé sous la contrainte et que des blessures avaient été constatées sur son corps, il ressortait du dossier que le requérant avait chuté lors de sa fuite et que les policiers avaient usé de la force pour l’immobiliser. Elle nota aussi que le requérant avait déclaré devant le procureur de la République qu’il avait été blessé lors de son arrestation et que son coaccusé avait partiellement confirmé devant le juge sa propre déposition faite devant la police. Enfin, la cour d’assises indiqua que la défense du requérant consistant à nier les faits reprochés avait pour but d’échapper à une condamnation et elle décida de ne pas tenir compte de ladite défense sur ce point.
22. Le requérant forma un pourvoi en cassation ; il se plaignit de sa condamnation en ce qu’elle aurait été fondée sur ses déclarations obtenues lors de sa garde à vue, à ses dires sous la contrainte.
23. Le 12 décembre 2006, la Cour de cassation cassa l’arrêt de première instance pour vice de forme : elle releva que le procès-verbal de l’audience du 26 mai 2006 n’avait pas été signé par les juges. Elle renvoya le dossier devant la cour d’assises.
24. Le 2 février 2007, la cour d’assises ordonna le maintien en détention du requérant, sans indication d’un quelconque motif. Le 7 mai 2007, se fondant sur la persistance d’un risque de fuite eu égard à la nature de l’infraction, sur le laps de temps passé en détention et la peine encourue, sur le fait qu’il s’agissait d’une infraction prévue par l’article 100 § 3 du CPP, ainsi que sur l’existence de forts soupçons et un risque d’altération des preuves, la cour d’assises jugea qu’une mesure de contrôle judiciaire s’avérait insuffisante. Le 3 juillet 2007, elle ordonna la poursuite de la détention pour des motifs similaires.
25. Le 25 juillet 2007, la cour d’assises libéra le requérant eu égard au laps de temps passé en détention, à l’état des preuves et au contenu du dossier.
26. Le 31 octobre 2007, la cour d’assises réitéra la position qu’elle avait adoptée dans son jugement initial du 26 mai 2006.
27. Le 29 septembre 2009, la Cour de cassation confirma la condamnation du requérant pour appartenance à une organisation illégale et possession d’explosifs. S’agissant de l’usage d’explosifs, elle cassa l’arrêt de première instance au motif qu’il y avait lieu de vérifier si l’article 231 du CPP, relatif au sursis au prononcé du jugement, pouvait s’appliquer dans les circonstances de l’affaire.
28. Par un arrêt du 15 septembre 2010, la cour d’assises considéra qu’il n’y avait pas lieu de surseoir au prononcé du jugement dans sa partie concernant l’usage d’explosifs et elle réitéra la condamnation initiale.
29. Le 5 décembre 2012, la Cour de cassation confirma cet arrêt.
B. La procédure pénale diligentée contre les policiers ayant procédé à l’arrestation du requérant
30. Les jours suivants l’arrestation du requérant, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul entama d’office une enquête à la suite des allégations de mauvais traitements de l’intéressé. Le 21 février 2003, il se déclara incompétent et transféra le dossier au parquet de Sultanbeyli.
31. Le 20 mars 2003, le procureur de Sultanbeyli recueillit les déclarations des trois policiers ayant procédé à l’arrestation du requérant ; ceux‑ci expliquèrent les circonstances de l’arrestation en question, telles que décrites dans le procès-verbal. Ils précisèrent que lorsque le requérant avait chuté dans l’escalier, ne sachant pas s’il était armé ou pas, ils s’étaient jetés sur lui pour l’immobiliser, alors que l’intéressé tentait de résister.
32. Une procédure pénale fut diligentée contre ces policiers devant le tribunal correctionnel de Sultanbeyli.
33. Au cours du procès, le tribunal correctionnel entendit les policiers en leur défense et le requérant en ses déclarations, en ses qualités de victime et de partie intervenante. Le requérant, assisté d’un avocat dans le cadre de cette procédure, déclara que les policiers l’avaient interpellé alors qu’il se trouvait sur les lieux, l’avaient plaqué au sol, puis l’avaient conduit dans un endroit sombre pour le frapper.
34. Par un jugement du 18 décembre 2003, le tribunal correctionnel acquitta les policiers. Au vu des éléments du dossier, il estima établi que le requérant avait pris la fuite et avait chuté lors de sa fuite, que les policiers avaient usé de la force pour le maîtriser et que l’intéressé avait été blessé à cette occasion, et il jugea que les allégations de mauvais traitements n’étaient pas établies.
35. Cette décision fut prononcée lors de l’audience du 18 décembre 2003, en présence du requérant. Faute de pourvoi en cassation, elle devint définitive sept jours plus tard.
36. En 2011, le requérant introduisit un pourvoi contre le jugement en question. Le 18 juin 2013, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi pour forclusion.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
37. L’article 168 § 2 de l’ancien code pénal, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, punissait le délit d’appartenance à une organisation illégale d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement. En vertu de l’article 264 §§ 6 et 8 de ce même code, l’usage de produits explosifs était puni d’une peine d’au moins de cinq ans d’emprisonnement et la peine pouvait être augmentée d’un tiers à moitié pour circonstances aggravantes.
38. Le nouveau code pénal fut introduit par la loi no 5237 et est entré en vigueur le 1er juin 2005.
Aux termes de l’article 7 § 2 du nouveau code pénal, en cas de différence entre les dispositions législatives en vigueur à la date de la commission d’une infraction et celles entrées en vigueur après cette date, c’est la loi la plus favorable qui doit être appliquée à l’auteur de l’infraction (pour des exemples relatives à l’application des dispositions plus douces du nouveau code pénal en cours de procédure, voir parmi beaucoup d’autres, les arrêts Bülent Kaya c. Turquie (no 52056/08, § 19, 22 octobre 2013), Alican Demir c. Turquie (no 41444/09, § 33, 25 février 2014), et İbrahim Demirtaş c. Turquie (no 25018/10, § 15, 28 octobre 2014).
Selon l’article 170 § 1 c) du nouveau code pénal, l’utilisation de produits explosifs est punie d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement. Selon son article 174 § 1, la possession de produits explosifs est punie de trois à huit ans d’emprisonnement. Enfin, en vertu de l’article 314 du nouveau code pénal, le délit d’appartenance à une organisation illégale est puni de cinq à dix ans d’emprisonnement.
39. En application de l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, les peines prévues pour les infractions terroristes – dont l’infraction visée à l’article 168 de l’ancien code pénal et celle visée à l’article 314 du code nouveau pénal – sont augmentées de moitié.
40. Le nouveau code de procédure pénale fut introduit par la loi no 5271 et il est entré en vigueur le 1er juin 2005. Les articles 100 et suivants de ce code régissent la détention provisoire. D’après l’article 100, une personne peut être détenue lorsqu’il existe des indices sérieux donnant à penser qu’elle a commis une infraction et que la détention provisoire est justifiée par l’un des motifs énumérés dans cette disposition. La détention provisoire est justifiée en cas de fuite et de risque de fuite, ou lorsque le suspect risque de dissimuler ou de modifier des preuves ou d’influencer des témoins. Lorsqu’il existe de forts soupçons que le suspect a commis certains crimes particulièrement graves, notamment contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’article 100 § 3 présume l’existence des motifs de détention provisoire.
41. L’article 141 § 1 d) du CPP prévoit la possibilité pour les personnes qui ont été jugées alors qu’elles se trouvaient en détention provisoire et qui n’ont pas obtenu un jugement dans un délai raisonnable de demander réparation du préjudice subi.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
42. Le requérant se plaint d’avoir subi des mauvais traitements lors de son arrestation, ainsi que pendant sa garde à vue. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
43. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ce grief pour non-respect du délai de six mois. Il indique que le requérant a introduit la présente requête le 17 août 2006, alors que le procès relatif aux allégations de mauvais traitements s’est terminé le 18 décembre 2003. Il précise que le requérant était présent lors du prononcé du jugement rendu ce jour-là. Il ajoute que l’avocat du requérant aurait dû suivre la procédure : étant avisé de la date de tenue de l’audience finale du 18 décembre 2003, ledit avocat aurait dû être présent à cette audience, ou il aurait dû au moins consulter le dossier pour prendre connaissance du contenu de ce jugement, ce qu’il aurait manqué de faire.
44. Le requérant souligne que ni lui ni son avocat n’ont reçu de notification du jugement en question. Il ajoute que ce n’est qu’en 2011, après que la Cour eut communiqué la requête au Gouvernement, que les autorités ont notifié ledit jugement à son avocat.
45. La Cour observe que le jugement du tribunal correctionnel rendu le 18 décembre 2003 constitue la décision interne définitive. Or, force est de constater, au vu des pièces du dossier, que le requérant n’a pas formé un pourvoi en cassation et qu’il n’a pas non plus saisi la Cour dans les six mois suivant ce jugement (voir, en ce sens, Soyhan c. Turquie, no 4341/04, § 29, 6 octobre 2009, et Rifat Demir c. Turquie, no 24267/07, § 52, 4 juin 2013).
46. S’il est vrai que le jugement du 18 décembre 2003 n’a pas été signifié au requérant ou à son avocat, il n’en reste pas moins que l’intéressé était présent lors du prononcé de ce jugement et qu’il avait donc parfaitement connaissance de ce dernier. À supposer que le requérant ait voulu attendre jusqu’à la notification du jugement motivé, la Cour estime qu’il lui appartenait de faire preuve d’une plus grande diligence pour obtenir une copie dudit jugement plus tôt. Ceci est d’autant plus vrai que le requérant était représenté par un avocat, lequel était au fait du déroulement de la procédure interne et des délais y afférents. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le retard de deux ans et huit mois mis par le requérant pour introduire la présente requête est dû à sa propre négligence.
47. Partant, la Cour retient l’exception du Gouvernement sur ce point. Il s’ensuit que ce grief est tardif et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
48. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire en ce qu’elle aurait été excessive. Il y voit une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
49. La Cour rappelle que, dans sa décision Şefik Demir c. Turquie (no 51770/07, 16 octobre 2012), elle a déclaré irrecevable le grief tiré de la durée de la détention provisoire. La détention de l’intéressé ayant pris fin avec sa condamnation en première instance et le recours en indemnisation prévu par l’article 141 du CPP étant devenu accessible avec la décision interne définitive, elle a estimé que l’intéressé était tenu d’utiliser ce recours. Elle a donc accueilli l’exception du Gouvernement et a rejeté le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes.
La Cour note toutefois que dans la présente affaire, le Gouvernement n’a pas soulevé une exception portant sur le recours en indemnisation prévu par l’article 141 du CPP. Aussi elle décide de poursuivre l’examen du présent grief.
50. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, qu’il doit faire l’objet d’un examen au fond et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
51. Soulignant la nature sérieuse des accusations portées contre le requérant, le Gouvernement soutient que le maintien en détention de l’intéressé était nécessaire pour empêcher sa fuite. Il précise que les autorités ont montré une diligence particulière dans la conduite de la procédure.
52. La Cour rappelle qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. À cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions rejetant des demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).
53. À cet égard, la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle cherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont porté « une diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, entre autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 153, CEDH 2000‑IV).
54. La Cour rappelle que, lorsqu’il s’agit de périodes de détention multiples – comme c’est le cas dans la présente affaire –, il convient de prendre en considération l’ensemble de ces périodes (Solmaz c. Turquie, no 27561/02, § 37, 16 janvier 2007).
55. En l’espèce, elle observe que la première période de détention provisoire a débuté le 15 février 2003 et pris fin le 26 mai 2006 avec l’arrêt de la cour d’assises. À partir de cette dernière date, le requérant a été détenu après condamnation par un tribunal compétent (Baltacı c. Turquie, no 495/02, § 44, 18 juillet 2006). Cette première période a donc duré plus de trois ans et trois mois.
À partir du 12 décembre 2006, date à laquelle la Cour de cassation a cassé l’arrêt de première instance, une deuxième période de détention provisoire, au sens de l’article 5 § 3 de la Convention, a commencé. Elle a pris fin le 25 juillet 2007, avec la libération du requérant. Cette deuxième période a donc duré près de huit mois.
Ainsi, le requérant a passé au total près de trois ans et onze mois en détention provisoire.
56. Il ressort des éléments du dossier que les décisions de maintien en détention provisoire du requérant étaient fondées sur des formules presque toujours identiques, pour ne pas dire stéréotypées, tels la nature et la qualification de l’infraction reprochée, l’état des preuves et la persistance des motifs de détention. À partir de l’entrée en vigueur du nouveau CPP, les juges se sont aussi fondés sur l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée et sur le fait qu’il s’agissait d’une infraction prévue par l’article 100 § 3 du CPP.
En outre, lorsqu’elle a connu de l’affaire pour la deuxième fois, après cassation, la cour d’assises s’est fondée, en plus des deux derniers éléments susmentionnés, sur la peine encourue, la persistance d’un risque de fuite et un risque d’altération des preuves.
57. Aussi la Cour rappelle-t-elle d’abord que l’existence de forts soupçons ne peut justifier, à elle seule, une si longue période de détention.
58. Pour ce qui est de l’article 100 § 3 du CPP, la Cour observe que, pour certaines infractions parmi lesquelles celle reprochée au requérant, il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pressions sur les témoins, les victimes et autres personnes). À cet égard, la Cour réaffirme que tout système de détention provisoire automatique est en soi incompatible avec l’article 5 § 3 de la Convention (Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 84, 26 juillet 2001). Lorsque la loi prévoit une présomption concernant les motifs de détention provisoire, l’existence de faits concrets aboutissant à déroger à la règle du respect de la liberté individuelle doit néanmoins être démontrée de façon convaincante (Contrada c. Italie, 24 août 1998, §§ 58-65, Recueil 1998-V). Or, en l’occurrence, la Cour note que la cour d’assises s’est contentée de se référer à l’article 100 § 3 du CPP : elle n’a pas spécifié dans sa motivation les circonstances concrètes étayant l’existence de tel ou tel des risques visés par cette disposition, ni précisé en quoi pareils risques étaient avérés et avaient persisté pendant une si longue période.
59. Quant aux autres motifs avancés par les autorités judiciaires pour ordonner le maintien en détention provisoire du requérant, la Cour note que les risques de fuite et d’altération des preuves ont été évoqués sans aucune explication et que la cour d’assises a parfois fondé le risque de fuite sur la peine encourue. Or, la Cour rappelle que, si la lourdeur de la peine encourue est un élément à retenir lors de l’appréciation du risque de fuite, elle ne peut à elle seule être de nature à justifier de longues périodes de détention (voir, en ce sens, Ilijkov, précité, §§ 80-81).
60. Elle rappelle en outre que le risque de fuite décroît normalement avec l’écoulement du temps, eu égard à l’imputation probable de la durée de la détention provisoire sur la durée de la privation de liberté à laquelle l’intéressé peut se voir condamner (Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, § 10, série A no 8). Ce facteur se révèle particulièrement pertinent pour la deuxième période de détention provisoire subie le requérant, puisque cette dernière est intervenue après que l’intéressé eut été incarcéré pendant près de quatre ans. En effet, en dépit de la période de détention déjà subie par le requérant, la cour d’assises n’a nullement justifié la persistance d’un risque de fuite (voir, en ce sens, Ergezen c. Turquie, no 73359/10, § 39, 8 avril 2014).
61. Enfin, pour ce qui est du risque d’altération des preuves, la Cour rappelle que, si ce risque peut s’avérer être un motif pertinent au stade initial de la procédure, il convient de souligner que ce risque s’amenuise avec le temps, au fur et à mesure que les preuves sont recueillies, et ne peut plus être évoqué à un stade avancé de la procédure. En l’espèce, le maintien en détention du requérant pouvait difficilement reposer sur ce motif lors de la deuxième période de détention étant donné que les preuves avaient déjà été recueillies.
62. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas justifié par des motifs pertinents et suffisants le maintien en détention du requérant. À la lumière de cette considération, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de rechercher de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure.
63. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
64. Le requérant se plaint d’un défaut d’équité de la procédure : il soutient avoir été condamné sur le fondement de sa déposition faite en garde à vue, recueillie selon lui à la suite de mauvais traitements et en l’absence d’un avocat.
Le requérant se plaint aussi que sa cause n’ait pas été entendue dans un délai raisonnable.
Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent. »
A. La durée de la procédure
65. La Cour fait observer qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle que, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle requête, faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours internes, en l’occurrence le nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.
66. La Cour rappelle également que, dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 59), elle a notamment précisé qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes du même type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce une exception portant sur ce nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, elle décide de poursuivre l’examen de la présente requête.
67. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
68. La Cour note que la période à considérer a débuté le 15 février 2003 avec l’arrestation du requérant (paragraphe 5 ci-dessus) et qu’elle s’est terminée le 5 décembre 2012 avec l’arrêt de la Cour de cassation (paragraphe 29 ci-dessus). La durée en cause est donc d’environ neuf ans et dix mois, pour deux degrés de juridiction.
69. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de l’espèce et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
70. La Cour rappelle ensuite avoir conclu, dans maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Ergezen, précité, §§ 65-68, et Rifat Demir, précité, §§ 37-40). En l’occurrence, après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, elle considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente affaire. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».
71. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
B. L’utilisation des déclarations recueillies lors de la garde à vue du requérant, prétendument obtenues sous la contrainte
72. Le Gouvernement affirme que les allégations du requérant sur l’obtention de ses déclarations sous la contrainte sont infondées.
73. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne (Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil 1998‑IV, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45‑46, série A no 140, et Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 88, 10 mars 2009).
74. La Cour n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (voir, notamment, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 95, CEDH 2006‑IX).
75. De plus, la Cour a déjà jugé que l’utilisation dans le cadre d’une procédure pénale d’éléments de preuve recueillis au mépris de l’article 3 de la Convention avait porté atteinte à l’équité de cette procédure, même si l’admission de ces preuves n’était pas déterminante pour la condamnation (Jalloh, précité, § 99). Il convient en outre de préciser que l’absence de violation de l’article 3 n’empêche pas la Cour de prendre en considération les allégations de mauvais traitements sous l’angle de l’article 6 de la Convention (Kolu c. Turquie, no 35811/97, § 54, 2 août 2005).
76. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été interrogé par la police et a participé à des visites de lieux durant sa garde à vue. Durant cette période, l’intéressé a fait plusieurs déclarations qui l’incriminaient et qui sont ensuite devenues des éléments de preuve, parmi d’autres, dans les motifs de l’arrêt de condamnation prononcé par la cour d’assises.
77. La Cour souligne par ailleurs qu’elle a déclaré irrecevable, pour non-respect du délai de six mois, le grief du requérant tiré de l’article 3 de la Convention (paragraphe 47 ci-dessus). Cela étant, elle constate que ce grief a fait l’objet d’un examen par le tribunal correctionnel dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre les policiers ayant procédé à l’arrestation du requérant : le tribunal a établi que le requérant avait pris la fuite, qu’il avait chuté à cette occasion et que les policiers avaient usé de la force pour le maîtriser, et il a estimé que l’intéressé avait été blessé à cette occasion et que les allégations de mauvais traitements n’étaient pas établies (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour relève que le requérant ne s’est pas pourvu en cassation contre le jugement du tribunal correctionnel prononcé en sa présence.
78. La Cour observe ensuite que le requérant a également soulevé ses allégations de mauvais traitements dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre lui. La cour d’assises a alors adopté toute une série d’actes de procédure aux fins de vérification du bien-fondé de ces allégations : elle a ainsi entendu tous les policiers ayant participé à la préparation des actes d’enquête, désigné un de ses juges pour visionner les enregistrements des visites de lieux et demandé la copie des dépositions faites par les policiers dans le cadre de la procédure devant le tribunal correctionnel (paragraphe 18 ci-dessus). Toutefois, à la lumière de l’ensemble des éléments du dossier et des actes de procédure ordonnés par elle, la cour d’assises a considéré les allégations du requérant sur ce point comme non fondées. Cette juridiction a donc décidé que les éléments de preuve obtenus lors de garde à vue du requérant devaient rester dans le dossier, au motif qu’il n’y avait aucune raison de considérer que les déclarations de l’intéressé avaient été recueillies sous la contrainte (voir, en ce sens, Fidancı c. Turquie, no 17730/07, § 36, 17 janvier 2012).
79. Au vu de ce qui précède, la Cour ne saurait conclure que les déclarations faites par le requérant au cours de sa garde à vue – qui constituent le fondement de sa condamnation – ont été prises sous la contrainte.
80. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
C. L’absence d’avocat lors de la garde à vue
81. Le Gouvernement indique que le requérant a rencontré son avocat le 16 février 2003, le deuxième jour de sa garde à vue, et il fait observer que sa déposition a été recueillie par la police le jour suivant. Il ajoute que, devant le procureur de la République, le requérant a fait usage de son droit de garder le silence. Il en conclut que les allégations du requérant quant à l’absence d’un avocat sont mal fondées.
82. Le requérant rétorque que, s’il s’est entretenu avec son avocat le 16 février 2003, celui-ci n’était présent ni lorsque la police a recueilli sa déposition le 17 février 2003 ni lorsqu’il a été entendu par le procureur de la République.
83. La Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de se prononcer sur le grief tiré de l’absence d’un avocat durant la garde à vue d’un requérant et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 et 3 c) de la Convention de ce fait (Salduz c. Turquie [GC], no [36391/02](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2236391/02%22%5D%7D), §§ 45-63, CEDH 2008). De même, elle rappelle avoir précisé que l’équité de la procédure requiert qu’un accusé puisse bénéficier de toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil (Dayanan c. Turquie, no [7377/03](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%227377/03%22%5D%7D), § 32, 13 octobre 2009). À cet égard, l’absence d’un avocat lors de l’accomplissement des actes d’enquête constitue un manquement aux exigences de l’article 6 de la Convention (voir, notamment, İbrahim Öztürk c. Turquie, no 16500/04, §§ 48‑49, 17 février 2009, et Karadağ c. Turquie, no 12976/05, § 46, 29 juin 2010).
84. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour constate que le requérant a pu s’entretenir avec un avocat et bénéficier de l’assistance de celui‑ci durant une partie de sa garde à vue. Cela étant, au vu des pièces du dossier, il apparaît que l’intéressé n’a pas bénéficié d’une telle assistance à l’occasion de certains actes de procédure accomplis durant sa garde à vue, tels que le transport sur les lieux avec reconstitution des faits et sa déposition faite à la police. Le Gouvernement ne fournit par ailleurs aucune explication quant aux raisons d’être de ce défaut d’assistance.
85. Ayant examiné la présente affaire à la lumière des principes définis dans sa jurisprudence (paragraphe 83 ci-dessus), la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente en l’espèce. Partant, elle conclut à la violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
86. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
87. Le requérant réclame 135 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.
88. Le Gouvernement conteste ce montant.
89. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 6 500 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
90. Le requérant demande également 4 938 livres turques (TRY - environ 2 250 (EUR)) pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il fournit une quittance d’honoraires et une facture relative à des frais de traduction.
91. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant.
92. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme réclamée par le requérant et l’accorde dans sa globalité.
C. Intérêts moratoires
93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la durée de la détention provisoire, de la durée de la procédure pénale et de l’absence d’un avocat lors de la garde à vue, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans sa monnaie nationale, au taux applicable à la date du règlement :
i. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 250 EUR (deux mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Lemmens et Spano.
A.S.
S.H.N.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS ET SPANO
(Traduction)
1. Le requérant a été victime d’une violation de l’article 6 § 1, combiné avec l’article 6 § 3 c), de la Convention du fait que les déclarations incriminantes livrées par lui à la police le 17 février 2003 et au procureur de la République le 19 du même mois en l’absence d’un avocat ont été utilisées par la cour d’assises à l’appui de sa condamnation. Nous approuvons donc les conclusions de la Cour sur ce point. Si nous formulons néanmoins une opinion séparée, c’est parce que nous considérons que le constat d’une violation aurait dû reposer sur un raisonnement différent de celui présenté par la Cour.
2. L’opinion dissidente du juge Spano jointe à l’arrêt Aras c. Turquie (no 2), no 15065/07, 18 novembre 2014, à laquelle s’est rallié le juge Lemmens, concluait, premièrement, que « rien dans le raisonnement tenu dans [Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008)] ne justifie (...) l’application d’une règle large et rigide prévoyant que l’absence d’un avocat signifie automatiquement qu’un État contractant a violé [l’article 6 § 1, combiné avec l’article 6 § 3 c)], s’il n’est pas établi (...) que cela a porté atteinte aux droits de la défense » (voir le paragraphe 11 de l’opinion dissidente) ; deuxièmement, cette opinion faisait observer que les arrêts rendus par la Grande Chambre dans Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, CEDH 2010) et Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011) montrent clairement que la garantie du procès équitable inscrite à l’article 6 § 1 et les garanties auxiliaires offertes au paragraphe 3 de l’article 6 « ne doivent pas être interprétées comme englobant des règles automatiques de procédure pénale. Elles exigent une appréciation judiciaire globale du point de savoir si une personne accusée d’une infraction a été traitée équitablement au niveau national ». Ainsi, nous considérons qu’il n’y avait aucune raison juridiquement défendable d’appliquer l’arrêt Salduz d’une manière qui contredirait catégoriquement cette jurisprudence ultérieure de la Cour (voir le paragraphe 13).
3. Dans l’arrêt de la Cour en l’espèce, le constat d’une violation des droits du requérant découlant de l’article 6 § 1, combiné avec l’article 6 § 3 c), de la Convention est, là encore, uniquement et automatiquement fondé sur le fait que le requérant n’a bénéficié de l’assistance d’un avocat ni pendant l’interrogatoire de police du 17 février 2003 ni lorsqu’il a été interrogé par le procureur de la République le 19 du même mois (paragraphe 83 de l’arrêt).
4. Toutefois, nous restons convaincus qu’un constat de violation des dispositions susmentionnées de la Convention fondé sur l’absence d’un avocat appelle une appréciation générale du point de savoir si les déclarations incriminantes, obtenues dans ces circonstances, ont porté atteinte aux droits de la défense en tant que base des éléments de preuve utilisés pour condamner l’accusé, violant ainsi son droit à un procès équitable. Ce critère étant rempli au vu des faits de la cause, nous souscrivons à l’arrêt de la Cour.