TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MANOLE ET « LES CULTIVATEURS DIRECTS DE ROUMANIE » c. ROUMANIE
(Requête no 46551/06)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juin 2015
DÉFINITIF
16/09/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Manole et « Les Cultivateurs Directs de Roumanie » c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mai 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 46551/06) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Benieamin Manole (« le premier requérant »), et un groupe d’agriculteurs, parmi lesquels le premier requérant, qui voulait constituer un syndicat et avait demandé son enregistrement suivant la procédure prévue par la loi roumaine (« le deuxième requérant » ou « le syndicat requérant ») ont saisi la Cour le 14 novembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me G. Perin, avocate à Padoue (Italie). Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Cambrea, puis par Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants allèguent que le refus des juridictions roumaines d’enregistrer le syndicat requérant est constitutif d’une atteinte à la liberté d’association, contraire selon eux à l’article 11 de la Convention.
4. Le 8 décembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. L’action tendant à l’enregistrement du syndicat requérant
5. M. Benieamin Manole, le premier requérant, est né en 1956 et réside à Priponeşti, dans le département de Galaţi.
6. Par une décision du 15 janvier 2006, le premier requérant, agriculteur de son état, et quarante-huit autres personnes réunis dans une assemblée constitutive décidèrent de fonder un syndicat dénommé « le syndicat des agriculteurs Les cultivateurs directs de Roumanie » (Sindicatul Agricultorilor „Cultivatorii Direcţi din România‟). Le premier requérant en fut élu président.
7. Le 23 janvier 2006, le premier requérant saisit le tribunal de première instance de Tecuci d’une demande tendant à l’enregistrement du syndicat dont il était le représentant, aux fins de l’acquisition de la personnalité morale. Il joignit à sa demande les statuts du syndicat, ainsi que le pouvoir qui lui avait été donné en ce sens par l’assemblée générale constitutive et qui fut authentifié par un notaire le 27 janvier 2006.
8. D’après ces statuts, le but principal du syndicat requérant était la défense des intérêts de ses membres, à savoir des agriculteurs ou des prestataires de services, y compris de transport, pour les agriculteurs. Le premier requérant décrivait ce but dans les termes suivants :
« Le syndicat Les cultivateurs directs de Roumanie est né de l’aspiration d’aider le paysan roumain dans son passage de l’agriculture de subsistance à l’agriculture pratiquée dans l’Union européenne, dans laquelle la production réalisée dans le foyer rural est orientée vers le marché et non pas destinée à l’autarcie, comme c’est le cas à présent dans notre pays, [afin d’]assurer aux agriculteurs un niveau de vie décent.
Notre syndicat s’est proposé d’organiser des centres locaux (trois à quatre communes avoisinantes) dans tous les départements du pays dans le but d’offrir des informations légales, des conseils comptables et une assistance judiciaire aux agriculteurs individuels directs. (...)
Nous croyons que ce serait bien que nous, les paysans, en nombre aussi grand que possible, pensions et agissions de manière unitaire pour avoir du succès dans notre activité (...). »
9. Par un jugement du 27 janvier 2006, le tribunal de première instance, siégeant en une formation de juge unique (à savoir le juge N.M.), déclara la demande d’enregistrement du syndicat irrecevable au motif que seuls les employés (persoanele încadrate în muncă) et les fonctionnaires pouvaient constituer des syndicats.
10. Sur pourvoi en recours du syndicat requérant, représenté par le premier requérant, ce jugement fut cassé par une décision du 21 mars 2006, rendue par le tribunal départemental de Galaţi. Celui-ci estima que l’action avait été déclarée irrecevable à tort et que le tribunal de première instance aurait dû examiner le bien-fondé de l’affaire.
11. Par un jugement du 12 avril 2006, le tribunal de première instance de Tecuci, siégeant dans la même formation de juge unique, rejeta la demande comme mal fondée, au motif que, selon la loi no 54/2003 sur les syndicats (Legea sindicatelor), les agriculteurs ne pouvaient pas constituer des syndicats, mais seulement s’affilier aux syndicats déjà existants.
12. Le syndicat requérant forma un pourvoi en recours. Il soutenait, d’une part, que le juge qui avait jugé l’affaire après infirmation était le même que celui qui avait rendu le jugement invalidé du 27 janvier 2006 et, d’autre part, que l’article 40 de la Constitution garantissant la liberté d’association syndicale avait été enfreint.
13. Par une décision du 30 mai 2006, le tribunal départemental accueillit le pourvoi du syndicat requérant dans la mesure où il portait sur la composition de la formation de jugement de première instance et, retenant l’affaire afin d’en examiner le fond, rejeta la demande d’enregistrement du syndicat. Pour ce faire, le tribunal considéra que seuls les employés disposant d’un contrat de travail et les fonctionnaires pouvaient constituer des syndicats, mais pas les agriculteurs et les autres personnes exerçant une profession indépendante, qui pouvaient seulement s’affilier aux syndicats déjà existants.
B. Les informations factuelles relatives à la représentation des requérants devant la Cour
14. Par un pouvoir manuscrit, daté du 12 novembre 2006, le premier requérant, agissant en son nom propre et au nom du syndicat requérant – en sa qualité de représentant de ce dernier –, désigna Me G. Perin comme avocate aux fins de la représentation devant la Cour. Ce pouvoir était signé tant par le premier requérant que par Me G. Perin.
Ledit pouvoir peut se traduire comme suit :
« Je soussigné, Manole Benieamin, né le 18 mars 1956 dans la commune de (...), en qualité de président du syndicat des agriculteurs "Les cultivateurs directs de Roumanie" et en qualité de représentant légal de ce syndicat, désigne en tant que défenseur de notre cause devant la Cour européenne des droits de l’homme Madame l’avocate Giulia Perin, membre du barreau de Padoue, Italie. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le droit et la pratique internes
1. Les dispositions constitutionnelles et législatives concernant les syndicats
15. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution et de la loi no 54/2003 sur les syndicats, en vigueur à l’époque des faits, avant son remplacement par la loi no 62/2011 sur le dialogue social, sont partiellement exposées dans l’arrêt Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie ([GC], no 2330/09, §§ 27-28, CEDH 2013 (extraits)).
16. Les dispositions de la loi no 54/2003 se lisaient comme suit :
Article 2
« (1) Les personnes employées (persoanele încadrate în muncă) et les fonctionnaires publics ont le droit de créer des organisations syndicales et d’adhérer à de telles organisations. Toute personne exerçant légalement un métier ou une profession indépendants, les membres [des coopératives], les agriculteurs et toute personne en cours de qualification ont le droit, sans restriction ou autorisation préalable, d’adhérer à une organisation syndicale.
(2) Le nombre minimum de membres requis pour la création d’un syndicat est fixé à quinze individus exerçant leur activité dans la même profession ou la même branche d’activité, même s’ils travaillent pour différents employeurs.
(3) Nul ne peut être contraint à adhérer à une organisation syndicale, à ne pas y adhérer ou à la quitter. (...) »
Article 27
« Afin d’atteindre leurs objectifs, les syndicats ont le droit d’utiliser des moyens d’action spécifiques, tels que la négociation, la médiation, l’arbitrage, la conciliation, la pétition, la manifestation et la grève, conformément à leurs statuts et dans les conditions prévues par la loi. »
Article 28
« (1) Les organisations syndicales défendent devant les tribunaux, les organes juridictionnels et autres institutions d’État, moyennant leurs propres défenseurs ou des défenseurs de leur choix, les droits de leurs membres découlant de la législation du travail, des statuts des fonctionnaires publics, des contrats collectifs de travail et des contrats individuels de travail, ainsi que des accords concernant les relations de service [raporturile de serviciu] des fonctionnaires publics.
(2) Dans l’exercice de leurs attributions prévues à l’alinéa premier, les organisations syndicales ont le droit d’entreprendre tout acte prévu par la loi, y compris de former des actions en justice au nom de leurs membres, sans avoir besoin d’un pouvoir donné expressément par eux. (...) »
Article 29
« Les organisations syndicales peuvent adresser aux autorités publiques compétentes, selon l’article 73 de la Constitution, des propositions de législation dans les domaines d’intérêt syndical. »
17. Auparavant, avant l’entrée en vigueur de la loi no 54/2003, la loi qui régissait à l’époque la liberté syndicale, à savoir la loi no 54/1991, prévoyait que les travailleurs indépendants pouvaient également s’organiser dans des syndicats. Les dispositions pertinentes en l’espèce de cette loi se lisaient comme suit :
Article 4
« Les personnes qui, selon la loi, exercent individuellement un métier ou une profession ou qui sont associées dans des coopératives, et celles faisant partie d’autres catégories professionnelles que celles prévues à l’article 2, 1er alinéa, peuvent s’organiser en syndicats dans les conditions prévues par la présente loi. »
18. En vertu de l’article 3 de la loi no 62/2011 sur le dialogue social, actuellement en vigueur, qui a abrogé la loi no 54/2003 applicable en l’espèce, « les agriculteurs employés » (agricultorii încadraţi în muncă) ont le droit de constituer des syndicats et d’y adhérer. Cette disposition se lit comme suit :
« (1) Les personnes employées sur la base d’un contrat individuel de travail, les fonctionnaires publics et les fonctionnaires publics à statut spécial, (...), les membres [des coopératives] et les agriculteurs employés (agricultorii încadraţi în muncă) ont le droit, sans aucune restriction ou autorisation préalable, de créer [un syndicat] et/ou d’adhérer à un syndicat. (...) »
2. Les dispositions législatives concernant les associations sans but lucratif et les coopératives agricoles
19. Le règlement (ordonanţa) du Gouvernement no 26/2000 sur les associations et les fondations est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 1
« 1. Les personnes physiques et les personnes morales qui désirent exercer une activité d’intérêt général ou dans l’intérêt d’une collectivité, ou, le cas échéant, dans leur intérêt personnel sans caractère pécuniaire peuvent constituer des associations et des fondations dans les conditions du présent règlement. (...) »
Article 4
« L’association est (...) constituée par trois ou plusieurs personnes, qui, sur la base de leur entente, mettent en commun, sans droit à restitution, leurs contributions matérielles, leurs connaissances ou leur apport de travail afin de réaliser des activités d’intérêt général, ou dans l’intérêt d’une collectivité ou, selon le cas, dans leur intérêt personnel sans caractère pécuniaire. »
20. La loi no 566/2004 (« loi de la coopération agricole ») est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 1
« La présente loi établit le cadre de l’organisation et du fonctionnement de la coopération dans l’agriculture. »
Article 2
« La coopérative agricole est une association autonome de personnes physiques et/ou de personnes morales, qui est constituée, en tant que personne morale de droit privée, par consentement librement exprimé des parties, dans le but de promouvoir les intérêts des membres coopérateurs (...), et s’organisant et fonctionnant selon les dispositions de la présente loi. »
Article 3
« La coopérative agricole est une association autonome [pouvant avoir] un nombre illimité de membres et un capital variable, qui exerce une activité économique, (...) et sociale dans l’intérêt privé de ses membres. »
Article 5
« La coopérative agricole est constituée par un nombre minimum de cinq personnes. (...) »
3. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
21. Les dispositions de l’article 2 de la loi no 54/2003 sur les syndicats, en vigueur à l’époque des faits, selon lesquelles seuls les employés pouvaient constituer des syndicats firent l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, initié par cinquante-quatre députés antérieurement à la promulgation de la loi. Par une décision du 23 janvier 2003 (décision no 25/2003) publiée au Journal officiel du 5 février 2003, la Cour constitutionnelle rejeta cette objection. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision sont ainsi libellées :
« (...) Au sujet des dispositions de l’article 2, paragraphe (1), selon lesquelles [seuls] les personnes employées (persoanele încadrate în muncă) et les fonctionnaires publics ont le droit de constituer des organisations syndicales, alors que les personnes exerçant un métier ou une profession indépendants, les membres des coopératives, les agriculteurs et les personnes en cours de qualification ont seulement le droit d’adhérer à une organisation syndicale, il est allégué qu’elles seraient contraires aux dispositions constitutionnelles (...) qui garantissent la liberté d’association syndicale de tous les citoyens et à celles (...) qui régissent la restriction de certains droits et libertés. Dans le même sens, les dispositions de la Convention de l’Organisation internationale du travail selon lesquelles les syndicats sont des organisations de travailleurs et non seulement d’employés et de fonctionnaires publics [sont invoquées]. (...)
La Cour [constitutionnelle] constate que, dans le système de la Constitution, les syndicats sont des associations de salariés, c’est-à-dire de personnes qui exercent leur activité professionnelle dans le cadre de relations de travail. La même approche ressort de la Convention no 87 de 1948 de l’Organisation internationale du travail, laquelle, dans son article 2, fait la distinction suivante entre les "travailleurs" et "ceux qui embauchent", tout comme entre "les organisations de travailleurs" et "les organisations de ceux qui embauchent". Il ressort, de toute évidence, que dans tous les cas, à savoir tant dans le cas des travailleurs que dans le cas de ceux qui embauchent, la convention [susmentionnée] vise les personnes qui exercent leur activité dans le cadre de relations de travail. Cela étant, la Cour [constitutionnelle] ne voit pas de contradiction entre les dispositions légales critiquées et les dispositions constitutionnelles dont la méconnaissance est invoquée.
Le fait que l’article 2, par. 1er, deuxième phrase de la loi sur les syndicats ne reconnaît pas à d’autres personnes que celles se trouvant dans des relations de travail le droit de constituer des organisations syndicales ne représente pas une violation des dispositions constitutionnelles ou des normes internationales invoquées, étant donné que celles-ci ne prévoient pas de tels droits.
Qui plus est, la Cour [constitutionnelle] constate que, dans l’esprit et la lettre de la (...) Constitution, la loi sur les syndicats, en son article 2, par. 1er, deuxième phrase, se référant [aux] personnes exerçant légalement un métier ou une profession indépendants, aux membres des coopératives, aux agriculteurs et [aux] personnes en cours de qualification, octroie aux personnes n’exerçant pas leur activité professionnelle dans le cadre d’une relation de travail le droit d’adhérer à des organisations syndicales, sans restriction ou autorisation préalable. Pareille disposition ne peut pas être considérée comme une restriction du droit de s’associer librement. (...)
Partant, la Cour [constitutionnelle] rejette l’objection d’inconstitutionnalité (...). »
B. Le droit et la pratique internationaux pertinents
1. Les normes européennes
22. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Charte sociale européenne (révisée), de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et du droit européen dérivé sont exposées dans les arrêts Sindicatul « Păstorul cel Bun » (précité, §§ 58-60) et Demir et Baykara c Turquie ([GC], no 34503/97, §§ 45-47, CEDH 2008).
2. Les normes de l’Organisation internationale du travail (OIT)
a) La Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical et le suivi de son application
23. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, adoptée en 1948 et ratifiée par la Roumanie le 28 mai 1957, sont exposées dans les arrêts Sindicatul « Păstorul cel Bun » (précité, § 56) et Danilenkov et autres c. Russie (no 67336/01, § 105, CEDH 2009 (extraits)).
24. Les observations de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR), adoptées en 2012 et publiées en 2013, relatives à l’application par la Roumanie de la Convention no 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical sont ainsi libellées dans leurs parties pertinentes en l’espèce :
« La commission note cependant qu’un certain nombre de questions précédemment posées restent en suspens après l’adoption de la loi sur le dialogue social (...). La commission relève également l’existence d’un certain nombre de divergences supplémentaires entre les dispositions de la loi sur le dialogue social et la convention, en termes de champ d’application (à des catégories telles que les travailleurs indépendants, les apprentis, les travailleurs licenciés ou les retraités), (...), etc.
À cet égard, la commission note que le gouvernement a récemment bénéficié de l’assistance technique du BIT pour garantir la conformité avec la convention d’un projet d’ordonnance d’urgence qui modifie substantiellement la loi sur le dialogue social. La commission veut croire que le gouvernement tiendra dûment compte de ses commentaires dans le cadre de cette révision de la législation et que la nouvelle législation sera pleinement conforme à la convention. La commission prie le gouvernement de fournir des informations dans son prochain rapport sur tout fait nouveau à cet égard. »
25. Le rapport global de suivi intitulé « Liberté d’association : enseignements tirés de la pratique. Rapport global en vertu du suivi de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail. Rapport du Directeur Général, 2008 » est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 82. Les organes de contrôle de l’OIT ont toujours insisté sur le fait que tous les travailleurs, sans aucune distinction, et quel que soit leur statut, qu’ils soient travailleurs indépendants, employés de direction ou travailleurs dans des coopératives, doivent jouir du droit de pouvoir créer des syndicats et d’adhérer à celui de leur choix. Cela est d’autant plus important pour les catégories de travailleurs les plus vulnérables pour lesquels l’exercice du droit de s’organiser est un moyen de sortir de la marginalisation et de la pauvreté. (...)
Emploi agricole et rural
158. Près de la moitié de la population active mondiale vit dans des zones rurales (...). Dans beaucoup de pays, le droit d’organisation et de négociation collective est encore refusé aux travailleurs agricoles et autres travailleurs ruraux. Pourtant, dès 1921, en adoptant la convention (no 11) sur le droit d’association (agriculture), les États Membres de l’OIT reconnaissaient que les travailleurs agricoles doivent jouir des mêmes droits « d’association et de coalition » que les travailleurs de l’industrie. Cette convention a été ratifiée par 122 États Membres.
159. D’un autre côté, on ne saurait ignorer les difficultés posées par la mise en pratique des droits d’organisation et de négociation collective dans le secteur. Le secteur agricole et l’emploi rural en général présentent certaines particularités. En général, l’agriculture est un secteur surtout composé de petites entreprises et de travailleurs indépendants. En outre, beaucoup de salariés sont employés à titre temporaire ou saisonnier, et les exploitations sont dispersées sur de vastes territoires. Ces facteurs constituent autant d’entraves à l’organisation syndicale, d’où le nombre relativement faible de travailleurs syndiqués. (...)
160. Non seulement les travailleurs agricoles ont, pour des raisons pratiques, du mal à s’organiser, mais en outre certains États restreignent l’exercice de ce droit fondamental. L’obstacle juridique le plus courant demeure l’exclusion totale ou partielle des travailleurs agricoles de la législation qui garantit la liberté d’association et le droit de négociation collective. (...) »
b) La Convention no 11 de l’OIT sur le droit d’association (agriculture)
26. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention no 11 de l’OIT sur le droit d’association (agriculture), adoptée en 1923 et ratifiée par la Roumanie le 28 mai 1930, sont ainsi libellées :
Article 1
« Tout Membre de l’Organisation internationale du Travail ratifiant la présente convention s’engage à assurer à toutes les personnes occupées dans l’agriculture les mêmes droits d’association et de coalition qu’aux travailleurs de l’industrie, et à abroger toute disposition législative ou autre ayant pour effet de restreindre ces droits à l’égard des travailleurs agricoles. »
c) La Convention no 141 de l’OIT concernant les organisations de travailleurs ruraux et les recommandations y relatives
27. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Convention no 141 de l’OIT concernant les organisations de travailleurs ruraux et leur rôle dans le développement économique et social, adoptée en 1975 et qui n’a pas été ratifiée par la Roumanie, sont ainsi libellées :
Article 2
« 1. Aux fins de la présente convention, les termes travailleurs ruraux désignent toutes personnes exerçant, dans les régions rurales, une occupation agricole, artisanale ou autre, assimilée ou connexe, qu’il s’agisse de salariés ou, sous réserve du paragraphe 2 du présent article, de personnes travaillant à leur propre compte, par exemple les fermiers, métayers et petits propriétaires exploitants.
2. La présente convention ne s’applique qu’à ceux des fermiers, métayers ou petits propriétaires exploitants dont la principale source de revenu est l’agriculture et qui travaillent la terre eux-mêmes avec la seule aide de leur famille ou en recourant à des tiers à titre purement occasionnel et qui :
(a) n’emploient pas de façon permanente de la main-d’œuvre, ou
(b) n’emploient pas une main-d’œuvre saisonnière nombreuse, ou
(c) ne font pas cultiver leurs terres par des métayers ou des fermiers. »
Article 3
« 1. Toutes les catégories de travailleurs ruraux, qu’il s’agisse de salariés ou de personnes travaillant à leur propre compte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix ainsi que celui de s’affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières.
2. Les principes de la liberté syndicale devront être respectés pleinement ; les organisations de travailleurs ruraux devront être indépendantes et établies sur une base volontaire et ne devront être soumises à aucune ingérence, contrainte ou mesure répressive.
3. L’acquisition de la personnalité juridique par les organisations de travailleurs ruraux ne peut être subordonnée à des conditions de nature à mettre en cause l’application des dispositions des paragraphes 1 et 2 du présent article.
4. Dans l’exercice des droits qui leur sont reconnus par le présent article, les travailleurs ruraux et leurs organisations respectives sont tenus, à l’instar des autres personnes ou collectivités organisées, de respecter la légalité.
5. La législation nationale ne devra porter atteinte ni être appliquée de manière à porter atteinte aux garanties prévues par le présent article. »
28. La Convention no 141 de l’OIT a été ratifiée par 40 États, dont 19 pays membres du Conseil de l’Europe (Albanie, Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Malte, République de Moldova, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Suède, Suisse).
29. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Recommandation no 149 concernant les organisations de travailleurs ruraux et leur rôle dans le développement économique et social, adoptée en 1975 par l’OIT, se lisent comme suit :
II. Rôle des Organisations de Travailleurs Ruraux
« 4. L’un des objectifs de la politique nationale de développement rural devrait être de faciliter la constitution et le développement, sur une base volontaire, d’organisations de travailleurs ruraux, fortes et indépendantes, comme moyen efficace d’assurer que ces travailleurs, sans discrimination (...) participent au développement économique et social et bénéficient des avantages qui en découlent.
5. De telles organisations devraient, selon le cas, être en mesure de :
(a) représenter, promouvoir et défendre les intérêts des travailleurs ruraux, notamment en procédant, au nom de ces derniers pris collectivement, à des négociations et des consultations à tous les niveaux ;
(b) représenter les travailleurs ruraux dans la formulation, l’exécution et l’évaluation des programmes de développement rural et dans la planification nationale à tous les stades et niveaux ; (...)
(f) contribuer à améliorer les conditions de travail et de vie des travailleurs ruraux, y compris la sécurité et l’hygiène du travail ; (...)
III. Moyens de Favoriser le Développement des Organisations de Travailleurs Ruraux
6. Pour permettre aux organisations de travailleurs ruraux de jouer leur rôle dans le développement économique et social, les États Membres devraient adopter et appliquer une politique active visant à encourager ces organisations, notamment en vue :
(a) d’éliminer les obstacles qui s’opposent à leur constitution, à leur développement et à l’exercice de leurs activités licites, ainsi que les discriminations d’ordre législatif et administratif dont les organisations de travailleurs ruraux et leurs membres pourraient faire l’objet ; (...)
7. (1) Les principes de la liberté syndicale devraient être respectés pleinement; les organisations de travailleurs ruraux devraient être indépendantes et établies sur une base volontaire et ne devraient être soumises à aucune ingérence, contrainte ou mesure répressive. (...)
A. Mesures législatives et administratives
8. (1) Les États Membres devraient s’assurer que la législation nationale ne fait pas obstacle, compte tenu des conditions propres au secteur rural, à la constitution et au développement d’organisations de travailleurs ruraux. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA REPRÉSENTATION DES REQUÉRANTS
30. Le Gouvernement excipe de la non-observation des « conditions normalement requises » par le pouvoir donné par le premier requérant à Me G. Perin et il invite la Cour à ne pas tenir compte dudit pouvoir. Il ne précise pas quelles seraient ces conditions.
31. Sans se prononcer expressément à ce sujet, les requérants, dans les observations en réponse soumises par leur avocate, réitèrent leur volonté de maintenir leur requête.
32. La Cour rappelle que la circonstance que le pouvoir aux fins de la représentation d’un requérant devant elle ne soit pas établi selon les exigences du droit interne n’est pas de nature à mettre en doute la validité de ce document (Khachiev et Akaïeva c. Russie (déc.), nos 57942/00 et 57945/00, 19 décembre 2002).
33. En l’espèce, la Cour constate que le pouvoir en question daté du 12 novembre 2006 et signé tant par le premier requérant que par Me G. Perin, qui a été joint au formulaire de requête, contient tous les éléments indispensables aux fins de la validité de la représentation devant elle.
34. Au demeurant, en omettant d’indiquer quelles seraient les conditions qui n’auraient pas été remplies par ce pouvoir, le Gouvernement n’a pas donné à la Cour les moyens de vérifier objectivement le bien-fondé des critiques formulées par lui au sujet de la représentation des requérants.
35. Dans ces conditions, la Cour ne doute pas que, au moment de l’introduction de la requête mais aussi par la suite, les requérants ont souhaité être représentés devant elle par Me G. Perin.
36. Dès lors, l’exception tirée du défaut de représentation des requérants en bonne et due forme doit être rejetée.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
37. Invoquant l’article 11 de la Convention, le premier requérant se plaint d’une violation de son propre droit et de celui du syndicat requérant (le deuxième requérant) à la liberté d’association. Selon lui, le refus d’enregistrement dudit syndicat opposé par les juridictions nationales n’était pas fondé sur un impératif d’ordre général poursuivant un des buts légitimes énumérés par le paragraphe 2 de l’article 11 précité.
L’article 11 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
A. Sur la recevabilité
38. Le Gouvernement excipe de l’incompatibilité ratione materiae de la requête, ainsi que de son incompatibilité ratione personae, pour ce qui est du deuxième requérant, à savoir le syndicat ayant demandé son enregistrement.
1. Sur l’exception d’incompatibilité ratione materiae
39. Le Gouvernement estime que l’article 11 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce au motif que ni le premier requérant ni les autres personnes désireuses de s’associer dans le syndicat requérant n’avaient la qualité de salarié. Il indique, à cet égard, que, dans sa jurisprudence établie en la matière, la Cour s’est prononcée en faveur de l’applicabilité des dispositions de l’article 11 de la Convention, dans sa partie relative à la liberté syndicale, seulement dans les affaires dans lesquelles les personnes concernées étaient effectivement des salariés. À titre d’exemples, le Gouvernement cite les affaires Syndicat national de la police belge c. Belgique (27 octobre 1975, série A no 19), Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède (6 février 1976, série A no 20), Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume‑Uni (nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, CEDH 2002‑V) et Sindicatul « Păstorul cel Bun » (précité).
40. Les requérants contestent l’interprétation, qu’ils qualifient de restrictive, de la notion de « syndicat » figurant à l’article 11 de la Convention proposée par le Gouvernement. Ils affirment que cet article, y compris dans sa partie relative à la liberté syndicale, vise « toute personne », et non seulement les personnes qui auraient la qualité de salarié. Cette disposition de la Convention serait, dès lors, également applicable aux agriculteurs. Exclure les agriculteurs de l’applicabilité de l’article 11 de la Convention signifierait, selon les requérants, priver un grand nombre de personnes de la possibilité de défendre collectivement, au travers des syndicats, leurs intérêts professionnels, dont ils donnent un aperçu.
41. La Cour constate que l’exception du Gouvernement exige l’examen des notions de « toute personne » et de « syndicats », qui figurent à la première phrase de l’article 11 de la Convention. Aussi la Cour estime‑t-elle opportun de la joindre au fond (voir, mutatis mutandis, Demir et Baykara, précité, § 58).
2. Sur l’exception d’incompatibilité ratione personae soulevée à l’égard du syndicat requérant
42. Le Gouvernement excipe de l’incompatibilité ratione personae de la requête dans la mesure où elle concerne le syndicat requérant. Il affirme que ce dernier n’a pas valablement saisi la Cour. À cet égard, citant la décision Alliance des Belges de la Communauté Européenne c. Belgique ((déc.), no 8612/79, 10 mai 1979), le Gouvernement indique que, en l’espèce, les quarante-huit personnes voulant se joindre au premier requérant afin de créer un syndicat n’avaient pas donné personnellement pouvoir à ce dernier pour saisir la Cour. De ce fait, la Cour devrait se borner à examiner la requête introduite en nom propre par le premier requérant.
43. En réplique, le premier requérant soutient qu’il a été habilité par l’assemblée générale constitutive du syndicat requérant à saisir les autorités au nom de ce dernier aux fins de l’acquisition de la personnalité morale. Il expose, à cet égard, que le pouvoir a été signé par le secrétaire de la séance de l’assemblée constitutive et authentifié par un notaire. Dès lors, la qualité de victime du syndicat requérant, qui représenterait les intérêts de quarante‑neuf personnes, serait incontestable.
44. La Cour rappelle qu’une association qui a été dissoute ou dont l’enregistrement a été refusé a la capacité de former, par l’intermédiaire de ses représentants, une requête dénonçant cette dissolution ou ce refus (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 70, et Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 57, CEDH 2001‑IX).
45. En l’espèce, elle note que le syndicat requérant s’est vu refuser son enregistrement et que, à la suite de ce refus, il a saisi la Cour par l’intermédiaire de son président et représentant désigné en la personne du premier requérant, conformément aux pouvoirs donnés à cet effet (paragraphes 7 in fine et 14 ci-dessus).
46. Il convient, dès lors, de rejeter l’exception du Gouvernement.
3. Conclusion quant à la recevabilité de la requête
47. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
48. Selon les requérants, le syndicat est, en droit roumain, la seule forme d’organisation à laquelle la législation reconnaît la capacité de négocier et de formuler des revendications professionnelles, y compris par le droit d’agir collectivement en justice. En revanche, les associations de droit commun ne bénéficieraient pas des mêmes prérogatives.
49. Les requérants estiment que les dispositions législatives en vigueur à l’époque des faits, selon lesquelles les agriculteurs – indépendants ou salariés – auraient eu le droit d’adhérer à des syndicats mais pas celui d’en fonder, étaient dépourvues de cohérence et de nature à entraver leur liberté syndicale, et ce, à leurs dires, tout en donnant l’impression de respecter cette dernière. À cet égard, ils exposent qu’il aurait été difficile d’adhérer à un syndicat constitué par d’autres catégories professionnelles qui fût capable de défendre les intérêts propres aux agriculteurs. Selon eux, le Gouvernement n’aurait avancé aucun but légitime pour restreindre de cette manière leur liberté syndicale.
50. Du reste, les requérants soutiennent qu’il est nécessaire de permettre la création de syndicats dans un secteur d’activité économique aussi important que l’agriculture. À cet égard, ils avancent les éléments suivants : en Roumanie, il y a 1,1 million de propriétaires de terrains agricoles inscrits au registre des exploitations agricoles et environ 4,5 millions d’agriculteurs qui travaillent dans des exploitations agricoles ; les agriculteurs individuels sont propriétaires d’environ 90 % de la superficie agricole de la Roumanie ; les mesures de politique agricole ou fiscale adoptées par le Gouvernement ont des répercussions directes sur les conditions de travail et de vie des agriculteurs et, par conséquent, ceux-ci ont impérativement besoin de faire entendre leur voix par l’intermédiaire d’organisations syndicales qui leur sont propres.
51. Les requérants ajoutent que, en dépit de tous ces éléments, le droit de fonder des syndicats est refusé aux agriculteurs individuels : ceux-ci seraient, de ce fait, dans l’impossibilité de combattre ce que les intéressés désignent comme « une politique agricole absurde, une fiscalité exagérée et des lois inapplicables », soit, à leurs yeux, des fléaux capables de détruire le travail des agriculteurs et de ruiner leur futur et celui de leurs enfants.
52. Le Gouvernement estime que le droit de fonder un syndicat n’est pas absolu et affirme que, si les agriculteurs ne pouvaient pas former des syndicats, ils pouvaient tout de même y adhérer.
53. Il indique que le but de la liberté syndicale est de permettre à la démocratie de s’exercer dans les relations de travail, notamment en relation avec le patronat : dès lors, le fait de restreindre cette liberté à l’égard des personnes qui, comme les agriculteurs indépendants, ne se trouvent pas dans une relation de travail n’emporterait pas violation de l’article 11 de la Convention.
54. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que l’ingérence dans la liberté d’association de la partie requérante était prévue par la loi, à savoir par l’article 2 de la loi no 54/2003, dont l’accessibilité et la prévisibilité ne sauraient prêter à controverse.
55. Cette ingérence aurait poursuivi un but légitime, à savoir le respect de la loi, et aurait été également nécessaire dans une société démocratique.
56. Enfin, le Gouvernement estime que les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’affaire, selon lui en appliquant la législation pertinente en la matière et en offrant aux requérants des motifs pertinents et suffisants au refus d’enregistrement du syndicat requérant. Dès lors, il considère que le juste équilibre entre l’intérêt individuel de se voir reconnaître le droit prévu par l’article 11 de la Convention et l’obligation de l’État d’assurer le respect de la loi n’a pas été rompu en l’espèce.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes découlant de la jurisprudence
57. La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence, la liberté syndicale n’est pas un droit indépendant, mais un aspect particulier de la liberté d’association reconnue par l’article 11 de la Convention (Syndicat national de la police belge, précité, § 38). Cet article a pour objectif essentiel de protéger l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice des droits qu’il consacre et qu’il peut impliquer en outre l’obligation positive d’assurer la jouissance effective desdits droits (Demir et Baykara, précité, §§ 109 et 110).
58. Au fil de sa jurisprudence, la Cour a dégagé une liste non exhaustive d’éléments constitutifs de la liberté syndicale, parmi lesquels figure, entre autres, le droit de former un syndicat et de s’y affilier (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 135).
59. Même si la Convention ne définit pas précisément la notion de « syndicat » au-delà de l’indication générale qu’il s’agit d’une association ayant pour but de défendre les intérêts de ses membres, dans la plupart des cas examinés par la Cour, il s’agit d’employés et, plus généralement, de personnes se trouvant dans une « relation de travail » (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 142).
60. Toutefois, étant donné le caractère sensible des questions sociales et politiques liées à la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts concurrents et compte tenu du fort degré de divergence entre les systèmes nationaux à cet égard, les États contractants bénéficient d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté syndicale et la possibilité pour les syndicats de protéger les intérêts professionnels de leurs membres (Sørensen et Rasmussen c. Danemark [GC], nos 52562/99 et 52620/99, § 58, CEDH 2006‑I).
61. Enfin, la Cour rappelle qu’elle applique l’article 11 de la Convention, dans sa partie relative à la liberté syndicale, à la lumière des instruments internationaux en la matière, notamment des conventions de l’OIT (Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni, no 11002/05, § 38, 27 février 2007).
b) Application en l’espèce de ces principes
62. La Cour rappelle que le paragraphe 2 de l’article 11 § 1 de la Convention n’exclut aucune catégorie professionnelle du droit à l’association reconnu par cet article (voir Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 145). En l’espèce, dans la mesure où on a refusé aux requérants l’inscription comme association de type syndical, la Cour considère qu’il y a eu une ingérence de l’État défendeur dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention.
63. Elle note que les parties s’accordent à reconnaître que l’ingérence litigieuse se fondait sur les dispositions de l’article 2 de la loi no 54/2003 régissant les syndicats, en vigueur à l’époque des faits. Selon ces dispositions, seuls les personnes employées et les fonctionnaires publics avaient le droit de fonder des organisations syndicales, ce qui excluait les agriculteurs indépendants.
64. Il s’ensuit que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, dont les requérants ne contestent pas le caractère accessible et prévisible.
65. La Cour considère, en outre que l’ingérence poursuivait un objectif légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre économique et social, en maintenant la différence en droit entre syndicats et associations d’autres types.
66. Il reste à établir si l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.
67. Conformément à sa jurisprudence, la Cour ne saurait examiner cette question sans prendre en compte les instruments internationaux pertinents en la matière, notamment les conventions de l’OIT. Dans ce contexte, la Cour l’a déjà précisé, il n’est pas nécessaire que l’État défendeur ait ratifié l’ensemble des instruments applicables dans le domaine précis dont relève l’affaire concernée. Il suffit à la Cour que les instruments internationaux pertinents en l’espèce dénotent une évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international et attestent, sur un aspect précis, une communauté de vues dans les sociétés modernes (Demir et Baykara, précité, §§ 85-86).
68. Dans ce sens, la Cour observe que les principaux instruments juridiques internationaux dans ce domaine sont la Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, la Convention no 141 de l’OIT concernant les organisations de travailleurs ruraux et la Convention no 11 de l’OIT sur le droit d’association (agriculture) (paragraphes 26-27 ci‑dessus). Elle note aussi que la Roumanie a ratifié cette dernière convention en 1930. Selon l’article 1er de cette convention, les États membres de l’OIT ayant ratifié ce texte s’engageaient à assurer à toutes les personnes occupées dans l’agriculture les mêmes droits d’association et de coalition qu’aux travailleurs de l’industrie, ainsi qu’à abroger toute disposition législative ou autre ayant pour effet de restreindre ces droits à l’égard des travailleurs agricoles.
69. En l’espèce, la Cour observe, en effet, qu’à l’époque des faits, les agriculteurs travaillant à leur propre compte jouissaient des mêmes droits d’association que toute autre personne exerçant un métier ou une profession indépendants, dans l’industrie ou dans un autre secteur économique (paragraphes 16 et 21 ci-dessus). En effet, comme l’a indiqué le tribunal départemental de Galaţi, dans sa décision du 30 mai 2006, à l’instar des autres travailleurs indépendants, le premier requérant et les autres personnes ayant fondé le syndicat requérant, en tant qu’agriculteurs exerçant de manière indépendante, ne pouvaient qu’adhérer à des syndicats et non en constituer.
70. Étant donné le caractère sensible des questions sociales et politiques liées à l’emploi rural et compte tenu du fort degré de divergence entre les systèmes nationaux à cet égard, la Cour en déduit que les États contractants bénéficient d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté d’association des agriculteurs indépendants. En outre, elle rappelle qu’en vertu de la législation actuellement en vigueur, à savoir la loi no 62/2011 sur le dialogue social qui a abrogé et remplacé la loi no 54/2003 applicable en l’espèce, les agriculteurs employés ainsi que les membres des coopératives ont le droit de constituer des syndicats et d’y adhérer (paragraphe 18 ci-dessus).
71. La Cour observe, par ailleurs, que l’application des conventions pertinentes en l’espèce de l’OIT – étant un processus évolutif – fait l’objet d’un suivi par les propres instances de cette organisation. Elle prend note, en effet, des observations de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR) de l’OIT adoptées en 2012 et publiées en 2013, relatives à l’application par la Roumanie de la Convention no 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical. Au vu de ces observations générales, la Cour ne trouve pas de raisons suffisantes pour en déduire que l’exclusion des agriculteurs travaillant à leur propre compte du droit de créer des syndicats représente une méconnaissance de l’article 11 de la Convention.
72. Elle observe, en revanche, que la législation en vigueur à l’époque des faits, à l’instar de celle actuellement en vigueur, ne restreint aucunement le droit des requérants de créer des associations professionnelles. Par ailleurs, la Cour ne dispose en l’espèce d’aucun élément susceptible de l’amener à douter qu’une association que les intéressés pourraient créer sur le fondement du règlement du Gouvernement no 26/2000 ne serait pas dotée de prérogatives essentielles pour la défense des intérêts collectifs de ses membres devant les pouvoirs publics.
73. La Cour en déduit que la législation nationale reconnaît aux organisations professionnelles d’agriculteurs des droits essentiels pour la défense des intérêts de leurs membres devant les pouvoirs publics, sans qu’elles aient besoin pour cela d’être établies sous la forme de syndicats, réservée désormais aux travailleurs salariés et aux membres des coopératives, dans l’agriculture, tout comme dans les autres secteurs économiques.
74. En conclusion, la Cour considère que le refus opposé en l’espèce par le tribunal départemental d’enregistrer le syndicat requérant n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités nationales en la matière et que, dès lors, il n’a pas été disproportionné.
75. Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement et conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception d’incompatibilité ratione materiae et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsJosep Casadevall
GreffierPrésident