TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DOICIU c. ROUMANIE
(Requête no 1454/09)
ARRÊT
STRASBOURG
5 mai 2015
DÉFINITIF
05/08/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Doiciu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 avril 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 1454/09) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Anca Cătălina Doiciu[1] (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représentée par Me Diana-Olivia Hatneanu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.
3. La requérante se plaint notamment d’avoir subi des mauvais traitements alors qu’elle se trouvait entre les mains de la police et dénonce le manquement des autorités à leur obligation de procéder à une enquête effective à la suite de sa plainte pénale.
4. Le 4 janvier 2011, les griefs tirés des articles 3 et 6 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1981 et réside à Bucarest.
A. L’incident du 3 janvier 2001
1. La version de la requérante
6. Le soir du 3 janvier 2001, la requérante reçut un appel téléphonique de H.R.A., son futur époux à l’époque. Ce dernier lui demanda de le rejoindre devant l’hôtel où ils séjournaient, avec ses documents d’identité à lui, lesquels auraient été demandés par des policiers à la suite de son interpellation lors d’un incident avec un chauffeur de taxi survenu à proximité de la gare de la ville de Predeal. La requérante rejoignit H.R.A. près de la gare, mais, une fois arrivée sur place, H.R.A. et son cousin U.N. furent amenés au commissariat et elle-même les y rejoignit à la demande des policiers.
7. Un policier habillé en civil entra brusquement dans le bureau de police où ils avaient été conduits et commença à frapper H.R.A. La requérante se rapprocha de ce policier en lui demandant d’arrêter, mais celui-ci l’injuria et lui jeta un téléphone portable au visage, puis il la prit par les cheveux et la projeta contre un bureau. H.R.A., qui tentait de lui venir en aide, fut de nouveau frappé par le policier en civil avec l’aide de deux autres policiers. Ces faits se seraient déroulés en présence de quatre policiers.
8. La requérante réussit à joindre ses parents à partir de son téléphone portable, mais leur conversation fut interrompue par les policiers qui lui saisirent son téléphone et la menacèrent de la placer en garde à vue pour quarante-huit heures.
9. Le soir même, elle fut envoyée par les policiers à l’hôpital de Predeal en raison de ses blessures. Le certificat médical délivré à l’issue de l’examen indiqua un traumatisme crânien facial, une contusion de la pyramide nasale et une bosse « séro-sanguine » frontale gauche, provoqués par une agression.
10. A son retour au commissariat, malgré l’insistance des policiers, la requérante refusa de faire des déclarations au sujet d’un incident impliquant H.R.A. et survenu à proximité de la gare de Predeal, en expliquant qu’elle n’y avait pas assisté. Elle demanda à plusieurs reprises le nom de l’agent de police qui l’avait frappée, mais les policiers refusèrent de le lui donner et lui répondirent qu’elle méritait ce traitement pour avoir osé intervenir en faveur de H.R.A. et que de toute façon elle s’était frappée elle-même la tête contre le bureau. La requérante demanda en vain à faire une déclaration à ce sujet. Quelque temps après, elle apprit que l’agent de police en question s’appelait L.I. et qu’il était affecté au commissariat de Predeal.
2. La version du Gouvernement
11. Au moment des faits, H.R.A. et L.I. se trouvaient dans le bureau du commissariat. À un certain moment, dérangé par l’attitude impertinente et ironique de H.R.A., le policier L.I. empoigna ce dernier par le bras en le bousculant. À cet instant précis, la requérante entra dans le bureau et commença à tirer L.I. par ses vêtements en essayant de le frapper. L.I. saisit la requérante par le bras et la frappa au visage afin de l’écarter et parer son agression soudaine, sans lui porter d’autres coups par la suite.
12. Ainsi, d’après le Gouvernement, l’incident avait été causé par la réaction violente de la requérante face au policier L.I., lequel aurait été amené à utiliser la force afin d’immobiliser l’intéressée.
B. L’enquête pénale concernant les allégations de mauvais traitements subis par la requérante
13. Au lendemain de l’incident, soit le 4 janvier 2001, la requérante déposa une plainte pénale pour comportement abusif auprès du commissariat départemental de Brașov et se constitua partie civile.
14. Le même jour, elle se présenta à l’institut de médecine légale, où elle fut examinée. Le certificat établi à cette occasion mentionnait :
« – excoriation linéaire frontale gauche de 1 cm, sous laquelle il y a une excoriation de 1 x 0,5 cm, sur fond d’un hématome de 4 x 3 x 0,5 cm ;
– excoriation palpébrale supérieure de l’œil gauche de 0,8 x 0,4 cm ;
– excoriation de la base de la pyramide nasale de 0,5 x 0,2 cm ;
– [aux dires de l’intéressée,] douleurs thoraciques bilatérales au niveau postérieur ;
– [aux dires de l’intéressée,] épistaxis arrêtée spontanément.
(...)
Conclusions :
[La patiente] présente des lésions traumatiques produites par l’impact avec un corps dur, pouvant [remonter au] 3 janvier 2001, pour lesquelles elle nécessite (...) douze à quatorze jours de soins médicaux si aucune complication ne survient. »
15. Par une lettre du 23 janvier 2001 adressée au procureur en chef du parquet militaire territorial, la requérante réitéra sa plainte pénale et sa constitution de partie civile. Le 7 février 2001, la plainte fut renvoyée au parquet militaire de Brașov, avec pour instruction de finaliser l’enquête jusqu’au 28 mars 2001. Le dossier fut transmis le 15 février 2001 au bureau de police de Brașov, qui devait finaliser les actes d’instruction avant le 20 mars 2001.
16. Par des lettres des 15 mai et 19 juin 2001, le parquet militaire de Brașov demanda au bureau de police de Brașov de finaliser l’instruction et de lui renvoyer le dossier.
17. Entre le 21 juin et le 13 juillet 2001, cinq policiers, parmi lesquels le policier L.I., furent entendus au bureau de police de Brașov au sujet de l’incident du 3 janvier 2001. Le policier L.I. se refera à l’incident survenu à proximité de la gare de Predeal, mais ne fit aucune déclaration au sujet des allégations de la requérante. Dans des déclarations rédigées en des termes très proches, les quatre autres policiers nièrent toute agression contre la requérante.
18. Le 13 septembre 2001, le parquet militaire de Brașov demanda à nouveau au bureau de police de Brașov de procéder à la fin de l’instruction et de lui renvoyer le dossier. Le 3 octobre 2001, un agent dudit bureau de police dressa un rapport proposant l’abandon des poursuites.
19. Par une résolution du 19 février 2002, des poursuites du chef de comportement abusif (sur la base l’article 250 du code pénal) furent engagées contre le policier L.I., soupçonné d’avoir frappé la requérante. Le même jour, un procureur du parquet militaire de Brașov entendit les policiers impliqués dans l’incident, un médecin et une infirmière de l’hôpital de Predeal, ainsi que d’autres témoins. Tous nièrent avoir observé des traces d’agression sur la personne de la requérante. Citée à comparaître, la requérante fit une déclaration le 4 mars 2002 au parquet militaire près le tribunal militaire territorial où elle réitéra sa plainte. Le 9 avril 2002, le policier L.I. fit une nouvelle déclaration devant le procureur du parquet militaire territorial, précisant que la requérante, entrée à l’improviste dans le bureau où il se trouvait avec H.R.A., l’avait attaqué et que sa réaction avait été de se défendre. Il admit avoir été à l’origine de coups portés à la requérante au niveau soit de son visage soit de ses épaules.
Deux témoins proposés par la requérante furent cités à comparaître par le procureur du parquet militaire territorial à la même date, mais ils ne purent être entendus, l’agent en charge de les amener ne les ayant pas trouvés chez eux.
20. Par une ordonnance du 19 avril 2002, le procureur du parquet militaire territorial abandonna les poursuites du chef de comportement abusif pour absence de gravité des faits au sens de l’article 181 du code pénal (CP) corroboré avec l’article 10 alinéa 1 b1) du code de procédure pénale (CPP) et condamna le policier L.I. au paiement d’une amende administrative en vertu de l’article 91 du code pénal. S’agissant des autres policiers, le procureur rendit un non-lieu.
Selon le parquet, le policier L.I. avait été « provoqué par le comportement violent et très impertinent des victimes ».
21. Cette décision fut notifiée à la requérante le 26 juin 2003. Celle-ci la contesta.
22. À une date imprécisée, entre 2003 et 2004, le policier L.I. bénéficia d’une promotion dans la fonction d’agent en chef principal.
23. Par une ordonnance du 21 avril 2004, un procureur militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice annula l’ordonnance du 19 avril 2002 en ce qu’elle concernait le policier L.I. et renvoya l’affaire devant le parquet près le tribunal de première instance de Brașov. Il estima que les actes du policier L.I. étaient « assez graves, d’autant plus que l’altercation n’avait pas eu lieu dans la rue mais dans le bureau de police, où normalement pareils comportements ne sont aucunement justifiés ».
24. À l’issue de renvois pour des questions de compétence, le procureur du parquet près le tribunal départemental de Brașov entendit le policier L.I. le 26 juillet 2004 et la requérante le 28 juillet 2004. À cette occasion, le policier L.I. indiqua que, lors de l’incident, la requérante se trouvait déjà dans le bureau de police, qu’au moment où il y était entré, il avait trébuché sur un tapis et avait fait tomber un téléphone portable en s’appuyant sur la table située en face et que la requérante, en essayant d’attraper ce téléphone, s’était heurté le visage contre le coin de la table.
25. Les 16 et 19 novembre 2004, le procureur entendit également les autres policiers présents dans le bureau pendant l’incident ; ces derniers maintinrent leurs déclarations précédentes. Le chauffeur de taxi impliqué dans l’incident survenu à la gare de Predeal fut également entendu.
26. Par une ordonnance du 27 décembre 2006, le parquet près le tribunal départemental de Brașov renvoya l’affaire au parquet près le tribunal de première instance de Brașov pour incompétence ratione personae. En raison de la complexité de l’affaire, de la charge de travail et du manque de personnel, le 21 septembre 2007, le premier procureur de ce parquet renvoya l’affaire au parquet près la cour d’appel de Brașov, qui entendit à son tour la requérante le 26 octobre 2007.
27. Le 14 novembre 2007, le parquet près la cour d’appel de Brașov ordonna l’arrêt des poursuites pénales contre L.I. au motif que les faits n’atteignaient pas le niveau de gravité requis pour l’application de la loi pénale au sens de l’article 181 du code pénal (CP) corroboré avec l’article 10 alinéa 1 b1) du code de procédure pénale (CPP), et il condamna celui-ci au paiement d’une amende administrative de 700 lei (RON), soit environ 200 euros (EUR), estimant ce qui suit :
« [l]es victimes se sont montrées indignées d’avoir été emmenées au commissariat et ont eu une attitude verbale agressive envers les policiers, spécialement envers L.I., ce qui a conduit celui-ci à gifler les victimes, leur causant les lésions mentionnées dans les certificats médicolégaux (...)
Vu les circonstances concrètes dans lesquelles ont été commis les faits, déterminés par le comportement des victimes qui se sont montrées récalcitrantes et provocantes à l’égard des policiers, nous estimons que les agissements dénoncés sont manifestement dénués d’importance et qu’ils ne présentent pas le degré de danger social requis ; l’application d’une sanction administrative donnera une "leçon suffisante" (...) [au policier] mis en cause. »
28. Sur recours de la requérante et du policier L.I., le 18 décembre 2007, le procureur hiérarchiquement supérieur confirma l’arrêt des poursuites pénales et annula l’amende infligée à L.I.
29. La requérante contesta cette mesure devant le tribunal départemental de Brașov, qui, par un jugement du 5 mars 2008, renvoya l’affaire devant le tribunal de première instance de Brașov.
30. Par un jugement du 24 avril 2008, le tribunal de première instance de Brașov rejeta le recours de la requérante. Pour ce faire, il constata ce qui suit :
« Vu les circonstances concrètes dans lesquelles ont été commis les faits, déterminés par le comportement des victimes qui se sont montrées récalcitrantes et provocantes à l’égard des policiers, nous estimons que les agissements de l’accusé sont manifestement dénués d’importance et qu’ils ne présentent pas le degré de danger social requis (...) »
31. Par un arrêt définitif du 30 juin 2008, le pourvoi en cassation de la requérante fut rejeté par le tribunal départemental de Brașov, qui jugea, sans autres précisions, que l’intéressée disposait d’autres moyens de procédure pour obtenir un dédommagement des préjudices qu’elle estimait avoir subis. Le tribunal la condamna aussi à payer les frais de justice.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
32. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal (CP), tels qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisent ainsi :
Article 181
« (1) Ne constitue pas une infraction l’acte réprimé par la loi pénale, s’il ne présente pas le degré de gravité requis pour l’existence d’une infraction, et est manifestement dépourvu d’importance en raison de l’atteinte minimale à l’une des valeurs protégées par la loi pénale, et de son contenu concret (...)
(3) Le procureur ou le tribunal applique à un tel acte l’une des sanctions administratives prévues par l’article 91. »
Article 91
« Lorsque le tribunal estime [que les faits ne présentent pas le degré de gravité requis pour l’existence d’une infraction], il inflige l’une des sanctions administratives qui suivent :
(...)
c) une amende d’un montant de 100 000 ROL à 10 000 000 ROL. »
Article 246
« Un fonctionnaire public qui, agissant dans l’exercice de ses fonctions, porte préjudice aux intérêts légaux d’une personne en s’abstenant sciemment d’accomplir un acte ou en l’effectuant sciemment de manière défectueuse, est passible d’une peine d’emprisonnement [d’une durée] comprise entre six mois et trois ans. »
Article 250
« Un fonctionnaire public qui emploie, dans l’exercice de ses fonctions, des termes offensants à l’égard d’une personne est passible d’une peine d’emprisonnement [d’une durée] comprise entre trois mois et trois ans ou d’une amende.
Les coups et les autres violences commis dans les conditions du premier paragraphe sont passibles d’une peine d’emprisonnement [d’une durée] comprise entre cinq mois et six ans. »
33. Les articles pertinents en l’espèce du code de procédure pénale (CPP), tels qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :
Article 10
« L’action pénale (...) ne peut plus être poursuivie si : (...)
b) les faits ne sont pas prévus par la loi pénale ;
b1) les faits ne présentent pas le danger social d’une infraction. »
Article 346
« 2. Lorsque le tribunal prononce un acquittement fondé sur l’article 10 alinéa 1 b1) (...), il peut ordonner la réparation du préjudice matériel et moral, selon les dispositions de la loi civile. »
34. Les dispositions pertinentes en l’espèce du droit interne concernant le statut des policiers et des procureurs militaires figurent au paragraphe 40 de l’arrêt Barbu Anghelescu c. Roumanie (no 46430/99, 5 octobre 2004).
35. Les dispositions du code civil concernant la responsabilité civile délictuelle sont décrites au paragraphe 142 de l’arrêt Iambor c. Roumanie (no 1)(no 64536/01, 24 juin 2008).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
36. Invoquant l’article 3 de la Convention, la requérante se plaint d’avoir subi des mauvais traitements alors qu’elle se trouvait dans les locaux de la police. Elle dénonce également le manquement des autorités judiciaires à leur obligation de procéder à une enquête effective à la suite de sa plainte pénale. L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
37. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes et indique que la requérante a omis d’introduire une action en responsabilité civile délictuelle aux fins d’obtention de dommages-intérêts pour les préjudices matériel et moral qu’elle dit avoir subis.
38. Selon le Gouvernement, à la lumière des articles 10 et 346 du CPP, il aurait était loisible à la requérante d’utiliser ce recours. Il considère ledit recours comme effectif et accessible puisqu’il permettrait d’obtenir des dommages-intérêts devant l’instance civile pour les préjudices matériel et moral subis après établissement de l’existence du délit, identification de la personne coupable et détermination des dommages subis lors de l’enquête pénale.
39. La requérante combat la thèse du Gouvernement. En se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière (Yeter c. Turquie, no 33750/03, § 58, 13 janvier 2009), elle soutient qu’un tel recours ne peut pas être considéré comme effectif dans les cas d’atteintes à l’intégrité physique faites intentionnellement par des policiers – ce qui, selon elle, est le cas dans la présente espèce –, en raison de l’obligation positive pour l’État, découlant de l’article 3 de la Convention, de mettre en place « un système judiciaire efficace » visant à l’identification et la punition des personnes responsables.
40. Selon la requérante, même en considérant que l’action en dommages-intérêts puisse présenter des perspectives de succès, cette action n’aurait pas dans son cas constitué un recours effectif au motif que le policier mis en cause aurait en réalité bénéficié d’une impunité complète pour les mauvais traitements reprochés.
41. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne de leur pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement des voies de recours internes de convaincre la Cour que le recours invoqué était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant concerné le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (parmi d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Giacobbe et autres c. Italie, no 16041/02, § 63, 15 décembre 2005).
42. Elle rappelle en outre avoir constaté qu’une plainte pénale accompagnée d’une constitution de partie civile visant à l’octroi de dommages-intérêts pour le préjudice causé représente, en droit roumain, le recours normalement disponible et suffisant pour permettre la réparation des violations alléguées de l’article 3 de la Convention dans le cadre d’une enquête pénale ayant pour but l’identification et la punition des responsables d’actes intentionnels contraires à cet article (mutatis mutandis, Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 193, 22 février 2011 et Birgean c. Roumanie, no 3626/10, § 52, 14 janvier 2014).
43. En l’espèce, la Cour observe que la requérante a saisi les autorités nationales d’une plainte pénale dénonçant les mauvais traitements qu’elle dit avoir subis de la part du policier mis en cause, en précisant et en insistant tout au long de la procédure sur sa demande en tant que partie civile dans le cadre de la procédure pénale.
44. Par conséquent, une fois avoir saisi les autorités nationales d’une plainte pénale avec constitution de partie civile, il n’y a pas lieu de considérer que la requérante aurait dû, en sus, intenter une nouvelle action civile ayant le même objet (voir Birgean c. Roumanie, précité, § 52). Dès lors, l’exception d’irrecevabilité pour non‑épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.
45. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
46. Le Gouvernement soutient que les mauvais traitements que la requérante allègue avoir subis avaient consisté en un seul coup porté à son visage, et que le seuil minimum de gravité pour relever de l’article 3 de la Convention n’avait pas été atteint. Selon lui, les lésions constatées par les médecins sur la personne de la requérante étaient mineures, sans conséquences médicales, et elles étaient dues aux propres actions de l’intéressée puisque cette dernière serait intervenue activement de son plein gré dans l’altercation entre le policier L.I. et H.R.A.
47. En outre, le Gouvernement argue que les autorités nationales ne sont pas restées inactives face aux allégations de la requérante, et qu’elles ont mené par la suite une enquête effective en procédant à l’audition de tous les témoins présents lors de l’incident de la soirée du 3 janvier 2001 et en analysant dûment les éléments de preuve soumis par l’intéressée. De plus, il soutient que la requérante n’a pas soulevé de grief devant la Cour au sujet de l’enquête, mais qu’elle s’est bornée à se plaindre de l’issue de celle-ci. En même temps, le Gouvernement appelle la Cour à distinguer la présente cause des affaires Bursuc c. Roumanie (no 42066/98, 12 octobre 2004) et Barbu Anghelescu (précitée) en ce que, selon lui, l’enquête menée en l’espèce, même si initiée par un procureur militaire, a été poursuivie par un procureur civil qui a, à son tour, entendu la requérante, le policier L.I. et les témoins.
48. Dès lors, le Gouvernement soutient que, vu les circonstances de l’affaire et la marge d’appréciation des autorités nationales en la matière, l’enquête conduite par celles-ci a été effective puisque ayant abouti, d’après lui, à l’identification et à la sanction appropriée de la personne coupable.
b) La requérante
49. La requérante estime que les mauvais traitements subis ont atteint le seuil minimum de gravité et, par conséquent, tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention. Elle souligne qu’âgée de dix-neuf ans à l’époque des faits, elle a été conduite et gardée au commissariat en tant que témoin, elle est intervenue pour faire cesser l’agression de son futur époux par un policier robuste et a elle-même reçu des coups de la part de ce dernier. Elle conteste également l’affirmation du Gouvernement selon laquelle elle aurait reçu un seul coup au visage. Elle soutient au contraire que les constats figurant dans les certificats médicaux témoignent des nombreux coups qu’elle a reçus avec un téléphone portable ainsi que des blessures qui lui ont été occasionnées après avoir été projetée contre un bureau. Selon la requérante, ces constats sont en accord avec les conséquences de ces mauvais traitements allégués sur son état de santé, à savoir douze à quatorze jours de soins médicaux, un déplacement permanent des os du nez et un choc émotionnel ayant nécessité une thérapie psychiatrique.
50. La requérante conteste également l’allégation du Gouvernement quant au caractère effectif de l’enquête menée par les autorités nationales. Elle estime que la manière dont l’enquête a été menée a conduit à l’impossibilité d’aboutir à la punition du policier responsable des mauvais traitements en question, d’une part, en raison de longues périodes d’inactivité malgré une absence de complexité de l’affaire et, d’autre part, en raison de l’attitude des autorités nationales qui auraient semblé disposées à laisser les agissements du policier L.I. impunis. La requérante considère de plus, qu’il n’y a pas lieu de distinguer la présente cause des affaires Bursuc et Barbu Anghelescu (précitées) puisque en l’espèce, d’après elle, le procureur civil avait continué l’enquête uniquement après 2006, n’avait effectué qu’un nombre très limité d’actes d’instruction et l’arrêt des poursuites avait été ordonné sur la base des constats du procureur militaire.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
51. La Cour rappelle d’abord que, selon sa jurisprudence, un traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000‑XI ; Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001‑III et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX).
52. À ce titre, la Cour précise que, pour apprécier les éléments de preuve, elle adopte en général le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (arrêt Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou décès survenu pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).
53. Lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle requise par l’article 2 de la Convention, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV, et Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 199, CEDH 2003‑VI).
54. À cet égard, la Cour rappelle que les autorités ne doivent pas sous-estimer l’importance du message qu’elles envoient à toutes les personnes concernées, ainsi qu’au grand public, lorsqu’elles décident d’engager ou non des poursuites pénales contre des fonctionnaires soupçonnés de traitements contraires à l’article 3 de la Convention. En particulier, elle considère qu’elles ne doivent en aucun cas donner l’impression qu’elles sont disposées à laisser de tels traitements impunis (Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 71, CEDH 2000‑XII).
55. Ainsi, pour déterminer si les autorités nationales ont mené contre les responsables une enquête approfondie et effective conformément aux exigences posées par sa jurisprudence, la Cour a pris en compte dans de précédentes affaires plusieurs critères. D’abord, d’importants facteurs pour apprécier l’effectivité de l’enquête, et permettant de vérifier si les autorités avaient la volonté d’identifier et de poursuivre les responsables, sont la célérité avec laquelle ladite enquête a été ouverte et celle avec laquelle elle a été conduite (entre autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 78‑79, CEDH 1999‑V ; Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 59, 20 décembre 2007 ; Mikheïev c. Russie, no 77617/01, § 109, 26 janvier 2006, et Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 89, 15 mai 2008). En outre, l’issue de l’enquête et des poursuites pénales auxquelles elle a donné lieu, y compris la sanction prononcée ainsi que les mesures disciplinaires prises, ont un caractère déterminant. Ces éléments sont essentiels si l’on veut préserver l’effet dissuasif du système judiciaire en place et le rôle qu’il est censé avoir dans la prévention des atteintes à l’interdiction des mauvais traitements (Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 62, 8 avril 2008 ; Austrianu c. Roumanie, no 16117/02, § 74, 12 février 2013 ; Çamdereli c. Turquie, no 28433/02, § 38, 17 juillet 2008, et, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova, précité, §§ 60 et suiv.).
b) Application de ces principes à la présente espèce
i) Sur le volet substantiel de l’article 3
56. La requérante se plaint de ce que le 3 janvier 2001, alors qu’elle avait été conduite dans un bureau du commissariat de Predeal, elle avait reçu des coups de la part d’un des quatre policiers présents dans ce bureau, le policier L.I., et avait été blessée en conséquence. La Cour constate que, le lendemain de l’agression dénoncée par l’intéressée, celle-ci avait été examinée par un médecin de l’institut de médecine légale, lequel avait constaté des lésions traumatiques produites par un impact avec un corps dur et nécessitant douze à quatorze jours de soins médicaux. Les déclarations de la requérante sont cohérentes et soutenues par le certificat établi par l’institut de médicine légale, nonobstant les déclarations contradictoires du policier L.I. (paragraphes 17, 19 et 24 ci-dessus).
57. En outre, la Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas les lésions constatées sur la personne de la requérante après son passage au commissariat de Predeal le 3 janvier 2001 et causées par le policier L. I. (paragraphe 46 ci-dessus). Or, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, la Cour considère que les mauvais traitements subis par la requérante (paragraphe 9 et 14 ci‑dessus) lui ont incontestablement causé des souffrances ayant atteint un minimum de gravité pour relever de l’article 3 de la Convention (comparer avec Stoica c. Roumanie, no 42722/02, § 62, 4 mars 2008 et E.M. c. Roumanie, no 43994/05, § 57, 30 octobre 2012).
58. Cela étant, la Cour observe que les procureurs et les juges, en décidant de l’arrêt des poursuites pénales au motif que les faits ne présentaient pas la gravité requise et en annulant la condamnation du policier mis en cause au paiement d’une amende administrative, ont validé la conclusion des procureurs d’après lesquels, les faits commis par le policier étaient déterminés par le comportement et l’attitude de la victime. Or, la Cour confirme que même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil 1996‑V ; Labita, précité, § 119 et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010). Dès lors, la Cour ne peut pas accepter la thèse du Gouvernement, selon laquelle les lésions de la requérante se justifient par son propre comportement et par la réaction de défense du policier, comme conforme à l’interdiction absolue inscrite à l’article 3 de la Convention.
59. Il y a eu donc violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention.
ii) Sur le volet procédural de l’article 3
60. La Cour relève que la requérante dénonce sans conteste la tergiversation de l’enquête, en se référant aux périodes d’inactivité des autorités responsables de l’enquête (paragraphe 50 ci-dessus).
La Cour estime, à la lumière des allégations de la requérante et compte tenu des principes exposés ci-dessus (paragraphes 53 et 54 ci-dessus), que l’argument du Gouvernement relatif à l’absence de grief au sujet de l’enquête (paragraphe 47 ci-dessus) est dénué de fondement.
61. Elle note ensuite, à l’instar du Gouvernement, que les autorités internes ne sont pas restées totalement inactives face aux allégations défendables de mauvais traitements dans l’affaire de la requérante. Toutefois, cela ne saurait suffire à les dégager de toute responsabilité sur le terrain de l’article 3 de la Convention. La Cour doit en effet s’assurer que les autorités internes ont mené une enquête approfondie et effective conformément aux exigences rappelées ci-dessus.
62. Elle observe qu’en l’espèce, le parquet a procédé à la première audition de cinq policiers impliqués dans l’incident seulement plus de cinq mois après l’incident, en juin et juillet 2001. A cet égard, elle rappelle avoir constamment souligné l’importance de l’audition immédiate des témoins, avant que leurs souvenirs ne perdent de leur fraîcheur (mutatis mutandis, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 103, Recueil 1998‑VIII et Petruş Iacob c. Roumanie, no 3524/05, § 47, 4 décembre 2012).
63. Elle relève ensuite que les poursuites contre le policier dénoncé par la requérante comme étant son agresseur, du chef de comportement abusif, ont été engagées le 19 février 2002, soit plus d’un an et un mois après l’incident et que le procureur du parquet militaire territorial de Bucarest a arrêté ces poursuites deux mois plus tard. Enfin, l’enquête devant le parquet s’est achevée le 18 décembre 2007, date à laquelle le parquet près la cour d’appel de Brașov a décidé que les faits ne présentaient pas la gravité requise par la loi pénale. La procédure a pris fin le 30 juin 2008 par un arrêt du tribunal départemental de Braşov confirmant la décision du 18 décembre 2007.
64. La Cour constate ainsi que l’enquête s’est déroulée pendant presque sept ans à partir du dépôt de plainte par la requérante, avec de longues périodes d’inactivité, sans qu’une justification ait été avancée pour ces périodes. Par conséquent, elle estime que, quelle que soit le degré de complexité de l’affaire, une telle durée entache inévitablement son effectivité (R.I.P. et D.L.P. c. Roumanie, no 27782/10, § 61, 10 mai 2012).
65. La Cour observe par ailleurs que l’indépendance des procureurs militaires ayant mené l’enquête est sujette à caution eu égard à la réglementation nationale en vigueur à l’époque des faits. En effet, elle a déjà eu l’occasion de conclure à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention en raison du manque d’indépendance des procureurs militaires chargés de la conduite d’enquêtes pénales ouvertes sur des allégations de mauvais traitements dirigées contre des policiers (Barbu Anghelescu, précité, § 67, et Bursuc, précité, § 107). Elle a ainsi constaté que, à l’époque pertinente, ces derniers étaient des officiers militaires actifs, au même titre que les procureurs militaires, qu’ils bénéficiaient donc de grades militaires, qu’ils jouissaient de tous les privilèges attachés à leurs fonctions, qu’ils devaient répondre de la violation des règles de la discipline militaire et qu’ils faisaient partie de la structure militaire fondée sur le principe de la subordination hiérarchique (Barbu Anghelescu, précité, §§ 40-43). La Cour réitère son constat antérieur et ne décèle aucune raison de s’en écarter dans la présente affaire (Melinte c. Roumanie, no 43247/02, § 27, 9 novembre 2006).
66. Il est vrai que l’enquête dans la présente affaire a été transmise le 21 avril 2004 au parquet près le tribunal de première instance de Brașov, lequel l’a renvoyée plusieurs fois pour des questions de compétence et de charge de travail. La Cour relève que le procureur du parquet près la cour d’appel de Brașov s’était borné à entendre uniquement la requérante le 26 octobre 2007, alors que cette dernière avait indiqué le nom de plusieurs témoins, et avait rendu sa décision arrêtant les poursuites trois semaines plus tard. Il ressort en outre du dossier que l’arrêt des poursuites était fondé uniquement sur les preuves administrées cinq années auparavant, lors de la première phase de l’enquête, à savoir la déclaration de la requérante du 4 mars 2002, celle du policier L.I. du 9 avril 2002 et les documents médicaux se rapportant à l’intéressée.
67. De l’avis de la Cour, l’intervention du parquet près la cour d’appel de Brașov ne suffit pas à pallier le manque d’indépendance des procureurs militaires qui avaient recueilli la plupart des éléments de preuve au cours des premières étapes de l’enquête, lesquelles revêtent une importance particulière (mutatis mutandis, Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 112, 1er décembre 2009).
68. La Cour observe également que l’amende administrative infligée initialement au policier L.I. a été annulée par la suite. À cet égard, elle trouve particulièrement surprenant le fait que les actes du policier L.I. aient été considérés comme « manifestement dénués d’importance » et comme ne présentant « pas le degré de danger social requis », malgré la sévérité des lésions causées à la requérante qui ont été constatées dans les documents médicaux.
De plus, la Cour constate que, tant au cours de la procédure menée à son encontre que par la suite, le policier L.I. a continué à exercer ses fonctions sans faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire ; il ressort au contraire du dossier qu’il a bénéficié d’une promotion dans la fonction d’agent en chef principal (paragraphe 22 ci-dessus). À ce titre, la Cour réaffirme que, lorsqu’un agent de l’État est accusé de délits graves impliquant des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, il est difficilement concevable qu’il puisse continuer à exercer ses fonctions pendant l’instruction le concernant ou pendant son procès, encore moins qu’il puisse demeurer dans la fonction publique si sa culpabilité était avérée (mutatis mutandis, Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004, et Türkmen c. Turquie, no 43124/98, § 53, 19 décembre 2006).
69. En conséquence, la Cour considère qu’une condamnation à une amende quasiment symbolique, annulée par la suite de surcroît, ne saurait être tenue pour une réaction adéquate à une violation de l’article 3 de la Convention, même si elle relève de la pratique de l’État défendeur en matière de condamnation. Pareille sanction, manifestement disproportionnée à une violation de l’un des droits essentiels de la Convention, n’a pas l’effet dissuasif nécessaire pour prévenir d’autres transgressions de l’interdiction des mauvais traitements dans des situations difficiles qui pourraient se présenter à l’avenir (Gäfgen, précité, § 124).
70. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas mené une enquête approfondie et effective au sujet de l’allégation défendable de la requérante selon laquelle elle avait été soumise à des mauvais traitements.
71. La Cour conclut dès lors qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
72. La requérante se plaint de la durée excessive de la procédure menée à la suite du dépôt de sa plainte pénale avec constitution de partie civile. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
73. Le Gouvernement conteste cette thèse.
74. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus sur le terrain de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural et doit donc aussi être déclaré recevable.
75. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue relatives à l’article 3 de la Convention sous son volet procédural (paragraphes 64, 70 et 71 ci-dessus), la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 6 de la Convention. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
76. La requérante allègue enfin une violation de l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour relève que la requérante n’a pas détaillé les faits dont elle se plaint et qu’elle ne soulève aucun grief précis à cet égard.
77. Dès lors, la Cour estime que ce grief est non étayé et qu’il doit être déclaré irrecevable, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
78. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
79. La requérante réclame la somme de 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir éprouvé. D’après elle, ce préjudice résulte des sentiments de frustration et d’injustice ainsi que du choc émotionnel ressentis en raison des mauvais traitements qu’elle dit avoir subis, des déficiences de l’enquête à ce sujet et de la durée de la procédure relative à sa constitution de partie civile.
80. Le Gouvernement soutient que la demande de la requérante au titre du préjudice moral n’est aucunement justifiée en raison, d’après lui, des conséquences minimes, pour sa santé, de son agression par le policier mis en cause. Il réitère ses observations au sujet du non-épuisement des voies de recours internes et il fait observer que la requérante n’a pas produit de documents attestant des traitements médicaux qu’elle dit avoir suivis. Il soutient également que le montant demandé est excessif par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière. À titre subsidiaire, il estime que le constat d’une violation constituerait en soi une réparation satisfaisante du préjudice moral allégué.
81. La Cour estime que la requérante a subi un tort moral indéniable compte tenu des violations constatées ci-dessus. Dès lors, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 11 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
82. La requérante, qui a bénéficié de l’assistance judiciaire, demande également 3 423,76 EUR pour les frais et dépens engagés pour la procédure devant la Cour, dont 3 123,76 EUR pour des honoraires d’avocat (détaillées dans une note de frais par type d’activité et tarif horaire) et 300 EUR pour des frais administratifs exposés par l’organisation APADOR-CH pour des prestations de secrétariat et des frais postaux. La requérante a produit un contrat d’assistance juridique conclu avec son avocate, aux termes duquel le paiement s’effectuera directement à celle-ci, en fonction des heures effectivement travaillées et selon les tarifs indiqués pour chaque type de prestation. L’intéressée n’a pas produit de justificatifs à titre des frais administratifs, mais elle invoque l’affaire Cobzaru c. Roumanie (précitée) dans laquelle la Cour aurait accordé le remboursement de ce type de frais à la même organisation.
83. Le Gouvernement conteste la somme réclamée par la requérante au titre des frais et dépens, la qualifiant d’excessive et non réaliste eu égard à la situation économique du pays et au montant du salaire moyen. Il indique que, en tout état de cause, les honoraires d’avocat n’ont pas été payés et que la demande de la requérante n’est pas étayée.
84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 142, CEDH 2014 (extraits)).
85. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 423,76 EUR pour la procédure devant la Cour, moins les 850 EUR versés par le Conseil de l’Europe à la requérante au titre de l’assistance judiciaire. Dès lors, elle accorde à l’intéressée la somme de 2 573,76 EUR, payable directement à son avocate.
C. Intérêts moratoires
86. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 6 § 1 de la Convention et irrecevable quant au surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 11 000 EUR (onze mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 573,76 EUR (deux mille cinq cent soixante-treize euros et soixante-seize centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens, somme à verser directement à son conseil,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mai 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident
* * *
[1] La requérante s’appelait Harco au moment de l’introduction de la requête ; suite à son remariage en 2012, elle a fait changer son nom en Doiciu.